[2,20] CHAPITRE XX. Que la providence ne détruit point la nature des choses ; que l'ordre des choses ne change point la providence et que le libre arbitre demeure avec la providence. Il y a quelque probabilité en ces discours mais ici le poison est caché sous du miel. Prenez garde que sous prétexte d'humilité et de respect envers Dieu, ils n'imposent aux choses une nécessité fatale, comme s'ils craignaient que son ordre ne fût interrompu, si la nécessité n'accompagnait les événements. Outre cela, ils partagent avec la majesté divine le privilège qu'elle a elle seule de prévoir l'avenir et de savoir les moments, qui par le témoignage du fils éternel sont tellement réservés à la puissance du père, qu'ils sont même cachés aux yeux de ceux à qui le fils de Dieu a révélé les secrets que son père lui avait communiqués. Ils élèvent encore les esprits des hommes par l'orgueil ou les abattent par le désespoir, lorsqu'ils promettent le cours d'une longue vie, et de beaucoup de prosperités à ceux qui sans cette assurance se tiendraient dans la crainte et dans l'humilité, et lorsqu'ils menacent d'une mort prochaine ou des disgrâces du monde ceux qui sans doute s'élèveraient à quelque chose de bon. L'écriture leur défend de lever la meule de dessus, qui est celle de l'espérance et la meule de dessous qui est celle de la crainte, entre lesquelles l'âme fidèle est broyée en cc monde. Ils la lèvent néanmoins autant à leur dommage et à la perte de leurs sectateurs, comme à l'injure de celui qui le défend. Mais comme la suite des choses ne change point la providence, réciproquement l'éternelle disposition n'ôte point la suite des choses. Car ni l'homme ne pouvait pas ne pas pécher, parce que Dieu avait prévu qu'il pécherait, ni Dieu n'ignorait pas qu'il pécherait, parce qu'il pouvait ne pas pécher. Semblablement Dieu n'ignorait pas que l'homme pouvait ne pas mourir, parce qu'il devait mourir par la coulpe du péché, ni il n'était pas nécessaire qu'il mourût à cause que Dieu l'avait ainsi prévu. Il fut donc créé en quelque façon immortel, quoique sans doute il dut mourir et son crime lui apporta la mort, qui n'était pas naturelle à sa condition car il eut été transporté de cette immortalité dans laquelle il pouvait ne pas mourir dans celle dans laquelle il ne pouvait mourir, si la désobéissance lui coupant le chemin de justice ne lui eut fermé l'entrée de la gloire pour un temps. Donc il a pu pécher et a pu ne pas pécher par la liberté de son arbitre, que ni la violence de la disposition, ni celle des destins, ni aucun mouvement de sa condition, ni aucun défaut de sa nature ne poussaient encore à commettre la coulpe, qui étant la véritable mère de la peine précipita l'homme dans le tombeau, un peu après qu'il se fut laissé tomber de sa propre volonté. Or parce qu'il lâcha trop la bride à son libre arbitre en commettant cette injustice, il languit tellement accablé sous la pesanteur du péché, que par un juste jugement de Dieu il ne saurait à peine s'en abstenir quand il veut, parce qu'il ne voulut pas s'en abstenir quand il le pouvait. Son libre arbitre est toutefois encore puissant en ce qu'il est suffisant pour faire le mal, quoiqu'il ne puisse se relever pour suivre le bien s'il n'est aidé et prévenu de la grâce. Ainsi laissant la justice de son bon gré, il a été transporté dans le royaume du péché et de la mort, où le triste joug de la servitude qui l'oppresse l'assujettit à la nécessité de mourir et de la fragilité de faillir, bien que l'ordre des destinée n'en soit pas cause mais le seul crime de sa prévarication. Si cela n'était de la sorte, et qu'il fallut rejeter la faute de l'homme sur l'auteur du destin, plutôt que sur lui, quelle justice le pourrait équitablement condamner? Il y a donc des choses possibles qui n'arriveront jamais, lesquelles ne s'appelleraient pas possibles, si elles ne pouvaient arriver, parce qu'elles n'arriveront pas. Car il est possible par exemple qu'un combat naval se donne ou qu'il ne se donne pas, l'un des deux est pourtant précisément ou déterminément vrai et connu de la prescience divine.