[3,5] CHAPITRE V. De la ruse des flatteurs, de leurs diverses tromperies, des compagnes de 1a flatterie, et de sa suite. Il y en a néanmoins quelques-uns qui ne reçoivent point les flatteries vulgaires ni les applaudissements du peuple, faisant comme ceux qui ne veulent pas se laisser oindre d'un onguent ou d'une huile gâtée, dont la mauvaise odeur offenserait les assistants, lorsqu'ils ont plus de dessein de se parer, pour attirer la bienveillance de leurs amis, et de leurs conviés. De vrai, qu'y a-il de plus infâme que de transformer son visage aux appâts d'un bateleur, de changer de contenance et de mouvement, et de souffrir qu'un farceur joue plutôt votre personnage que le sien ? Qu'y a-t-il de plus ridicule que d'épanouir votre coeur, s'il faut ainsi parler, et déployer les voiles de vos oreilles pour vous laisser enfler, lors qu'un autre à bouche béante y souffle l'esprit de vanité pour vous pousser. Et parce que ces menus offices de vanité sont trop visibles, plusieurs mêmes des plus vains les méprisent ; mais ceux qui sont plus subtilement cachés sous quelque artifice, et qui se glissent sous le semblant d'une réprimande, d'une correction, ou de quelque autre vertueux service, sont bien plus à craindre, parce qu'ils sont bien plus dangereux. Vous trouverez que quelques-uns recherchant trop passionnément la faveur des grands se sont servis de cette ruse. Lélius, non pas celui qui dans Cicéron donne des lois de l'amitié, mais celui qui fut le conseiller et l'allumette de la guerre civile parle en cette sorte : "Nous vous faisons César, justement une plainte, Qui vous a retenu le soupçon ou la crainte? Avez-vous pu douter du coeur de vos amis, Qui n'oublieront jamais ce qu'ils vous ont promis? Quoi tandis que le sang dans nos veines bouillonne, Et que nous ne cédons en courage à personne, ,,Vous cédez à la robe, et, l'épée au côté, Vous laissez faire affront à votre autorité, Il faudra donc souffrir en faveur de Pompée, Que la plume aujourd'hui se mesure à l'épée. Pensez-vous que ce soit un si rude moyen De vaincre par le sang de quelque Citoyen?" {Lucain, La guerre civile, I, 361-366} Ainsi dans les comédies les maîtres sont le plus souvent dupés par la finesse de leurs valets, qui, après quelque légère contestation, laissent réfuter leurs raisons et font semblant d'être vaincus pour mieux confirmer la fausse croyance de ces bonnes gens, et pour gagner leur esprit plus sûrement par la subtilité de cette trahison, travaillant avec grande industrie à tromper toujours, de sorte qu'on ne les puisse jamais surprendre sur le fait. La vérité même lorsqu'ils la disent ne sert qu'à leurs mensonges. Ils amassent ainsi que des oiseleurs les moindres petits bruits de nouveautés pour en gratifier les oreilles des curieux et pour leur faire couler dans l'esprit telles passions qu'il leur plaira. Ils observent soigneusement le temps de peur de rapporter quelque chose hors de saison, ils attendent les heures du repas et remarquent quand le vin ou quelque autre plaisir a fait épanouir l'esprit. Virgile fait mention de cette ruse quand il conte que Didon envoya sa soeur pour tâcher de retenir Énée, laquelle "En connaissait l'abord et le temps le plus propre", {Virgile, L'Énéide, IV, 423} Qui ne crèverait de rire et de dépit tout ensemble de voir qu'on relève la noblesse imaginaire d'un palefrenier et d'un clerc par des plus hauts titres d'honneur, et qu'on lui écartèle des armes des plus nobles alliances de l'Europe, lorsque non sans moquerie de tous les assistants Dama prend le nom de Marcus. "Quoi sous la caution du noble et grand Marcus, Vous refuseriez donc de prêter mille écus : Quoi vous tremblez de peur, Marcus est. votre juge, Non il ne vous faut plus chercher de subterfuge, Marcus l'a dit ainsi, donc Marcus s'il vous plaît, Assignez-nous le droit ..." {Perse, Satires V, 79-81} Il faut véritablement rechercher la bienveillance de tout le monde, c'est la fontaine de l'amitié, c'est le premier degré de la charité, mais il l'a faut rechercher sans préjudice de l'honnêteté par des offices d'affection, par des moyens vertueux, par le fruit des bons services, et par une franchise de discours. Pour l'acquérir qu'on garde la foi en les paroles, et la constance dans les actions, et surtout qu'on ne s'éloigne pas dc la venté, qui est le fondement des devoirs et de toutes les bonnes choses. La vertu souhaite la bienveillance des gens de bien et même de tous s'il est possible mais elle dédaigne d'y parvenir par des abjectes flatteries. La vertu est trop noble et trop délicate, elle méprise tout ce qui est indigne d'elle, les beautés mêmes qui luisent par un éclat emprunté lui sont suspectes. Ne pensez pas qu'elle voulût mentir pour complaire, qu'elle pût déguiser le mal du nom de bien, et déshonorer le bien du nom de mal, ni qu'elle fût si lâche que d'inciter son ami, qui ne serait guère sage, à devenir encore plus fou. Mais bien qu'absolument la flatterie soit vilaine, la plus pernicieuse de toutes est celle qui pour colorer un vice est accompagnée de l'autorité de la personne ou de celle de la condition ou de la charge. Les philosophes disent que l'approbation de tous ou de plusieurs, ou des plus sages, ou de chaque ouvrier dans son art rend une chose probable. Donc si Platon ou Socrate louaient la sagesse dans quelqu'un, si Aristote y reconnaissait la bonté de l'esprit, que Cicéron l'appelât éloquent, que Pythagore admirât sa connaissance dans les mathématiques, Horace ses agréables variétés de vers et Ovide sa facilité et sa promptitude à en faire, qui ne les en croirait pas ? puisque les vices s'établissent plus vite et plus puissamment dans nos esprits quand des auteurs considérables les introduisent, un esprit qui tient le gouvernail de soi-même ne se laisse pas duper aisément; car il sait bien que personne ne connaît l'intérieur de l'homme que l'esprit de l'homme qui et en lui-même. D'où vient que chez Virgile un berger, beaucoup plus savant que les plus sages et que les plus grands hommes de notre temps, jouissant parfaitement de soi-même, parle en cette sorte : "Les bergers m'ont donné le titre de poète, Je ne l'accepte pas ... {Virgile, Les Bucoliques, IX, 34} "Vous-même, si l'éclat des pistolles vous tente, Si vous courrez après tout ce qui se présente." {Perse, Satires, IV, 47-48} Quand tout le voisinage prêcherait votre continence et votre modestie, vous ne le croiriez pas quelques serments qu'il en pût faire. Souvenez-vous de ce que vous apprîtes jeune : "Pour votre intérieur croyez-vous plus qu'un autre?" {Caton, Distiques, I, 14} Il ne serait pas aisé de dire, si celui qui prostitue sa langue aux flatteries, est le coupable, ou si c'est celui, qui prend plaisir à les écouter, l'un est criminel d'une superbe aveuglée, et l'autre d'une malice qui aveugle. Si la fraude est condamnée partout, l'aveuglement aussi qui provient de l'orgueil ne peut être justifié. Mais je veux que le flatteur soit le plus méchant, l'autre n'en est pas moins méprisable, vu qu'il ne serait jamais pris dans les embûches d'une langue flatteuse, s'il ne se flattait lui-même le premier. Pourquoi donc reproche-il à l'autre la flatterie s'il se flatte ; il se condamne du crime dont il l'accuse, et commet la faute qu'il reprend. "Malheur", dit Dieu, à ceux qui cousent des sachets sous tous les coudes et mettent des oreillers sous des têtes de toute âge; qui sont-ils, ce sont assurément ceux qui dressent des embûches aux oreilles, qui amassent des vanités douillettes, pour flatter les sens, qui prêchent les actions des hommes afin de les endormir par la douceur de la renommée, et par l'agréable murmure des louanges. Car la couette et l'oreiller ne servent que pour donner un propos plus délicieux et plus agréable. C'est donc mettre un sachet sous tous les bras quand on ne loue pas seulement l'action, mais encore toutes ses circonstances : c'est mettre la tête de tout âge sur un oreiller, quand l'on prend plaisir aux paroles des flatteurs dans routes les actions de sa vie. Vous lisez, en un autre endroit, "Il bâtissait une muraille et les autres l'enduisaient" ; [Ezéchiel, XIII, 10} quiconque avec les vices d'un esprit endurci fait un monceau de mauvaises oeuvres, ne bâtit pas une maison entière, mais seulement une muraille et qui fait une porte à une muraille seule de quelque côté qu'il entre se trouve toujours dehors. Ainsi quiconque demeure obstinément dans la corruption, est séparé de la société des saints. Celui qui applaudit avec flatterie aux méchantes actions de quelqu'un,, enduit une muraille que l'autre a bâtie. La flatterie est honteuse dans toutes sortes de personnes, mais elle l'est bien davantage dans un homme qui a de l'autorité, ou qui tient un rang considérable : de sorte que les sacrés canons déposent sans exception tous les ecclésiastique qui sont reconnus pour flatteurs ; et certes à bon droit, car flatterie a pour compagnie la fraudc, la trahison et le mensonge; pour suite l'ignominie de l'esclavage, l'aveuglement du prochain et la ruine de toute honnêteté. Un homme atteint de ce crime, doit-il pas être banni non seulement du clergé, mais encore de la communion de tous les fidèles.