[3,0] LIVRE III. AVANT-PROPOS. Je sais beaucoup d'ennemis pour avoir déclaré la guerre aux vains entretiens de la cour. Cette considération m'avait persuadé de garder le repos et le silence: mais le tumulte des affaires m'ôte le premier, et le mouvement de l'esprit interrompt le second. Car comme celui qui dépend d'autrui obéit, s'il est sage, au commandement de son Supérieur ; il n'est pas aussi possible de dissimuler tellement, quand les pointes de l'inclination nous pressent, qu'on ne se laisse emporter au mouvement de son désir. Celui que le vent de quelque joyeuse nouvelle chatouille saute de réjouissance, l'espérance rend l'esprit plus gai, la crainte le fait trembler, et la tristesse le resserre. La présence du bien ou du mal cause tous ces changements mais le sentiment du mal touche plus vif, et se fait mieux connaître aux hommes qui sont plus souvent blessés par La douleur des maux que chatouillés par le plaisir des biens. Il en est peu qui puissent parer tous les coups de la Fortune, tel se porte bien qui est affligé de la maladie ou de la disgrâce de son ami ou de son parent. Ceux que l'affliction des autres ne touche pas, ont bien peu d'humanité. Et quiconque n'est pas ému par les traverses de son prochain, n'est pas homme autant qu'il le devrait être. Les Sages proposent un doute, si quelque chose de l'homme peut être indifférente à l'homme. La pratique de la vertu résout cette difficulté par les paroles du comique, qui estime que rien d'humain n'est éloigné de lui. Le docteur céleste enseigne à l'homme d'aimer son semblable comme soi-même : D'où l'on peut juger que celui est indigne d'un tel maître, qui ne se range pas du côté de la vérité, et qui ne se met pas en colère contre les ennemis du salut public. Une partie du présent ouvrage a pour but de leur donner la chasse, et de leur faire la guerre avec les plus fortes armes que je pourrai, et dont j'ai de coutume de me servir pour combattre de semblables monstres. [3,1] CHAPITRE I. Qu'est-ce que le salut universel et public. Le salut public est un état de vie tranquille et assurée, qui maintient les hommes en général et en particulier. L'homme na rien de plus cher que sa vie ni rien de plus salutaire que de la conserver en son entier. Or les anciens Philosophes l'ont composé d'âme raisonnable et de chair corruptible et nous tenons pour certain, que comme la chair tient sa vie de l'âme vu qu'elle ne la peut avoir d'autre part étant immobile de soi à cause de sa pesanteur, et de sa paresse, si elle n'est mue par l'énergie d'une spirituelle ; l'âme a pareillement un autre principe de vie, qui est Dieu, ce qu'un poète moderne a gravement et véritablement exprimé par ces vers : "Dieu fait vivre notre âme, elle inspire le cops Qui se détruit quand elle en est dehors, Et l'âme encore qu'elle soit immortelle, Meurt quand par le péché Dieu se retire d'elle". Comme donc la vie du corps est la végétation et le mouvement qu'il reçoit de l'âme, se laissant gouverner à elle selon sa disposition et s'accordant avec elle par une certaine nécessité d'obéir. Ainsi l'âme vit, en tant qu'elle est végétée à sa façon, qu'elle est véritablement mue de Dieu, et quelle lui obéit avec dévotion, et se soumet en tout à ses mouvements, auxquels moins elle se laisse régir moins elle a de vie; de même que nous connaissons que le corps est déjà engourdi par la froideur de la mort, en la partie qui ne sent point les mouvements de l'âme. Donc pendant que le tout est vivant, le tout a des dispositions qui le lient avec l'âme, qui ne se communique pas aux membres par parcelles, mais est toute entière et agit dans toutes les parties, et dans chacune d'elles. Ainsi Dieu occupe toute l'âme qui a la perfection de la vie, il la possède toute, il règne et opère dans toutes ses parties. Il n'y a point de coin qui n'en soit animé; mais comment parlai-je d'un coin ou d'une partie, l'âme n'en a point, elle est d'une simple nature, et sans aucune composition ; elle a néanmoins obtenu les parties qu'elle pouvait avoir de celui qui distribue les biens, j'entends les facultés dont elle tire sa vigueur et son opération et par les moyens desquelles elle fait preuve de soi-même. Elle croît donc sans multiplicité de parties, ni sans aucune distension de quantité, et l'on peut dire qu'elle est en quelque façon dilatée dans sa raison et dans son entendement par l'appétit du bien et par l'aversion du mal, sans préjudice de la simplicité de la nature. Or quand ses parties sont emplies par l'esprit, qui est Dieu, la vie de l'âme est parfaite et solide, car lorsque l'entendement appréhende par la pointe de sa vue autant qu'il peut et qu'il lui est permis le souverain bien, qui est Dieu, et que la volonté bien saine, suivant les lumières de l'entendement, se porte à aimer le bien qu'il lui montre, sans se détourner à droite ni à gauche, et s'avance dans le chemin que la raison lui a ouvert, on peut dire que l'âme a déjà acquis quelque partie de l'immortalité. Celui qui disait dans la douceur de sa conscience, "Mon coeur et ma chair se sont réjouis en Dieu vivant", en avait peut-être quelque goût. Et certes qui tient cette voie, n'espère ni ne craint, ne se contriste ni ne s'afflige pour les choses qui sont pleines de défauts, parce qu'elles s'éloignent du souverain bien. C'est à ce chemin que le Prophète appelle les âmes : "Convertissez-vous à moi de tout votre cœur, de peur que l'ange de la joie ou de Ia tristesse, de la crainte ou de l'espérance, ne se détourne de ma face, et ne déplaise à ma volonté". Cette vie remplit toutes les créatures, parce que sans elle la créature n'a point de substance, et que tout ce qui est, est tel par la participation de cette vie mais comme elle est en tous par la nature, elle est dans-les seuls raisonnables par la grâce. Ils sont clonc, parce que la vérité est en eux; ils sont éclairés, parce qu'ils ont la sagesse; ils aiment le bien, parce qu'ils ont en eux la fontaine de la bonté et de la charité. Les vertus qui embellissent les anges ou les hommes, sont un certain vestige de la Divinité, imprimé dans la créature raisonnable. Le saint esprit habitant dans une âme y grave la sainteté, dont il épand les ruisseaux, qui se connaissent par les onctions des diverses grâces qu'il lui départ.. Et j'estime que l'âme jouit seulement d'une parfaite vie, quand elle est éclairée à la connaissance des choses, et puis embrasée de l'amour de l'honnêteté et de la vertu par cet esprit vivifiant. La science donc précède l'exercice de la vertu, d'autant que personne ne saurait avec raison souhaiter ce qu'il ignore, ni éviter avec adresse le mal qu’ il ne connaît point. Enfin le trésor des sciences nous est ouvert en deux façons. La première est, quand l'entendement trouve par le travail de la raison ce qu'il peut savoir; la seconde est, lorsque la grâce lui révèle et lui fait voir clairement les secrets les plus cachés dans l'obscurité. Ainsi chacun peut acquérir la science de la vérité et la connaissance des choses nécessaires par la nature, ou par la grâce. Et même, ce que vous trouverez plus digne d'admiration, un chacun porte dans son coeur un livre des choses qu'il doit savoir ouvert par le moyen de la raison, dans lequel sont dépeintes non seulement les espèces et la nature de toutes les choses, mais encore les oeuvres invisibles de l'Ouvrier de ce grand tout. Tellement que l'ignorance ne peut servir d'excuse à ceux, qui par la faveur de la grâce ou par le don de la Nature, ont reçu l'ordre de tout ce qu'ils doivent faire, suivant ce texte de l'écriture : "Ce qui est connu de Dieu est manifeste en eux, car Dieu leur a révélé". Je n'amplifie pas néanmoins les forces de la Nature corrompue ni ne déploie pas ses enseignes, en comparaison de celles de la grâce. Donc la connaissance de la vérité et la pratique de la vertu sont le salut public de tous et d'un chacun, et de la nature raisonnable universellement. L'ignorance est leur contraire, dont le vice est la détestable et maudite engeance. Et c'est bon droit que l'ignorance est mère des vices, parce qu'elle n'est pas du tout si stérile qu'elle ne produise des fruits venimeux. Le Satyrique dit : "Vous n'obtiendrez jamais avec tout votre encens, Qu'un brin de vertu tienne en qui n'a point de sens". {Perse, Satires V,120-121} La connaissance a de la certitude et consiste dans la science, ou dans la foi ; mais différons un peu à parler de celle que la foi apporte, elle trouvera sou temps et sa place. Au reste, la science se connaît soi-même, ce qui n'arriverait pas si elle ne mesurait ses forces et si elle ignorait celles des autres. [3,2] CHAPITRE IL Quelle est la première contemplation de l'homme qui aspire à la sagesse et quel est le fruit de sa contemplation. Celui qui veut acquérir la sagesse, doit premièrement considérer ce qu'il est, les choses qui sont au dedans et au dehors de lui, celles qui sont au dessus et au dessous, vis à vis, devant et après. C'est peut-être pour cette raison, que ceux, qui ont eu soin de laisser à la postérité les premiers éléments de toute la philosophie, ont estimé qu'il fallait considérer les neufs accidents de la catégorie avec leurs propriétés, regarder s'ils admettent intention et s'ils ont des contraires ou des répugnants. Ils ont traité ces matières avec de grandes raisons et des soins particuliers, quoiqu'au reste ils aient été si négligents, que parmi tant de lumières ils ne se sont pas connus eux-mêmes "Ils perdirent la connaissance de la lumière inaccessible, s'étant évanouis dans leurs pensées, et disant qu'ils étaient sages, ils sont devenus fous, et leur coeur fut obscurci par la folie" {Augustin, La Cité de Dieu, VIII, 9}. Pour preuve de cela, vous voyez que, s'étant abandonnés à des passions ignominieuses, ils faisaient des actions qui n'étaient bienséantes ni à leur sexe, ni à leur âge, ni à leur fortune, qui étaient contraires à la nature et dont la déformité fait horreur à tous ceux qui les considèrent, tant ils furent livrés au sens réprouvé, comme le savent bien ceux qui ont quelque connaissance de l'Antiquité. La plus forte preuve que je vous en saurais apporter sont leurs oeuvres, qui parlent assez de leur foi et de leur sincérité. Les oeuvres d'un homme servent de suffisante instruction pour le connaître. Mais celui qui ne se connaît pas, ne sait rien qui lui soit utile. "Si tu te méconnais, ô la plus belle des femmes, va t'en après les pas de tes compagnes, après les troupeaux; apprends à te connaître toi-même" {Le Cantique des Cantiques, I, 7} est un oracle descendu du Ciel. "Le Satyrique ne l'ignorait pas, puis qu'il criait : Apprenez malheureux et connaissez les causes Qui font naître et mourir au monde toutes choses; Sachez premièrement tout l'état des mortels, Ce qu'ils sont, pourquoi le Ciel les a fait tels ? Quel ordre ils doivent suivre, et devant et derrière? Comme ils doivent courir pour franchir la carrière ? Quel terme a leur argent, quels souhaits sont permis? Que le bien est utile à servir ses amis ; Ce qu'ils doivent donner ? et quelle est la partie Que leur Souverain veut qu'ils tiennent dans la vie". {Perse, Satire III, 67-72} Cette contemplation produit quatre beaux points, le profit pour soi-même, la charité pour le prochain, le mépris du monde et l'amour de Dieu. L'arbre qui porte des fruits si doux et si profitables, est-il pas bien précieux ? Certes, qui s'estime petit ne s'enorgueillit jamais ; que chacun considérant le nombre des choses souhaitables, regarde celles qu'il a et celles qu'il n'a pas, il rougira de se voir si pauvre. Qu'iI regarde après en soi les choses indignes d'être désirées, il aura toujours matière de douleur et d'humilité. Par cette méditation David s'humilie en soi-même, de quelque côté qu'il tourne la vue, et demande des forces à Dieu pour suppléer à ces défauts. "Jai été abaissé de tous côtés, vivifiez-moi selon votre parole". Et dans un autre endroit : "Je suis prêt à recevoir les coups de vos fouets et ma douleur est toujours devant mes yeux". [3,3] CHAPITRE III. Que la superbe est la racine des maux, et la concupiscence une lèpre universelle. L'orgueil est la racine de tous les maux, et la semence de la mort ; et partant de même que les petits ruisseaux se tarissent lorsque l'on en bouche la source, et que les branches flétrissent quand la racine est coupée, ainsi les vices mourront si l'on coupe la gorge à l'orgueil ; mais si l'on engraisse la racine les rameaux se provignent, et leur stérilité toute flétrie commence à reverdir. Si vous versez de l'eau dans la fontaine, ses ruisseaux grossiront, si vous jetez du bois dans le fourneau, l'embrasement s'accroîtra et le feu deviendra plus ardent. Ainsi si vous entretenez le venin de l'orgueil, qui est engendré de la corruption de la nature, vous ne pourrez pas empêcher quand vous le voudriez, qu'il ne s'attaque bientôt aux parties nobles. L'amour propre, qui n'est pas tant né avec tous les hommes que dans eux-mêmes, devient coupable dès aussitôt qu'il tombe dans l'excès, et s'oppose à la vertu, qui est bornée de certaines limites qui la tiennent dans la modération. Si vous les outrepassez vous êtes égaré, si cet amour prend force et accroissement n'espérez pas d'en guérir: c'est une lèpre plus incurable que la corporelle. Savez-vous pas que la corruption est une lèpre ? Demandez-le à Giezi : s'il a honte de vous en dire son sentiment, vous le convaincrez par les tâches qui difforment son corps. Mais pourquoi vous envoyer plutôt à Giezi qu'aux autres, comme s'il était seul atteint de cette maladie ; regardez tout l'univers il en est infecté. Je suis moi-même (si vous me le demandez) un de ces misérables. Certes la concupiscence est une malheureuse et pitoyable lèpre. Vous ne m'entendez peut-être pas, et n'ayant point d'infirmité, vous ignorez quelle est cette peste de concupiscence; vous êtes homme et n'êtes point infecté de cette contagion, il faut donc avouer que vous êtes au-dessus de l'ordinaire condition des hommes. Mais j'ai un témoin irréprochable dans le ciel avec lequel j'assure : "Que tous sont corrompus, ils ont été fait abominables ; il n'y en a point qui fasse le bien, il n'y en a qu'un seul"; êtes-vous celui-là, à votre avis. Je sais bien que ce n'est pas S. Paul, qui se voyant attaqué de cette peste, soupire s'écrie : "Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de la prison de cette mort". Je sais bien que ce n'est pas celui qui s'est abreuvé du torrent de la vérité dans le sein de la sagesse, puis qu'il assure "que tout le monde est infecté de ce poison et que tout ici-bas n'est que concupiscence des yeux, ou de la chair, ou que superbe de la vie". Qui lâchera la bride à cet amour doit craindre la lèpre et l'aveuglement dont elle le menace. S'il est donc vrai que ceux qui ne répriment point leur concupiscence, qui est la fontaine et la nourrice de tous les maux, souffriront la perte de leur salut, que deviendront ceux qui attisent ce brasier par la complaisance des flatteurs, et qui amassent des allumettes pour les vices? Que seront, ou plutôt que souffriront ceux qui détournent leurs oreilles de la vérité, qui ne ferment pas les yeux aux choses qui sont corruptibles, et qui les corrompent: mais, étendant leurs mains pour Ies recevoir, et pour en repaître tous leurs sens? En après, comme si chaque jour ne devait pas être content de sa malice, la tromperie de l'un attire la tromperie de l'autre (je me sers volontiers du mot de Terence) cependant que les flatteurs, les rapporteurs, les détracteurs, les ennuyeux, les ambitieux, les orgueilleux, les factieux, les superstitieux, les scélérats, les gâte-métiers, et gens de semblable étoffe, qu'il est plus aisé de raconter que de conter ; parce que tout le monde en est plein, s'assemblent d'un commun accord pour allumer les flammes de la concupiscence. Toutes les lois en veulent à ces boutefeux, tous les droits sont conjurés contre eux, et toutes les créatures s'armeront quelque jour pour leur faire la guerre, comme aux ennemis du salut public. [3,4] CHAPITRE IV. Qu'est-ce que flatteur, complaisant, et amadoueur, et qu'il n'est rien de plus pernicieux. Le flatteur, ennemi de toutes les vertus, crève l'oeil à ceux qui l'admettent dans leur conversation: on le doit d'autant plus éviter que pour avoir moyen de nuire, il se couvre du visage d'ami, jusqu'à tant qu'il ait émoussé la raison, et qu'il ait éteint si peu de lumière qui lui restait. Il bouche les oreilles de ses auditeurs, de peur qu'ils n'entendent la vérité.. Bref, je ne saurais pas aisément trouver de mal qui soit plus pernicieux. Ce mot de Lélius ou plutôt de Cicéron est assez commun, "que celui dont les oreilles sont bouchées à la vérité ne laisse aucun espoir de le sauver à ceux qui le voudraient entreprendre". {Cicéron, De l'amitié, XXIV, 90} Mais que trouve-t-on de plus infidèle que de circonvenir par des amorces de paroles, par une moquerie d'habits, par une contenance affectée, un homme, à qui votre foi vous oblige, que de le pousser dans la fange des vices, et dans l'abîme de l'orgueil, après l'avoir aveuglé par tous les attraits de la vanité? Qu'y a-il de plus digne de haine que la fraude et la trahison, avec lesquelles on exerce, sous prétexte d'amitié et de foi, toutes les cruautés de la perfidie et de l'inimitié, contre un homme simple et crédule ; et même ce qui est encore plus détestable contre celui qu'on appelle son ami? Car ces traîtres disent tout en faveur de la complaisance, et ne touchent pas un mot pour l'amour de la vérité. Leurs paroles font des fourbes et des tromperies. Ils encouragent par leurs applaudissements leurs amis qui se perdent ; en un mot, afin que vous les connaissiez mieux, voyez le Gnathon chez le poète comique, écoutez ce qu'il dit de luy-rnême : "Quelqu'un veut-il nier, je suis prêt à le faire, Mais s'il veut assurer, j'assure pour lui plaire : Enfin ma complaisance en va, jusqu'à ce point, Qu'elle est d'accord de tout, et ne contredit point"; {Térence, L'Eunuque, II, 2, 21-22} je fais ici parler ce personnage de comédie, parce qu'en effet toute la bande des flatteurs est une plaisante farce. "Riez-vous tant soit peu, lui s'éclate de rire; Si vous pleurez, ses yeux n'y sauraient pas suffire, Et sans que la tristesse au dedans l'ait touché, Il pâme de douleur tant il en est fâché; Si vous chauffez vos doigts, il prendra sa fourrure, Si vous sentez du chaud, il souffre la brûlure": {Juvénal, Satires, III, 100-103} c'est pourquoi Vmbricius dit dans le Satyrique, "Nous différons beaucoup, celui joue au plus sage Qui peut prendre en tout temps d'un autre le visage, Lever les mains au ciel avec étonnement, Pour louer ce qu'a fait un ami fortement, S'il a fait un bon rot, ou sottise pareille, Qui pourrait offenser une modeste oreille". {Juvénal, Satires, III, 104-107} Ce qui est indigne non seulement d'un ami mais encore d'un homme libre, vu que l'unique et véritable liberté est une espèce de vertu et que ceux qui sont corrompus par cette infamie tombent en servitude. C'est un déshonneur d'être bateleur et farceur, principalement pour ceux que la naissance ou la profession semble avoir exemptés d'un si honteux métier. Mais celui qui prend le visage d'autrui, qui joue les rôles de diverses passions, les uns après les autres, qui dresse des embûches aux sens "Qui fait qu'à tous moments de viandes pourries, Les oreilles d'autrui veulent être nourries." Est effectivement taché de cette infamie, et quoiqu'il ne l'avoue pas, ses moeurs et sa vie honteuse le déclarent assez. Le complaisant a cela de propre, qu'il se conforme à la volonté d'un autre, et qu'avant de proférer son jugement, il attend que quelques signes lui découvrent celui de l'autre. Au reste l'amadoueur, qu'on peut aussi nommer flatteur et complaisant, épie les desseins des hommes, (qu'on peut remarquer par beaucoup d'indices) et sonde leur volonté, afin d'accommoder ses sentiments à ce qu'ils aiment : car il sait bien qu'il sourd de petits ruisseaux d'amitié du concours des sentiments et de l'union des volontés. "La même inclination et la même aversion est une amitié parfaite", dit Salluste. {Salluste, La guerre de Catilina, XX} Pourquoi non ? "Suis son affection et te contrains un peu, Certes la complaisance a des forces si douces, Qu'il ne faut qu'applaudir et pour louer ton jeu, Tu verras aussitôt, qu'il lèvera les pouces". {Horace, Les Épîtres, I, 18, 65-66} Mais sitôt qu'il a éventé l'intention qu'il cherchait, il amadoue, il caresse et chatouille si doucement qu'il endort la vertu, et plonge dans le fleuve d'oubli la modération, sans laquelle il est impossible de se bien gouverner. "Tu dis que tu me rends beaucoup de grâces" {Cicéron De l'amitié, XXVI, 98} (car ce comique est plaisant et de bonne humeur, pour être souvent mêlé dans ces divertissements) "je vous en rends infiniment beaucoup". C'était assez de dire beaucoup, mais parce que la tromperie du flatteur amplifie tout, et ajoute quelque chose du sien, pour se mettre plus avant dans les bonnes grâces, il ajoute infiniment. Davantage, il n'a pas honte de mentir et l'on ne connaît que trop que celui qui s'est pu résoudre à défigurer l'honnêteté de l'homme par une si vilaine tache, se résoudra bien encore, pour quelque sujet que ce soit, de faire ce qu'il souhaite, s'il le peut avec honneur, et s'il ne le peut ainsi, de le faire avec quelque apparence d'honneur. Or celui qui s'appelle proprement flatteur, blanchit les noirceurs d'un chacun, éblouit avec de la fumée les yeux de celui avec lequel il converse de peur qu'il ne se voie soi-même et lui remplit les oreilles de je ne sais quels filtres de vanité. "Les flatteurs avisés entendent bien la forme De louer d'un ami le visage difforme, Les discours d'un lourdaux et font comparaison Du col long et tortu d'un ridicule oison avec celui d'Hercule, alors que sa colère Étouffa le géant loin des bras de sa mère". {Juvénal, Les satires, III, 86-89} Pour moi je ne trouve point étrange si des hommes infectés d'une si sale maladie, dont l'haleine est puante et vénimeuse, peuvent se résoudre à commettre une si grande infamie : Mais je suis étonné de voir que les grands aient à gage des gens à qui se faire croire, qu'ils suivent plutôt le jugement d'une langue mercenaire, que celui de leur propre conscience ; que chacun d'eux se cherche au dehors de soi, et dédaigne de connaître son insuffisance. Mais pourquoi s'étonner de cela ? puisque non feulement une puissance égale aux Dieux, mais encore toute âme qui est bouffie par le levain de l'orgueil, peut aisément croire tout ce que les flatteurs lui disent en sa faveur. [3,5] CHAPITRE V. De la ruse des flatteurs, de leurs diverses tromperies, des compagnes de 1a flatterie, et de sa suite. Il y en a néanmoins quelques-uns qui ne reçoivent point les flatteries vulgaires ni les applaudissements du peuple, faisant comme ceux qui ne veulent pas se laisser oindre d'un onguent ou d'une huile gâtée, dont la mauvaise odeur offenserait les assistants, lorsqu'ils ont plus de dessein de se parer, pour attirer la bienveillance de leurs amis, et de leurs conviés. De vrai, qu'y a-il de plus infâme que de transformer son visage aux appâts d'un bateleur, de changer de contenance et de mouvement, et de souffrir qu'un farceur joue plutôt votre personnage que le sien ? Qu'y a-t-il de plus ridicule que d'épanouir votre coeur, s'il faut ainsi parler, et déployer les voiles de vos oreilles pour vous laisser enfler, lors qu'un autre à bouche béante y souffle l'esprit de vanité pour vous pousser. Et parce que ces menus offices de vanité sont trop visibles, plusieurs mêmes des plus vains les méprisent ; mais ceux qui sont plus subtilement cachés sous quelque artifice, et qui se glissent sous le semblant d'une réprimande, d'une correction, ou de quelque autre vertueux service, sont bien plus à craindre, parce qu'ils sont bien plus dangereux. Vous trouverez que quelques-uns recherchant trop passionnément la faveur des grands se sont servis de cette ruse. Lélius, non pas celui qui dans Cicéron donne des lois de l'amitié, mais celui qui fut le conseiller et l'allumette de la guerre civile parle en cette sorte : "Nous vous faisons César, justement une plainte, Qui vous a retenu le soupçon ou la crainte? Avez-vous pu douter du coeur de vos amis, Qui n'oublieront jamais ce qu'ils vous ont promis? Quoi tandis que le sang dans nos veines bouillonne, Et que nous ne cédons en courage à personne, ,,Vous cédez à la robe, et, l'épée au côté, Vous laissez faire affront à votre autorité, Il faudra donc souffrir en faveur de Pompée, Que la plume aujourd'hui se mesure à l'épée. Pensez-vous que ce soit un si rude moyen De vaincre par le sang de quelque Citoyen?" {Lucain, La guerre civile, I, 361-366} Ainsi dans les comédies les maîtres sont le plus souvent dupés par la finesse de leurs valets, qui, après quelque légère contestation, laissent réfuter leurs raisons et font semblant d'être vaincus pour mieux confirmer la fausse croyance de ces bonnes gens, et pour gagner leur esprit plus sûrement par la subtilité de cette trahison, travaillant avec grande industrie à tromper toujours, de sorte qu'on ne les puisse jamais surprendre sur le fait. La vérité même lorsqu'ils la disent ne sert qu'à leurs mensonges. Ils amassent ainsi que des oiseleurs les moindres petits bruits de nouveautés pour en gratifier les oreilles des curieux et pour leur faire couler dans l'esprit telles passions qu'il leur plaira. Ils observent soigneusement le temps de peur de rapporter quelque chose hors de saison, ils attendent les heures du repas et remarquent quand le vin ou quelque autre plaisir a fait épanouir l'esprit. Virgile fait mention de cette ruse quand il conte que Didon envoya sa soeur pour tâcher de retenir Énée, laquelle "En connaissait l'abord et le temps le plus propre", {Virgile, L'Énéide, IV, 423} Qui ne crèverait de rire et de dépit tout ensemble de voir qu'on relève la noblesse imaginaire d'un palefrenier et d'un clerc par des plus hauts titres d'honneur, et qu'on lui écartèle des armes des plus nobles alliances de l'Europe, lorsque non sans moquerie de tous les assistants Dama prend le nom de Marcus. "Quoi sous la caution du noble et grand Marcus, Vous refuseriez donc de prêter mille écus : Quoi vous tremblez de peur, Marcus est. votre juge, Non il ne vous faut plus chercher de subterfuge, Marcus l'a dit ainsi, donc Marcus s'il vous plaît, Assignez-nous le droit ..." {Perse, Satires V, 79-81} Il faut véritablement rechercher la bienveillance de tout le monde, c'est la fontaine de l'amitié, c'est le premier degré de la charité, mais il l'a faut rechercher sans préjudice de l'honnêteté par des offices d'affection, par des moyens vertueux, par le fruit des bons services, et par une franchise de discours. Pour l'acquérir qu'on garde la foi en les paroles, et la constance dans les actions, et surtout qu'on ne s'éloigne pas dc la venté, qui est le fondement des devoirs et de toutes les bonnes choses. La vertu souhaite la bienveillance des gens de bien et même de tous s'il est possible mais elle dédaigne d'y parvenir par des abjectes flatteries. La vertu est trop noble et trop délicate, elle méprise tout ce qui est indigne d'elle, les beautés mêmes qui luisent par un éclat emprunté lui sont suspectes. Ne pensez pas qu'elle voulût mentir pour complaire, qu'elle pût déguiser le mal du nom de bien, et déshonorer le bien du nom de mal, ni qu'elle fût si lâche que d'inciter son ami, qui ne serait guère sage, à devenir encore plus fou. Mais bien qu'absolument la flatterie soit vilaine, la plus pernicieuse de toutes est celle qui pour colorer un vice est accompagnée de l'autorité de la personne ou de celle de la condition ou de la charge. Les philosophes disent que l'approbation de tous ou de plusieurs, ou des plus sages, ou de chaque ouvrier dans son art rend une chose probable. Donc si Platon ou Socrate louaient la sagesse dans quelqu'un, si Aristote y reconnaissait la bonté de l'esprit, que Cicéron l'appelât éloquent, que Pythagore admirât sa connaissance dans les mathématiques, Horace ses agréables variétés de vers et Ovide sa facilité et sa promptitude à en faire, qui ne les en croirait pas ? puisque les vices s'établissent plus vite et plus puissamment dans nos esprits quand des auteurs considérables les introduisent, un esprit qui tient le gouvernail de soi-même ne se laisse pas duper aisément; car il sait bien que personne ne connaît l'intérieur de l'homme que l'esprit de l'homme qui et en lui-même. D'où vient que chez Virgile un berger, beaucoup plus savant que les plus sages et que les plus grands hommes de notre temps, jouissant parfaitement de soi-même, parle en cette sorte : "Les bergers m'ont donné le titre de poète, Je ne l'accepte pas ... {Virgile, Les Bucoliques, IX, 34} "Vous-même, si l'éclat des pistolles vous tente, Si vous courrez après tout ce qui se présente." {Perse, Satires, IV, 47-48} Quand tout le voisinage prêcherait votre continence et votre modestie, vous ne le croiriez pas quelques serments qu'il en pût faire. Souvenez-vous de ce que vous apprîtes jeune : "Pour votre intérieur croyez-vous plus qu'un autre?" {Caton, Distiques, I, 14} Il ne serait pas aisé de dire, si celui qui prostitue sa langue aux flatteries, est le coupable, ou si c'est celui, qui prend plaisir à les écouter, l'un est criminel d'une superbe aveuglée, et l'autre d'une malice qui aveugle. Si la fraude est condamnée partout, l'aveuglement aussi qui provient de l'orgueil ne peut être justifié. Mais je veux que le flatteur soit le plus méchant, l'autre n'en est pas moins méprisable, vu qu'il ne serait jamais pris dans les embûches d'une langue flatteuse, s'il ne se flattait lui-même le premier. Pourquoi donc reproche-il à l'autre la flatterie s'il se flatte ; il se condamne du crime dont il l'accuse, et commet la faute qu'il reprend. "Malheur", dit Dieu, à ceux qui cousent des sachets sous tous les coudes et mettent des oreillers sous des têtes de toute âge; qui sont-ils, ce sont assurément ceux qui dressent des embûches aux oreilles, qui amassent des vanités douillettes, pour flatter les sens, qui prêchent les actions des hommes afin de les endormir par la douceur de la renommée, et par l'agréable murmure des louanges. Car la couette et l'oreiller ne servent que pour donner un propos plus délicieux et plus agréable. C'est donc mettre un sachet sous tous les bras quand on ne loue pas seulement l'action, mais encore toutes ses circonstances : c'est mettre la tête de tout âge sur un oreiller, quand l'on prend plaisir aux paroles des flatteurs dans routes les actions de sa vie. Vous lisez, en un autre endroit, "Il bâtissait une muraille et les autres l'enduisaient" ; {Ezéchiel, XIII, 10} quiconque avec les vices d'un esprit endurci fait un monceau de mauvaises oeuvres, ne bâtit pas une maison entière, mais seulement une muraille et qui fait une porte à une muraille seule de quelque côté qu'il entre se trouve toujours dehors. Ainsi quiconque demeure obstinément dans la corruption, est séparé de la société des saints. Celui qui applaudit avec flatterie aux méchantes actions de quelqu'un,, enduit une muraille que l'autre a bâtie. La flatterie est honteuse dans toutes sortes de personnes, mais elle l'est bien davantage dans un homme qui a de l'autorité, ou qui tient un rang considérable : de sorte que les sacrés canons déposent sans exception tous les ecclésiastique qui sont reconnus pour flatteurs ; et certes à bon droit, car flatterie a pour compagnie la fraudc, la trahison et le mensonge; pour suite l'ignominie de l'esclavage, l'aveuglement du prochain et la ruine de toute honnêteté. Un homme atteint de ce crime, doit-il pas être banni non seulement du clergé, mais encore de la communion de tous les fidèles. [3,6] CHAPITRE VI. Que le nombre des flatteurs s'est multiplié à l'infini, de sorte qu'ils mettent les honnêtes gens et ceux qui ne veulent pas leur ressembler hors de la maison des Grands. Toutefois cette peste mortelle s'est tellement épandue par punition divine, que s'il en fallait venir au combat je craindrais qu'il ne leur fût plus aisé de chasser les hommes d'honneur que d'être chassés. Cette illusion déshonnête, ce chancre pourrissant gagne tout le monde pied à pied, si bien qu'il n'est point d'hommes ou il en est fort peu que son venin n'ait infecté. Savez-vous comment ? Tous les hommes buttent à gagner la bienveillance de ceux avec lesquels ils conversent et j'avoue que cette affection n'est pas seulement permise mais encore honnête, étant produite par la Nature mère des vertus et sage gouvernante de la vie dont tous les effets sont excellents. Mais dès lors qu'elle perd la retenue, qui lui sort de contrepoids, elle se précipite en bas, et courant aussi bien par ce qui n'est pas permis, que par ce qui l'est, par l'infamie aussitôt que par la bonne renommée elle cajole la faveur et sollicite impudiquement la bonne grâce de son ami, afin que l'ayant corrompu par ses caresses, comme font les courtisanes, elle lui dérobe son bien, lui dissipe ses moyens, se revête de ses dépouilles et puisse tout convertir à son profit particulier. C'est pourquoi le flatteur ne trouve point de complaisance servile ni d'office malséant, il joue toutes sortes de personnages pour ravir le prix de toutes sortes de personnes. Qui sont ceux qui se font regarder par la pompe de leurs habits et qui vont toujours en carrosse? qui sont ceux qu'une longue suite d'estafiers accompagne, que leurs pareils et leurs camarades traitent de grands par leurs services, qui tiennent le premier rang dans les assemblées et dans les festins, qui se font chatouiller par la grandeur de leurs titres, qui tiennent toujours les Rois par les oreilles? qui sont ceux que la faveur de la fortune élève à tire d'ailes aux plus hautes charges, desquels les plus illustres maisons tirent leur ordre et empruntent la façon de se gouverner? ce sont les flatteurs, qui prennent bien la peine de s'accommoder aux volontés d'autrui, pourvu qu'ils trouvent moyen de le plumer. Il est vrai que la vérité étant sauvage et fâcheuse ne veut amadouer personne. Mais son amertume ess plus utile et plus agréable aux sens qui se portent bien, que la douceur sucrée d'une langue qui fait l'office de courtisane. Salomon témoigne-t-il pas que "les coups d'un ami sont préférables aux traîtres baisers d'un complaisant"? Pourquoi non, la foi doit-elle pas être toujours préférée à la perfidie et cette foi est blessée quand on fait une chose, et qu'on en feint une autre, principalement quand c'est avec intention de nuire. Car ce mot latin "fides" foi vient, disent les Stoïciens, "ex eo quod fiat quod dictum est", de ce que on fait ce qu'on a dit. Ma lumière, mon salut, mon refuge, mon coeur, ma vie, invincible Duc, le plus sage des vivants, le plus libéral et le plus obligeant, l'exemplaire de bien vivre, le miroir de vertus et semblables épithètes importunes, sont-elles pas aussi pleines de venin que du vice de la flatterie. Il y en a même qui dans la profession de l'amitié se servent encore du charlatan. Les venins, disait un sage, se donnent dans des confitures, il n'est point d'embûches plus secrètes que celles qui sont couvertes de l'apparence d'un bon office ou de quelque affection. Le plus souvent tel, qui vous fait offre de service, qui vous proteste d'amitié et contrefait le zèle pour vos intérêts, vous dresse par là des embûches. Et jamais, comme on lit dans les fables, dont les mensonges nous apprennent la vérité, Junon n'aurait jeté Sémélé dans le feu dont elle fut consumée si elle n'eût emprunté le visage et l'affection de sa nourrice. Vous croyez que le flatteur vous serve pendant qu'il vous réduit dans une pitoyable servitude : "Car lorsque dans l'oreille il verse son poison, La vérité s'enfuit avec la raison. {Juvénal, Les Satires, III, 122-123} Et je veux bien mourir s'il ne met à la porte Ceux qui sont leurs amis ..." Car on la fait passer à ceux qui dédaignent cette abjecte soumission et l'on a bien raison, puisque l'on ne reçoit pas pour ami celui qui non seulement ne contredit pas, mais encore qui consent aux plus sales plaisirs des grands. Ce n'est pas assez pour gagner leur esprit que de consentir â leurs folies, il faut les approuver et leur donner des applaudissements. Il faut admirer un homme, après qu'il a tout mal fait, comme s'iI avait fait des miracles. Puisque le concours des volontés est un indice d'amitié, si vous ne louez hautement tout ce qu'il veut, vous serez tenu pour son ennemi. Le Satyrique dit de bonne grâce : "Je ne saurais mentir, que ferai-je dans Rome, Je ne puis arracher d'entre les mains d'un homme Un livre impertinent afin de l'admirer, Je ne suis point devin, ni ne sais mesurer Le cours d'une planète, et d'un aspect prospère Promettre aux méchants fils le décès de leur père, Je ne puis éventrer des crapaux pour trouver, Dans ans leur poumon tremblant ce qui doit arriver. Je ne m'applique pas à des larcins infâmes, Je ne saurais servir de messager aux Dames. On trouvera dans Rome assez d'autres valets Qui sauront mieux que moi l'adresse des poulets. Je me retire donc librement d'une Ville, Que j'incommoderais comme un membre inutile". {Juvénal, Les Satires, III, 41-48} Je suis don une ville infectée de tant de vilénies, je la laisse à ses flatteurs qui l'ont empoisonnée. "Que là vive un flatteur avec un maquereau, Et ceux qui font métier de blanchir un corbeau". {Juvénal, Les Satires, III, 29-31} Ne croyez pourtant pas qu'il dépeigne en cet endroit les vices d'une seule ville, il fait le tableau de tout l'univers, croyez qu'en ce point la ville de Rome esr partout. Il me souvient à ce propos d'avoir entendu souvent un pape qui se moquait des Lombards et leur reprochait qu'ils faisaient un bonnet à tous ceux avec qui ils conversaient, parce qu'à l'abord ils tâchent à s'acquérir les bonnes grâces et veulent avec un huiIle de flatterie adoucir le reste de ceux auxquels ils ont affaire. Salomon nous enseigne comme il faut fuir cette peste. "Si les pécheurs t'allaitent, dit-il, ne leur prête pas l'oreille, ils dressent des embûches contre leur sang et entreprennent des fraudes contre leurs âmes, retire ton pied de leurs sentiers: leurs pieds courent au mal et se hâtent pour épandre le sang". {Proverbes, I, 15} [3,7] CHAPITRE VII. Qu'il faut éviter les surprises des flatteurs dès le commencement, qu'ils s'avancent beaucoup par les présents et par les services. C'est ainsi que ce sagee roi parlant à son fils nous donne des instructions pour rendre les caresses des flatteurs suspectes à tout le monde: il le détourne de ce chemin là dès le commencement, parce que peut-être leur rencontre est le premier obstacle qui s'oppose à un homme qui tient la droite voie, ils sont peut-êre cette courtisane qu'il lui commande de fuïr. "Ses lèvres sont un rayon de miel distillant, sa gorge est plus nette que de huile, mais ses extrémités sont amères comme de l'absinthe, plus aigues qu'un coûteau à deux trenchants, ses pieds descendent à la mort, et ses pas pénètrent aux enfers: elle ne marche jamais par le sentier de la vie, ses pstes sont écartées, et ne se pevuent découvrir. Maintenant donc mon fils, écoute-rnoi, ne t'éloigne pas des paroles de ma bouche, prends un chemin bien éloigné d'elle, et n'approche pas de la porte de sa maison". {Proverbes, V, 3-8} Quoiqu'on rapporte d'ordinaire ce passage aux finesses des hérétiques, toutefois il ne s'ajuste pas mal à la trahison des flatteurs. S'il n'esl donc pas permis de s'approcher de sa porte, la faut-il admettre dans le cabinet du coeur? Au reste des trois diverses façons de flatter, par le visage, par la parole ou par les presents, celle qui est confirmée par Ies dons, ou par quelque plaisir d'importance est la plus efficace : "Tu te trompes bien fort dans le siècle présent, Si tu crois que le miel esl plus doux qu'un présent". {Ovide, Fastes, I, 192} Dans le temps où nous sommes les présents sont la preuve d'une véritable affection. Si vous voulez plaire donnez souvent, c'est le secret des secrets". "Si vous savez bien couvrir une table, Et revêtir un escroc misérable", {Perse, Satires, I, 53-54} Vous serez un autre Mercure, ou si vous l'aimez mieux un autre Apollon, "Plus beau que le Soleil, et plus blanc que la Lune". {Pétrone, Satyricon, CIX} Ne doutez pas que vous n'emportiez l'approbation de celui que vous entretenez par des présents; car les petits dons sont les aliments de cette feinte affection qui prostitue en votre faveur les noms même de la Divinité. L'amitié s'éteint si vous ne les réiterez souvent, ne vous fiez pas sur la grandeur du présent, mais rafraichissez souvent l'embrasement de l'âme brûlante de convoitise, et repaissez la continuelle faim de l'avarice par le renouvellement des bienfaits. Les aigles, comme l'ont remarqué les naturalistes, peuvent se passer de repaître quinze jours durant, ou comme disent les autres, quarante jours entiers quand ils ont bien rempli leur estomac et ne tiennent compte de la viande qu'on leur présente après avoir fait un bon repas. Les riches et ceux qui prostituent leur faveur sont bien d'un autre naturel. Ils approchent plutôt de la complexion de ces malades, dont l'estomac débile ayant souvent faim a besoin de fréquente réfection, ils ne sauraient presque retenir leur appétit six semaines sans se fâcher contre leurs amis de ce qu'ils n'ont pas gorgé leur avarice. Les Anciens peignaient les grâces toutes nues, parce que l'amitié solide et la véritable foi, sans laquelle le nom même de grâce ne subsisterait pas, ne peuvent être plâtrées d'aucune dissimulation. Mais depuis qu'on a eu affaire avec des hommes, qui au lieu d'aimer leurs amis, s'aiment dans un chacun d'eux, il a fallu la farder de diverses couleurs pour la rendre agréable. Ainsi la grâce parmi ces gens là n'est plus grâce, parce qu'elle ne s'acquiert point "gratis" et sans récompense, elle doit plutôt être nommée un sale trafic et une marchandise déshonnête. Le plâtre qu'on lui a mis sur le visage l'empêche de rougir d'aucun vice, pourvu qu'il soit accompagné de quelque gain qui lui soit visible. C'est une juste et vieille plainte d'un poète qui pleurait la mort de l'amitié indignement étouffée par les flatteurs : "Cette amitié qui fut si belle et si pudique a appris l'art De vendre ses douceurs et comme une publique S'est couverte de fard". {Ovide, Les Pontiques, II, 3, 19-20} On le peur bien juger de ce qu'il n'en est plus, ou bien peu qui honorent ce nom d'amitié si le profit ne s'y rencontre. Dans la révolution de tant de siècles, dans la fuite de tant d'âges, dans une si grande multitude de personnes si différentes, se trouve à peine, dit LéIius, deux ou trois couples de vrais amis. C'est de quoi Pétrone soupire sous la personne d'un autre : "Si le nom d'amitié demeure comme il est, Le jeton contera pour son propre intérêt. Si vous êtes heureux, une troupe importune Sous le titre d'amis suivra votre fortune. Mais lorsque du bonheur le vent sera tourné, Vous serez aussitôt d'eux tous abandonné, La bande des mortels prenant divers visages Joue une comédie à plusieurs personnages, L'un esi fils, l'autre est père, et tantôt quelqu'un prend Le nom d'un empereur et le rôle d'un grand: Mais la mort terminant cette bouffonnerie, Les acteurs quitteront le masque avec la vie". {Pétrone, Satyricon, LXXX} [3,8] CHAPITRE VIII. De la Comédie ou de la Tragédie du Monde. Voilà une belle similitude pour montrer que tout ce qui se passe parmi la troupe profane des mondains ressemble plus à la fiction d'une Comédie qu'à de véritables actons. La vie de l'homme, dit Job, est une milice sur terre. Si cet esprit prophétique eût voulu exprimer notre siècle, il l'eût excellemment fait, disant que la vie de l'homme est une comédie sur terre, dans laquelle chacun oubliant son personnage, joue celui de son voisin. Mais peut-être qu'il a voulu par cette comparaison exhorter ceux, que la terre n'a pas encore engloutis, à combattre continuellement contre leurs ennemis, car bien que les esclaves du vice, qui sont traînés aux tourments par les chaînes de leurs concupiscences pour être immolés comme des taureaux, semblent habiter la superficie de la terre avec le corps, ils ont néanmoins été engloutis par la mort, et sont descendus tout vivants dans les Enfers. Et si nous voulons l'exprimer par une autre figure, ceux dont la conversation n'est point aux cieux, et qui ne prétendent pas à la grandeur de cet Empire, ayant borné leurs souhaits aux désirs des choses de la terre, habitent toujours la terre. On ordonne donc une guerre sans interruption à ces gens, qui pour parler dans les termes des fables, portent avec eux la soif de Tantale, le Vautour de Titius, la roue d'Ixion, les urnes des Bélides et le rocher de Sisyphe, {Ovide, Les Métamorphoses, X, 42-44} tandis que leur affection empêtrée dans les bagatelles du monde ne peut venir bout de ses desseins, parce qu'elle est éloignée de Dieu, qui est la vraie fin de toutes choses. Certes leur vie est une milice, ou pour mieux dire une malice. Voulez-vous une autre interprétation de ce passage, la vie de l'homme sur terre est une tentation et quoique Dieu se soit réservé 7000 hommes de cette tentation, tout le monde presque semble remplir le rôle, pour me servir des termes de notre Pétrone, qui poursuit toujours son allégorie, et outre cela, le plus grand mal que j'y voie est que les hommes s'y attachent si fort qu'ils ne peuvent revenir à eux quand il en est question. J'ai vu des enfants contrefaire si longtemps le bégaiement, qu'alors qu'ils ont voulu parler nettement, ils ne l'ont su faire: l'usage, dit un certain désapprend et la coutume se forme en une seconde nature, "Qui reviendra toujours bien qu'à force on la chasse". {Horace, Épîtres, I, 10, 24} C'est pour cette raison que la comédie du siècle déprave les sentiments des plus grands hommes. Un certain qui prévoyait ce malheur nous a laissé ce précepte : "Choisissez une bonne façon de vivre dès le commencement de votre jeunesse, l'habitude vous la rendra agréable". C'est pour cette raison que la comédie du siècle déprave les sentiments des plus grands hommes, la différence des temps fait la variété des actes, ils jouent leur rôle dans les pièces de la fortune pendant qu'elle se joue avec eux ; car ne se joue-t-elle pas lorsqu'elle investit le premier venu d'une principauté et qu'elle établit sur le trône un homme sans mérite et sans extraction, et que tantôt elle jette dans les fers des ennemis un autre homme, qui était couronné dès le ventre de sa mère, le précipitant dans les misères extrêmes d'une honteuse servitude; ou lorsqu'elle trempe les épées des coquins ou des plus infâmes esclaves dans le sang non seulement des tyrans, mais encore des princes légitimes, dont nous n'avons que trop d'exemples. Enfin "La fortune d'un clerc peut faire un Président, Et la même peut bien par un autre accident Le renvoyer porter les sacs à la Bazoche". {Juvénal, Satires, VII, 197-198} C'est en quoi la vie des hommes tient plus de la tragédie que de la comédie ; parce que la catastrophe en est d'ordinaire funeste. Les douceurs du monde les plus grandes deviennent aigres, le deuil est toujours la queue de la réjouissance, que tous leurs chemins soient tapissés de fleurs, que toutes les prospérités accourent à l'envi pour les enrichir, que la fortune les serve à leur gré, la malicieuse à la fin leur donnera le croc en jambe et deviendra plus amère qu'elle n'était douce? "Pourquoi, dit Job, vivent les impies? Ils sont élevés et établis par leurs richesses, leur lignée demeure devant eux, la troupe de leurs parents et de leurs neveux est devant leurs yeux. Leurs maisons sont en sûreté et paisibles, la verge de Dieu n'est pas sur eux, leurs petits sortent comme des troupeaux, et leurs enfants sautent en jouant. Ils tiennent le tabourin et la harpe et se réjouissent au son de l'orgue. Ils passent leurs jours dans les biens, et, dans un moment ils descendent aux Enfers". {Job, XXI, 7 - 13} Quelle plus amère issue attendiez-vous de la joie précédente, quelle fin plus malheureuse pouvait avoir ce malheureux chemin? Voilà comment finissent ceux qui ne sont point travaillés ni fouettés avec les autres. "Certes le conseil du Seigneur les a déboutés lorsqu'ils s'élevaient". Et pour en parler sainement il lui faut plutôt attribuer ces événements, que non pas à la fortune, qui tient son être de lui, ou qui plutôt n'en a point, "Tu nommes la fortune aveugle, et ce n'est rien". {Denys Caton, Distiques, IV, 3} Homère dans ses admirables poèmes, qui sont le chef d'oeuvre et la perfection de tous les arts, n'a tenu compte de la fortune; tellement qu'il ne l'a jamais nommée en aucun endroit de ses livres. Il a mieux aimé commettre le gouvernement de l'Univers à Dieu seul, qu'il a nommé "Morphi", c'est à dire forme, que d'en laisser la moindre chose au hasard de la Fortune, que nous savons aussi bien n'être point Déesse, comme nous savons bien qu'on la nomme et qu'on la peint aveugle. On pourrait encore inférer que l'aventure n'est rien, si l'on la définit un événement imprévu, vu qu'il ne se fait rien dont la naissance ne soit précédée d'une cause légitime et d'une certaine raison, suivant ce que l'Ecclésiaste nous enseigne "qu'ici-bas il ne se fait rien sans cause". Toutefois d'autant qu'outre l'intention de ceux qui font quelque chose, il arrive quelquefois des accidents autrement qu'ils ne le pensaient, on les nomme aventures, bien que la raison de celui qui dispose tout les eût aussi bien prévues que les choses qui par la loi de la Nature semblent être attachées par quelque lien de la nécessité. Et partant ces contingents sont tellement liés à la cause primitive qu'il les faut tous rapporter à elle et que selon mon avis cette même cause consuit nécessairement à la position de toutes les choses qui sont: les plus avisés se moqueront de ma folie, qui consent que l'être de Dieu suive à l'existence de toutes les choses mais les péripatéticiens m'ont enseigné que la cause suivait de l'effet, au moins que l'existence de la cause se connaissait et se prouvait par celle de l'effet. Et les docteurs de la foi infèrent bien nécessairement de l'existence des choses que cette cause existe; de laquelle elles sont toutes, par laquelle elles sont toutes, et dans laquelle elles sont toutes, et sans laquelle rien n'a été fait ni ne peut subsister. Donc ce que nous attribuons à la fortune n'ôte rien de cette autorité absolue mais, parce que je parle aux hommes, je me sers des paroles des hommes, traitant grossièrement de chaque chose sans en rendre de subtiles raisons d'aucune. Que si l'on me reçoit à raisonner de la sorte, rien n'empêche qu'on n'écoute ce que les philosophes gentils ont écrit pour l'utilité publique. "Tout ce qui est écrit, a été écrit pour notre instruction, afin que nous ayons espérance par la patience et par la consolation que nous donnent les écritures". {Saint Paul, Lettre aux Romains, XV, 4} Car pendant que les enfants d'Adam n'ont paix ni trêve avec le malheur, étant nés pour les travaux, sujets au fouet, conçus dans les péchés, enfantés dans la peine, pendant qu'ils vont, ou que plutôt ils courent à la mort, le plus grand de tous les maux, la patience leur est bien nécessaire, et la consolation fort agréable, qui de l'huile de joie intérieure et de l'immensité de la clémence divine entretient et conforte les prédestinés par l'espérance de la béatitude eternelle. "O gardien des hommes", s'écrie Job, dépeignant en sa personne les calamités du genre humain ! "Pourquoi, m'as-tu mis contraire à toi? Pourquoi me suis-je à charge à moi-même?" {Job VII, 20} Il n'y a personne qui regardant les fautes ne trouve en soi trop de matière de douleur, vu que par le témoignage de la philosophie il arrive que chacun a ce qu'il ne voudrait pas avoir, et qu'il n'a pas ce qu'il voudrait. D'ou vient que l'âme fidèle durant le délai des joies éternelles se porte vers sa source là-haut avec le petit ruisseau d'ici-bas. Donc afin que nous donnions un bon sens aux fables des gentils: La fin de toutes choses étant tragique, notre vie est une tragédie ou une comédie, si vous trouvez ce mot plus agréable, dans laquelle vous m'accorderez, que comme dit Pétrone, "tout le monde presque fait le tabarin". Un écrivain de notre temps l'a fort excellemment exprimé, bien qu'il y ait employé des termes du paganisme : "De la troupe mortelle à des jeux amusée, La fortune fait sa risée, Et de tous nos travaux le sort injurieux, Ne fait qu'en jouet pour les Dieux". Le Théâtre étant de même étendue que toute la terre est égal à la grandeur de cette longue pièce, où fort difficilement quelqu'un peut être admis en ayant été mis dehors, ni en être mis dehors quand il y est enfermé tandis qu'il porte la robe de la chair qui n'est que fange; car il la faut dépouiller si subtilement, que l'on puisse passer par le trou d'une aiguille sans y toucher tant soit peu, autrement personne ne saurait en sortir sain et entier. Peut-être parce que ce grand théâtre est entouré du Styx qui s'épand neuf fois à l'entour. Ayant vu, dit l'Ecclésiaste, "tout ce qui était sous le Soleil, j'ai pensé incontinent, voilà que toutes choses sont vanité". {L'Ecclésiaste, I, 14} D'autant que ce qui est éloigné de l'état solide de la vérité, à laquelle toutes les créatures sont sujettes, est du ressort de la vanité, qui est la principale pièce de notre comédie. Mais encore que notre demeure soit enfermée entre neuf larges fossés, ou plutôt entre neuf globes célestes il nous en faut tous sortir un jour, et l'inexorable Caron nous passera dans la vieille barque du temps. Tous auront des successeurs, l'homme passant en individu demeure seulement en espèce, comme le fleuve dont l'eau coule sans repos, demeure toujours le même dans sou canal. "Où sont ces puissants hommes du temps passé? Où sont ces grands capitaines ? Où sont ceux qui jouent dans les oiseaux du ciel et qui amassent des monceaux d'or, en qui les hommes se confient, qui joignent un champ à un champ et une maison à une autre pour achever leur pièce, et qui ne mettent point de bornes à leur possession". {Baruch, III, 17-18} Et puis il ajoute ce que l'usage de l'expérience nous ont assez persuadé. Ils sont descendus aux Enfers, et d'autres ont succédé en leur place. Que j'estime heureux ceux qui ne sont pas transportés de ce jeu de la fortune pour être précipités dans les ténèbres extérieures, où l'on n'entend que soupirs et que grincement de dents. Que j'estime heureux ceux qui des eaux des neiges, dont Job fait mention, ne passent point à une chaleur excessive. Mais trois fois bienheureux ceux qui attendent de passer dans les Élysées, que le véritable Soleil éclaire de la présence de la justice. Mais il semble que je veuille exclure les Champs Élysées de l'enclos des choses muables; certes ils y sont en partie enfermés, et s'étendent bien au large dans les bonnes âmes, auxquelles le père des lumières a donné la grâce de s'employer de toutes leurs forces à la connaissance et à l'amour du vrai bien. Pour ce sujet le Satyrique parlant à un homme inquiété de ses désirs qui cherchait partout la béatitude : "Vous trouverez partout ce que vous cherchez tant: Même dans un désert si vous êtes content". {Horace, Épîtres, I, 11, 29-30} [3,9] CHAPITRE IX. Que le monde a ses Champs Elysées. Que la foi chrétienne est la même que celle des anciens patriarches. Que les hommes vertueux sont les spectateurs de la comédie que le monde joue. Ce monde n'est donc pas sans Elysées. Et nous savons qu'il a son soleil et ses astres. La vertu est un rayon du soleil, coulant de la fontaine de la clarté pour l'usage de tous les hommes, qui donne du lustre par sa splendeur à tout ce qu'il touche. De là vient que ceux que la beauté de ce rayon a éclairés, comme par une répercussion de sa lueur paraissent aussitôt illustres aux yeux de leurs inférieurs, et deviennent en quelque façon glorieux par le titre de la vertu. J'ai dit en quelque façon, car je n'ai garde d'appeler quelqu'un véritablement glorieux, sinon celui qui se glorifie au Seigneur. Ce n'est pas l'homme qui se loue par sa bouche, ou qui est loué par la bouche d'un autre, mais celui que Dieu loue, qui mérite cette louange due à la seule vertu, et non pas à son apparence quelque grande qu'elle soit. Ce que les Philosophes se promettent d'excellent dans les moeurs par la faveur de la nature et par l'exercice de l'esprit sans le secours de la grâce, n'est autre chose que cet image : mais ils se sont perdus dans la vanité de leurs pensées, pour s'être trop fiés à leur libre arbitre; tellement qu'en se disant sages, ils sont devenus fous, et ont fait paraître qu'ils l'étaient. De ce nombre était celui qui disait : Je prierai Jupiter, dont la toute puissance Selon sa volonté ses faveurs nous dispense, Qu'il me verse des jours et des biens de là-haut, Pour mon intérieur je sais bien ce qu'il faut". {Horace, Épîtres, I, 18, 111} Et cet autre : "Quiconque a la prudence a tous les Dieux ensemble: Mais notre faible esprit, qui toujours de peur tremble, A mis une fortune au rang des immortels, Et pour se l'acquérir lui dresse des autels". {Juvénal, Satires X, 365-366} Caton encore bien qu'il n'eût pas reconnu le vrai Dieu, et qu'il suivît les superstitions des gentils, méprisa néanmoins lors qu'il était en Lybie les Oracles de Jupiter qu'il adorait, et s'estima assez sage pour conduire ses affaires. Et certes l'image de la vertu a bien quelque éclat de gentillesse et de beauté: de sorte que tout ce qui paraît en elle semble gentil et beau par son mérite. Il ne l'est pourtant pas absolument, puisqu'il est obscurci par les ténèbres de l'ignorance, et que personne ne saurait éclater que dans la foi de celui qui est la vraie lumière, qui illumine tout homme venant en ce monde. En suite de quoi il est visible que sans la connaissance du culte du vrai Dieu, il n'est point aussi de vraie vertu. La vision d'Ézéchiel nous l`a montré, lorsqu'elle assure que c'est même confession de ceux qui ont précédé Jésus-Christ, et de ceux qui le suivent. Car la foi des saints du vieil Testament, et celle des saints du nouveau n'est distinguée qu'en ce que ceux du nouveau se réjouissent de l'accomplissement des mystères que ceux du vieil attendaient et souhaitaient de voir accomplir. Que l'image de la vertu soit donc vénérable, pourvu que l'original n'en puisse être sans la foi et la charité. Et plût à Dieu se trouvât-il parmi nous quelqu'un qui du moins portât cette belle image. "Qui de nous aujourd'hui chérit la vertu même". Qui en a seulement les ombres qui faisaient éclater les gentils? bien que sans Jésus-Christ ils n'aient pu cueillir le fruit de la béatitude. Qui de nous imite la diligence de Thémistocle, la gravité de Fronton, la continence de Socrate, la foi de Fabrice, l'innocence de Numa, la pudicité de Scipion, la constance d'Ulysse, la frugalité de Caton et la piété de Titus? Qui ne les honore pas avec admiration ? car on a de coutume "De louer la vertu qu'on laisse toute nue". {Juvénal, Satires, I, 74} Enfin ces grands hommes et plusieurs de leurs semblables ont paru comme des étoiles qui éclairaient leurs siècles, et qui montraient à ceux, qui vivaient pour lors, le chemin de la justice et de la vérité que la divine providence leur avait communiquée. Ainsi le peuple fidèle n'a jamais eu faute d'étoiles, qui de temps en temps ont chassé les ténèbres de sa nuit, et les ennuis de son aveuglement. J'entends des hommes nobles par leur vertu, illustres par les marques de leurs belles actions, et dont les exemples ont incité les autres à l'amour de la justice. Abel enseigna-t-il pas l'innocence, comme Enoch la pureté des actions; manqua-t-il à Noé quelque degré de patience dans l'espérance et dans l'exécution de sauver le reste du monde ? Manqua-t-il à Abraham quelque point d'une parfaite obéissance? Isaac nous a montré un courage infatigable dans les travaux. Joseph récompensant ses frères qui l'avaient vendu, nous a donné cette instruction, que les bons doivent rendre le bien pour le mal. Moïse a signalé mille fois sa douceur parmi un peuple incrédule, dont l'endurcissement irritait la colère de Dieu à tous moments. La générosité de Josué s'est confiée en Dieu durant le choc des adversités. Job est un bel exemple de patience, et saint Jean le précurseur de la grâce, qui baptisa Jésus-Christ, pendant qu'il prêche la pénitence, qu'il donne la chasse aux vices, et qu'il fait sonner hautement la vérité, aiguise-t-il pas les langues de tous les fidèles, pour reprendre une injustice et pour condamner une violence. Vous rapporterai-je les pères du Nouveau Testament, dont les exemples nous forment aux bonnes moeurs, et nous fournissent des règles pour l'institution de la vie. Ces grands saints sont du nombre des 7000 que Dieu s'est réservés de peur qu'ils ne courbent le genou devant Baal et qu'ils ne prostituent leurs âmes précieuses aux appétits d'aucune vanité. Ce sont eux que les insensés déclarent fous, parce qu'ils dédaignent de participer à leurs folies, ils croient que leur fin sera sans honneur, parce qu'ils ne veulent pas souiller la dignité de la nature par l'habit des Bâteleurs du monde. Ce sont peut-être aussi ceux qui du trône des vertus voient au-dessus d'eux le théâtre du monde, et qui ne faisant point d'état des jouets de la fortune ne sont attirés par aucunes amorces à suivre les grotesques vanités de cette comédie. Ils jouissent déjà de leurs Élysées, ils voient beaucoup de choses pour leur profit, et les convertissent toutes à leur usage. Quand une âme sainte s'élève hors de terre elle attire toute à elle. Ils considèrent la comédie humaine avec celui qui de là-haut regarde sans cesse les hommes, leurs actions et leurs desseins; car puisque tous jouent un certain rôle il faut bien que quelqu'un en soit le spectateur. Qu'aucun donc ne se plaigne que ces mouvements ne sont vus de personne, puisqu'il agit devant Dieu et devant les anges, et qu'il a pour spectateurs ce peu d'hommes sages qui considèrent les jeux de ce cirque. Qu'il rougisse plutôt si dans une si belle assemblée il fait quelque action malfaisante et s'il se déshonore par quelque personnage odieux. [3,10] CHAPITRE X. Que certaines personnes sont appariées: de sorte qu'elles perdent leur rang, quand on les sépare, comme on le voit par l'exemple de Cléopâtre; que les Romains sont addonnés à la flatterie; quelle est la fin des flatteurs. Au reste dans ces jeux de fortune les personnages sont appariés ensemble, et s'ils se faussent compagnie, tout l'acte change de face, comme si vous ôtiez Glicerius ou Pamphilus, l'un desquels étant ôté, le nom de l'autre périt, et si vous tirez de la comédie les amoureux et un vieillard soupçonneux, Davus n'est plus rien, ou n'est qu'un personnage inutile. "Ce brave Labienus qui lorsqu'il s'est tenu Du parti de César s'est si bien maintenu, Ayant honteusement changé de capitaine, Est le jouet du sort qui partout le promène". {Lucain, La Pharsale, V, 345-347} Car si vous désassemblez les personnes qui se sont unies par quelque habitude, et qui s'entre-accomplissent mutuellement le décret de la fortune, il arrive d'ordinaire que l'une ni l'autre ne semble plus propre pour jouer son rôle et perd la grâce de son personnage, comme si elle en avait été démise. Les charmes de Cléopâtre furent sans pouvoir dès lors qu'elle ne trouva plus un Jules César, ni un Marc-Antoine. Il est vrai quelle vainquit par présents César le vainqueur de l'univers, et que sa beauté lascive et son visage affecté ployèrent le courage indomptable d'un homme qui avait toujours été victorieux. Lucain, après nous avoir dépeint les artifices de ses attraits, ajoute : "Sa beauté secondait la douceur de sa langue, Et son oeil éloquent achevait sa harangue". {Lucain, La Pharsale, X, 105} Mais quand Jules fut hors du monde, celle, qui avait eu l'honneur d'être femme d'un tel empereur, osa bien encore tenter de réduire en servitude un autre prince Romain. Ce qui lui réussit heureusement, ayant trouvé Antoine disposé à tout souffrir, car elle crut qu'il ne lui manquerait rien de la gloire impériale, si elle entrait dans le lit de celui, qui, ayant pris la place de Pompée, et succédé, se disait-il, aux droits de César, s'assurait plus sur la grandeur d'une fortune changeante, que sur les forces de sa propre vertu. Mais après que l'effronterie de cette femme impudique eut en vain sollicité Auguste, étant déchue de son espérance, elle prit pour affront l'amour qu'il avait pour l'honnêteté, appela sa chasteté du nom de superbe, et crut qu'il fallait déclarer la guerre à celui qu'elle avait rencontré plus courageux que Jules. Elle tenta donc tous les moyens de le ruiner, mais s'étant ruinée elle-même, elle se prosterna toute captive qu'elle était aux pieds de ce jeune vainqueur pour le solliciter par les derniers efforts de sa beauté. Mais quand elle vit que ses attraits étaient trop faibles, et qu'il la gardait pour l'ornement du triomphe, ayant trompé ses gardes, elle se retira dans son mausolée, et là, s'étant parée selon sa coutume de ses plus somptueux habits, et parfumée des plus rares odeurs, elle monta dans son trône, éclatant des plus précieuses richesses de l'Orient, s'assît auprès de son Antoine, et se faisant mordre aux mamelles par des aspics, fut emportée d'une mort pareille a un sommeil. Digne mort d'une d'une femme plus venimeuse que ses serpents, qui semblait être née pour corrompre les moeurs et pour débaucher la pudicité des princes. Elle qui avait auparavant régenté les empereurs, étant réduite dans un état piteux, mais non pas digne de pitié, se prépara une catastrophe qui fut bien tragique pour elle-même, mais qui fut comique seulement pour l'empire Romain qu'elle avait dessein de ruiner. La constance invincible qu'Auguste témoigna à son abord est contée entre ses plus généreuses actions et parmi ses titres les plus glorieux. Celle de Scipion l'Africain ne lui cède guère, qui, après la mémorable victoire qu'il remporta sur Annibal, s'acquit la palme d'une pareille continence. Car après qu'Annibal eut fait une si grande boucherie de l'armée Romaine qu'il éteignit sa soif dans le sang et commanda à ses soldats de ne plus tuer, et que Rome sans doute eut trouvé la sépulture de sa grandeur dans la bataille de Cannes, si le Carthaginois eut su poursuivre sa victoire, comme il savait vaincre ; pour venger tant de pertes le sénat envoya Scipion l'Africain, qui depuis les Pyrénées jusqu'aux colonnes d'Hercule et jusqu'à l'océan, regagna avec tant de félicité les provinces que les Romains avaient perdues, qu'on aurait de la peine à juger s'il vainquait avec plus de vitesse ou avec plus de facilité. Ce chaste prince rendit aux barbares des jeunes garçons et des filles d'excellente beauté qu'il avait prises sur eux et ne voulut jamais permettre qu'on lui en fît voir aucune, afin qu'il ne semblait pas seulement avoir cueilli avec les yeux quelque chose de leur virginité. Mais s'il fut chaste, il ne fut pas moins modeste. Dans la gloire d'un si grand triomphe il ne souffrait jamais d'être appelé seigneur, ni vainqueur, sinon par Annibal et par quelques siens complices qui avaient trompeusement rejeté les conditions équitables de la paix par la rupture du traité. Il chassa même de l'armée, comme criminels de flatterie et ennemis du salut public ceux qui après en avoir été châtiés ne voulaient pas obeïr à ses défenses. Mais toutefois la race d'Énée n'a pu se défaire de cette délicatesse d'oreille qui se laisse chatouiller aux flatteries. Les histoires nous fourniront de célèbres témoignages qu'elle a toujours été tachée de ce vice, bien que du commencement elle eut une gravité bien différente de la légèreté Asiatique. De cette délicatesse est venu le reproche qu'on leur fait que "tout Romain aime à flatter les autres ou à être flatté lui-même". Et pour dire vrai, il n'en est pas un qui ne puisse être gagné par des présents, s'il ne l'est par des paroles. Et si quelqu'un ne se laisse pas prendre à des petites gratifications, il se laisse prendre aux honneurs. Romulus qui consacra sa ville par les malheureux auspices d'un parricide, se voyant tourmenté par l'ombre de son frère, dont il venait de répandre le sang, l'appaisa d'un honneur imaginaire, faisant semblant de lui communiquer le pouvoir de la souveraineté. Le peuple Romain, après avoir assassiné méchamment ses empereurs, les déifiait encore avec plus d'impiété, couvrant sa perfidie manifeste d'un soulagement du tout inutile aux morts, comme si elle eût présenté des breuvages sacrés à ceux à qui elle venait de porter le poignard ou le poison dans le cœur. Ainsi ses mensonges effrontés les faisaient passer dans la conition des Dieux, comme si la main du Tout-puissant n'était pas assez forte pour soutenir le monde sans adopter des tyrans. Nous lisons que l'infidélité de ce peuple faisait des "Diues", des "Indigetes" et des "Heroes" de ceux qu'elle avait estimés indignes de condition d'homme. C'est de là que des empereurs illustres au reste en vertu et éclairés de la foi chrétienne ont osé retenir le nom de "Divus", qu'ils prennent plaisir d'entendre parmi les titres qu'on donne à leur grandeur. La vieille coutume, bien que vicieuse et contraire à la foi catholique, étant restée en son entier pour ce point là. Si nous en venons aux termes de la flatterie, le Romain a de beaucoup surpassé les Grecs à en inventer de nouveaux, il a si bien montré le honteux métier de flatter que les peuples susceptibles de ces lâchetés les ont facilement apprises ; cette nation a enseigné de mentir devant les grands en honorant leur personne qui n'est qu'une du titre pluriel, ce qu'elle a communiqué à ses voisins et à ses enfants. Vous trouverez l'origine de cette coutume dans le temps que César, faisant le dictateur ou plutôt le souverain et lui seul exerçant toutes les charges, se saisit par ce moyen de toute la République. L'image de ce temps là se présente souvent devant mes yeux, lorsque je vois maintenant que les plus faibles disposent leurs affaires et leurs desseins, même à l'appétit du plus puissant, et s'apprêtent, bien qu'à contre-coeur, de prononcer contre eux-mêmes l'arrêt de mort ou de bannissement. Par ce moyen la puissance d'un particulier devient épouvantable, la crainte qui se loge dans le coeur des peuples fait trembler les plus assurés. Celui qui est dans ce degré de puissance tire à soi l'autorité de toutes les charges ensemble. Tellement que les prêtres cachent les commandements de la loi divine, les plus vieux ignorent la sagesse, le juge oublie le droit, le prélat son autorité, le sujet la discipline de sa patrie, le libre ne tient compte de sa liberté, et tout le peuple se défait de la douceur du repos et de la paix. Et pendant que tous les membres se meuvent par la volonté de celui qui gouverne, ils se privent tous en général et en particulier de la liberté de leurs sentiments. La face des affaires du temps présent n'est-elle pas semblable à celle de ce temps-lâ? "Auquel la lâcheté d'un servile sénat Ayant fait banqueroute à son premier éclat, Fut prête d'ordonner par un édit bien ample, L'honneur de la Couronne avec celui du Temple, Au tyran qui venait perdre leur liberté, De lui tendre la gorge, et s'il l'eût souhaité, En souillant leur honneur par des taches infâmes De livrer aux soldats leurs filles et leurs femmes". {Lucain, La Pharsale, III, 109-111 et V, 307} Et si quelque chose pour lors sauva ces malheureux citoyens, ce fut "Que le tyran eût honte d'en tirer Ce que sans honte ils pouvaient endurer". Les maximes de ce tyran sont passées à ceux qui lui ont succédé dans la tyrannie, car ils pensent que les lois tiennent à plus grand honneur d'être abrogées par eux, que d'être gardées par leurs inférieurs. Sous une telle domination l'ombre de la liberté se conserve seulement par les feintes que l'inférieur pratique, pour témoigner qu'il désire ce qu'on lui demande, il faut absolurnent qu'il fasse, ou pour le moins qu'il semble faire de nécessité vertu: prêtant son consentement à la violence, et se forçant à recevoir les commandements à bras ouverts. Mais pensez-vous que dans cette contrainte il reste quelque parcelle de la véritable et franche liberté, lorsque la flatterie gouverne et que la vanité dispose de tout, et ne laisse rien au pouvoir de la vérité ni de la vertu? Ne croyez pas que la flatterie marche sans la trahison. Gnatho qui chez le comique représente les flatteurs, le confesse effrontément : "Mon triomphe est plus grand quand ma fourbe est plus grande". Car si la fin de l'orateur est de persuader par le bien dire, et celle du médecln de guérir par son traitement, la fin du flatteur est de tromper par ses paroles emmiellées : "On pipe les oiseaux au doux son de la flûte". {Denys Caton, Distiques I, 27} On sait avaler les poisons dans du sucre. Mais "Toujours le médecin n'achève pas sa cure". {Ovide, Les Pontiques, I, 3, 17} Ainsi, bien que le flatteur ne trompe pas toujours, et ne triomphe pas quelquefois de son ami; néanmoins s'il n'omet aucune de ses ruses il ne laisse pas d'avoir son but. Ulysse n'évita pas les enchantements des Sirènes pour ce qu'il leur manquât quelque douceur attrayante, mais parce qu'il avait opposé les forces d'une généreuse vertu aux appâts de la volupté et aux flatteurs allèchements de ces beaux monstres. Le Pharisien qui vint pour tenter Jésus-Christ et l'espion de la part d'Hérode n'oublièrent aucun des artifices de la flatteuse tromperie pour surprendre en paroles celui dans la bouche duquel ne se trouva jamais de mensonge. "Maître", dit l'un, "nous savons que vous êtes véritable et que vous enseignez le chemin de dieu en vérité, et que vous ne vous souciez d'aucun, vous ne faites point de choix des personnes". {Matthieu, XXII, 16} Qu'y a-t-il de plus obligeant en apparence? mais l'interrogation suivante découvrit bien où tendait leur malicieuse finesse et quel but avait leur envie. "Est-il permis de payer la taille à César ou non?" {Matthieu, XXII, 17} Voyez le piège qu'ils dressent sur le passage de l'innocent, voyez comme "l'iniquité tend ses filets pour le surprendre". S'il répond qu'il faut payer la taille, il soumettra à la servitude des Gentils le peuple appartenant à Dieu, la nation libre, le fief noble du Seigneur qui n'est obligé seulement qu'aux décimes, aux prémices et aux cérémonies légales. S'il leur conseille de refuser le tribut à ceux qui veillaient pour le salut et le repos de tout l'univers, les partisans auront quelque droit de le saisir comme séditieux et criminel de lèse-majesté. Mais c'est en vain qu'on jette les filets devant les oiseaux qui volent trop haut. Jésus-Christ sait bien développer les embûches de leur calomnie, lorsque, s'étant fait apporter une pièce de monnaie de celles qu'on payait pour le tribut, il répondit, qu'il fallait rendre à un chacun son image, et que partant il fallait rendre à César ce qui appartient à César, en telle sorte que Dieu ne soit jamais frustré de ses droits. Mais c'est une faveur que tout le monde n'a pas que de pouvoir échapper de ces flatteuses caresses: quelques-uns ne les aperçoivent pas, et les autres ne peuvent les éviter après les avoir aperçues. Je vous puis bien au moins assurer d'une chose, que ceux qui sont infectés de ce vice ont aussi peu d'affection pour la vertu que des souillons de cuisine ont de bonne senteur. [3,11] CHAPITRE XI. De ceux qui flattent par présents et par promesses. Qu'il n'est pas séant à un homme d'honneur de faire souvent des promesses. La plus grande finesse de cet art consiste à sembler prendre un soin particulier des affaires d'un autre sans se soucier des siennes propres: parlez peu souvent, ou point du tout de votre intérêt, mais toujours du sien, ne touchez pas aux présents qu'on lui fait, même à ceux qu'on lui apporte contre sa volonté, "jusqu'à tant que tout le Jourdain soit coulé dans sa bouche". {Job, XL,18} La convoitise qu'il a pour toutes choses fait que toutes lui sont propres. De même que la gourmandise de certains animaux insatiables porte envie à la commune pâture des autres, jusqu'à tant qu'elle se soit saoulée jusqu'à rendre gorge, tant elle a peur que ce qu'ils mangent ne les affame. Ainsi le riche croit qu'on lui dérobe ce qu'on donne à un autre à quelque titre que ce soit. Crassus était de cette humeur, comme lui reprocha un soldat, qui l'ayant trouvé parmi les morts dans la bataille de Carres où il fut défait, lui coupa la tête et la remplit d'or fondu; parce qu'il avait en lui seul ou plus que tous les autres ensemble une soif insatiable pour ce métal. Jugurtha désarma plusieurs fois et rompit l'armée Romaine et même ébranla la majesté du sénat par les grands présents qu'il fit beaucoup moindres que ses promesses.Mais la promesse n'appartient qu'à ceux qui sont en possession d'exercer des libéralités. Dans d'autres personnes elle ne sert de rien à gagner un esprit, au contraire elle étouffe bien souvent la faveur qu'on s'était déjà acquise, et l'éteint d'autant plus vite que celui avec qui l'on traite est homme de plus grande gravité et de plus forte prudence. Pour la simplicité elle est découverte aux embûches de ceux qui la veulent surprendre et se laisse aisément attirer par cette vaine espérance. Pour ce sujet celui qui a rempli tout le monde de ses lascives amourettes, donne cette instruction aux galants qui assiègent les jeunes filles : "Promettez librement à toutes vos maîtresses, Qu'importe, il est aisé d'être riche en promesses". {Ovide, L'art d'aimer, I, 443-444} A ce conseil est contraire celui du philosophe, qui nous assure qu'il n'est pas à propos de promettre et que l'on ne le doit faire que rarement et pour un juste sujet; car si le moyen vous manque d'accomplir votre promesse, c'est une témérité de promettre ce que vous ne pouvez tenir, et si vous en avez la puissance sans la volonté, vous passerez pour un menteur et n'acquerrez pas le mérite du bienfait par une simple promesse. Que si vous laissez de l'intervalle entre la promesse et l'accomplissement, la grâce du présent et les agréments du plaisir s'envieillissent et se flétrissent en quelque façon, parce que celui qui diffère, semble durant ce délai n'avoir pas la volonté de faire ce qu'il a promis. "Le délai du bienfait amoindrit le mérite, Celui que l'on n'a point promis, Bien que sa valeur soit petite, Est plus doux et fait plus d'amis". Et puis quelqu'un est-il certain de l'avenir, pour savoir s'il pourra s'acquitter de ce qu'il diffère? Le conseiller de la vérité, l'arc-boutant de la foi, le vaisseau de l'élection, j'entends le docteur des Gentils, ne put tenir ce qu'il avait promis aux fidèles qu'il avoit longtemps repus de l'attente de sa venue. Que veut dire autre chose son excuse, par laquelle il leur mande qu'il a été en sa puissance, mais qu'il n'y est plus, protestant qu'il n'a point en cela commis de légèreté, s'il n'a pas pu ce qu'il voulait, Dieu l'en ayant empêché? Quel homme sage ose promettre assurément ce qui dépend du moindre changement, vu que plusieurs causes l'en peuvent aisément empêcher. Outre cela, qui que ce soit peut changer de volonté pour un juste sujet: tel en certain temps semble digne d'un bienfait qu'on reconnaît à la longue en être indigne. Comme aussi tel semble ne le pas mériter qui prenant un meilleur train de vie, arrache même d'une main étrangère, comme l'on dit, un bienfait par ses nouveaux mérites. En semblables cas c'est plutôt vertu que crime de changer de résolution. Car s'il vous plaît que nous prenions instruction des fables, Thesée n'eut jamais perdu son fils unique s'il eût voulu changer son souhait. Et Phoebus n'eut jamais été réduit par le ressentiment de la mort de Phaeton à être banni du ciel, et à garder les vaches chez Admète, s'il lui eût été permis de se dédire de la promesse qu'il avait faite à son fils trop ambitieux, et confirmée par un serment irrévocable. Si vous méprisez l'instruction des fables, apprenez de l'évangile, qu'Hérode se fut mieux trouvé de rompre le serment, qu'il avait fait contre la foi et contre la raison, que d'ensanglanter sa table, de souiller son banquet et de profaner sa majesté royale en éteignant le flambeau du monde et en tuant le héraut de la vérité et le précurseur de la grâce, pour immoler tant de choses sacrées à son inceste et les soumettre à l'appétit d'une baladine. C'est une règle de morale qu'il ne faut pas accomplir toutes sortes de promesses, si elles doivent être dommageables à celui qui les recevra ou pernicieuses à celui qui les tiendra. C'est aussi une loi reçue dans l'amitié, qu'il n'est permis de demander à ses amis que des choses honnêtes. Il est même défendu par le droit d'accomplir aucune promesse dont l'issue puisse être funeste ou honteuse. En dernier lieu la promesse éteint ou diminue la grâce du bienfait qu'elle précède et comme les traits qu'on apperçoit venir frappent bien moins, et qu'au contraire ceux desquels l'on ne se prend pas garde blessent davantage : ainsi l'on reçoit avec moins de plaisir le bienfait que la promesse avait déjà montré. Au contraire celui qui se présente inespérement nous touche d'un ressentiment bien plus fort et bien que la seule promesse ne donne point sujet d'action, comme disent les jurisconsultes, néanmoins quiconque promet, touche dans la main de la vérité et si l'obligation du droit civil n'y est pas, celle de la foi naturelle n'y est pas moins. Mais quel demandeur vous traitera plus rudement que la foi, si elle se rend partie? si la conscience vous accuse, qui vous absoudra? "Le méfait du coupable est le premier supplice, Que lui-même au dedans se rend bonne justice, La conscience en est le juge et le bourreau". {Juvénal, Satires, XIII, 1-3} Mais si elle vous justifie, qui vous condamnera ? Si nos oeuvres accusent notre âme, appellant la conscience à témoin devant la verité, qui examine la cause équitablement. Quel plus rude supplice pourrait ordonner un prévôt contre un assassin que celui qui sera ordonné contre elle se trouve criminelle et convaincue de mensonge ? Le juge déroge bien souvent a la sentence que le droit a portée, bien qu'il en soit appellé la vive voix. Mais la sentence que la verité prononce ne peut se rétracter. "Sa justice est une justice éternelle et sa loi est toujours équitable", bien différente de celle des justices ordinaires, où souvent la rigueur du droit fait commettre d'extrêmes injustices. Il est donc certain que quiconque promet contacte une dette et qu'il est contraint par l'arrêt de la vérité de payer ce qu'il a stipulé. Mais ce que la nécessité tire par force perd beaucoup de sa grâce. Le Philosophe considérant ces raisons a prononcé la maxime sumante "Ne te hâte pas de promettre de peur que le pouvoir ne manque à ta volonté ou que ta volonté ne se change pour des causes raisonnables quand tu en aurais encore le pouvoir, ou que même quand tu t'aquitteras de ta promesse, la grâce du bienfait ne soit perdue, ou diminuée, d'autant que tu t'étais déjà engagé de parole". Il arrive nonobstant des occasions dans lesquelles il n'est pas seulement permis mais encore bien à propos de promettre. Je n'en rapporteraa point d'autres exemples pour le présent que celui de Jésus-Christ, qui promit le saint Esprit et l'envoya à ses disciples. Le même encore leur promit des sièges dans l'autre génération et la puissance de juger avec lui lorsqu'ils lui demandèrent quelle récompense il ferait à ceux qui avaient tout quitté pour l'amour de lui. Ce qui nous témoigne que la cause peut rendre la promesse recommandable, et qu'il faut quelque-fois déroger a la maxime du Philosophe. [3,12] CHAPITRE XII. De ceux qui manient la bourse et les secrets des grands? Que l'amitié n'est qu'entre les bons, que les grands sont plutôt familiers qu'amis. Que leur familiarité est périlleuse, bien qu'elle semble utile. Or si vous continuez de prendre le devant dans le crédit de celui que vous voulez gagner, et de surpasser ceux qui le marchandent avec des promesses et des présents, et que vous vous mêliez de gouverner ses affaires, épargnez sa bourse, un agent qui traite doucement les deniers de son maître ne peut déplaire au père de famille qui ne songe qu'à son profit. Vos vices lui seront agréables si vous récompensez vos défauts par votre ménage. Le meilleur revenu, si vous ne le savez-pas, dit Cicéron, est l'épargne. Un homme qui n'a pas beaucoup de fonds s'enrichit aisément quand il est bon ménager, un riche qui est prodigue s'épuise encore plus aisément. Le plus grand coffre a un fond, quelque grande que soit la quantité de l'eau, dont un vaisseau est rempli, elle s'écoule bientôt par un petit trou. On tarit la fontaine si l'on coupe la source. Une bouteille se vide en peu de temps par une bouche assez étroite. Ainsi le prodigue, si par miracle son argent ne se multiplie, trouve bientôt le bout de ses richesses en les épuisant continuellement par de grandes dépenses. La plus ample succession se dissipe par la soustraction des petites sommes. "Des trésors amassez avec grand ménage Le luxe fait ravage. Mais l'indigence ayant les pieds nus, les yeux bas Accompagne ses pas". {Claudien, Contre Rufin, I, 35} Il faut donc épargner ce qui sera nécessaire et ajouter quelque chose au monceau qui décroit toujours par la déduction de ses parties. Et bien que le besoin en fasse nécessairement écouler quelques parcelles, le soigneux père de famille est bien aise qu'on les arrête sur les comptes: ce qui lui échappe sans qu'il le sache lui semble doublement perdu. Et puis "de quelque pratique que vienne le profit l'odeur en est toujours bonne. Sache que le profit vaut mieux que le savoir, Le plus homme de bien et Jupiter lui-même En chérissent l'odeur, c'est le bonheur suprême, Il n'importe comment, mais il en faut avoir". {Juvénal, Satires, XIV, 207} Si vous nous employez à ce ménage, vous lierez un homme riche des plus fortes chaînes de l'obligation, fût-il plus bigearre que Prothée ; ou si véritablement vous n'acquérez pas tout à fait ses bonnes grâces, par ce moyen vous en jouerez au moins plus familièrement. Au reste, bien que vous ne puissiez pas parvenir tout ensemble au maniement de ses secrets et à celui de sa bourse, ingérez-vous dans sa confidence à quelque prix que ce soit ; savez-vous pas que ceux qui continuent dans ce dessein règnent assurément sur les rois? "Pour être redoutés et toujours nécessaires Ils veulent s'ingérer dans toutes les affaires". {Juvénal, Satires, III, 113} Et pour cet effet il faut chercher plus curieusement les secrets qu'on prend plus de peine à cacher. Car il est certain "Que Verrès doit aimer ceux dont le témoignage Pourrait en jugement lui nuire davantage". {Juvénal, Satires, III, 53-54} Si toutefois il peut y avoir de l'amitié entre les méchants, car après qu'on a eu longtemps agité cette question on est demeuré d'accord que non, il y a bien une grande habitude entre les mauvais et entre les impudiques, mais elle est aussi différente de l'amitié que les ténèbres le sont de la lumière et quoique les méchants aussi bien que les bons puissent bien se lier par l'union des volontés, ils ne doivent point pour cela prétendre le nom 'amitié. C'est pourquoi Salluste, le plus excellent des historiens latins et Cicéron même ont appelé brigue entre les méchants ce consentement qu'on nomme amitié parmi les bons. Mais bien que la méchancete empêche un homme vicieux d'être parfait ami, néanmoins si par la confidence des secrets il peut se rendre redoutable à un homme coupable, il le retiendra par la crainte s'il ne peut le retenir par l'amitié. Juvénal a merveilleusement bien exprimé cette vérité : "Celui qui vous ayant découvert ses secrets, Ne craint point que par là vous le rendiez infâme Ne vous retiendra point à force de bienfaits, Puis qu'à tous comme à vous il peut ouvrir son âme". {Juvénal, Satires, III, 51 - 52} Il y a même longtemps que l'on doute si les riches aiment quelqu'un et l'on a passé enfin pour maxime que cela ne s'est point vu ou qu'il s'est vu rarement et surtout dans de certains sujets, dans lesquels ils semblent s'aimer mieux que les autres, en voulez-vous la raison? Deux contraires ne peuvent durer dans un même sujet, et partant les riches ayant beaucoup de convoitise n'ont point d'amitié, car ces deux affections se combattent directement. Et puis s'il est vrai, comme a dit quelqu'un, que tout homme riche soit méchant, ou bien héritier d'un méchant, il est malaisé que les richesses ne lui échappent s'il ne les attache à soi par un amour et par une convoitise bien puissante. La vigilance et le travail les acquièrent, mais un soin encore plus pénible les retient et les conserve. "Ce n'est moindre vertu de garder son partage, Que d'acquérir encore un nouvel héritage, Il faut pour le garder employer beaucoup d'art Et pour en aquérir avoir que du hasard". {Jérôme (saint), Lettre CXX, 1} Puisqu'il appelle celui-ci un art et l'autre un hasard, qui les pourrait conserver sans y avoir appliqué les forces de son esprit ? c'est un vieux proverbe : "Que l'oeil est fiché sur l'objet de l'amour et que le cœur est fermement attaché au but où l'esprit se porte". C'est pourquoi le prophète défend d'y mettre son coeur, lorsqu'en dépit de nous elles abordent de tous côtés pour nous accabler. Le docteur des Gentils nous avertit, que ceux qui souhaitent des richesses, "tombent dans les filets et dans les tentations du diable". {Paul, Lettre I à Timothée, 6} Un plus grand docteur que tous ces deux, j'entends le premier né des morts et le souverain des rois nous enseigne qu'on ne peut servir à Dieu et à Mammone {Luc, XVI, 13} tout ensemble parce que "L'argent sert ou commande à celui qui l'amasse". Mais il sert bien rarement ou jamais au riche, d'où vient que les riches sont plus souvent méchants que leurs héritiers? Comment donc régnerait la charité où le vice gouverne, le riche sait bien être familier mais il n'est jamais ami. Je ne l'entends pas de celui qui a des richesses mais de celui qui les aime. Cette considération nous doit apprendre, que nonobstant le crédit que l'on pense avoir auprès des grands à cause de la familiarité qu'ils témoignent, leurs inférieurs s'en doivent soigneusement prendre garde, ou qu'autrement cette amorce leur donnera a la fin "plus d'absinthe que de miel". {Juvénal, Satires, VI, 150} Mais il sert de beaucoup pour les intrigues d'être bien avant dans les secrets. Pourquoi non? Vous vous mettez en plus grande considération, votre autorité s'accroît, les incommodités sont chassées de votre maison, le profit y vient de toutes parts, le nombre des amis s'augmente, votre suite grossit à vue d'oeil, la dévotion de ceux qui vous adorent devient plus fervente, et la fortune vous semble donner le vent en poupe comme à son favori. Au reste les extrémités de tant de bonheurs sont plus amères que de l'absinthe, et si elles ne le semblent pas du commencement, elles ne doivent pas moins être soupçonnées d'amertume. C'est un périlleux métier de participer aux secrets des grands, s'il leur en échappe quelqu'un par mégarde, qui en sera accusé que le confident? La calomnie accuse aussitôt celui, qui a eu quelque part dans le conseil, d'avoir découvert un secret que leurs valets de chambre, leurs bouffons, leurs violons, ou quelques autres de ces marauds, dont leur délicatesse ou leur manie ne se saurait passer, auront semé dans une taverne, ou divulgué parmi le peuple pour faire croire qu'ils sont du cabinet des grands. Si vous avez envie de connaître les remuements de l'avenir, éventez un peu les cabarets, ou demandez- en avis aux goujats de l'armée, il n'y a rien de si secret qu'il ne leur soit découvert de quelque endroit. Si vous ne m'en croyez-pas, écoutez notre satyrique : "Ne pense pas qu'un grand puisse avoir des secrets, Ses marbres, ses tapis, ses chiens et ses mulets? Quand il pourrait forcer ses valets à se taire, Les publieront partout quoiqu'il y puisse faire. Que la porte fermée et les châssis bien joints aient banni la lumière avec les mensonges : Le prochain cabaret du mystère qu'on celle, Dès la pointe du jour aura su la nouvelle". {Juvénal, Satires, IX, 102-108} Je dis bien davantage, si un grand avait enfoui son secret dans la terre, un roseau croissant sur la fosse publierait et ferait entendre parmi l'air à la première haleine de vent, "Midas sous ses cheveux a des oreilles d'âne". {Perse, Satires, I, 121} Pallas ne sut même pas bien coucher son Erichthonius que le babil de la corneille ne le découvrit et cet oiseau pour avoir décelé le secret que sa maîtresse lui avoit confié perdit la beauté de sa couleur et n'acquit que la réputation de babillard. J'ajoute que les confidents des grands sont comme leurs chevaux de bas et comme leurs mulets à qui l'on fait porter la charge des secrets qui est bien la plus pesante, le déshonneur de toutes les sottises du maître retombe toujours sur eux, sinon lorsqu'on l'estime si méchant que son conseil ne saurait être pire que lui. Si sa méchanceté est reconnue, et s'il est partout dans la réputation d'homme fourbe et trompeux, il ne manque pas à s'en purger aux dépens de l'honneur des siens. Comme si la douleur de tête était amoindrie par celle des côtés qui en est la cause. Autrement si son gouvernement est estimé trop doux et trop peu sévère, ses domestiques portent bien comme des sommiers sur leurs épaules toutes ces négligences mais la seule bonté et la clémence du prince emportent l'honneur de tout ce que le peuple goûte de doux dans son gouvernement; au contraire s'il se voit menacé de quelque choc un peu trop rude, il ne marchandera pas à donner votre vie comme il ferait "une peau pour une autre peau", afin de sauver son honneur. Ainsi se déchargeant de sa faute sur vous, il ne fera point de conscience de vous livrer aux bourreaux pour les crimes qu'il a commis, et mêm ce que j'y trouve de plus étrange, se réjouira en son âme d'avoir trouvé l'invention de payer vos services et vos peines, de vous récompenser en vous rendant infâme, et en vous chargeant d'un crime véritable, ou vous en supposant un dont vous aurez le blâme au préjudice de votre innocence, à cause qu'il ne se commet point de fautes dans l'état qu'on n'attache aux conseillers du prince, toutes les excuses qu'ils peuvent apporter sont vaines ; ils ont beau dire que la souveraineté fait agir les autres offices à sa volonté, on leur répond qu'un sage ne doit point flotter longtemps dans le conseil des imprudents, puisqu'il a le don de discerner et de juger parfaitement de toutes choses. Pensez-vous que celui dont vous pouvez produire la honte en public et à la lumière du monde, puisse reposer en sureté dans sa conscience? Certes le méchant haït la lumière et craint d'être découvert, parce que tout ouvrage porte je ne sais quel caractère de son ouvrier. Le plâtre des courtisanes veut être toujours dans l'obscurité de peur d'être reconnu, les visages peints craignent de paraître encore plus laids qu'ils ne sont, s'ils se présentent en plein midi et au jour d'une fenêtre. Tout le bien de leur artifice est de faire voir aux yeux une beauté qu'elles n'ont point et d'aveugler en quelque façon ceux qui voyent trop clair; il est bien autrement des choses qui s'assurent sur leur couleur naturelle. "L'une paraît la nuit et l'autre en plein midi, , Montre aux yeux les plus clairs un visage hardi." {Horace, L'art poétique, 363-364} Il est donc vrai qu'encore que la communication des secrets semble ajouter quelque chose à la félicité, elle en ôte beaucoup plus de la sureté du repos. Il serait bien malaisé, ou peut- être impossible de compter tous ceux qui par ce penchant se sont précipités à la mort, ou qui ont soupiré de se voir dans de nouveaux et étranges supplices. "Hélas regard trop curieux! Malheureux crime dont mes yeux Sont les auteurs et les complices, Que tu me causes de supplices!" {Ovide, Les Tristes, II, 1, 103} Ce dit Ovide, qui peut-être fut banni pour avoir eu la connaissance de quelque secret, s'il ne le fut pour ses propres fautes, mais quoiqu'il en soit, il est certain qu'il n'est point bon de connaître les crimes d'autrui. Toutefois soit qu'on les sache ou non, l'on ne saurait avoir de plus sûre garde que sa propre innocence. Le philosophe a été d'avis qu'il fallait vivre parmi ses ennemis, comme parmi ses amis, et parmi ses amis comme au milieu de ses ennemis. Le satyrique nous donne cet avis : "Le principal sujet, qui sur tous vous convie, A vouloir de reproche exempter votre vie, Est le babil de ceux qui mangeant votre pain, Sont prêts à vous plonger un poignard dans le sein; Car d'un mauvais valet la langue babillarde, Est mortelle souvent, si vous n'y prenez garde". {Juvénal, Les satires, IX, 118-121} Il faut pratiquer ce conseil, non pas seulement pour la crainte des langues des valets, mais encore pour celle des poignards, des boucans et des embûches des grands. [3,13] CHAPITRE XIII. Qu'une chose acquise par flatterie se peut revendiquer. De ceux qui font trafic de la pudicité des femmes et de la leur propre, et du supplice auquel ils sont condamnés. Le flatteur ne le saurait pratiquer, puisqu'il ne cherche qu'à complaire par sa propre personne s'il peut, sinon il en interpose un autre, comme sa femme, ou quelqu'une qui le touche de parenté ou d'affection; l'affection toutefois est plus puissante, les ressorts en sont beaucoup plus naturels, et ce qui est conjoint par ses liens s'unit avec l'âme plus étroitement. Il n'est assurément point de plus dangereuse flatterie que celle qui tient ce procédé. Dans cette espèce sont les maris qui embrassent leurs rivaux avec plus de caresses, se communiquent à eux plus familièrement, convient bien souvent à souper les galants de leurs femmes, pendant que, comme dit le proverbe, cet ami sans être sur ses gardes, croit plus à la pudicité de sa femme qu'aux yeux infidèles de son rival. Cet homme n'est-il pas assez dupé de préférer à sa vue l'assurance que lui donne sa femme, qui le trompe en cela d'autant plus souvent qu'elle y est moins souvent surprise. La pie qui jase sur l'oreiller est bien persuasive. Et comme l'on dit ordinairement une corneille de nuit est plus éloquente que tous les orateurs ensemble. Elle peint le visage de quelque action que ce soit de telle couleur qu'il lui plaît et, tant plus elle a de finesse, il s'en faut défendre avec plus de prudence. Au reste le droit civil casse les contrats que la fraude a causés et révoque tout ce qui en pourrait provenir, jusque là même qu'il oblige les héritiers du défunt solidement et pour toujours à restituer ce qu'ils en auraient touché. Qui a-t-il de plus frauduleux qu'un flatteur? Vous m'objecterez peut-être que je ne les connais pas tous, vous dites vrai, mais l'exemple de plusieurs m'a appris quels sont les moeurs de tous en général. Duellius déjà vieux et tout usé, n'ayant pas un moindre tremblement de coeur que du reste du corps, parce qu'on lui avait reproché en compagnie la puanteur de son haleine, s'en alla chez lui et tança rudement sa femme de ne l'avoir jamais averti de remédier à cette incommodité mais cette vertueuse dame répondit qu'elle l'eût fait, si elle n'eût cru que l'haleine de tous les hommes sentait de même: vous pourrez louer la pudicité de cet heureux mariage et admirer encore plus la vertu de cette femme, qui supporta si patiemment le défaut de son mari, qu'il le reconnût plutôt par la médisance de son ennemi que par le dégoût de sa femme. Et moi je réponds touchant les flatteurs la même chose que fit cette femme, je pense qu'ils ont tous même senteur, ils puent la fourberie et la tromperie, et de quelque côté qu'ils se tournent ils soufflent cette mauvaise odeur dans le nez des honnêtes gens: la justice veut donc que tous les acquis qui proviennent de cette cause puissent être justement arrachés par l'héritier d'entre les mains des flatteurs, et je ne pense pas qu'on puisse empêcher les demandeurs de revendiquer ce qu'ils leurs ont donné, s'ils l'osent faire. Mais qui serait assez hardi pour les choquer, vu que dans toutes les grandes maisons et dans toutes les assemblées il y en a si grande abondance, "Qu'un nombre si puissant fait une grosse armée". {Juvénal, Les satires, II, 46} Certes pendant qu'un honnête homme, n'ayant pour appui que sa conscience, ni pour emploi que des offices de vertu, languit de faim et de soif et qu'il tremble de froid exposé à toutes les injures de la fortune qui le rabroue. "Un servile flatteur sur le pourpre étendu, Se vautre indignement dans le vin répandu". Cette crue de délices n'a pas le ventre assez grand pour goûter tous les bons morceaux qu'on lui sert et par divers artifices accommode la température de l'air à ses voluptés. Il a les premières places aux festins et les premiers sièges dans les assemblées. On ne le nomme jamais sans faire sonner devant son nom quelque magnifique épithète. Il a les premiers coups de chapeau, les premiers avis dans les jugements, les louanges qu'il donne à quelque chose semblent les meilleures et ses conseils dans la délibération passent pour les plus salutaires. Toutes ses paroles sont des perles; toutes ses actions sont la justice ou la libéralité même. Allez faire le compagnon avec ces gens là, vous verrez tout aussitôt fondre sur vous une troupe de leurs semblables, qui comme des juifs par leurs crieries vous contraindront de prendre place parmi eux. La multitude et l'artifice les garantissent, tellement que les princes et les rois ne les sauraient exterminer. N'est-ce pas une merveilleuse invention qu'une bande lâche et toute nue face la loi à des gens armés, quelle gourmande les grands capitaines et qu'elle renverse par ses lascives intrigues les choses même les plus fortes. J'avais néanmoins fait dessein de ne parler point de ces abominables marchands, qui me semblent autant indignes d'être nommés qu`ils sont dignes d'être consumés par le feu. Le respect qu'on doit aux bonnes moeurs n'impose silence, un esprit à qui reste tant soit peu d'honnête honte détourne les yeux de dessus cette infamie par un secret instinct de nature. Quand je n'en dirais pas davantage "Mon esprit parlerait au défaut de ma plume". Ceux-ci ont érigé en art les moyens de violer ou d'attaquer la pudicité des autres et de prostituer la leur et non pas simplement la leur, puisqu'ils déshonorent les lois sacrées du mariage, et que le mari procure l'adultère de sa femme. Quand elle sortira du lit, ne prenez pas son mari pour son compagnon dans la couche mais pour son couratier. Il la produit et l'expose aux marchands et s'il voit luire quelques rayons d’espérances sur des pistoles, la prostitue à quelqu'un qu'il fait semblant d'affectionner particulièrement. S'il a une fille un peu jolie ou quelque autre visage qui plaise dans sa famille, il en fait une marchandise qu'il expose au plus offrant. Mais encore que ceux qui se font des compagnons de lit ou qui les souffrent, soient en quelque façon gênés par un juste déplaisir, ils en soulagent, ou pour le moins dissimulent ce supplice par le profit qu'ils en tirent. Car, s'il faut considérer la chose de prés, laissant à tous la liberté d'en juger sans intérêt. Il n'est point de douleur sensible comme celle d'un homme qui voit sa moitié polluée par l'impudicité d'un étranger, les autres péchés sont au dehors du corps, "Mais qui commet fornication pèche contre son corps. Elle est os de mes os, et chair de ma chair, de sorte que l'homme et la femme étant conjoints dans une même chair, de deux qu'ils étaient deviennent un seul". {Genèse, II, 23-24} Cette chair ne saurait être coupée sans grande douleur, ni communiquée sans regret. "Le trône ni l'amour n'ont point de compagnons". {Lucain, La Pharsale, I, 92} Si la puissance souveraine ne trouve point de foi dans deux compagnons, la couche en a encore bien moins. Il est bien plus aisé de céder un empire que l'affection dune femme. Mais ces infâmes ne sont pas maris, ils ne sont que marchands, qui veulent faire croire aux grands qu'ils leur exposent tous leurs biens et qu'ils ne sauraient leur donner une foi plus assurée de leur service qu'en violant celle du mariage. Mais pourquoi employer tant de plaintes contre ceux qui prostituent leurs femmes et leurs filles, quoique les droits le défendent, la nature le permet en quelque façon. Mais que dirais-je de ces autres, qui comme des géants combattent la nature à guerre ouverte et présentent leurs fils à Vénus et les font marcher devant les filles pour faire une offrande de poupées, je dis qu'ils les font marcher devant, car on attend dans celles-là que leur virginité mûrisse mais dans ceux-ci il suffit que la volupté d'un sale marchand y puisse être assouvie. Oserais-je dire et le pourrais-je sans rougir de honte que des hommes plus avancés dans l'âge et dans la raison ne se de dégagent pas d'une si détestable abomination et qu'en dépit de la nature, qui les a formés du plus noble sexe, ils font tout ce qu'ils peuvent par leur exécrable saleté pour se transformer dans le pire. Ainsi ne pouvant pas devenir femmes par le bienfait de la nature, ils s'efféminent par le vice et par la corruption de leurs mœurs. Quand la lubricité d'un riche marchand se prépare pour exécuter sa passion, un petit mignon frisotté et poudré le reçoit, plus affecté qu'une courtisane, habillé comme un comédien, ajusté comme un fiancé, paré comme une jeune fille, avec un ornement de triomphe comme les princes, maniant les pieds et les cuisses pour ne parlez pas du reste avec ses mains délicates, dans lesquelles il a toujours porté des gants pour les rendre plus douces en faveur de son serviteur. Et puis la licence croissant peu à peu, sa main se promène par tout le corps pour gratter la démangeaison qu'elle a saite et pour réveiller les feux languissants de son amoureux. Mais il ne faut pas tant remuer ces cendres de Sodome, elles doivent plutôt être couvertes de fange et de crachats, et j'aurais honte d'en avoir parlé dans ce lire, si l'apôtre écrivant aux Romains n'en avait plus clairement parlé. Disant que "leurs femmes ont changé leur visage naturel en celui qui est contre nature et que les mâles ayant laissé l'usage naturel de la femme ont brûlé l'un pour l'autre, les mâles assouvissant leur détestable fureur sur les mâles, pour être livrés au sens réprouvé, et faire ce qui était contre la nature et attirer l'indignation de Dieu et toutes les pointes du foudre sur eux s'étant rendus coupables de tous les vices". {Paul, Rom. I, 27-28} Il faisait sonner ces menaces aux oreilles des Romains par la trompette apostolique, lorsque Néron, le plus abominable des empereurs, transporté d'une exécrable paillardise, tâcha de métamorphoser en femme le jeune garçon Sporus. En ce temps naquit le prouerbe que l'usage des beaux est un abus, et celui qui dit que cette faveur de la beauté est d'autant moins agréable au sage que la corruption en est plus plaisante à celui qui le débauche. Car ce que plusieurs souhaitent est plus difficilement gardé par de si jeunes et de si faibles défenseurs. Un trompeur le dérobe plus facilement à qui n'est pas sur ses gardes, ou un voleur l'arrache avec plus de violence. C'est néanmoins un point, défini il y a longtemps par les pères de l'église, que la pudicité ne peut être ôtée si la corruption de l'esprit ne précède. Parce que comme dit le grand S. Augustin, "ce que le corps souffre par force sans que l'âme ait été auparavant occupée par un désir déshonnête, se doit plutôt appeler une persécution qu'une corruption". {Augustin, Du mensonge, VII, 10} On peut garder la pureté dans l'âme qui ne peut souffrir de corruption contre sa volonté, et l'intégrité de l'intention peut éternellement garder celle de chasteté. Ce n'est pas un grand avantage de conserver la pureté de la chair quand l'esprit est pollué par une puante corruption. Mais maintenant "Qu'un amant trompeur par force ou par caresse, Ne cueille pas ces fleurs de leur tendre jeunesse", L'on nourrit si mal les jeunes gents, que d'eux-mêmes ils sollicitent les corrupteurs par leurs œillades lascives, par des signes de visage, par des gestes attrayants, par un habit fait exprès, et par une afféterie qui serait même excessive dans une courtisane. Ils n'ont ni respect ni crainte pour les lois, qui ne sont pas en petit nombre contre eux et qui ordonnent qu'il les faut rigoureusement punir. En voici une de l'empereur Théodose. "Quand l'homme par un mariage désordonné se transmue en femme pour donner des faveurs, qu'il désirerait cueillir, quand le sexe a perdu son lieu naturel, qu'on ne tient plus pour crime une action qui ne doit point être sue; quand Vénus se change en une autre forme; quand on cherche l'amour sans le trouver, nous voulons que les lois s'élèvent et que la justice s'arme contre ce crime, afin que par un glaive vainqueur et par des peines extraordinaires elles exterminent les infâmes qui en sont ou qui en seront coupables". Il punit encore ceux qui y consentent pat un supplice capital et avec raison, puisque la loi divine ordonne que ceux qui consentent soient traités de même que ceux qui commettent le crime : il détermina de l'avis du grand prélat, S. Ambroise, que ceux qui ne révèlent pas ce crime quand ils le connaissent ou qui le dissimulent quand ils le peuvent corriger, en sont estimés les consentants. Qu'est-il besoin d'étendre sur ces détestables un discours qui parlant de leur infamie ne saurait être qu'odieux et honteux tout ensemble puisque le seigneur pour finir leur sort par une digne catastrophe "pleuvera sur eux des filets afin qu'ils n'échappent pas à sa vengeance, que le feu et le soufre et la violence des tourbillons seront la part de leur calice et qu'ils seront une puanteur éternelle aux siècles des siècles avec leurs complices que le feu de Sodome a dévorés". {Psaumes X,7} Que leur servira pour lors la faveur des riches, quel sera l'usage de leurs biens temporels, et que deviendra la volupté qui sera engloutie dans une si grande. douleur et dans une telle confusion? [3,14] CHAPITRE XIV. Qu'il faut punir les flatteurs comme ennemis des Dieux et des hommes. Qu'il faut joyeusement embrasser la vérité et garder la patience; ainsi que les raisons et les exemples des anciens nous l'enseignent. 1. Mais les flatteurs suivant le proverbe, qui dit, que l'on doit principalement adorer le Dieu, dont le secours est présent, se soucient fort peu de quelle sorte ils fassent ce qu'ils souhaitent pourvu qu'ils le fassent. Cécilius Balbus dans une harangue parle généreusement à l'empereur contre ces pestes de la cour. "Sacrée majesté", lui dit-il, "votre prudence éclate principalement en ce que les flatteurs, qui pour vous applaudir font injure à la grandeur des Dieux, de vous et de votre état, n'ont encore pu vous pervertir tant sait peu. 2. Ces traîtres diminuent la révérence qu'on doit aux puissances célestes en vous comparant à elles. Ils vous prennent pour un fou de vouloir vous égaler aux Déités. Comme si vous ne saviez pas que la bassesse de votre nature est infiniment au dessous d'eux. Ils entretiennent le peuple dans la superstition, en lui persuadant par ce moyen d'adorer des Dieux mortels au lieu des immortels. Grand empereur, vous montrerez que vous avez quelque chose de divin si vous exposez aux tourments tous ces flatteurs qui applaudissent traîtreusement à votre grandeur, lui attribuant le nom de Divinité? 3. Qui serait celui des Dieux qui pardonnerait à un homme qui le voudrait tromper ? Qui de nous ne se jetterait pas sur celui qui arracherait les yeux d'or à Jupiter, ou qui voudrait aveugler sa robe en tirant les pierreries et les perles qui en sont les yeux? Qui oserait avec des ongles téméraires arracher de la tête de Mars les brillants de ses diamants? Pourquoi cela? parce qu'assurément c'est vouloir tromper les Dieux invisibles et dresser des embûches à leur sagesse que de piller leurs temples qu'ils maintiennent et dépouiller ces Dieux visibles d'ici-bas qui sont leurs images, tellement qu'ils punissent le mépris qu'on en fait et récompensent l'honneur qu'on leur rend. 4. Si vous faites donc ce que vous devez, Auguste, vous ferez la guerre aux ennemis des Dieux et, si vous ne passez pour Dieu, ce que vous n'êtes point du tout, vous passerez au moins pour religieux adorateur des Dieux lorsque vous exterminerez ces trompeurs qui vous veulent crever les yeux au mépris des Dieux immortels et que vous punirez l'injure qu'ils font à leur grandeur et à la vôtre". Ce sont les paroles de Cécilius. Néanmoins l'état des affaires présentes nous fait bien voir que la brigue des flatteurs l'a emporté; 5. de sorte que si quelqu'un demeurant dans une modestie populaire veut s'abstenir du vice des flatteurs et des charlatans, il passera pour ennemi, ou pour envieux de la félicité des autres. Les oreilles des grands sont délicates, elles sont devenues sourdes aux bons avertissements, tellement qu'elles ne reçoivent point de langue un peu rude sans en être extrêmement offensées. A quoi l'on connaît visiblement combien notre temps a dégénéré de celui de nos ancêtres, qui nous ont enseigné par paroles et par exemples, qu'il n'y a que fort peu d'actions de vertu sans patience. 6. D'où vient qu'Aristippe laissant là un certain, qui l'injuriait, lui répondit: "Je suis maître de mes oreilles, comme tu es maître de ta langue." Antistène pareillement, à un qui lui disait, un tel a médit de vous, non pas de moi, répartit-il, mais de celui qui se sent coupable des défauts qu'il reproche, mais s'il se soucie de médire de moi, je ne m'en soucie pas, pour moi je sais bien que l'ouïe doit être plus forte que la langue, vu que chaque homme n'a qu'une langue et qu'il a deux oreilles, 7. je m'en soucie pourtant en quelque façon, parce que en cela il avoue que je suis au-dessus de lui, à cause que c'est l'ordinaire d'une personne supérieure d'être sujette aux détractions de ses inférieurs, et par ainsi j'aurais droit de m'en réjouir, si la condition d'homme, qui m'est commune avec lui ne me touchait de compassion pour ce malheureux. Semblablement Titus Tatius répondit à Metellus qui lui chantait des injures, il est bien aisé de dire ce que tu voudras contre moi, qui n'aie seulement pas envie de te répondre. Que dirai-je de Xénophon? "tu as", dit-il, "appris à médire par ta méchanceté, et moi, par le témoignage de ma conscience, j'ai appris à me taire". 8. Diogène aussi repartit à un sien ami qui lui rapportait que tous ses amis le blâmaient, "il faut que la sagesse soit battue par les fous"; car le détracteur montre bien que celui qu'il déchire est meilleur que lui. Platon encore a écrit que la patience est toute la force de la philosophie, vu que Socrate non seulement nie que la sagesse puisse être offensée de paroles, mais encore assure qu'elle demeure immobile par la constance de sa vertu contre tous les assauts de la fortune. 9. Vous croyez peut-être que la patience a été seulement une vertu de philosophes, mais sachez que les exemples des empereurs l'ont aussi rendue recommandable. Quel prince en Grèce fut plus grand ou plus illustre qu'Alexandre ? et néanmoins Antigone son gouverneur lui brisa sa harpe et la jeta par terre, disànt, apprenez à régner, et ayez honte de laisser régner le luxe et et la volupté dans le corps du royaume : ce qu'il supporta patiemment, encore que d'ordinaire il fut assez impatient et qu'il surmontât son père en vices aussi bien qu'en vertus. 10. On raconte encore qu'un pirate ayant été pris lui fit une réponse aussi hardie que véritable. Car comme Alexandre l'interrogeait: Pourquoi il écumait la mer? Il lui répondit d'un visage assuré, je le fais pour la même cause, qui te fait piller toute la terre, mais parce que je n'ai qu'un vaisseau l'on me nomme pirate, et parce que tu cours la mer avec une flotte, on te nomme empereur. Si Alexandre était seul, et qu'on l'eut pris, on l'appellerait voleur; 11. et si les peuples servaient Dyonidès à son gré il serait empereur. Leur cause n'est différente qu'en tant que celui, qui foule la justice aux pieds avec plus de mépris et qui choque les lois plus directement, est plus grand voleur: n'est-il pas vrai que tu donnes la chasse à ceux que je fuis, que je les respecte en quelque façon et que tu les méprises absolument? L'injustice de la fortune et la pauvreté de ma maison m'ont contraint d'être pirate mais ton orgueil insupportable et ton avarice qui ne se peut assouvir, te font ravager tout l'univers. Si ma fortune devenait meilleure, peut-être que je le deviendrais aussi mais d'autant plus que tu deviens puissant, ta tyrannie croît à mesure de tes richesses. Alexandre admirant la constance de cet homme, qui le reprenait avec raison, "J'expérimenterai, dit-il, si tu deviendras meilleur et je changerai ta fortune afin qu'on ne lui impute plus tes fautes, mais seulement à tes moeurs". Et de fait il lui donna charge dans son armée afin qu'il pût dorénavant faire guerre légitime. 13. Mais ne prenons pas seulement des exemples de patience chez les Grecs. Scipion l'Africain répliqua à quelques-uns qui lui reprochaient qu'il allait rarement aux coups: "Ma mère a engendré un général en ma personne, et non pas un simple soldat". Marius aussi fit réponse à un Teuton, qui le défiait au combat, que s'il avait eu envie de mourir il eût pu se pendre et que le sage ne cherchait pas tant le combat que la victoire. 14. Jules César, le premier des empereurs Romains, endura plusieurs reproches avec patience; car, supportant avec déplaisir d'être chauve et ramenant souvent ces cheveux de derrière sur son front, un soldat lui dit effrontément, "il te serait plus aisé, César, de n'être pas chauve qu'il ne me serait de faire, ou d'avoir fait jamais de lâcheté dans l'armée Romaine". 15. Davantage Cécilius, étant fâché qu'il avait eu en dépit de lui un emploi par édit du Sénat, lui dit pour le piquer, te saouleras-tu de perles, parce qu'il en était extrêmement curieux, et les prisait quelquefois en les pesant dans ses mains. Mais peut-être qu'il semble que ces choses ne le devraient pas toucher et que le courage d'un prince généreux les pouvait dissimuler. 16. Outre cela on fit des libelles diffamatoires, et divulga-t-on des pasquils {vers fescennins} contre lui : "César sous sa puissance a les Gaulois soumis. Et le roi Nicomède a César sous lui mis. Mais quoi? César triomphe, non pas Nicomède. {Suétone, Vie de César, XXXXIX, 8} Parce que Nicomède roi de Bithynie avait, disait-on abusé de la jeunesse de César. 17. Cicéron aussi se moqua un peu trop aigrement de la facilité qu'avait César à convoquer le Sénat, car étant prié de son hôte Mallius de donner à son beau-fils la charge de décurion, il lui dit en pleine assemblée : il l'aura à Rome si tu veux, mais difficilement à Pompée. Le même Cicéron écrivit à Caius Cassius, un des meurtriers de César: "Je voudrais que tu m'eusses invité a souper les ides de Mars, il ne fût point demeuré de ces restes qui maintenant me donnent de l'exercice. 18. Mais Auguste favori de la fortune et l'honneur de l'empire fut encore plus patient que son oncle, car il tourna en raillerie ce que disait Antoine, qui méprisait son origine du côté maternel et l'appelait Africain et boulanger de naissance, il le reçut même en son alliance et lui bailla sa soeur en mariage. Un homme de condition privée contre qui il s'emportait de colère, osa bien lui répondre : "Dites, Auguste, ce qu'il vous plaira, j'ai ordonné la patience à mes oreilles, le silence à ma langue et le repos à mes mains, et de tout cela n'en remerciez que votre puissance, car on ne saurait me reprocher en ce que je souffre de vous, sinon cette appréhension". 19. Il ne gardait pas seulement la patience contre toutes ces piquantes paroles, mais encore il l'ordonnait aux autres, c'est pourquoi il répondit en ces termes à Tibère, qui se plaignait à lui dans ses lettres de ce que plusieurs parlaient indignement de lui. "Mon Tibère ne vous fâchez-pas tant si quelqu'un parle mal de vous, c'est assez que nous ayons un pouvoir, qui nous met à couvert de ceux qui nous voudraient mal faire. {Suétone, Vie d'Auguste, LI, 4} 20. "Si je l'étais {tyran}, dit-il, tu ne l'oserais dire". 21. Il recevait avec tant de courtoisie tous ceux qui l'abordaient, qu'il tança par raillerie un homme de ce qu'il tremblait en lui baillant une requête, comme s'il eut donné à manger à un éléphant. Il eut autant d'aversion pour les flatteries que son successeur Tibère les aima. Il détesta toujours comme une injure le nom de Seigneur. Enfin quelque désespéré lui criant dans la voie sacrée: "ô Tyran?" "Si je l'étais, dit-il, tu ne l'oserais dire". 21. On remarqua que toutes les fois qu'il entra dans la ville il ne condamna jamais personne au supplice. Curtius, chevalier Romain, homme perdu de délices, ayant trouvé un tourd trop maigre à la table d'Auguste, lui demanda s'il était permis de l'envoyer et César lui ayant répondu, pourquoi non, le chevalier le jeta par la fenêtre. Un soldat bon oiseleur ayant pris une frésaie, qui avait souvent troublé son repos, lui porta toute en vie, sous espérance d'en avoir quelque grande récompense; 22. l'empereur l'en ayant loué, lui fit donner mille asses. Mais le soldat n'étant pas satisfait osa dire, "j'aime mieux qu'elle vive", et la laissa envoler, et après cette impudence se retira au grand étonnement de tout le monde, sans que César s'en offensât. Un soldat des vieilles bandes, étant en danger de perdre un procès de conséquence, le pria de se trouver en public pour solliciter sa cause, César aussitôt lui donna un avocat de conséquence qu'il avait choisi et lui recommanda son affaire. 23. Mais le soldat s'écria, "souvenez-vous, César, que je n'ai point cherché de substitut pour vous assister dans la bataille d'Actium, j'ai combattu moi-même en personne", et disant cela, il découvrit ses cicatrices ; l'empereur touché de honte vint solliciter son procès, évitant non seulement le nom de superbe, mais encore celui d'ingrat. On lui présenta un jour un jeune étranger qui lui ressemblait parfaitement, auquel il demanda si sa mère n'avait jamais été à Rome : 24. le jeune homme répondit que non et de plus ajouta que son père y était souvent venu. La pointe de cette gentille rencontre acquit à ce jeune homme la connaissance de tout le monde et l'amitié de César. Il avait écrit des pasquils {vers fescennins} contre Pollion, auxquels Pollion ne répliqua autre chose sinon, "pour moi, j'ai la bouche fermée, ce n'est pas sans danger que d'écrire contre un homme qui peut proscrire. Car comme il ne se mettait pas facilement en colère, de même il n'admettait pas dans son amitié facilement et retenait constamment ceux qu'il y admettait. 25. Il lui fut injurieusement reproché par quelqu'un qu'il avait mérité d'être adopté par son oncle par la prostitution de son corps, parce que l'on dit que Jules l'aimait trop ardemment, non sans quelque soupçon de la perte de sa pudicité. Un autre, emporté de passion, lui reprocha qu'il avait accoutumé de se brûler les cuisses avec de la bougie pour y faire croître du poil plus douillet. 26. Il ne répondit rien encore a un autre qui l'appelait nain, sinon qu'il lui fallait prendre des souliers plus hauts. Tibère, bien qu'il soit taché de plusieurs vices, eut assez de fermeté et de constance contre les injures, disant qu'en une ville libre il fallait que les langues et les pensées des hommes fussent libres. 27. {- - -} Vespasien souffrit encore les médisances des esprits faibles, tellement qu'un vieil bouvier, lui criant par mépris, "que le renard changeait bien de poil mais jamais de peau, parce que son ardeur était si violente après l'argent que le progrès de l'âge ne diminuait point son avarice", il dit à ceux, qui l'accompagnaient, "de telles gens sont dignes de risée, nous d'amendement, et les criminels de supplice". 28. Que dirai-je de son fils Titus, qui expia l'avarice de son père par une si grande libéralité, qu'il fut appelé "les délices du genre humain". Ce bon prince tenait pour une maxime durant sa vie de ne laisser s'en aller personne de ceux qui lui demandaient quelque chose sans l'avoir obligé d'effet ou de promesse. C'est pour cette raison qu'il répondit à ses domestiques, qui lui demandaient pourquoi il promettait plus qu'il ne pouvait tenir, qu'il le faisait ainsi parce qu'il ne faut pas qu'aucun s'en aille triste après avoir parlé à son prince. 29. Ce bon empereur, s'étant ressouvenu en soupant qu'il n'avait ce jour-là rien donné, s’écria, "ô mes amis, j'ai perdu cette journée". Je n'ai point lu qu'il ait mécontenté personne en la moindre chose depuis la prise de Jérusalem et peut-être que Dieu le choisit pour venger l'innocence de son fils, crucifié, afin qu'il exterminât du monde ce peuple aveugle sans faire brèche à sa conscience, non seulement en gardant l'innocence, mais en faisant en quelque sorte un acte de religion. 30. Car il fut tant homme de bien, que sur l'heure de sa mort, comme on le portait en litière, on dit qu'il jeta les yeux au ciel et lui fit de grandes plaintes de ce qu'il lui ôtait la vie sans l'avoir mérité, vu qu'il n'avait commis aucune action digne du repentir, excepté une seule, il ne la déclara point et le temps ne la su découvrir. Mais avec sa patience, sa bénignité fut si grande qu'il ne voulait pas qu'on s'émût pour les outrages qui lui étaient faits, tant il avait peur de toucher à la vie de ses concitoyens. 31. Sa courtoise et sa libéralité fut telle que durant son gouvernement il s'employa à les obliger tous et n'en punit pas un. Il renvoya sans châtiment des hommes convaincus d'avoir conjuré contre lui et les remit en ses bonnes grâces comme auparavant. Domitien, qui après Néron exerça la seconde et la plus cruelle persécution contre Dieu, montra quelques restes de cette vertu à ses sujets, bien que d'ordinaire il les tourmentât sans raison : c'était un homme inutile et incapable de tout, qui n'avait rien de l'homme que le nom seulement. 32. Néanmoins, afin de cacher la lâcheté de son courage et sa fainéantise sous le prétexte des affaires d'état, il se donnait tous les jours un certain temps en secret, durant lequel il ne faisait rien que prendre des mouches et les piquer avec la pointe d'un stylet. Ce fut pourquoi Métellus répondit fort plaisamment à quelqu'un, qui lui demandait s'il y avait personne avec César, qu'il n'y avait pas seulement une mouche. 33. Ce mot étant venu aux oreilles du prince, quoiqu'il fut des plus cruels, il aima mieux le dissimuler que le punir ; mais qu'ai-je à faire de proposer des exemples de patience, puisque tout le monde tient pour certain que ce qu'une légère haleine du moindre vent ébranlé n'a point de fermeté ni de force, auriez-vous en réputation d'homme de courage celui qu'une petite parole peut émouvoir, jusqu'à lui ôter le repos et lui tirer le plus pur sang de l'âme, ayant rompu sa patience, la véritable liaison des vertus. 34. C'est pour cela que le droit ordonne qu'aucun ne soit puni pour de frivoles discours. Un empereur, confirmant les ordonnances de ses prédécesseurs Arcade et Honoré, nous a laissé cette belle loi : "Si quelqu'un oubliant la modestie et la honte, s'attaque à notre réputation par une impudente et malicieuse médisance et qu'étant enflé de sa fureur, il parle mal de l'état de nos affaires, nous ne voulons pas qu'il soit puni, ni qu'il souffre pour cela aucune punition ; parce que si ces discours procèdent de sa légèreté, il les faut mépriser, s'ils sont des effets de sa manie, en avoir pitié et lui pardonner s'ils les a dits à dessein de nous offenser. 35. Et partant nous voulons, que sans lui toucher en aucune façon, on vienne nous le défoncer, afin que nous puissions examiner les paroles des hommes par leurs personnes, et juger s'il faut mépriser leurs discours, ou en faire plus exacte recherche". Voyez, par cette loi que celui qui chérit la vertu ou qui obéit aux ordonnances du droit, ne s'émeut guère pour les paroles des hommes. "Flaccus dans les esprits doucement s'insinue, Il fait que la raison est toujours bien reçue: Toutes les vérités qu'il se plaît à conter, Étant dites par jeu ne peuvent irriter". {Perse, Satires, I, 115-116} 36. Le sage prend plus de plaisir, selon le témoignage du grand S. Augustin, d'être repris de qui que ce soit que d'être loué d'un homme qui se trompe ou qui le flatte. La vérité ne craint point les censeurs, s'ils sont ennemis et s'ils nous persécutent il les faut souffrir, s'ils sont amis qui se trompent, il les faut éclaircir, s'ils enseignent, il les faut écouter, mais au contraire ceux qui donnent des louanges, s'ils se trompent vous confirment dans une mauvaise opinion, et, s'ils flattent, ils vous y attirent. Ce roi que Dieu choisit selon son coeur, propose à tous les princes de sain jugement, un exemple de justice, d'humilité et de courage, dans ce verset: "Le juste me reprendra en miséricorde et me tancera, mais que l'huile du pécheur n'engraisse point ma tête". Le poète s'accorde bien à cette belle pensée : "Le faux honneur chatouille, et le vain déshonneur Par une illusion ruine le bonheur: Mais de qui? d'un esprit défectueux et lâche". {Horace, Épîtres, I, 16, 39} [3,15] CHAPITRE XV. Qu'il est permis de flatter celui qu'il est permis de tuer. Que l'usurpateur est un ennemi public. 1. Néanmoins à qui doit-on cette huile du pécheur que l'exemple des rois fidèles abhorre si fort et que la parabole évangélique envoie acheter aux vierges folles qui sont excluses du banquet ? à celui sans doute qui s'est plongé dans les boues et qui par le juste jugement de Dieu s'y enfonce encore davantage, cherchant de l'éclat dans l'opinion du vulgaire, plutôt que du feu dans l'ardeur de la charité et des oeuvres qu'elle produit. Les lettres profanes nous enseignent qu'il faut observer une autre précaution avec un tyran qu'avec un ami. 2. Et véritablement il n'est pas permis de flatter un ami mais il est bien permis de chatouiller les oreilles d'un tyran, puisqu'il ne doit pas être défendu de flatter celui qu'il est permis de tuer mais il n'est pas seulement permis mais encore équitable et juste de tuer un usurpateur, vu que celui qui prend l'épée est digne de périr par l'épée. Mais qui la prend ? celui qui s'en saisit par sa propre témérité, sans avoir reçu de Dieu la puissance de s'en servir. 3. Certes quiconque reçoit la puissance de Dieu, se soumet aux lois et devient serviteur de la justice et du droit, mais au contraire celui qui l'usurpe foule le droit aux pieds et rend les lois esclaves de sa volonté. Le droit prend donc justement les armes contre celui qui désarme les lois et la puissance publique s'élève contre un homme qui veut ravir tous les droits à la main publique. S'il est vrai que de tous les crimes de lèse-majesté il n'en est point de plus grand que celui qui se commet contre le corps de la justice, par conséquent le tyran n'est pas seulement un crime public, mais s'il se peut dire plus que public. 4. Car si le crime de lèse-majesté peut être justement poursuivi par toutes sortes de personnes, à combien plus forte raison le doit être celui qui opprime les lois, qui doivent régner sur les rois mêmes. Il n'est point de bon citoyen qui ne doive prendre vengeance d'un ennemi public, et quiconque ne lui fait pas la guerre s'offense soi-même et tout le corps de la république humaine.