[105,0] LETTRE CV. A SAINT AUGUSTIN. [105,1] 1 Vous m'écrivez lettres sur lettres, et vous insistez pour que je réponde à une de vos lettres, dont notre frère, le diacre Sisinnius, comme je l'ai déjà écrit auparavant, m'a apporté une copie qui n'était point signée de votre main. Vous me marquez que vous en aviez d'abord chargé notre frère Profuturus, et ensuite un autre de vos frères; que celui-là n'avait pu faire le voyage de Palestine, parce qu'on l'avait élevé à l'épiscopat lorsqu'il se préparait à partir, et qu'il était mort peu de temps après son élection; et que celui-ci, dont vous ne me dites point le nom, avait changé de dessein, n'osant s'exposer aux périls d'une longue navigation. Si cela est, je ne puis trop admirer comment cette lettre, comme je l'ai ouï dire, se trouve dans beaucoup de mains à Rome et en Italie, et comment elle ne m'est point parvenue à moi, à qui seul elle était adressée. J'en suis d'autant plus surpris que le même Sisinnius m'a dit avoir trouvé cette lettre, il y a environ cinq ans, parmi quelques-uns de vos ouvrages, non en Afrique, non auprès de vous, mais dans une île de la mer Adriatique. [105,2] 2 Il ne faut rien cacher à un ami, et on doit lui parler sans réserve comme à un autre soi-même. Quelques-uns de mes amis, vases du Christ, dont le nombre est très grand à Jérusalem et dans les saints lieux, me disaient que vous aviez agi en cette circonstance, non avec simplicité, mais pour vous attirer des applaudissements, un peu de gloire, et faire un peu de bruit dans le peuple; afin que vous vous éleviez à mes dépens, que l'on sût que vous m'aviez provoqué, et que je vous craignais; que vous écriviez comme un docteur, et que je me taisais comme un ignorant, et qu'enfin, j'avais trouvé un homme pour me fermer la bouche. Pour moi, je vous avouerai franchement que ce qui m'a empêché de répondre à cette lettre, c'est que je n'étais pas assuré qu'elle fût de vous, et que je ne vous croyais pas capable de m'attaquer, comme dit le proverbe, avec un glaive enduit de miel. D'ailleurs je craignais qu'on ne m'accusât de répondre avec trop de hauteur à un évêque de ma communion, et de censurer avec trop d'aigreur la lettre de mon critique, et surtout certains endroits qui me paraissent hérétiques. [105,3] 3 Enfin je craignais de vous donner quelque sujet de vous plaindre avec raison de mon procédé, et de me dire : « Quoi donc? aviez-vous vu ma lettre et reconnu ma signature, et deviez-vous, sur de légères apparences, outrager un ami, et lui imputer sans fondement ce qu'un autre a fait par malice? » Je vous prie donc encore une fois, ou de m'envoyer cette même lettre signée de votre main, ou de laisser en repos un vieillard caché au fond de sa cellule. Si, au contraire, vous voulez exercer votre savoir ou en faire parade, cherchez des jeunes gens de naissance, éloquents (il y en a, dit-on, beaucoup à Rome), qui puissent et qui osent discuter avec un évêque sur l'Écriture sainte. Pour moi, autrefois soldat, maintenant vétéran, mon occupation doit être de célébrer vos victoires et celles des autres; car je suis trop cassé pour combattre de nouveau. Ne me pressez donc pas davantage de faire réponse à votre lettre , de peur que je ne me souvienne de l'histoire de Fabius qui, par sa patience, sut abattre l'orgueil d'Annibal. « Tout s'use, » dit le berger Moeris, dans Virgile (Eglogues, IX, v. 51sqq), « et l'esprit même s'affaiblit avec le temps. Lorsque j'étais jeune, je passais les journées entières à chanter, mais à présent je ne me souviens plus de tous ces vers, et j'ai même presque entièrement perdu la voix. » Laissons les auteurs profanes, et venons à l'Écriture sainte. Lorsque Berzellaï de Galaad cède à son fils, encore jeune, les bienfaits du roi David et tous les plaisirs qu'il pouvait goûter auprès de lui, il fait assez connaître que les délices de la vie présente ne doivent point avoir d'attraits pour un vieillard, et qu'il doit même les refuser lorsqu'on les lui offre. [105,4] 4 Vous me protestez que vous n'avez composé aucun livre contre moi, et, par conséquent, que vous n'en avez point envoyé à Rome; et que s'il se trouve dans vos ouvrages quelque chose de contraire à mes sentiments, vous n'avez en cela aucun dessein de me faire de la peine, mais seulement de dire les choses comme vous les pensez. Mais si ce que vous avancez est vrai, permettez-moi, je vous prie, de vous demander comment on a pu m'apporter des copies de la critique que vous avez faite de mes ouvrages? Si vous n'avez point écrit cette lettre, pourquoi donc court-elle toute l'Italie? et puisque vous la désavouez, pourquoi voulez-vous m'obliger d'y répondre? Au reste, je n'ai pas l'esprit assez mal fait pour trouver mauvais que vous ne soyez pas de mon opinion; mais ce qui blesse l'amitié, et ce qui en viole les lois les plus saintes, c'est de relever, comme vous faites, toutes mes paroles, de me demander compte de mes ouvrages, de vouloir m'obliger à corriger mes écrits, de m'exhorter à chanter la palinodie, et de consentir à ne me rendre la vue, comme à Stésichorus, qu'à cette condition. Ne paraissons point nous battre l'un l'autre comme des enfants, et ne donnons point sujet à nos amis et à nos envieux de tirer parti de nos différends. Si je vous écris d'une manière un peu forte, c'est que je veux avoir pour vous une amitié sincère et véritablement chrétienne, et ne rien garder dans le coeur qui puisse démentir mes paroles; car, après avoir fatigué depuis ma jeunesse jusqu'à présent avec de saints frères dans le monastère, il me siérait mal d'écrire contre un évêque de ma communion, et un évêque que j'ai aimé avant même de l'avoir connu, qui a fait les premières démarches pour me demander mon amitié, et que je vois avec plaisir naître après moi et me succéder dans la science des saintes Ecritures. Ou désavouez donc cette lettre, si vous n'en êtes pas l'auteur, et ne me pressez pas davantage de répondre à un écrit auquel vous ne prenez point part; ou, si elle est de vous, avouez-le de bonne foi, afin que, si j'écris pour ma défense, vous ne puissiez vous en prendre qu'à vous-même, qui m'avez attaqué le premier, et non pas à moi, que vous avez mis dans la nécessité de vous répondre. [105,5] 5 Vous ajoutez que, s'il y a quelque chose dans vos écrits qui me fasse de la peine, ou que je veuille corriger, vous êtes tout prêt à vous soumettre à ma censure; vous me priez même de le faire, en m'assurant que vous en serez satisfait. Je vous dis de nouveau ce que je pense, vous provoquez un vieillard, vous harcelez un homme qui se tait, vous paraissez faire ostentation de votre savoir. Mais il me siérait mal, à mon âge, de témoigner quelque chagrin contre une personne dont les intérêts me doivent être chers. Au reste, si l'Évangile et les prophètes ne sont pas à l'abri de la censure des hommes corrompus, devez-vous vous étonner qu'on trouve quelque chose à reprendre dans vos écrits, et surtout dans ceux où vous expliquez l'Écriture sainte, qui est remplie de difficultés? Ce n'est pas que j'aie trouvé dans vos ouvrages quelque chose digne d'être censuré, car je ne les ai jamais lus; ils sont même assez rares ici. Nous n'avons que vos Soliloques et quelques Commentaires que vous avez composés sur les psaumes; et si je voulais en faire la critique, je pourrais aisément vous prouver que dans l'explication des saintes Ecritures, vous n'êtes nullement d'accord, je ne dis pas avec moi, qui ne suis rien, mais avec les anciens interprètes grecs. Adieu, mon très cher ami; vous êtes mon fils par l'âge, et mon père par votre dignité. Je vous prie surtout, quand vous m'écrirez, de faire en sorte que je reçoive vos lettres le premier.