[2,16] CHAPITRE XVI. Quelques remarques générales sur l'explication des songes et des autres figures. Examinez donc attentivement la signification de chaque chose, soit pour l'interprétation des songes, soit pour la révélation des énigmes et des figures. Et certes elle est en plus grand nombre que celle des mots, d'autant que les outrages de la nature surpassent ceux de l'artisan qui s'efforce de l'imiter. Car sitôt qu'un discours a trois ou quatre significations, il est polysémique, c'est à dire diversement significatif. Or toute chose a autant de significations qu'elle a de similitudes et de rapports et d'autres objets. De sorte néanmoins que jamais la plus grande chose n'est signe de la plus petite ; car les signes doivent être moindres que le signifié. C'est pourquoi toute subsistance peut signifier l'homme, comme ayant quelque chose de commun avec lui ; ce qu'on peut recueillir de la figure des reptiles de S. Pierre, et de plusieurs autres passages de la bible et d'autant que la similitude est plus expresse, d'autant la signification est plus proche et plus naturelle. La similitude est ou substantielle comme celle, qui est prise du genre et de l'espèce, ou accidentelle, si elle est prise de la quantité et de la qualité, et des diverses formes des accidents, ou enfin elle est imitation, comme lors qu'un homme tâche de se conformer aux actions d'un autre ; en cette troisième sorte la créature peut être semblable au créateur, bien qu'ils ne participent en rien de substantiel ni d'accidentel. L'effet est semblable à sa cause et la cause à son effet, si elle est moindre que lui. Au reste, comme les choses semblables ont même marque, il en faut aussi tirer même jugement; et parce que bien souvent les mêmes signes apparaissent à un même homme, le conjectureur pour lors se montre habile en son métier, s'il sait distinguer la diversité des choses quand les signes ne semblent point différents. Ces remarques sont générales mais les spéciales et qui appartiennent aux particuliers sont de plus grande étendue. Je n'omettrai pas toutefois que la force du signe est pire ou meilleure, selon la qualité des personnes. Ainsi manier de l'argent annonce à quelques-uns une joyeuse nouvelle mais à d'autres une mauvaise. Les embrassements de Vénus sans causes apparentes menacent de quelque fâcheux accident ; ce qui fait dire à Hypsipile pleurant la mort d'Archemorus : "Jamais sans accident l'agréable mensonge Des plaisirs de Vénus ne m'a flatté en songe". {Stace, La Thébaïde, V, 621-622} J'ai dit quand ils arrivent sans causes apparentes, car si les pensées du jour précédent et la bonne chère et le vin qui échauffent le sang produisent de semblables illusions, il les saut compter entre les rêveries que l'art des conjectureurs néglige comme choses vaines: selon cette maxime d'un sage, qui dit: "Que nulle vérité des songes ne se tire, Qu'on espère en veillant les choses qu'on désire, Et qu'après en dormant la même passion Entretient notre esprit par une fiction". {Denys Caton, Distiques moraux, II, XXXI} Il faut quelquefois prendre le sens contraire de ce que les signes nous montrent en apparence. Ainsi le sommeil fit voir au grand Pompée, un peu avant sa disgrâce, des signes contraires à ce qui lui arriva: la joie de la ville, les applaudissements de son théâtre et les acclamations de tout le peuple sautant d'allégresse, comme s'il eut heureusement mis à fin toutes les affaires de la république se présentèrent devant les yeux de ce grand homme, lorsque la fortune machinait sa ruine. Ce qui paraît sous une image déshonnête et vilaine, figure quelquefois une verité fort honnête. C. César, ayant songé durant son bas âge qu'il commettait inceste avec sa mère, eut horreur d'avoir fait un si vilain songe ; mais les devins qu'il consulta là-dessuss lui répondirent que cette vision lui présageait l'empire de toute la terre; de fait, cette réponse éleva ses espérances et son courage à usurper la puissance souveraine. Enfin si vous ne regardez que la superficie des signes, qu'y a-t- il de plus juste qu'Urie, qu'y a-t-il de plus méchant et de plus cruel que David, qui se laisse persuader à la beauté de Bethsabée de commettre une trahison, un homicide et un adultère tout ensemble ? et néanmoins ces choses couvrent un sens tout contraire car Urie est la figure du diable, David est celle de Jésus-Christ et Bethsabée représente l'église souillée des taches du péché. C'est néanmoins la règle la plus ordinaire et la plus usitée que d'interpréter les semblables par les semblables. Remarquez ici que cette précédente division des songes n'est pas faite par espèces opposées, vu que souvent le même songe est en partie vision et en partie oracle et qu'il peut aussi être mis entre les songes, à cause des figures desquelles il est ombragé et qu'enfin il tient quelquefois de toutes les espèces, ainsi que l'ont remarqué ceux, qui ont bien étudié dans l'écriture sainte l'Apocalypse de S. Jean, les prophéties de Daniel et d'Ézéchiel, les songes de Pharaon et de Joseph en sont des preuves assez amples. Certaines personnes sont plus souvent éclairées de la vérité, comme ayant l'âme plus disposée et plus tranquille, d'autres au contraire sont plus souvent trompées. Nous lisons qu'Auguste, étant malade presque à l'extrémité, le jour de devant qu'il combattit Antoine, eut un avertissement en songe de se trouver le lendemain à la bataille pour gagner la victoire. Il obéit à cette vision et, s'y étant fait porter en litière défit entièrement son ennemi. Socrate songea que de l'autel de Venus, qui était dans l'Académie, on lui présentait un cygne, qui passait sa tête dans le ciel et du bec touchait aux astres, pénétrant la région du firmament, que les Grecs nomment "Aplane", et qui s'élevant bien haut au-dessus de la vue de tous les mortels, chantait avec tant de douceur et de plaisir que tout l'univers en était charmé. Le lendemain Aristide, qui demeurait dans le faubourg de l'Académie, lui amena le petit Platon, son fils, pour le faire instruire aux lettres et aux bonnes moeurs. Il ne l'eut pas sitôt vu que, jugeant de la force de son esprit par la bonne disposition de son corps : "Voilà", dit-il, "le cygne que Venus I'Académique a consacré à notre Apollon". Ce même. Platon, allant en Égypte pour y rechercher quelque science, vit en songe qu'il était pris et vendu par des Pirates, ce qui lui arriva dans son voyage.