[2,6] CHAPITRE VI. D'une femme nommée Marie qui mangea son fils. Mais qu'est-il besoin d'employer tant de discours pour dépeindre la g:randeur de cette misère, puisqu'elle a causé un crime horrible à raconter, et incroyable à entendre, dont ni les Grecs, ni les Barbares n'eurent jamais aucun exemple. Et véritablement j'aurais passé sous silence une si monstrueuse aventure, de peur d'être tenu pour un conteur de fables prodigieuses, si je n'en pouvais produire plusieurs témoins de notre temps, mais je ne veux pas taire le récit d'un forfait qui s'est commis dans ma patrie, puisqu'elle a été capable de le commettre. Une certaine femme de celles qui demeuraient au-delà du Jourdain, nommée Marie, fille d'Eleazarus, du Bourg de Bethezob, qui veut dire maison d'Hyssope, noble d'extraction et riche en biens, endurait la misère du siège avec toute cette grande multitude de peuple qui s'était assemblée pour la fête de Pâques. Les tyrans lui ravirent tour ce qu'elle avait pu faire apporter de commodités de sa maison des champs, et depuis encore quelques-uns de ces voleurs se ruaient à toute heure dans son logis pour lui ôter si peu qu'il lui restait de vivres pour soutenir sa vie languissante. Cette courageuse femme réduite au désespoir, et lassée d'en tant souffrir, provoquait par des malédictions et par des injures ces voleurs à la tuer. Mais comme nul d'entre eux ne la voulut achever ni par pitié, ni par colère et que, sitôt qu'elle avait cherché quelque viande, ces brigands lui venaient ravir, voyant qu'il n'y avait plus moyen d'en trouver et que la faim pénétrant jusques dans ses moëlles l'avait poussée dans la rage, par l'instinct de la fureur et de la faim, qui sont deux conseillers déterminés, elle se révolta cruellement contre les sentiments de la Nature. Elle prit donc un petit fils qu'elle avait à la mamelle, et le portant devant ses yeux lui tint ce pitoyable langage. Malheureux enfant d'une plus malheureuse mère, pour qui veux-tu que je te réserve dans cette cruelle guerre, dans cette faim enragée et dans les violences insupportables de ces tigres? quand la mort se pourrait éviter, la servitude des Romains nous pend sur la tête mais je parle de la servitude, la faim la devance et les harpies, qui nous pressent, sont plus cruels que ne sont l'un et l'autre ensemble. Viens donc, mon enfant, sers de viande à ta mère, de rage à ces brigands, et d'histoire prodigieuse à la postérité, pour combler le récit lamentable du malheur de ta patrie. Elle n'eut pas achevé ces paroles qu'elle l'égorge, le rôtit tout entier, en mange la moitié et réserve l'autre cachée. Voici accourir les voleurs, attirés par la fumée du rôti, qui lui demandent le poignard sur la gorge les viandes qu'ils avaient senties. A quoi la mère leur répondit, je vous en ai gardé la meilleure part, et disant ces paroles, leur découvrit l'autre moitié du corps de son fils. A ce spectacle une horreur les saisit, la frayeur engourdit ces esprits altérés du sang humain et leur voix ne trouva point de passage pour répliquer â cette cruauté. Mais elle plus barbare que ces voleurs, roulant ses yeux étincelants de rage, continua de leur parler en cette sorte : Voilà mon enfant, voilà le fruit de mes entrailles, voilà mon crime, mangez-en donc, car j'ai commencé la première, moi qui l'ai engendré, ne soyez pas plus pitoyables qu'une mère, ni plus délicats qu'une femme. Que si la piété vous fait abhorrer cette viande, je m'en rassasierai encore une autre fois, puisque j'en ai déjà fait un bon repas. Un si étrange discours les chassa tous épouvantés et tremblants d'horreur, après n'avoir laissé à cette misérable mère de tous ses biens que ce seul enfant. La ville fut incontinent remplie de la nouvelle de cet exécrable forfait : chacun se mettait devant les yeux ce parricide, chacun en frémissait, comme s'il l'eût commis : ceux que la faim pressait davantage couraient au trépas, et portaient envie au bonheur de ceux que la mort avait emportés avant qu'ils eussent les oreilles polluées d'un si tragique récit. Voila ce qu'en dit Josèphe.