[3,0] LIVRE TROISIÈME. A UN PÈRE CHRÉTIEN. [3,1] Allons, apprenons maintenant au père chrétien qu’il ne faut pas combattre ceux qui engagent son fils à suivre les volontés de Dieu. Mais peut-être ce travail risque-t-il désormais d’être superflu; peut-être va-t-il arriver le contraire de ce que je disais auparavant. J’ai dit plus haut que la loi du combat ne nous force pas de descendre dans la lice contre les païens; que l’apôtre saint Paul, qui nous fait un devoir de juger ceux qui sont dans le sein de l’Eglise, nous laisse libre de combattre contre ceux du dehors. Maintenant, à mon sens, nous ne sommes pas même tenu de lutter contre les chrétiens. Car si, même avant le discours précédent, il nous semblait déshonorant d’avoir à entamer une contestation avec un chrétien sur un pareil sujet, à plus forte raison maintenant. Un chrétien ne rougirait-il pas d’avoir besoin d’exhortation pour croire des vérités, au sujet desquelles l’infidèle n’a rien pu nous répondre? Cependant, est-ce une raison suffisante pour que nous nous taisions, pour que nous n’ajoutions pas une parole? Loin de là! Sans doute, si nous trouvions quelqu’un qui nous garantît l’avenir, qui nous assurât que personne ne se portera désormais aux excès que nous déplorons, il faudrait nous taire et laisser tomber le passé dans l’oubli. Comme toute garantie nous manque à cet égard, il faut bien que nous recourions aux avertissements. Si nos remèdes rencontrent des malades, ils produiront leur effet; si au contraire l’épidémie est passée, nos désirs sont accomplis. C’est le devoir des médecins de préparer des remèdes, tout en faisant des voeux pour que personne n’ait besoin d’en faire usage. De même nous souhaitons maintenant qu’aucun de nos frères n’ait besoin de nos exhortations; s’il en est autrement, ce qu’à Dieu ne plaise! il leur restera, selon le proverbe, une deuxième planche de salut. Supposons donc notre chrétien tel que l’infidèle; qu’il lui ressemble en tout excepté du côté de la religion; qu’il se lamente comme lui, qu’il se roule aux pieds de tous ceux qu’il voit; qu’il montre ses cheveux blancs; qu’il mette en avant sa vieillesse, sa solitude et tout le reste, et qu’il excite tant qu’il voudra les juges à la colère. Toutefois ce n’est pas devant les hommes que nous avons à nous débattre avec lui; il sait ce que nos saintes Ecritures, inspirées du Saint-Esprit, ont dit touchant le terrible et redoutable tribunal qui nous attend après notre mort. Il faut donc lui rappeler ce jour suprême et le feu qui coule comme un fleuve, et la flamme qui ne s’éteint jamais, le soleil disparu, la lune dérobée, les astres qui tombent, le ciel qui se roule, les puissances ébranlées, la terre secouée de toutes parts et bouillonnante, le son terrible et alterné des trompettes, les anges qui parcourent la terre; les milliers qui les entourent et les myriades qui les servent; les armées qui se meuvent autour du juge, le signe qui paraît devant lui, le trône qui lui est disposé, les livres ouverts, la gloire inaccessible et la voix terrible, effrayante du juge, qui envoie les uns dans le feu préparé au diable et à ses anges, qui écarte les autres des portes du ciel, malgré les longues luttes de la virginité, qui ordonne à quelques-uns de ses ministres de lier l’ivraie et de la jeter dans la fournaise, aux autres de lier les pieds aux coupables, d’enchaîner leurs mains, de les précipiter dans les ténèbres extérieures et de les abandonner au terrible grincement de dents. Il faut lui rappeler que le juge inflige le châtiment le plus rigoureux et le plus redoutable, aux uns pour des regards impudiques seulement, aux autres pour des rires intempestifs; à celui-ci pour avoir condamné sans raison son prochain, à cet autre pour l’avoir seulement maudit. Et pour preuve que de telles fautes reçoivent ce châtiment, nous en pouvons entendre l’annonce et la menace de la bouche même de celui qui ordonnera ces supplices. Il faut qu’au sortir de cette vie nous comparaissions tous devant ce juge et que nous voyions ce jour où seront dévoilées, mises à nu, non seulement nos actions, non seulement nos paroles, mais jusqu’à nos plus secrètes pensées. [3,2] En effet nous rendrons un compte de choses qui maintenant nous paraissent petites; tant le juge mettra de rigueur, une rigueur égale, à nous demander raison et de notre salut et de celui du prochain! Aussi saint Paul nous recommande-t-il partout de ne pas rechercher notre bien, mais celui du prochain. (I Cor. X, 24) Aussi réprimande-t-il fortement les Corinthiens de ce qu’ils n’ont montré ni prévoyance ni soin à l’égard du fornicateur, et ont négligé sa blessure encore saignante. Et, écrivant aux Galates, il disait : Mes frères , si quelqu’un est tombé par surprise en quelque péché, vous autres, qui êtes animés de l’esprit de Dieu, relevez-le. (Gal. VI, 1) Et auparavant il donnait aux Thessaloniciens les mêmes conseils, disant: Exhortez-vous les uns les autres, comme vous faites. Et encore : Redressez ceux qui sont dans le désordre, consolez les pusillanimes et soutenez les faibles. (I Thess. V, 11 et 14.) Pour que personne ne dise : Qu’ai-je affaire de songer aux autres? que celui qui se perd consomme sa ruine, et que celui qui se sauve soit sauvé; cela ne me regarde pas; je n’ai reçu ordre que de m’occuper de mes affaires; pour que personne ne dise cela et pour supprimer cette pensée sauvage et inhumaine, l’Apôtre dresse autour de nous comme une barrière inviolable le précepte de mépriser en plusieurs circonstances nos propres intérêts pour soigner ceux du prochain; et il prescrit de garder partout cette règle sévère de conduite. Dans son Epître aux Romains, il leur ordonne de regarder cette prévoyance comme une grande partie de leur devoir, recommandant aux forts de servir de pères aux faibles, et les exhortant à veiller à leur salut. (Rom. XV, 1) Ici il leur donne ces avis sous forme d’exhortations et de conseils; ailleurs au contraire, il ébranle avec toute la vigueur possible les esprits des auditeurs; il dit que ceux qui négligent le salut de leurs frères pèchent contre Jésus-Christ lui-même, et sapent l’édifice de Dieu. (I Cor. VIII, 12) Et il ne dit pas cela de lui-même, mais pour l’avoir appris du Maître. En effet, le Fils unique de Dieu, voulant montrer que c’est là une obligation indispensable et que les plus grands maux sont réservés à ceux qui s’y soustraient, avait dit: Si quelqu’un scandalisait un de ces petits, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui suspendit au cou la meule de l’âne et qu’on le précipitât ainsi dans la mer. (Math., XVIII, 6) Celui qui rapporte son talent n’est pas puni pour avoir négligé son propre salut, mais pour n’avoir pas travaillé à celui du prochain. Notre vie, à nous, aurait beau être irréprochable, cela ne nous exempterait pas sûrement de l’enfer où nous pouvons être jetés pour notre négligence vis-à-vis du prochain. Si aucune raison ne peut justifier ceux qui n’auront pas voulu secourir corporellement leur prochain, et s’ils sont éloignés de la chambre nuptiale, quand même ils auraient pratiqué la virginité; celui qui aura omis un point bien plus important (car le soin de l’âme est de beaucoup préférable à celui du corps), comment ne serait-il pas justement condamné aux plus terribles châtiments? Dieu n’a point créé l’homme pour qu’il borne ses soins à lui-même, il veut qu’il les étende à tous ses frères. Aussi saint Paul appelle-t-il les fidèles des flambeaux, montrant par là qu’ils doivent servir aux autres. (Philipp. II, 15) Car le flambeau, s’il n’éclairait que soi, ne serait plus un flambeau. C’est pourquoi il dit que ceux qui négligent leur prochain sont pires que des païens : Si quelqu’un, dit-il, ne prend pas soin de ceux qui le touchent, principalement de ceux de sa maison, il a renié la foi et il est pire qu’un infidèle. (I Tim. V, 8) Quel sens voulez-vous donner ici à ce mot de soin? S’agit-il de fournir au prochain ce qui est nécessaire pour soutenir sa vie corporelle? Pour moi, je crois que l’Apôtre veut parler du soin de l’âme; et si vous me contestez ce point, mon raisonnement n’en sera que plus fort. Si saint Paul entend cette parole du corps, et s’il voue à un tel châtiment celui qui n’aura pas fourni le pain de chaque jour, s’il le déclare pire qu’un païen, quelle peine ne subira pas celui qui néglige un soin plus grand et plus important? [3,3] Voyons, considérons maintenant la grandeur de notre faute, et remontant peu à peu, montrons qu’il n’y en a pas de plus grande que de négliger ses enfants, et que ce péché atteint le comble de la perversité. Le premier degré de méchanceté, de dépravation et de cruauté, est donc de mépriser ses amis; ou plutôt partons de plus bas; je ne sais comment j’allais oublier que la première Loi, celle qui fut donnée aux Juifs, ne permet point de laisser dans l’abandon les animaux de ses ennemis tombés ou égarés, peu importe, mais qu’elle ordonne de les ramener au chemin et de les relever. En commençant par les choses inférieures, le premier degré de méchanceté et de cruauté, c’est donc de voir souffrir les animaux et les bestiaux de ses ennemis et de passer outre sans leur porter secours. Le deuxième en remontant, de refuser tout service à ses ennemis; car autant l’homme est supérieur à la brute, autant cette faute l’emporte sur la précédente. Le troisième degré, c’est de négliger ses frères, quand même ils seraient inconnus. Le quatrième, de en prendre aucun soin de ses parents. Le cinquième, de ne pas les assister non-seulement dans leurs corps, mais surtout leur âme exposée à se perdre. Le sixième, de négliger non seulement ses parents, mais ses enfants qui se perdent. Le septième, de ne pas chercher des personnes qui pourraient en prendre soin. Le huitième, d’empêcher et d’écarter d’eux ceux qui voudraient les secourir. Le neuvième, de ne pas les éloigner seulement, mais encore de les combattre à outrance. Si le feu de l’enfer est le châtiment destiné au premier, au deuxième et au troisième degré de méchanceté, quelle punition sera donc réservée à celui qui les dépasse tous, celui où vous vous trouvez, le neuvième enfin? Encore on ne se tromperait pas en l’appelant non pas le neuvième, non pas le dixième, mais bien le onzième. Pourquoi? Pour deux raisons; d’abord ce péché surpasse en lui-même et par sa malice naturelle, tous ceux que nous venons d’énumérer; ensuite il emprunte une gravité nouvelle à la circonstance du temps où nous vivons. — Comment cela, direz-vous? — Oui, nous serons plus sévèrement punis que les Juifs, si nous commettons les mêmes fautes; Ce peuple vivait sous la loi de Moïse, et nous nous vivons sous celle de Jésus-Christ; nous recevons de plus grandes grâces, nous jouissons d’une doctrine plus haute et plus parfaite, nous sommes comblés de plus d’honneurs. Une faute si grave par sa nature et par ses circonstances attirera, vous le comprenez, un châtiment terrible sur les coupables. Des exemples vont appuyer ma doctrine, pour que vous ne m’accusiez pas de légèreté ni de témérité. Vous verrez que pour se sauver il ne suffit pas de bien vivre, mais qu’il faut encore bien élever ses enfants. Ce que je vous rapporterai n’est point de moi : c’est un fait que je trouve consigné dans les saintes Ecritures. Il y avait chez les Juifs un prêtre, homme sage et vertueux. Il se nommait Héli. Cet Héli était père de deux enfants; et les voyant avancer dans le sentier du mal, il ne les retenait ni ne les arrêtait; ou plutôt il les retenait et les arrêtait, mais il ne le faisait pas avec toute l’énergie qu’il aurait dû déployer. Les vices de ses enfants étaient la débauche et la gourmandise. Ils mangeaient, dit l’Ecriture, les viandes sacrées, avant qu’elles eussent été sanctifiées par l’oblation de la victime à Dieu. (I Rois. II, 16) Apprenant cela, leur père ne les châtia point. Il essaya seulement par ses paroles et ses exhortations de les détourner d’une telle abomination; et il leur disait continuellement ces paroles : Non, mes enfants, ne faites pas ainsi; ce que j’entends dire de vous est pénible, on dit que vous êtes cause que le peuple n’adore point le Seigneur. Si un homme vient à pécher contre un homme, on priera Dieu pour lui; mais si l’homme vient à pécher contre Dieu, qui pourra intercéder pour lui? (I Rois. II, 16) Ces paroles ne manquaient certes ni de poids, ni de dignité, elles étaient bien capables de ramener celui qui eût eu de la raison; car elles redressaient la faute, en montraient la gravité et révélaient le terrible et redoutable châtiment qui la devait punir; néanmoins, comme Héli ne fit pas tout ce qu’il aurait dû faire, il périt avec ses enfants. Il fallait, en effet, les menacer, les chasser de sa présence, s’armer de la verge, se montrer en un mot plus ferme et plus sévère. Il n’en fit rien, et c’est ce qui arma le bras de Dieu contre ses enfants et contre lui-même; et pour avoir ménagé ses fils à contre-temps, il les perdit, et se perdit lui-même avec eux. Ecoutez donc ce que lui dit le Seigneur; ce n’est même plus à lui qu’il s’adresse; il ne le jugeait plus digne désormais de réponse; comme un serviteur qui a commis les fautes les plus graves, il le faisait instruire par d’autres des châtiments qu’il lui réservait, tant était grande alors la colère de Dieu! Ecoutez ce qu’il dit au jeune Samuel, disciple d’Héli, remarquez encore une fois que c’est au disciple qu’il parle et non au maître; il se serait adressé à tout autre prophète, plutôt qu’à Héli, tant il avait d’éloignement pour celui-ci. Enfin voici ce que le Seigneur dit à Samuel. Héli savait que ses enfants maudissaient Dieu, et il ne les reprenait pas; ou, ce qui est plus exact, il les réprimandait, mais ses réprimandes n’étaient ni assez fortes ni assez énergiques: c’est pourquoi Dieu les condamnait. Vous voyez par là que, quand même nous pourvoirions au bien de nos enfants, si nous ne le faisons dans la mesure convenable, ce n’est plus pourvoir, c’est avertir stérilement comme Héli. Ayant donc exposé le crime, il en révèle le châtiment dans l’excès de sa colère : J’ai juré, dit-il, à la maison d’Héli, que son crime ne sera jamais expié ni par les parfums, ni par les sacrifices jusqu’à l’éternité. (I Rois. III , 14) Avez-vous remarqué cette violente indignation, ce châtiment sans rémission? Il faut, dit-il, de toute nécessité qu’il périsse, et non pas lui seulement, ni ses enfants, mais toute sa maison avec lui , et il n’y aura pas de remède pour guérir une telle plaie. Cependant, hormis cette faiblesse pour ses enfants, Dieu n’avait absolument rien à reprocher à ce vieillard; il méritait même d’être admiré pour tout le reste de sa conduite, et l’on peut se convaincre de sa sagesse non seulement par le témoignage des autres, mais aussi par les circonstances de son malheur. En effet, lorsque Samuel lui notifia les menaces divines, lorsqu’il vit que son châtiment était imminent, il ne montra nulle aigreur, nul dépit; il ne dit rien de ce que tant d’autres eussent dit à sa place : Suis-je donc le maître de la volonté des autres? Je dois subir la peine de mes péchés propres; mais mes enfants ont l’âge de discrétion, il serait juste de les punir eux seuls... Non, il ne dit rien de-tout cela, il n’y songea même pas; comme un serviteur dévoué et qui ne sait qu’une chose, se plier à toutes les volontés du maître, quelque dures qu’elles puissent être, il prononça ces paroles pleines d’une noble résignation : Le Seigneur est le maître, il fera ce qui sera agréable à ses yeux. (I Rois. ni, 48) Nous pouvons juger sa vertu, non seulement par là, mais par un autre fait encore. Une guerre éclata, guerre désastreuse pour les Israélites; un messager vint en raconter les malheurs au Grand-Prêtre. Il lui apprit d’abord que ses fils étaient tombés honteusement et misérablement dans le combat: il resta impassible à cette nouvelle; mais lorsque le messager eut ajouté que l’Arche avait été prise par les ennemis, alors, foudroyé par la douleur, le vieillard tomba de son siége à la renverse près de la porte, et se cassa la tête. Or c’était un vieillard grave et recommandable, et il avait jugé pendant vingt ans le peuple d’Israël. Si un prêtre, un vieillard, un homme recommandable qui pendant vingt ans avait régi sans reproche le peuple des Hébreux, qui avait toujours vécu avec honneur, dans des temps qui ne réclamaient pas une grande perfection, n’a pu trouver néanmoins en aucun de ces titres une suffisante justification; si, pour n’avoir pas veillé assez scrupuleusement sur ses enfants, il a subi une mort terrible et misérable; si ce péché de négligence, comme une vague furieuse, irrésistible, a couvert tout le reste et submergé toutes ses vertus; quel châtiment fondra sur nous, qui vivons dans des temps où une vie plus parfaite est exigée, sur nous qui sommes si loin de la vertu d’Héli, et qui non seulement ne veillons pas sur nos enfants, mais même attaquons et combattons ceux qui le voudraient faire, sur nous enfin qui nous montrons à l’égard de nos enfants plus intraitables et plus durs que les Barbares? La cruauté des Barbares, en effet, se borne à l’esclavage, à la dévastation et à l’asservissement de la patrie, aux maux du corps enfin; et vous, vous asservissez l’âme, vous l’enchaînez comme une captive et vous la livrez à des démons pervers et furieux et à toutes leurs passions. Car voilà ce que vous faites, lorsque vous ne donnez à vos enfants aucun conseil pour leur bien spirituel, lorsque vous écartez même ceux qui voudraient leur en donner. Et qu’on ne me dise pas que beaucoup de parents, après avoir négligé leurs enfants plus encore qu’Héli ne faisait, n’ont rien éprouvé de semblable. Beaucoup ont subi le même châtiment, beaucoup en ont souffert de plus terribles, et pour la même faute. D’où viennent ces morts prématurées? D’où viennent ces maladies douloureuses et fréquentes qui nous assaillent, nous et nos enfants ? - D’où ces accidents, ces calamités, ces catastrophes, et toute cette variété de maux? N’est-ce point de ce que nous laissons nos enfants grandir dans le vice? Les malheurs de ce vieillard suffisent à vous prouver que ces paroles ne sont pas une simple conjecture. Je veux vous citer encore à ce sujet un mot d’un de nos sages; parlant quelque part des enfants : Ne vous glorifiez pas, dit-il, d’enfants impies; car si la crainte de Dieu n’est avec eux, ne comptez pas sur leur vie. (Eccli. XVI, 1-3) Vous pleurerez dans votre deuil prématuré et vous apprendrez soudain qu’ils ne sont plus. Beaucoup, comme je vous l’ai dit, ont subi de semblables punitions; et ceux qui ont échappé, n’échapperont pas toujours. Ils n’en sont que plus à plaindre; car sortis d’ici, une justice plus rigoureuse les attend. Pourquoi donc, direz-vous, tous ne sont-ils pas punis ici-bas? Parce que Dieu a fixé un jour dans lequel il doit juger la terre, et ce jour n’est pas encore venu. S’il en était autrement, toute notre espèce serait détruite et consumée promptement. Pour n’avoir pas à anéantir le genre humain, et en même temps pour tenir le plus grand nombre en haleine pendant l’attente du jugement, Dieu prend quelques coupables, et en les châtiant ici-bas, il apprend aux autres, par cet exemple, la mesure des punitions qui leur sont réservées, afin qu’ils sachent bien, que quand même ils n’auraient pas été châtiés ici, ils n’en rendront qu’un compte plus sévère dans l’autre monde. N’allons point nous endormir, parce que Dieu ne nous envoie plus de prophètes, parce qu’il ne nous prédit plus notre peine, comme il fit à Héli; ce n’est plus le temps des prophètes, Je me trompe, il en envoie même encore aujourd’hui. — Comment nous le prouverez-vous? — Ils ont, dit le Seigneur, Moyse et les Prophètes. (Luc. XVI, 29) Tout ce qui a été dit aux hommes de l’ancienne loi ne s’adresse pas moins à nous; Dieu n’a pas seulement parlé pour Héli, mais il menace par lui et par ses malheurs tous ceux qui commettent le même péché. Dieu ne fait acception de personne, et s’il a renversé avec toute sa famille un homme dont les fautes étaient relativement légères, il ne laissera pas sans châtiments ceux qui en auront commis de plus graves. [3,4] On ne peut pas dire que Dieu soit indifférent à la bonne éducation des enfants, puisqu’à cet égard on le voit montrer partout la plus grande sollicitude. Il a d’abord déposé dans le fond de la nature ce désir violent qui porte chacun à pourvoir aux besoins de ceux qu’il a engendrés, et qui fait de l’accomplissement de ce devoir une impérieuse nécessité. A cette loi naturelle, il en a ajouté de positives, jusqu’à entrer dans le détail des soins que réclame l’instruction de l’enfance. Quand il établit des fêtes dans l’Ancien Testament, il ordonne aux pères d’en apprendre aux enfants les raisons et de leur en découvrir tout le mystère. Ainsi, après avoir parlé de la Pâque, il continue : Et vous l’apprendrez à votre fils en ce jour, lui disant : voici pourquoi Dieu m’a ordonné ces choses; c’est qu’en ce jour je suis sorti de l’Egypte. (Exode, XIII, 8, 14, 15) Il fait de même pour la loi des premiers-nés; après l’avoir portée, il ajoute encore : Et si votre fils vous questionne à ce sujet, disant: que signifie ceci? vous lui direz : c’est que le Seigneur m’a tiré par la force de son bras de l’Egypte, de la maison de servitude. Mais comme Pharaon endurci refusait de nous laisser partir, Dieu fit mourir tous les premiers-nés dans la terre d’Egypte, depuis les premiers-nés des hommes jusqu’aux premiers-nés des animaux : voilà pourquoi je sacrifie à Dieu tout enfant mâle qui ouvre le sein de sa mère. (Ibidem.) Amener les enfants à la connaissance de Dieu par toutes les voies, tel était l’ordre du Seigneur. Il prescrit aussi de nombreux devoirs aux enfants à l’égard de ceux qui leur ont donné le jour, récompensant les fils reconnaissants, punissant les ingrats, nouveau moyen de les rendre encore plus chers à leurs pères et mères et de redoubler les liens qui existent entre eux. Quand on nous établit maîtres de quelqu’un, plus on nous donne d’autorité sur lui, plus cet honneur entraîne l’obligation d’en prendre soin; à défaut d’autres, cette seule raison, que ses affaires sont entre nos mains, suffirait à nous entraîner, et nous ne saurions nous décider à trahir jamais celui qui nous a été ainsi confié. D’un autre côté Dieu soutient l’autorité paternelle, sa colère s’allume contre les enfants qui la méprisent, il ressent les insultes faites aux pères plus vivement que les pères eux-mêmes, il punit toujours les coupables. C’est encore un nouveau lien qui resserre l’union des pères et des enfants. Voilà ce que Dieu a fait. Le premier lien qu’il a établi est un lien naturel, il oblige les parents pour ainsi dire malgré eux à nourrir et à élever leurs enfants selon le commandement divin qu’ils trouvent gravé dans leurs coeurs. Mais comme ce lien naturel, affaibli de plus en plus par l’insoumission des enfants, pourrait se rompre tout à fait, le Seigneur a élevé comme une barrière pour les retenir dans le devoir, il a établi une double sanction émanant et de lui-même et des parents; par ce moyen il subordonne rigoureusement les enfants à leurs pères, et du même coup il inspire à ces derniers un plus grand amour pour leurs enfants. Ce qui constitue un second et même un troisième lien. Ce n’était pas assez; Dieu en a formé un quatrième qui quadruple la force de cette union. Je viens de dire qu’il punit les fils insoumis et ingrats, et qu’il récompense les bons fils; or, il agit de même vis-à-vis des parents ; il punit très sévèrement les pères négligents, et il comble d’honneurs et de louanges ceux qui s’acquittent avec soin de tous leurs devoirs paternels. Nous avons déjà vu le châtiment exemplaire qu’il fit souffrir à ce vieillard de l’Ancien Testament, coupable d’avoir mal élevé ses deux fils, quoique d’ailleurs il fût très illustre par sa vertu. Au contraire il récompense le patriarche Abraham pour sa sollicitude paternelle non moins que pour ses autres vertus; car, énumérant les nombreux et magnifiques dons qu’il a promis de lui faire, entre autres causes qu’il en indique, on remarque celle-ci : Car je sais qu’Abraham ordonnera à ses enfants et à sa maison après lui, de garder les voies de Dieu, leur Seigneur, et d’agir selon la justice et l’équité. (Gen. XVIII, 19.) Apprenons par là que Dieu n’aura point d’indulgence pour ceux qui auront négligé ces objets de sa vive sollicitude. Il ne se peut pas que le même Dieu s’occupe à ce point du salut des enfants, et qu’il laisse néanmoins en paix ceux qui l’auront négligé. Non, il ne les laissera pas en paix, mais son indignation éclatera contre eux, l’histoire que nous venons de rapporter le prouve assez. C’est pourquoi saint Paul nous donne continuellement ces conseils: Pères, élevez vos enfants dans la discipline et la crainte du Seigneur. (Ephes. VI, 4) Si nous sommes tenus de veiller sur l’âme de vos enfants, nous étrangers, si Dieu doit nous en demander compte, quelle ne sera pas votre responsabilité, vous qui les avez engendrés, élevés, nourris dans votre maison? Un père ne pourra pas plus avoir recours aux excuses ni à l’indulgence pour les fautes de ses enfants que pour les siennes propres. C’est ce que saint Paul nous démontre encore jusqu’à l’évidence. Lorsqu’il détermine les qualités nécessaires à ceux qui sont préposés au gouvernement des hommes, entre autres vertus qu’ils doivent absolument posséder, il exige le soin de leurs enfants, parce qu’i1 n’y aura pas de pardon pour nous si nous les laissons se pervertir. Et quoi de plus juste? Si les hommes devenaient méchants par la nécessité de leur nature, on aurait quelques raisons de chercher des excuses et quelque espoir d’en trouver, mais comme c’est par notre libre arbitre que nous sommes ou bons ou mauvais, quelle raison, je ne dis pas solide, mais spécieuse, pourrait apporter le père qui aura laissé l’objet de ses plus chères affections se pervertir et devenir mauvais? Dira-t-il qu’il n’a pas même essayé de le rendre vertueux? Mais jamais aucun père ne voudrait prononcer une telle parole, la nature est là qui le presse et l’excite constamment à remplir ce devoir. Qu’il n’a pu ? mais l’excuse est inacceptable : recevoir un tout petit enfant, le recevoir dès le principe et comme au sortir des mains de Dieu, avoir seul toute autorité sur lui, le garder continuellement chez soi; tout cela rend aisé et facile le redressement de ses défauts. De sorte que la perte des enfants ne saurait venir d’une autre cause que de la folie qui attache leurs parents aux intérêts du monde; n’avoir que ces intérêts matériels en vue, ne rien vouloir y préférer, voilà ce qui les force à négliger leurs enfants et le salut de leur âme. Ces pères (et qu’on ne prenne point ceci pour une parole d’emportement), ces pères, je n’hésiterai pas à le dire, sont pires que des parricides. Ceux-ci séparent l’âme du corps; mais ceux-là, emportant l’âme avec le corps, les jettent l’une et l’autre dans le feu de l’enfer. La première mort, il la fallait toujours recevoir de la nature; et la seconde on pouvait l’éviter, si la faiblesse des parents ne l’eût donnée. De plus la mort du corps sera détruite et effacée par la gloire de la résurrection, mais la perte de l’âme est irréparable; pour elle plus de salut possible, mais des châtiments nécessaires et éternels. Ce n’est donc pas sans raison que nous disions que ces pères sont pires que ceux qui tuent leurs enfants. Aiguiser un glaive, en armer sa main, le plonger dans la poitrine d’un enfant, n’est pas chose aussi cruelle que de corrompre et de perdre son âme; car nous n’avons rien que nous puissions comparer à l’âme. [3,5] Eh quoi! direz-vous, pour quiconque habite une ville, possède une maison et une femme, il n’y a donc pas de salut à espérer? —Sans doute il y a plus d’une voie de salut; il y en a même beaucoup et de bien diverses. Jésus-Christ nous le dit implicitement quand il déclare qu’il y a beaucoup de demeures chez son Père. Saint Paul, de son côté, nous le répète avec une certaine précision, quand il dit : Autre est l’éclat du soleil, autre l’éclat de la lune, et autre l’éclat des étoiles. (I Cor. XV, 41) Voici ce qu’il veut dire : Les uns brilleront comme le soleil, d’autres comme la lune, et d’autres comme les étoiles. Et il ne s’est point arrêté à cette différence, mais il montre encore qu’il y a parmi eux une grande variété, une variété aussi étendue qu’on la peut supposer dans un pareil nombre. L’étoile même, dit-il encore, diffère de l’étoile en clarté. Or, partant de l’immensité du soleil, descendez jusqu’au dernier de tous les astres, et songez combien il vous faudra parcourir de degrés de splendeur. Quelle étrange chose! Vous faites tout au monde pour introduire votre fils dans le palais du roi, vous l’exhortez à ne rien négliger, à tout souffrir pour approcher la personne du prince; il doit compter comme rien la dépense, le péril, la mort même. S’agit-il de la milice céleste, loin de chercher à le pousser aux premiers rangs, vous n’êtes pas attristés de le voir aux dernières places, aux dernières de toutes. Du reste, allons plus loin, si vous le voulez bien, et voyons s’il est possible que celui qui s’agite dans un milieu mondain puisse obtenir l’héritage céleste. Saint Paul a tranché la question en peu de mots; il dit que ceux qui ont des femmes ne peuvent se sauver qu’en vivant avec elles comme s’ils n’en avaient pas, en n’abusant point des biens du monde. Si vous y consentez, examinons encore un point si important. Pouvez-vous vous flatter que votre fils sache, pour l’avoir appris de vous, ou compris par lui-même, que celui qui jure, quoique avec sujet, ne laisse pas d’offenser Dieu? Que celui qui garde du ressentiment ne peut se sauver? Car les voies des vindicatifs, dit l’Ecriture, conduisent à la mort. (Prov. XII, 28) Lui ayez-vous appris que Dieu a flétri le calomniateur jusqu’à le priver de lire la divine Ecriture? Qu’il a chassé du ciel et condamné à l’enfer l’arrogant et l’insolent? Qu’il punit comme véritablement adultère celui qui lance des regards impudiques? Et ce péché, si commun chez tous les hommes, de juger son prochain, et de s’attirer par là un plus rigoureux châtiment, lui avez-vous jamais conseillé de l’éviter, et lui avez-vous fait connaître les lois portées par Jésus-Christ à cet égard? Ou bien ignoriez-vous que tout cela existait? Or, comment le fils pourra-t-il pratiquer des vertus dont le père qui doit l’instruire ignore le précepte? Et plût à Dieu que vous ne fussiez coupable que de ne rien conseiller de bon à vos enfants! Le mal serait moins grand ; mais maintenant vous les portez aux vices et à tout ce qui est de nature à compromettre leur salut. Ecoutez des parents exciter leurs enfants à l’étude des belles-lettres, vous n’entendrez pas sortir de leurs bouches d’autres raisons que celles-ci : Un tel était obscur et d’humble extraction, mais il a étudié, et l’éloquence qu’il a acquise l’a élevé aux plus hautes charges : il a amassé une fortune immense, il a épousé une femme très riche, bâti une maison splendide, il est redouté et honoré de tous... Un tel, dira un autre, s’est rendu savant dans la langue latine, et maintenant il brille à la cour, c’est lui qui gouverne. Un second fait ressortir un autre avantage, et tous relèvent ceux qui se distinguent sur la terre. Quant aux illustrations du ciel, nul n’en fait mention, et si quelqu’un ose en parler, on l’éconduit comme un homme qui n’est bon qu’à tout bouleverser. [3,6] Voilà les enseignements que vous ne cessez de faire retentir aux oreilles de vos enfants dès qu’ils peuvent vous entendre. Et que faites-vous par là, sinon de mettre dans leur âme la matière de tous les maux, en y introduisant les deux passions les plus tyranniques, je veux dire l’amour des richesses, et cet autre plus désordonné encore, l’amour d’une vaine et inutile gloire. Chacun de ces deux amours est capable lui seul de tout bouleverser; mais quand ils se liguent pour fondre ensemble sur l’âme tendre d’un jeune homme, se précipitant comme des torrents, ils dispersent toutes ses qualités, et charrient tant d’épines, de sable et de vase, qu’ils rendent cette âme infertile et incapable de porter aucun fruit de vertu. Les auteurs profanes, au besoin, nous prêteraient ici leur témoignage : parlant d’une seule de ces passions, l’un d’eux l’appelle la citadelle; un autre, la tête des vices. Mais si, prise isolément, une seule de ces passions est une citadelle, une tête, lorsque l’autre qui est beaucoup plus mauvaise et plus puissante, je veux dire l’amour de la vaine gloire, sera venue rallier la première, et que, liguées entr’elles, ayant fait ensemble irruption dans l’âme d’un jeune homme, elles s’y seront solidement implantées, établies, et qu’elles la posséderont tout entière, qui est-ce qui pourra désormais expulser ces ennemis si funestes, surtout lorsque les pères sont d’intelligence avec eux, et qu’ils travaillent de toute leur force à enraciner comme à propager leur domination malheureuse? Il faudrait n’avoir aucune expérience pour ne pas désespérer du salut d’un enfant formé par de tels enseignements ! Il faudrait s’estimer heureux qu’avec des leçons tout opposées une âme pût éviter de tomber dans le mal. Mais, quand partout on lui propose les richesses comme le but et la récompense de la vie, les hommes les moins estimables comme les modèles qu’il doit imiter, quel espoir de salut reste-t-il encore? Il est de toute nécessité que ceux qui ambitionnent les richesses soient envieux et méchants, jureurs et parjures audacieux et insolents, voleurs et impudents, éhontés et ingrats; qu’ils réunissent en un mot tous les vices. J’ai pour garant de ce que j’avance l’apôtre saint Paul, qui dit que la racine de tous les maux de cette vie, c’est l’avarice. Avant lui, Jésus-Christ avait montré la même chose, quand il déclarait que celui qui est esclave de cette passion ne peut servir Dieu. Mais, quand dès le principe le jeune homme est entraîné dans cette servitude, comment pourra-t-il jamais devenir libre? Comment pourra-t-il relever la tête au-dessus des flots, lorsque tout ce qui l’entoure le repousse, le replonge dans l’abîme, et lui ôte les moyens de se sauver? Ah! ne le repoussez pas, tendez-lui plutôt la main, et si, dans ces conditions, il parvient à remonter, à voir le ciel et à secouer la vase du péché, il faudra vous en réjouir et en bénir Dieu. Que si, après cela, l’influence sacrée des divins enseignements peut le délivrer de toutes ces maladies, il faudra le combler d’éloges et l’accabler de couronnes. C’est une terrible chose que l’habitude, terrible pour dominer et maîtriser une âme, surtout quand elle trouve le plaisir pour auxiliaire, tandis que la vertu vers laquelle nous tendons, exige de nous tant d’efforts et de travaux. Aussi, quand Dieu voulut faire perdre aux enfants des Hébreux l’habitude invétérée des vices qu’ils avaient contractés en Egypte, il les prit à l’écart dans le désert, les éloigna le plus possible de leurs corrupteurs, réforma leurs âmes dans ce désert comme dans un monastère, mettant en oeuvre tous les moyens de guérison, les plus violents comme les plus doux, et ne négligeant rien de ce qui pouvait contribuer à leur rendre la santé. Malgré ces précautions, ils ne purent être guéris de leur malice, et tout en recevant la manne, ils regrettaient les oignons, l’ail et les autres séductions de l’Egypte. Tant l’habitude est un mal déplorable! Les Hébreux, objets d’une telle sollicitude de la part de Dieu, qui avaient eu un chef si grand, si généreux, qui avaient été instruits par la crainte et la menace, par les bienfaits, par les châtiments, de toute manière enfin, qui voyaient s’accomplir tant de merveilles, les Hébreux n’en étaient pas meilleurs; et vous, vous espérez que votre fils, qui tout jeune encore habite au sein de l’Egypte, ou plutôt, qui est campé dans les retranchements mêmes du diable, qui n’entend jamais de vous un bon conseil, qui voit, au contraire, tout le monde le pousser au vice, surtout ceux qui l’ont mis au monde et élevé; vous espérez qu’il pourra éviter les piéges du démon? Comment le fera-t-il? Est-ce grâce à vos leçons? Mais vous le poussez au mal; vous ne lui permettez pas d’entrevoir, même en songe, la perfection chrétienne, vous faites sans cesse miroiter devant ses yeux la vie terrestre sous toutes ses faces! n’est-ce donc pas l’attirer au milieu d’une tempête où il ne peut que faire naufrage? Est-ce grâce à lui-même, à ses bonnes dispositions? Mais le jeune homme est complètement incapable par lui-même de pratiquer la vertu. Je suppose que son fonds contienne quelque bon germe ; vos perfides conseils y tombant continuellement, comme une pluie pernicieuse, l’auront étouffé, avant qu’il ait pu croître et grandir. De même qu’un corps, qui, au lieu d’une nourriture saine, ne reçoit que des aliments insalubres, ne peut se soutenir, même pendant un temps assez court; de même, il est impossible que l’âme formée par de telles leçons ait aucun sentiment noble et généreux, il faut de toute nécessité, qu’affaiblie, énervée, minée continuellement par le vice, comme par une peste sourde, elle ne devienne bonne qu’à être jetée dans l’enfer pour y être irréparablement perdue. [3,7] Si vous croyez que je me trompe, si vous prétendez que l’on peut concilier l’amour des richesses et de la gloire avec la pratique de toutes les vertus; si vous le soutenez sérieusement et non pour plaisanter, n’hésitez pas à nous apprendre cette nouvelle et étrange doctrine. Car je ne veux point inutilement me donner tant de maux, je ne veux pas sans profit me priver de tant de jouissances que je pourrais goûter en suivant votre exemple. Mais ne nous abusons pas, cette science si commode, hélas! n’existe pas; je le conclus de vos exemples et de vos paroles, qui enseignent tout le contraire de ce que vous soutenez. En effet, comme si vous vous appliquiez à perdre vos enfants de propos délibéré, toute la pratique de votre vie les entraîne à une infaillible damnation. Voyez donc la chose d’un peu haut. Malheur, dit Jésus, à ceux qui rient! Et vous, vous fournissez à vos enfants toutes les occasions possibles de rire. Malheur aux riches! Et vous, vous mettez tout en oeuvre pour qu’ils amassent des richesses. Malheur à vous, quand tous les hommes vous combleront d’éloges ! (Luc. VI, 24 et suiv.) Et vous, vous avez souvent sacrifié tous vos biens pour conquérir ces applaudissements du peuple. Notre-Seigneur dit encore : Celui qui injurie son frère est passible de la peine de l’enfer; et vous, vous traitez de lâches et de poltrons ceux qui endurent en silence les outrages des autres. Jésus-Christ interdit à ses disciples les combats et les procès; et vous, vous ne cessez de vivre dans cette dangereuse atmosphère. Il a ordonné d’arracher son oeil, lorsqu’il devenait une occasion de perte; et vous, vous n’avez pas d’amis plus chers que ceux qui peuvent vous enrichir, fût-ce même en vous rendant vicieux. Il ne permet point de renvoyer son épouse, excepté pour cause d’adultère; et vous, quand il est question de gagner de l’argent, vous êtes d’avis qu’il ne faut pas tenir compte de cette défense. Il a défendu les serments; et vous, vous riez, si vous voyez quelqu’un garder ceux qu’il a faits. Celui qui aime sa vie, dit Jésus, la perdra (Jean. XII, 25); et vous, vous ne négligez rien pour engager votre fils dans cet amour. Si vous ne pardonnez, dit-il, aux hommes leurs offenses, votre Père céleste ne vous pardonnera pas (Matth. VI, 14); et vous, vous reprenez vos enfants quand ils ne veulent pas se venger de ceux qui les ont offensés, et vous les dressez le plus tôt possible à cet esprit de vengeance. Jésus-Christ a déclaré que ceux qui recherchent la gloire, perdent tout le fruit de leurs oeuvres, soit-qu’ils prient, soit qu’ils jeûnent, soit qu’ils fassent l’aumône; et vous, vous exhortez votre fils à dépenser toute son activité au service de cette idole. Qu’est-il besoin d’énumérer toutes ces oppositions coupables, lorsque celles que je viens de rapporter suffiraient à nous précipiter au plus profond de l’enfer, je ne dis pas réunies toutes ensemble, mais chacune prise à part et isolément? Et vous, vous réunissez tout cela, vous en faites un faisceau énorme de péchés que vous mettez sur la tête de vos enfants, et puis vous les lancez ainsi dans le fleuve de feu. Comment pourraient-ils se sauver, jetés dans le feu avec tant de matières inflammables? Vous ne vous bornez pas à prôner des maximes contraires aux préceptes de Jésus-Christ, vous parez encore le vice de noms séduisants. Ainsi, courir les hippodromes et les théâtres, c’est le bon ton; s’enrichir, c’est assurer son indépendance; désirer la gloire, c’est de la grandeur d’âme; l’insolence est de la franchise, la prodigalité de la charité et l’injustice du courage. Ensuite comme si cette supercherie ne suffisait pas, vous travestissez la vertu en la présentant sous des noms qui la rendent ridicule; vous appelez rusticité la tempérance, pusillanimité la douceur, imbécillité la justice; l’éloignement du luxe devient de la bassesse, et la patience des injures, de la faiblesse : craignez-vous donc que, venant à connaître par d’autres le vrai nom des choses, vos enfants n’échappent à la corruption? Car ce n’est pas peu de chose pour détourner du vice que de lui donner son propre nom, sans déguisement; ce moyen a tant de force pour frapper les pécheurs que bien souvent, ceux qui se sont signalés par les vices les plus honteux ne peuvent souffrir d’être appelés ce qu’ils sont; ils se mettent en colère et se déchaînent comme si on leur faisait la plus grande injure. Que quelqu’un vienne appeler votre femme adultère, votre fils débauché, il se rend votre irréconciliable ennemi, il vous fait la plus sanglante injure, surtout s’il dit la vérité. il en est de même de l’avare, de l’ivrogne , de l’insolent, en un mot de tous ceux qui ont l’habitude du vice, quel qu’il soit ; vous les verrez moins peinés et moins affligés du fait même et de l’opinion du public que du nom de leurs vices. J’en sais beaucoup qui ont été corrigés de cette manière et que ces sortes d’affronts ont rendus plus sages. Mais vous, vous anéantissez même cette ressource extrême; et le plus terrible, c’est qu’à l’enseignement par la parole, vous ajoutez celui de l’exemple, bâtissant des palais fastueux, achetant de riches domaines, vous entourant de tout le luxe imaginable, en un mot enveloppant les âmes de vos enfants des plus épais nuages que vous pouvez. Comment croire maintenant le salut possible pour vos fils, quand je vous vois les pousser à tous les péchés qui, d’après la parole même de Jésus-Christ, doivent perdre les hommes qui les commettent? quand je vous vois mépriser leur âme comme une chose secondaire et prendre souci de ce qui est réellement l’accessoire, comme de la chose nécessaire et principale? En effet, vous faites tout pour que votre enfant ait un laquais, un cheval, le plus bel habit; quant à le rendre meilleur, vous ne daignez même pas y songer, tandis que vous étendez votre sollicitude à du bois, à des pierres; vous ne jugez pas son âme digne de vous occuper seulement un instant. S’agit-il d’ériger dans votre demeure une statue qui excite l’admiration, d’y faire briller un lambris doré, rien ne vous coûte; quant à la plus précieuse de toutes les statues, l’âme de votre enfant, vous ne daignez pas vous inquiéter. comment vous en ferez une âme d’or. [3,8] Au milieu de vos iniquités, il y a un vice pour ainsi dire culminant, auquel ma parole n’a pas encore osé atteindre. Je n’ai pas encore découvert le pire de tous vos maux. La honte dont j’allais vous couvrir et ma propre pudeur m’ont toujours retenu au moment d’en parler. Quel est donc ce crime? Car il faut enfin s’enhardir à le nommer. Aussi bien ce serait une grande lâcheté, quand on veut faire disparaître un mal, de ne pas même oser le nommer, comme si le silence suffisait pour guérir la maladie. Nous ne le tairons pas, dussions-nous mille fois en rougir et vous faire rougir vous-mêmes. Le médecin qui doit nettoyer un ulcère ne craindra pas de s’armer du fer, de plonger même le doigt jusque dans le fond de la plaie; nous aussi nous reculerons d’autant moins devant ce sujet que la corruption est plus grande. Quel est donc ce mal? C’est une passion nouvelle et contre nature qui s’est introduite dans notre siècle; une maladie très grave, incurable, qui a fondu sur nous; une peste, plus terrible que toutes celles qui nous ont assaillis. On a imaginé une monstruosité inconnue, insupportable ; dont les lois positives, dont celles mêmes de la nature ont horreur. La fornication ne sera rien désormais en comparaison de cette turpitude ; et de même qu’une douleur plus cuisante fait oublier la sensation de la précédente; de même l’excès de cette dépravation nous fait paraître supportable ce qui auparavant ne le semblait pas, le commerce licencieux avec une femme. Il semble que ce soit un bonheur que de pouvoir éviter ces nouveaux filets de l’enfer; et le sexe court risque d’être désormais superflu, dès lors que les jeunes gens prennent la place des femmes en tout. Le pire, c’est qu’une telle abomination se commet effrontément, et que la monstruosité devient la loi. Personne maintenant ne craint, personne ne tremble; personne n’éprouve de honte, personne ne rougit; l’on se vante, et l’on rit de ces actions; ceux qui s’abstiennent semblent des insensés, et ceux qui condamnent, des fous. S’ils se trouvent les plus faibles, on les accable de coups; s’ils sont les plus forts, on rit, on se raille d’eux, on les assaille de mille plaisanteries. Plus de recours ni dans les tribunaux ni dans les lois; pas davantage auprès des précepteurs, des parents, des serviteurs et des maîtres. Les uns, on peut les acheter avec de l’argent, les autres ne cherchent qu’à gagner un salaire. Parmi les plus sages, qui songent encore au salut de ceux qui leur ont été confiés, les uns sont facilement abusés et trompés; les autres redoutent la puissance des impudiques. Celui qu’on soupçonnerait de vouloir usurper le trône, se sauverait plus facilement, que celui qui aurait tenté d’arracher à ces débauchés leur proie, n’échapperait à leurs mains. Ainsi, au milieu des villes, comme s’ils étaient dans le désert le plus reculé, des hommes exercent sur des individus de leur sexe leur infernale passion, leur lubrique fureur. Si l’on échappe aux piéges de ces monstres, on n’échappe pas à leurs calomnies. Etant très peu nombreux, les chastes sont facilement écrasés par l’immense multitude des impudiques : ne pouvant se venger autrement de ceux qui les méprisent ces démons de corruption et de perversité s’efforcent de leur nuire par la diffamation. Quand ils n’ont pu donner un coup mortel, ni atteindre jusqu’à l’âme, ils entreprennent de ternir l’éclat extérieur de leurs victimes et de leur enlever toute leur bonne renommée. Aussi ai-je entendu bien des hommes s’étonner que jusqu’à présent une nouvelle pluie de feu ne soit pas tombée sur nous, et que le châtiment de Sodome ne se soit point renouvelé sur notre ville, d’autant plus digne de punition qu’elle n’a point été instruite par les maux des Sodomites. Bien que depuis deux mille ans cette terre maudite et-foudroyée où fut Sodome crie à toute la terre par son aspect, plus éloquemment qu’aucune voix ne pourrait le faire, de ne point oser de pareils forfaits nos concitoyens n’ont pas commis ce péché avec moins d’effronterie; au contraire ils se sont montrés plus impudents et plus hardis, comme s’ils étaient résolus de lutter contre Dieu, et qu’ils voulussent prouver qu’ils ajouteront à leurs crimes, à proportion que les menaces deviendront plus terribles. Comment se fait-il que le feu du ciel nous épargne? Comment, puisque les crimes de Sodome se renouvellent, le châtiment de Sodome ne se renouvelle-t-il pas? Ah! c’est qu’un feu plus terrible les attend, et qu’on leur réserve un châtiment qui n’aura pas de fin. Quoique des crimes beaucoup plus graves que ceux qui provoquèrent le cataclysme du déluge se soient commis dans le monde depuis cette punition, néanmoins l’inondation universelle qui engloutit le genre humain ne s’est jamais renouvelée, et pour la même raison. Car pourquoi ceux qui vécurent dans les premiers siècles, quand il n’y avait pas de tribunaux, pas de magistrats pour inspirer la crainte, pas de lois armées de sanctions menaçantes; quand on n’avait pas le choeur sacré des prophètes avec ses oracles, ni un enfer nettement révélé, ni l’espérance du royaume céleste clairement annoncé, ni toutes les autres raisons, ni des miracles capables d’ébranler les pierres; comment ces hommes, qui n’avaient rien de tout cela, subirent-ils un tel châtiment de leurs fautes, tandis que ceux qui ont tous ces secours, qui vivent sous l’empire de la crainte salutaire qu’inspirent les tribunaux divins et humains, n’ont pas encore subi la même punition, bien qu’ils en méritent une plus rigoureuse? La cause en serait évidente, même pour un enfant: je le répète, ils sont réservés à une justice plus sévère. Si ces horreurs nous irritent et nous indignent à ce point, comment Dieu, qui a tant à coeur le salut du genre humain, qui a tant d’aversion pour le péché et qui le hait d’une haine infinie, comment Dieu souffrira-t-il qu’on l’outrage impunément? Non, cela n’est pas possible : il étendra sur les pécheurs sa main puissante, il leur fera sentir des coups terribles, et toute l’amertume de ses supplices, amertume tellement insupportable que le châtiment de Sodome semblera n’être qu’un jeu en comparaison. Au-dessous de quels animaux ne descendent-ils pas par leur infamie? Il y a dans quelques brutes un violent aiguillon, des désirs impétueux qui vont jusqu’à la fureur; néanmoins elles ne connaissent pas ce désordre, elles se tiennent dans les limites fixées par la nature, et quand tout serait chez elles en ébullition, elles ne les outrepasseraient pas. Et voici que des êtres raisonnables, qui ont reçu les enseignements divins, qui enseignent aux autres ce qu’il faut faire et ce dont il se faut abstenir, qui ont entendu les Ecritures tombées du ciel, trouvent moins de plaisir à entretenir commerce avec des courtisanes qu’avec de jeunes garçons. Et ils s’abandonnent avec fureur à ces excès, comme s’ils n’étaient plus des hommes, comme si la Providence de Dieu n’était pas là pour juger toutes les actions; ils s’y abandonnent comme si l’obscurité dérobait tout et qu’il n’y eût personne ni pour les voir ni pour les entendre. Les pères des enfants ainsi violés supportent tout cela en silence, ils ne s’ensevelissent pas tout vifs sous terre avec leurs enfants; ils ne cherchent pas de remède contre ces maux. Fallût-il emmener ses enfants en exil pour les mettre à l’abri de ce fléau, dût-on traverser avec eux les mers, se réfugier dans les îles lointaines, sur une terre déserte et jusque dans les régions situées sous les pôles, il vaudrait mieux prendre ce parti que d’endurer de si abominables outrages. Si nous connaissions un lieu qui tût malsain et sujet à la peste, n’en retirerions-nous pas nos enfants, sans nous laisser arrêter ni par la considération de richesses à acquérir, ni par la raison que leur santé n’a pas encore souffert et qu’elle se conservera peut- être? Et maintenant qu’une contagion si dangereuse a tout envahi, non seulement nous sommes les premiers à les pousser dans le gouffre, mais encore nous chassons comme des imposteurs ceux qui les en veulent retirer. Quelle vengeance et quelles foudres n’attirons-nous pas sur nos têtes, quand nous faisons tout ce qui dépend de nous pour polir leur langue par la sagesse païenne, tandis que nous laissons là leur âme croupir, entièrement corrompue, dans la fange de l’impureté, et que de plus nous l’empêchons de se relever malgré ses désirs! Osera-t-on dire encore qu’il soit possible de se sauver parmi tant de maux, au milieu d’une corruption si générale? Les uns, ceux qui ont échappé à la fureur des impudiques (et ils sont en petit nombre) ne peuvent échapper à des passions tyranniques qui perdent tout, le désir des richesses et l’amour de la gloire; les autres, plus nombreux, outre ces deux passions, sont encore brûlés de tous les feux de l’impureté. Où trouvez-vous ceux qui peuvent opérer leur salut dans un pareil monde? Lorsque nous voulons instruire vos enfants dans les sciences, nous contentons-nous de faire disparaître ce qui pourrait nuire à leur instruction; ne leur fournissons-nous pas encore tout ce qui peut les aider? Nous confions leur éducation à des gouverneurs et des précepteurs, nous dépensons tout l’argent nécessaire, nous les exemptons de tout autre souci, nous les excitons mieux que ne sauraient faire des maîtres de gymnastique qui forment de jeunes athlètes pour les jeux olympiques, nous leur répétons jour et nuit que l’ignorance leur apportera la pauvreté, et l’instruction la richesse; en un mot, actions, paroles, dépenses, nous n’épargnons rien pour qu’ils deviennent habiles dans la profession que nous voulons leur faire embrasser, nous nous y employons nous-mêmes, nous y employons les autres. Encore souvent ne réussissons-nous pas! Et nous espérerions que la droiture des moeurs et la régularité d’une bonne conduite leur viendront d’elles-mêmes, malgré tant d’obstacles qui les arrêtent? Peut-on rien imaginer qui soit pire que cette folie? Comment! vous attachez le plus grand prix, vous prodiguez tous vos soins à ce qui est plus facile et de moindre importance; et quand il s’agit de la chose du monde la plus difficile et la plus précieuse, vous espérez qu’elle vous viendra, sans que vous fassiez rien pour l’acquérir et pour ainsi dire en dormant? En effet, la perfection de l’âme l’emporte autant sur la culture de l’esprit en difficulté et en importance, que la pratique sur la théorie, et que les actions sur les paroles. [3,9] Mais quel besoin, direz-vous, ont nos enfants de cette sagesse, de cette vie parfaite que vous vantez tant? — Voilà précisément la cause de tous nos maux, elle se révèle dans cette objection qui considère comme oiseuse et superflue la chose, la seule nécessaire, celle qui résume toute notre vie. Quel père, voyant son fils malade de corps, demanderait s’il a besoin d’une bonne santé? Il n’y en a pas un au contraire qui ne fût prêt à tout pour le guérir à jamais. Et quand l’âme est malade, on prétend que l’âme n’a pas besoin de guérison, et après de tels propos, on se dit père! — On insiste et l’on dit : Faut-il que tout le monde se fasse moine, et déserte la vie ordinaire? Que deviendrait la société si l’on vous écoutait? —Ah! mon cher ami, ce n’est pas l’observation des préceptes et des conseils de Jésus-Christ qui met la société en péril. Quels sont ceux qui troublent le monde et renversent l’ordre? Sont-ce les hommes qui vivent sagement et régulièrement; ou bien ceux qui imaginent des moyens nouveaux et inouïs de flatter leur gourmandise et leur sensualité ? Sont-ce les hommes qui ont à coeur de protéger les intérêts de tous, ou bien ceux qui se contentent de faire leurs propres affaires? ceux qui ont des troupes d’esclaves, qui traînent après eux des essaims de flatteurs, ou bien ceux qui croient pouvoir se contenter d’un seul serviteur? je ne parle pas ici de la plus haute perfection; je me borne à celle qui est à la portée de tous. Sont-ce les hommes charitables et doux, peu soucieux des applaudissements populaires, ou ceux qui exigent les hommages de leurs frères plus rigoureusement qu’une dette, et qui exerceront toute sorte de vengeances sur quiconque ne se sera pas levé en leur présence ne les aura pas salués le premier, ne se sera pas incliné devant eux et ne leur aura pas rendu tous les devoirs des esclaves? ceux qui aiment à obéir, ou bien ceux qui désirent des places et des charges, et qui, pour cela, ne reculent devant aucun travail ni aucune peine? ceux qui se croient meilleurs que tous les autres, et qui pour cette raison se croient toute parole et toute action permise, ou bien ceux qui se comptent parmi les derniers et répriment par ce moyen les tyranniques exigences des passions? ceux qui se bâtissent de somptueuses demeures, se font servir des tables splendides, ou bien ceux qui ne désirent rien au delà de la nourriture et du logement nécessaires ? ceux qui cultivent mille arpents, ou ceux qui ne croient pas même nécessaire de posséder une motte de terre? ceux qui amassent intérêts sur intérêts, qui prennent pour arriver à la richesse les voies les plus injustes, ou bien ceux qui prennent sur leur bien pour soulager l’indigence? ceux qui confessent la pauvreté de la nature humaine et leur propre faiblesse, ou bien ceux qui ne veulent pas même la reconnaître, et qui dans leur excessive présomption finissent par ne plus se croire des hommes? ceux qui entretiennent des concubines et souillent la couche d’autrui, ou bien ceux qui gardent la continence même avec leurs épouses? De ces deux classes d’hommes, les uns sont les fléaux de la société; je les compare aux tumeurs qui gâtent la beauté du corps, aux vents furieux qui agitent la mer et causent des naufrages. Les autres, au contraire, comme des phares qui brillent dans la nuit, appellent de tous côtés dans les abris sûrs et tranquilles les malheureux navigateurs ballotés par les vagues, et à deux doigts de leur perte. Allumant sur les hauteurs les flambeaux de la sagesse, ils amènent comme par la main les hommes de bonne volonté dans le port du salut et de la paix. N’est-ce pas par les premiers qu’arrivent les révolutions, les guerres et les combats, le sac des villes, les chaînes, l’esclavage, les captivités, les meurtres et les mille maux de cette vie? Ne sont-ils pas les auteurs non seulement des maux que les hommes causent aux hommes, mais de tous ceux qui fondent du ciel sur l’humanité, les sécheresses, les inondations, les tremblements de terre, la ruine et l’engloutissement des villes, les famines, les pestes, tout ce que le ciel enfin déchaîne contre nous de fléaux. [3,10] Voilà ceux qui bouleversent l’Etat, et qui perdent la république. Ils causent encore beaucoup de maux à ceux de leurs frères qu’ils empêchent de goûter un repos désiré, qu’ils tiraillent, qu’ils harcèlent de mille manières. C’est pour eux qu’il y a des tribunaux, des lois, des châtiments et divers genres de supplices. Et de même que dans une maison où il y a beaucoup de malades et peu de gens en santé, on voit d’ordinaire beaucoup de remèdes et de médecins; de même il n’y a pas sur la terre un peuple, une ville, où l’on ne trouve quantité de lois, de magistrats, de supplices. Car les remèdes ne suffisent pas seuls à guérir les malades, il faut encore des gens qui les appliquent; ce sont les juges qui forcent les malades à recevoir bon gré mal gré les remèdes des châtiments et des lois. Cependant, la contagion va si loin, qu’elle a triomphé même de l’art des médecins, et qu’elle a attaqué jusqu’aux juges; et il arrive la même chose que si quelqu’un, atteint de la fièvre, de l’hydropisie et d’autres maladies plus terribles, voulait à toute force guérir ceux qui seraient travaillés des mêmes infirmités que lui, quoiqu’incapable de guérir les siennes propres. En effet, le flot du vice, rompant toutes les digues comme un torrent a fait invasion dans les âmes des hommes. Et que parlé-je de renversements d’Etats? Peu s’en faut que la contagion amenée par ces scélérats ne bouleverse les idées de la foule sur la Providence de Dieu; tellement elle s’avance et s’accroît, travaille à tout envahir, met tout sens dessus dessous, et s’insurge contre le Ciel même, aiguisant les langues des hommes, non plus seulement contre leurs frères, mais contre le souverain Seigneur de toutes choses. D’où vient, dites-moi, qu’il est si souvent fait mention du destin dans le discours des hommes? Pourquoi la plupart attribuent-ils les événements au cours des astres, créatures dépourvues de raison? Pourquoi quelques-uns vantent-ils la fortune et le hasard? Pourquoi s’imaginent-ils que tout marche à l’aventure et sans ordre? Toutes ces idées viennent-elles de ceux qui vivent honnêtement et sagement? ou bien de ceux que vous dites les soutiens de l’Etat, et qui sont, comme je vous l’ai montré, les fléaux de la terre entière? C’est assurément de ceux-ci. Personne ne s’indigne contre la Providence, parce qu’un tel s’adonne à la vie parfaite, parce qu’un tel est probe, sage, modéré et méprise les choses présentes; ce qui irrite les colères des multitudes, c’est le spectacle de l’opulence, des délices, de l’avarice des riches, de leurs rapines, de la perversité honorée et prospère. Voilà ce que condamnent et ce que blâment ceux qui ne croient pas à Dieu. Voilà ce qui choque et scandalise les peuples. La vue des gens de bien, loin de leur faire tenir ce langage, les porterait à se reprocher à eux-mêmes une coupable audace qui ne craint pas d’accuser Dieu même. Et si tous, ou du moins le plus grand nombre, voulaient vivre sagement, jamais on n’aurait inventé ces expressions, jamais on n’en serait venu au comble des maux, à chercher d’où viennent les maux. Si le mal n’existait pas, s’il ne se montrait nulle part, qui jamais serait allé chercher la cause du mal et susciter mille hérésies par cette recherche? De fait, Marcion, Manès et Valentin, et la plupart des Grecs, ont commencé par là. Si tous étaient sages, ces questions n’existeraient pas. Le spectacle d’une vie passée chrétiennement, montrerait à tous, sans avoir besoin d’un autre enseignement, que nous vivons sous le gouvernement de Dieu, - qu’il prend soin de ce qui nous concerne et conduit nos affaires par sa sagesse et son intelligence infinies. Il en arrive bien ainsi même à cette heure, mais on ne s’en aperçoit pas facilement à cause des nuages épais dont ces hérétiques ont obscurci toute la terre. Si tous les hommes vivaient bien, la Providence de Dieu éclaterait comme en plein midi dans un jour serein. Car s’il n’y avait ni tribunaux, ni accusateurs, ni délateurs, ni tourments, ni peines, -ni prisons, ni supplices, ni confiscations, ni pertes, ni craintes, ni dangers, ni inimitiés, ni embûches, ni querelles, ni haines, ni famines, ni pestes, ni aucun autre des maux que nous avons énumérés; si tous, au contraire, vivaient dans la probité qui leur convient, qui d’entre les hommes pourrait mettre en doute la Providence de Dieu? Personne assurément. Il en arrive maintenant pour la divine Providence, comme pour un pilote qui, manoeuvrant adroitement pendant la tempête , sauverait son navire, mais dont l’habileté passerait inaperçue dans le trouble et l’épouvante où le péril jette les passagers. Dieu donc gouverne tout le monde, même à cette heure; seulement la plupart ne s’en aperçoivent pas, à cause de la perturbation de toutes choses, et de la tempête qu’ils excitent eux-mêmes dans le monde. Aussi non seulement ils bouleversent l’Etat, mais encore ils perdent la religion; et ce ne serait pas se tromper que de les appeler des ennemis communs qui vivent aux dépens du salut des autres, puisque, par leurs doctrines perverses et leur vie licencieuse, ils font tomber dans l’abîme ceux qui naviguent avec eux. [3,11] Rien de semblable dans les monastères, et malgré l’affreuse tempête soulevée de toutes parts, ils sont abrités dans un port parfaitement calme et tranquille, regardant, comme du haut du ciel les naufrages des mondains. Aussi ils ont choisi une vie toute céleste, et ne différant en rien des anges. Chez les anges il n’existe aucune anomalie affligeante, les uns ne sont pas dans la prospérité et les autres dans la détresse, mais tous jouissent d’une même paix, d’une même joie et d’une même gloire, il en est ainsi chez les moines. Personne parmi eux n’outrage la pauvreté, personne n’est honoré pour ses richesses; le tien et le mien, cause de tous les troubles et de toutes les révolutions, sont bannis du milieu d’eux; tout est commun chez eux, et la table, et l’habitation, et le vêlement. Faut-il s’en étonner, ils n’ont tous qu’une seule et même âme? Tous sont nobles de la même noblesse, esclaves du même esclavage, et libres de la même liberté : tous ont une seule richesse, la véritable richesse, une seule gloire, la véritable gloire; car ce n’est pas dans les mots, c’est dans les réalités qu’ils ont placé leurs biens. Tous ont un même plaisir, un même désir, une même espérance, et comme si tout était assujetti à la même règle et aux mêmes poids, jamais d’irrégularité parmi eux, mais- l’ordre, la mesure et l’harmonie, un accord qui ne se dément jamais, et un continuel sujet de contentement. Aussi tous font-ils et souffrent-ils tout pour conserver la joie et la paix. Ce n’est que là et nulle part ailleurs qu’on peut voir, non seulement les biens de la terre méprisés, tout prétexte de sédition ou de guerre supprimé, les plus belles espérances conçues pour l’avenir, mais encore tous les frères prendre pour eux et s’approprier les joies et les peines de chacun. Car d’un côté la tristesse disparaît plus facilement quand tous s’unissent pour porter le fardeau d’un seul, et de l’autre on trouve de fréquentes occasions de joie quand on se réjouit non seulement de ses propres biens, mais de ceux des autres à l’égal des siens. Comme nos affaires iraient mieux, si nous imitions ces pieux solitaires! elles ne déclinent et ne dépérissent que parce qu’on est complètement étranger à ce genre de vie. Et vous qui cherchez à l’abolir, vous faites absolument comme un homme qui rejetterait une lyre bien accordée, sous prétexte qu’elle ne vaut rien, et qui en prendrait une autre dont les cordes trop tendues ou trop relâchées seraient toutes en désaccord, disant qu’elle convient on ne peut mieux pour jouer et pour charmer les spectateurs. Nous n’aurions pas besoin de chercher une meilleure preuve du mauvais goût de celui qui parlerait de la sorte; nous ne pouvons non plus donner un témoignage plus évident de la jalousie et de la méchanceté des ennemis de la vie monastique, que les objections qu’ils soulèvent contre elle. Quel est le langage des parents les plus sages? Nous voulons, disent-ils, que nos enfants étudient d’abord les belles-lettres; puis, quand ils auront acquis l’éloquence, ils passeront à l’étude de la vie chrétienne: personne ne les empêchera. — Mais qui vous assure qu’ils arriveront à l’âge d’hommes? beaucoup sont enlevés par une mort prématurée. Cependant supposons que vous en êtes assurés; accordons qu’ils puissent arriver à l’âge viril : qui répondra d’eux pendant le premier âge? Je ne dis pas ceci pour disputer; si quelqu’un me donnait toute assurance à leur sujet, je ne les emmènerais pas même après qu’ils auraient acquis l’éloquence; je leur ordonnerais plus que jamais de rester; je n’approuverais pas ceux qui les pousseraient à la solitude ; je les détesterais comme les ennemis déclarés de l’Etat, parce qu’en cachant les lumières et en faisant passer les flambeaux de la ville au désert, ils causeraient aux citoyens le plus grand dommage. Mais si personne ne se porte garant pour eux qu’ils resteront vertueux, quel avantage de les envoyer chez des maîtres près desquels ils apprendront le vice au lieu de la science, et tout en poursuivant un moindre bien, perdront le plus grand, la force et toute la santé de leur âme? — Quoi donc! Direz-vous, renverserons-nous les écoles? Je ne dis point cela, je demande seulement que nous ne ruinions pas l’édifice de l’âme et que nous ne l’ensevelissions pas vivante. Sage, elle ne perd rien à ignorer l’éloquence; corrompue, elle perd tout, la langue fût-elle parfaitement exercée. Je dirai même que si la vertu fait défaut, plus l’éloquence est grande, plus le malheur est considérable : la méchanceté armée du talent de la parole produit plus de mal que l’ignorance. Mais, direz-vous, s’ils n’emportent que leur ignorance au désert, et qu’ils viennent à perdre encore leur vertu? Et si en restant aux écoles, ils corrompent leur âme sans profit pour leur talent? J’ai plus le droit de faire cette supposition que vous la vôtre. Pourquoi? Parce que, quand même l’avenir serait des deux côtés incertain, il l’est encore davantage du vôtre. Comment et pourquoi? Parce que d’une part l’étude de l’éloquence réclame la pureté des moeurs, tandis que de l’autre la pureté des moeurs n’a pas besoin du secours des lettres. En effet, on peut acquérir la sagesse sans cette étude, au lieu que personne ne saurait, sans les bonnes moeurs, parvenir à l’éloquence, parce que tout le temps se perd dans le vice et la débauche. De sorte que ce que vous redoutez au désert, il vous faut le craindre aussi à l’école, d’autant plus qu’il y a ici des échecs plus fréquents, et que le risque tombe sur des choses plus précieuses. Au désert, vous n’avez à vous occuper que d’une chose; à l’école, on vous propose deux choses à acquérir, puisqu’on ne peut acquérir l’une sans l’autre, l’éloquence sans la vertu. Mais si vous voulez, supposons possible ce que nous venons de démontrer impossible : quel avantage retirerions-nous de l’éloquence, si notre vertu vient à recevoir d’ailleurs un coup mortel? et quel dommage pourrait nous causer l’ignorance, si du reste nous acquérons les plus grandes vertus? Nous ne sommes pas seuls à proclamer cette maxime; nous qui nous moquons de la sagesse mondaine et qui l’estimons une bagatelle, les philosophes païens unissent ici leur voix à la nôtre. Aussi la plupart se sont fort peu occupés de l’éloquence: les autres l’ont complétement méprisée et ont vécu dans l’ignorance de cet art; toute leur vie s’est passée dans l’étude de la morale, sans que leur gloire y ait rien perdu. En effet, Anacharsis, Cratès, et Diogène, ne faisaient aucun cas de l’éloquence ; quelques-uns disent la même chose de Socrate, témoin celui qui fut son disciple et tout ensemble le plus grand des philosophes, et qui connaissait son maître mieux que personne. Platon suppose que Socrate se rendit au tribunal pour se justifier, et il le fait parler ainsi à ses juges dans son apologie : Vous allez apprendre de moi la vérité toute pure, Athéniens, non point, par Jupiter, dans un discours orné de sentences brillantes et de termes choisis, comme sont les discours de mes accusateurs, mais dans un langage simple et spontané; car j’ai la confiance que je dis la vérité, et aucun de vous ne doit s’attendre à autre chose de moi. il ne serait pas convenable à mon âge de venir devant vous comme un jeune homme qui aurait préparé un discours. Voilà ce qu’il dit, montrant par là que s’il n’a point appris ni pratiqué cet art, ce n’est point par négligence, mais parce qu’il n’en fait point de cas. Ainsi la recherche dans le langage ne convient pas aux philosophes, pas même aux hommes; c’est un exercice de jeunes gens qui s’amusent; tel est le sentiment des philosophes eux-mêmes, et non seulement des philosophes vulgaires, mais de celui qui les a tous surpassés. Il ne songe pas à augmenter la gloire de son maître en lui attribuant un talent qu’il juge peu digne d’un philosophe. On me dira peut-être que ces raisonnements conviennent à un païen : or je soutiens qu’ils conviennent encore mieux à un chrétien. Lorsque des hommes, dont l’unique affaire est de rechercher la popularité, et qui n’ont pour attirer les regards que le lustre de la sagesse profane, méprisent à ce point l’éloquence , n’est-il pas étrange que nous, chrétiens, nous l’admirions, nous la vantions, jusqu’à négliger pour elle les choses les plus nécessaires? [3,12] Ce que je viens de dire suffit sans doute pour répondre à un païen : mais nous parlons à un chrétien; et nous pouvons, outre les exemples qui viennent d’être rapportés, lui en proposer d’autres que nous tirerons de nos saintes Ecritures: ceux des grands hommes et des saints des premiers siècles, quand les lettres n’existaient pas encore; ceux de leurs successeurs, quand les lettres existaient, mais que la rhétorique n’était point encore inventée; ceux enfin des hommes qui vécurent lorsque les lettres et l’éloquence étaient florissantes. Tous ces hommes ignorèrent et l’éloquence et les lettres; ils ne possédèrent ni le talent de la parole ni les connaissances littéraires. Cependant, même dans ce qui parait le plus réclamer la force de la parole, ils dépassèrent tellement les orateurs que ceux-ci semblent n’être à côté d’eux que de petits enfants. Avec tout leur talent de persuader et toute leur éloquence, les orateurs n’ont jamais pu triompher d’un seul tyran, tandis que des illettrés, des gens du peuple, ont changé toute la terre; la palme de la sagesse revient donc à ces illettrés, à ces gens simples, et non pas aux sophistes et aux orateurs. Tant il est vrai que la science et la sagesse véritable n’est autre chose que la crainte de Dieu. Ne croyez pas cependant que je conseille de laisser tous les enfants dans l’ignorance; garantissez-moi la chose nécessaire, la science du salut, et je ne songerai guère à empêcher qu’on leur donne le superflu, c’est-à-dire la connaissance des belles-lettres. De même que, si les fondements d’un édifice étaient ébranlés et que tout le bâtiment courût risque de s’écrouler, il serait de la dernière imprudence et de la dernière folie de courir aux plâtriers et non aux maçons; de même ce serait chicaner mal à propos, quand les fondements sont solides et bien assurés, que d’empêcher d’enduire les murs et de les orner. En parlant de la sorte je suis sincère, voici un trait qui vous le prouvera. « Un jeune homme fort riche séjourna quelque temps dans notre ville pour y apprendre les deux langues latine et grecque. Ce jeune homme avait toujours à ses côtés un gouverneur chargé uniquement de former son âme. J’allai trouver ce précepteur, que je savais avoir autrefois mené la vie d’anachorète, et j’essayai de connaître la raison pour laquelle, après avoir embrassé la vie ascétique, il s’était rabaissé â cette condition de précepteur. Il me dit qu’il ne devait plus passer que peu de temps dans cet état et me raconta son histoire dès l’origine. Cet enfant, me dit-il, a un père rude et violent tout adonné aux choses de la terre, et une mère sage, modeste, vertueuse, et qui n’a les yeux tournés que vers le Ciel. Or, le père, s’étant signalé dans les guerres, veut engager son fils dans la même profession; ce parti déplaît à la mère, c’est pour elle un malheur que tous ses voeux tendent à conjurer; son plus grand désir est de voir son fils se distinguer dans l’état monastique. Mais révéler au père une telle pensée, elle ne l’ose; elle craint même qu’il ne pénètre ses desseins secrets , et que pour les déjouer il n’engage prématurément ce fils dans les liens du monde, elle tremble que ce cher enfant ne quitte ses pieux exercices pour ceindre l’épée et se plonger dans l’indifférence religieuse qui caractérise cette profession, et qu’il ne devienne ensuite impossible de le corriger et de le ramener à une vie meilleure. « Elle imagine alors un nouvel expédient. Elle me mande chez elle, me communique tous ses plans, puis prenant la main de son enfant, elle la place dans les miennes. Je lui demande pourquoi elle faisait cela, elle me répond qu’il ne reste plus qu’un moyen pour sauver son fils; c’était que je voulusse bien me charger de son enfant comme gouverneur et l’amener ici, et que je lui en fisse la promesse; que pour elle, elle se faisait fort de persuader au père que l’étude des lettres est très utile à qui veut embrasser l’état militaire. Si je puis obtenir cela, ajouta-t-elle, vous garderez désormais mon fils à l’écart, dans une maison étrangère, et sans être gêné ni par son père ni par aucun parent, vous pourrez le former tout à votre aise et le faire vivre comme dans un monastère. Donnez-moi votre assentiment et promettez-moi d’entrer avec moi dans ce stratagème. Je ne vous parle pas ici de choses indifférentes; c’est pour l’âme de mon enfant que je lutte et que j’affronte le danger. Ne méprisez point ce que j’ai de plus cher au monde dans un tel péril; retirez-le des pièges qui l’enveloppent de toutes parts et de la tourmente, sauvez-le de la fureur des flots. Si vous me refusez cette grâce, je vais appeler Dieu entre nous, et je le prendrai à témoin que je n’ai rien négligé de ce qui pouvait contribuer au salut de cette âme, et que je suis Innocente désormais du sang de cet enfant. S’il lui arrive quelque malheur, comme il est probable qu’il lui en arrivera à cet âge et dans cette vie de délices et de désoeuvrement, sachez-le, à partir de ce jour, c’est de vous, c’est de vos mains que Dieu réclamera l’âme de cet enfant. » « Par ces paroles et beaucoup d’autres qu’elle ajouta, par les larmes abondantes qu’elle versa, elle me persuada de me charger de ce soin, puis elle me congédia avec cette mission. » L’industrieuse piété de cette femme fut couronnée de succès : ce vertueux précepteur forma si vite et si bien l’enfant dont il était chargé, il alluma dans son coeur un si violent désir de la vie parfaite, que son élève abandonna tous les biens terrestres, courut s’enfoncer dans le désert, et n’eut besoin désormais que d’un frein qui le ramenât d’une vie trop austère à une plus modérée. En effet l’on craignait que l’éclat de sa piété et de son zèle ne vînt à découvrir le stratagème et n’exposât à une guerre terrible sa mère, son gouverneur et tous les moines. Si le père eût appris l’éloignement de son fils et l’état de vie qu’il avait embrassé, il aurait remué ciel et terre non seulement contre ceux qui l’avaient recueilli, mais contre tous les solitaires sans exception. « Pour moi, continua le solitaire, je pris ce jeune enfant sous ma direction; mes conseils entretinrent et développèrent en lui le goût de la vie ascétique. Néanmoins je ne lui permis pas de quitter la ville; et je voulus qu’il s’adonnât à l’étude des lettres; mon but en agissant ainsi était qu’il devînt utile à ses compagnons par ses bons exemples, et qu’il pût suivre son attrait pour la piété sans éveiller les soupçons de son père. Je croyais cette mesure nécessaire, non seulement à cause des saints religieux, de sa mère, de son gouverneur, mais encore à cause de l’enfant lui-même. Sa sagesse, plante encore si jeune et si tendre, n’aurait pu résister aux efforts de son père, si dès le commencement celui-ci avait entrepris de la déraciner. Il fallait lui laisser le temps de croître, de se fortifier, d’enfoncer profondément ses racines dans le coeur, afin que toutes les tentatives qu’on pourrait faire pour l’arracher fussent vaines. C’est ce qui arriva; je ne fus point déçu dans mes espérances. Après une longue séparation, le père finit par s’enquérir de ce que faisait son fils, et, apprenant ce qui se passait, il mit tout en oeuvre pour le faire changer de résolution, mais tous ses efforts n’aboutirent qu’à montrer combien la détermination du jeune homme était solidement arrêtée. En outre, beaucoup de ceux qui fréquentaient cet enfant gagnèrent tellement à sa conversation qu’ils embrassèrent le même genre de vie. » Toujours dans la société du maître chargé de le former, il devenait comme une statue qui passe continuellement par les mains de l’artiste, et il ajoutait sans cesse à la beauté de son âme. Chose merveilleuse! quand il paraissait en public, il semblait ne différer en rien des autres jeunes gens; il n’avait point un caractère froid ou sauvage, ne portait point d’habits singuliers; pour la tenue, les regards, la voix, en un mot pour tout l’extérieur de sa personne, rien ne le faisait remarquer. C’est ainsi qu’il put prendre dans ses filets beaucoup de ceux qui le fréquentaient, en tenant soigneusement cachés les trésors de sa sagesse. A le voir dans sa maison, on l’aurait pris pour un des solitaires retranchés dans les montagnes, car sa maison était ordonnée avec toute la régularité d’un monastère, n’ayant rien au delà du nécessaire. Tout son temps se passait dans des lectures pieuses; très prompt à saisir les sciences, il ne donnait que fort peu de temps aux études profanes et consacrait tout le reste aux prières et aux saintes Lettres; il passait un jour, et quelquefois davantage, sans prendre de nourriture. Les nuits étaient les confidentes de ses larmes, de ses prières et de ses lectures. Tous ces détails, c’est son gouverneur qui nous les a donnés en secret, car l’enfant lui en aurait voulu s’il avait su que le bruit de ses austérités transpirait au dehors. Le même gouverneur nous disait que son élève s’était fait un vêtement de crin, et qu’il passait les nuits ainsi vêtu, ayant découvert cet ingénieux moyen pour ne pas donner trop de temps au sommeil. Il faisait toutes ses autres actions avec la régularité d’un moine, et glorifiait ainsi continuellement Dieu qui lui avait donné les ailes légères de la sagesse chrétienne. Que l’on me donne une âme de cette trempe, un maître de ce mérite, une conduite de cette perfection, et ce n’est pas moi qui pousserai ce jeune homme à se retirer dans les montagnes. Quel riche présent ce serait pour nous, comme nous le garderions avec soin à la ville, au milieu du monde, afin que par son âge et son exemple, il nous fît gagner d’autres âmes! Mais je ne vois personne qui puisse nous faire une telle promesse, personne surtout qui la puisse réaliser. Puisqu’il en est ainsi, il serait de la dernière cruauté de laisser celui qui ne peut se défendre lui-même, celui qui est abattu, criblé de blessures, celui qui communique encore sa faiblesse aux autres, de le laisser expirer au milieu des coups, quand il faudrait le soustraire à la mêlée. Il faudrait réprimander également et le général qui retirerait des rangs les soldats capables de combattre, et celui qui ordonnerait de laisser dans la mêlée les blessés et les morts qui gênent les combattants. [3,13] Mais les parents insistent, désireux de voir leurs enfants consacrer à l’étude des lettres toute l’activité de leur vie, comme si le succès était assuré : ne disputons point sur cela, ne disons pas que ces fils pourront bien échouer, je veux qu’ils brillent dans cette étude et qu’ils arrivent au but où ils aspirent. Supposons une double carrière ouverte devant nous; que l’un aille aux écoles, que tous ses efforts tendent à se rendre habile dans les sciences; que l’autre se retire au désert pour sauver son âme. De quel côté, dites-moi, le succès est-il préférable? Si votre enfant peut triompher dans l’une et l’autre lice à la fois, rien de mieux; mais s’il lui faut renoncer à l’une des deux couronnes, ne faut-il pas aussi fixer son choix sur la meilleure? Sans doute, direz-vous; mais qui nous donnera l’assurance que notre fils se soutiendra, persévérera, ne tombera pas? car beaucoup sont tombés. — Qui vous dit qu’il ne se soutiendra pas, qu’il ne persévérera pas? ceux qui se sent soutenus sont nombreux, plus nombreux que ceux qui sont tombés. Ceux-là vous doivent donc donner plus de motifs de confiance, que ceux-ci de raisons de craindre. Pourquoi ne redoutez-vous pas la même chose dans la carrière des lettres, où précisément il faudrait le plus la redouter? Car dans l’état monastique, parmi beaucoup d’aspirants, très peu ont échoué, tandis que parmi les nombreux aspirants de l’éloquence, bien peu ont réussi. Ce motif n’est pas le seul qui doive faire craindre les échecs dans la carrière des lettres. La nature ingrate de l’enfant, l’ignorance des maîtres, la faiblesse des gouverneurs, les occupations du père, le manque de ressources pour faire toutes les dépenses nécessaires, la différence des caractères, la méchanceté, la haine et la jalousie des condisciples, et mille autres obstacles empêchent d’arriver au terme. Ce n’est pas tout, le terme atteint, il se présente des difficultés plus nombreuses encore : quand, ayant franchi tous les degrés, le jeune homme arrive au sommet de son éducation sans qu’aucun de ces obstacles aient pu le faire chanceler, il trouve là de nouveaux piéges. L’inimitié d’un chef, la jalousie des collègues, la difficulté des temps, le manque d’amis et la pauvreté font qu’un jeune homme échoue souvent dans le port même. Il n’en est pas de même de l’état monastique: on n’a besoin que d’une seule chose, d’un noble et généreux désir, et si on l’a, rien ne pourra empêcher d’arriver au terme de la vertu. Quand vous avez sous les yeux, et pour ainsi dire entre les mains , les plus -belles espérances, vous craignez, vous vous découragez; et lorsqu’il s’agit d’espérances toutes contraires, éloignées, placées à l’extrémité d’une voie coupée par mille obstacles, vous bannissez toute crainte, vous redoublez de confiance à mesure que vous voyez s’accumuler les difficultés; quoi de plus déraisonnable. C’est une étrange inconséquence, quand il s’agit des lettres, d’oublier les échecs qui ne sont cependant pas rares, pour ne voir que les succès qui le sont beaucoup plus, et de faire tout le contraire pour la vie monastique, c’est-à-dire de ne songer qu’aux revers malgré des chances nombreuses de succès. Dans les deux cas une seule chose vous frappe : dans l’un la réussite, dans l’autre l’insuccès. Et pourtant, dans les lettres, quand tout ce qui doit concourir au succès vous arriverait à souhait, souvent, au terme même, une mort prématurée emporte l’athlète avant qu’il ait obtenu la couronne méritée par ses sueurs; tandis que dans la vie monastique, si la mort survient au milieu du combat, elle avance le triomphe, bien loin de le supprimer. Si donc l’avenir vous inspire des craintes, ce doit être surtout pour la carrière des lettres où de nombreux obstacles empêchent d’arriver au terme. En fait nous voyons tout le contraire; s’agit-il de l’étude des lettres, vous n’avez plus d’alarmes, vous restez les bras croisés, ne donnant aucune attention aux entraves dont la route est semée, je veux dire la dépense, la misère et l’incertitude, vous attendez, les yeux fixés uniquement sur le terme. Pour la vie religieuse, c’est autre chose; à peine votre fils en a-t-il franchi le seuil, à peine a-t-il touché à cette belle philosophie chrétienne, que vous vous prenez à craindre et à trembler et vous vous jetez dans toutes sortes de pensées chimériques inspirées à votre esprit par le découragement. Cependant vous disiez tout à l’heure : Ne peut-on se sauver en demeurant dans une ville, en habitant une maison? Mon ami, si l’on peut se sauver dans une ville, dans une maison, avec une épouse, à plus forte raison sans une épouse et tout le reste. Est-ce bien le même homme qui tantôt se montre plein de confiance dans la possibilité du salut, même au milieu des affaires et des embarras du siècle, et tantôt tremble pour le solitaire délivré de toutes ces entraves, comme si, avec toutes ces facilités, son avenir était encore en péril. Vous prétendez que l’on peut se sauver en habitant une ville; à plus forte raison, le pourra-t-on en se retranchant dans le désert. Pourquoi tant de défiance sur la possibilité du salut dans un cas, et tant de sécurité dans l’autre où il est cependant plus difficile à opérer? [3,14] Mais, direz-vous, il y a une grande différence entre pécher quand on est séculier, et pécher quand on s’est entièrement consacré à Dieu; on ne tombe pas de la même hauteur dans les deux cas, et les blessures ne sont pas d’une égale gravité. — Vous vous trompez et vous vous abusez étrangement, si vous pensez qu’autres sont les obligations des séculiers, autres celles des moines. Toute la différence est dans le mariage et le célibat; pour tout le reste ils rendront un compte égal. Celui qui se fâche sans raison contre son frère, qu’il soit séculier ou moine, offense également Dieu; et celui qui jette les yeux sur une femme pour la convoiter, en quelque état qu’il vive, sera également puni pour cet adultère. Et même j’ajouterai une chose qui est parfaitement fondée en raison, c’est que, ce dernier péché sera pardonné plus difficilement au séculier. Si un homme marié, jouissant du soulagement que procure une épouse, se laisse séduire par les charmes d’une autre femme, sa faute est plus grave que celle que commet, en se laissant prendre au piège du plaisir, un religieux complétement privé d’un tel secours. Celui qui jure, religieux ou séculier, est également condamné. Lorsque Jésus-Christ a défendu de jurer, il n’a point fait de distinction, il n’a point dit : si celui qui jure est un moine, son serment est coupable; si ce n’est pas un moine, il n’y a pas de mal; mais il a dit simplement et sans restriction à tous : Je vous le dis, ne jurez point du tout. (Math. V. 34.) Et quand il dit: Malheur à ceux qui rient! (Luc. VI, 25) il ne nomme point les moines, il porte la même loi pour tous, et il a fait de même pour tous ses grands et merveilleux préceptes. Ainsi quand il dit : Bienheureux les pauvres d’esprit, les affligés, les doux, ceux qui sont affamés et altérés de la justice, ceux qui sont miséricordieux, qui ont le coeur pur, les pacifiques, ceux qui sont persécutés pour la justice, ceux qui endureront pour lui de la part des ennemis de la religion tous les outrages possibles (Matth. V, 3-12); il ne nomme ni le séculier ni le religieux ; cette distinction a été introduite par l’imagination des hommes. Les Ecritures ne connaissent rien de semblable, elles veulent que tous mènent la même vie, solitaires et hommes mariés. Ecoutez en effet ce que dit saint Paul, et citer saint Paul, c’est encore citer Jésus-Christ. Ecrivant à des hommes mariés et pères de famille, il réclame d’eux une régularité qui conviendrait à des moines; il leur interdit toute recherche et dans les vêtements et dans la nourriture en ces termes : Les femmes seront vêtues comme l’honnêteté le demande, elles seront parées avec pudeur et modestie, et non avec des cheveux frisés, ou de l’or ou des perles, ou des habits somptueux. (I Tim. II, 9) Et plus loin : Celle qui vit dans les délices est morte toute vivante. (I Tim. V, 6.) Et encore : Dès lors que nous avons de quoi nous nourrir et de quoi nous vêtir, soyons contents. (I Tim. VI, 8) Que pourrait-on exiger de plus des moines? Veut-il apprendre à d’autres à modérer leur langue, il leur trace encore des règles rigoureuses, et telles que les moines eux-mêmes auraient à faire pour les observer : il ne rejette pas seulement les paroles déshonnêtes et sottes, mais jusqu’aux plaisanteries; il condamne aussi dans la bouche des fidèles non seulement l’emportement, la colère et l’amertume, mais même les cris : Que tout emportement, dit-il, toute colère, tout cri, tout blasphème, soient bannis d’entre vous, ainsi que toute méchanceté. (Ephés. IV, 31) Cela vous semble-t-il assez sévère? ce qu’il dit du pardon des injures l’est davantage encore : Que le soleil, dit-il, ne se couche point sur votre colère. Veillez à ce que personne ne rende le mal pour le mal, mais soyez toujours prêts à faire du bien et à vos frères et à tout le monde. (Eph. IV, 26; 1 Thess. V, 15.) Et ailleurs: Ne vous laissez pas vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien. (Rom. XII, 21) Voyez-vous le comble de la sagesse et de la patience? admirez-vous à quelle hauteur s’élève la perfection chrétienne? Mais écoutez encore ce qu’il prescrit au sujet de la charité, la reine des vertus. Après l’avoir exaltée et avoir raconté ses victoires, il montre qu’il demande aux séculiers la même charité que Jésus demandait à ses disciples. Le Sauveur a dit que le dernier terme de la charité, c’est de donner sa vie pour ses amis, et saint Paul insinue la même chose en disant: La charité ne cherche point son avantage; (I Cor. XIII, 5) et c’est cette charité qu’il ordonne de pratiquer. N’eût-il dit que cette parole, c’était déjà une preuve suffisante qu’il demandait aux séculiers la même chose qu’aux moines. La charité est le lien ou la racine d’une foule de vertus; mais dans le présent passage, l’Apôtre l’analyse, il en montre les diverses parties. Cette perfection, il l’exige de tous les chrétiens; cependant quoi de plus élevé ? quand il ordonne de se mettre au-dessus de la colère, de l’emportement, des cris, de l’amour des richesses, des plaisirs de la table et du luxe, au-dessus de la vaine gloire et de toutes les choses de la terre; quand il ordonne de n’avoir rien de commun avec la terre et de mourir à son corps, il est évident qu’il nous demande la même perfection que Jésus-Christ demandait à ses disciples. Il veut que nous soyons morts au péché, comme si déjà nous étions morts réellement et ensevelis. Aussi ajoute-t-il: Car celui qui est mort est affranchi du péché. (Rom. VI, 7) Quelquefois, non content de nous pousser à l’imitation des disciples de Jésus-Christ, il nous exhorte à celle du Maître lui-même. En effet, c’est en Jésus-Christ qu’il va puiser ses exemples, quand il nous recommande la charité, l’oubli des injures, la modestie. Puis donc qu’il nous ordonne d’imiter, non pas les moines, non pas les disciples, mais Jésus-Christ même, et qu’il menace des plus grands châtiments ceux qui ne l’imiteront pas, comment pourriez-vous dire que c’est là une perfection trop haute? C’est une hauteur à laquelle il faut que tous les hommes s’élèvent; et ce qui a bouleversé toute la terre, c’est que nous nous sommes imaginé que le moine seul est tenu à la perfection de la règle évangélique, mais que les autres peuvent vivre dans le relâchement. Il n’en est point ainsi, certes, non il n’en est point ainsi; nous sommes tous obligés à la même perfection, c’est l’Apôtre qui le déclare, je vous l’affirme sans hésiter, ou plutôt je ne fais que répéter l’affirmation de celui qui doit nous juger. S’il vous reste encore quelque étonnement et quelque doute, prêtez-nous votre attention, et nous puiserons aux mêmes sources de quoi laver et effacer toute l’incrédulité qui souille votre âme. Ma démonstration se composera des exemples des châtiments qui se verront en ce jour terrible des justices de Dieu. Le mauvais riche ne fut pas puni pour avoir été un moine sans entrailles, il le fut, s’il est besoin d’ajouter ce commentaire au texte évangélique, parce que, vivant dans le monde au sein de l’abondance et sous la pourpre, il avait dédaigné le pauvre Lazare dans son extrême dénûment. Mais n’en cherchons pas si long et disons simplement: Le mauvais riche se montra dur et sans pitié, et voilà pourquoi il mérita d’être châtié par le feu de l’enfer. C’est pour avoir manqué de charité que les vierges folles furent bannies de la chambre de l’époux; et s’il faut ajouter une réflexion de notre propre fond, la virginité atténua leur punition, loin de l’aggraver. Car elles n’entendirent pas la sentence : Allez au feu préparé au démon et à ses anges… (Matth. XXV, 41) Mais seulement: Je ne vous connais pas. Si quelqu’un me dit que la dernière sentence équivaut à la première, je n’y contredirai pas : car ce que j’ai maintenant à vous montrer, c’est que la vie monastique ne rend pas les châtiments plus rigoureux, mais que les séculiers sont sujets aux mêmes peines que les moines, s’ils commettent les mêmes fautes. Celui dont la robe n’était point assez pure, et celui qui réclamait les cent deniers ne subirent point leur peine pour avoir été moines; ils furent perdus, l’un pour sa fornication, l’autre pour son impitoyable dureté. Il en est de même des autres, qu’on les passe en revue, et l’on aura la preuve que le châtiment se mesure aux seuls péchés et nullement à la condition des personnes. Les avertissements du Sauveur donnent lieu à la même remarque. En effet, quand Jésus-Christ dit: Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui pliez sous vos fardeaux, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes (Matth. XI, 28), il ne s’adresse pas seulement aux moines, mais à tout le genre humain. Quand il ordonne de marcher dans la voie étroite, ce n’est pas aux moines seulement, mais à tous les hommes qu’il tient ce discours; de même, quand il ordonne de haïr son âme en ce monde, et quand il donne ses autres commandements, c’est à tous sans exception qu’il les donne. Quand il ne donne pas ses avertissements ou ses conseils à tous, il nous le fait bien remarquer. Ainsi, après avoir parlé de la virginité, il ajoute : Que celui qui peut marcher dans cette voie y marche... (Matth. XIX, 12) Il ne dit pas ici « que tout le monde, » et il ne propose pas sa pensée sous forme de précepte. L’enseignement de saint Paul, que l’on trouve toujours si conforme à celui du divin Maître, l’est particulièrement sur ce point; Quant à la virginité, dit-il, je n’ai point de commandement du Seigneur. (I Cor. VII, 25) C’est donc une nécessité pour l’homme du monde comme pour le moine, de vivre en chrétien, et de tendre à une perfection qui est la même pour tous les deux, et d’où ils ne peuvent déchoir sans se faire des blessures morales aussi graves pour l’un que pour l’autre; personne, quelle que soit son opiniâtreté et sa hardiesse, ne le niera désormais, je pense. [3,15] Ce point clairement démontré, souffrez que nous examinions maintenant lequel des deux tombera plus tôt et plus facilement. Certes, la solution de cette question n’offre pas de grandes difficultés. Sans doute, celui qui a une épouse gardera plus facilement la continence, à cause du grand secours qu’il trouve dans le mariage; mais pour les autres vertus, il n’en est plus de même, bien plus nous pourrions remarquer qu’il y a parmi ceux qui pèchent contre la continence beaucoup plus d’hommes mariés que de moines. En effet, il y en a bien moins qui passent des monastères à l’état du mariage, qu’il n’y en a qui passent de la couche nuptiale aux bras des courtisanes. Si donc, sur un point où la lutte leur est si facile ils tombent néanmoins si fréquemment, que feront-ils, assaillis par les autres passions, où ils trouvent bien plus d’obstacles que les moines? L’éloignement du commerce des femmes pourra bien augmenter chez ceux-ci le feu de la concupiscence; mais toutes les autres passions ne sauraient approcher d’eux, tandis qu’elles attaquent les séculiers avec une violence qui trop souvent les précipite dans le mal, la tête en avant pour ainsi parler. Si, là où le vent des combats souffle le plus fort contre eux, les moines se montrent néanmoins plus fermes que ceux qui sont moins exposés, il n’est pas douteux qu’ils ne résistent beaucoup plus facilement quand ils auront moins d’obstacles à vaincre. Naturellement il sera plus facile aux moines qu’aux séculiers de vaincre l’amour des richesses, le désir de la bonne chère, l’ambition des grandeurs et toutes les autres passions de ce genre. Quand une bataille se livre, le péril est moindre là où l’engagement est plus léger, et où l’on ne voit que peu de morts tomber, qu’au centre même de l’action, là où les morts, tombant par milliers, s’entassent les uns sur les autres; il en est de même dans le sujet qui nous occupe; et l’homme qui passe sa vie dans le tourbillon des affaires de ce monde, triomphera moins facilement de l’avarice que le solitaire qui habite, les montagnes. Qu’il est difficile dans le monde de ne pas être esclave de l’avarice ! or, cette passion fait nécessairement de tous ceux qu’elle maîtrise autant d’idolâtres. Si l’anachorète est riche, il n’oubliera pas ses parents, il leur fera sans peine l’abandon de tous ses biens, tandis que le séculier méprisera les siens et même leur fera tort comme à des étrangers : autre espèce d’idolâtrie pire que la première. Et qu’ai-je besoin d’énumérer toutes les autres circonstances où les moines trouvent une facile victoire, et où les séculiers au contraire échouent si fréquemment? Comment donc ne craignez-vous pas, comment ne tremblez-vous pas d’engager votre fils à cette vie où il sera si promptement dominé par le mal? L’idolâtrie, vous semble-t-elle si peu de chose? vous semble-t-il si indifférent d’être pire que les infidèles, et de vous mettre en révolte contre Dieu par vos oeuvres, prévarication dans laquelle les hommes enchaînés au monde tomberont beaucoup plus facilement que les anachorètes? Voyez-vous maintenant que votre crainte n’était qu’un prétexte? S’il fallait craindre, ce n’était certes pas pour ceux qui fuyaient la fureur des flots, ni pour ceux qui entraient au port; c’était pour ceux qui étaient battus par la tempête et les vagues en furie. Pour ceux-ci, je veux dire les séculiers, les naufrages sont plus fréquents et plus prompts, parce que les difficultés de la navigation sont plus grandes, et que ceux qui devraient les vaincre sont plus faibles. Chez les anachorètes au contraire, on trouve des orages moins forts, un calme presque continuel et une invincible ardeur dans ceux qui doivent lutter contre les flots. Voilà pourquoi nous attirons au désert tous ceux que nous pouvons, nous les attirons non pas simplement pour qu’ils revêtent le cilice, pour qu’ils (48) prennent le joug et qu’ils se couvrent de cendre, mais afin qu’ils évitent le mal et pratiquent la vertu. Eh quoi! direz-vous, les gens mariés seront-ils tous perdus? Je ne dis pas cela, mais je soutiens qu’il leur faudra faire de plus grands efforts s’ils veulent se sauver, à cause des entraves qui les gênent; celui qui est libre court bien mieux que celui qui est enchaîné. — Sans-doute, direz-vous, mais celui qui surmonte plus de difficultés, reçoit aussi une plus grande récompense et de plus brillantes couronnes? — Point du tout, si c’est lui qui s’impose cette nécessité, lorsqu’il lui est loisible de ne pas la subir. Ainsi puisqu’il nous est clairement démontré que nous sommes assujettis aux mêmes obligations que les moines, hâtons-nous de prendre le chemin le plus facile, entraînons-y nos enfants; mais n’allons pas les attirer et les submerger dans les abîmes du vice, comme si nous étions leurs adversaires et leurs ennemis. Si du moins c’étaient des étrangers qui le fissent, le mal serait moindre; mais quand des parents qui ont essayé de toutes les choses de la terre, qui savent par expérience combien sont fades et insipides tous les plaisirs d’ici-bas, sont assez insensés pour attirer leurs enfants à ces misérables jouissances que l’âge leur interdit désormais à eux-mêmes; quand, au lieu de déplorer leur passé, ils en appellent d’autres dans leurs voies, et cela, lorsqu’ils sont eux-mêmes aux portes de la mort, au seuil du tribunal redoutable, sur le point de rendre compte de toute leur vie, quelle excuse, dites-moi, peut-il leur rester, quel pardon, quelle miséricorde? Non seulement ils subiront la peine de leurs propres fautes, mais encore la peine de celles qu’ils ont voulu faire commettre à leurs enfants, qu’ils aient réussi ou non à les faire tomber dans l’abîme. [3,16] Mais, direz-vous peut-être, nous désirons voir les enfants de nos enfants. Comment pouvez-vous faire cette objection, vous qui n’êtes pas même pères; il ne suffit pas d’engendrer des enfants pour mériter le nom de père. Sur ce point j’en appelle au témoignage de ces parents qui, voyant leurs enfants arrivés au dernier degré du vice, les repoussent et les renient comme s'ils n’étaient pas à eux, sans que ni la nature, ni la tendresse paternelle, ni toute autre considération semblable puisse les arrêter. Au reste, quand vos enfants seraient des modèles de vertu, ce n’est pas une raison pour que vous puissiez prendre le titre de pères; faites-les naître vous-mêmes à la perfection chrétienne, et c’est alors seulement que vous aurez le droit de vous dire pères, que vous pourrez désirer de voir, et voir véritablement les enfants de vos enfants. Ce sont alors des enfants, de véritables enfants nés non pas du sang, non pas de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu même. (Joan. I,13) Ces enfants ne donneront point de peines à leurs parents pour des richesses, pour un mariage ou pour toute autre cause, ils les laisseront exempts de tout souci, ils leur procureront plus de jouissances que s’ils étaient seulement leurs pères selon la chair. - Ils ne sont pas engendrés ni élevés pour les mêmes fins que les autres, mais pour de bien plus grandes et de bien plus brillantes ; voilà pourquoi ils font bien mieux la joie de leurs parents. Je pourrais dire encore qu’il n’y a rien d’étrange à ce que les hommes qui ne croient pas à la résurrection trouvent dur de se voir privés de postérité, parce que c’est la seule consolation qu’ils peuvent avoir; mais nous qui regardons la mort comme un sommeil, nous qui avons appris à mépriser tous les biens d’ici-bas, quel pardon pourrions-nous espérer, si. nous pleurions pour une pareille cause, et si nous demandions à voir et à laisser des enfants dans cette vallée de misères, d’où nous avons hâte de sortir, et où nous ne trouvons que sujet d’affliction et de larmes? J’adresse cette réponse à ceux qui sont avancés dans les choses de la foi. En voici une autre pour ces hommes charnels que le siècle tient enchaînés à ses vanités et à ses folies: premièrement, ils ne savent pas si le mariage leur procurera des enfants; ensuite, s’ils en ont, leur peine n’en sera que plus grande; car la joie que nous procurent les enfants n’est pas à comparer avec la peine que nous causent nos soins continuels, nos incertitudes, nos craintes à leur sujet. Mais à qui donc laisserons-nous nos champs, nos maisons, nos esclaves et nos trésors? Car j’entends encore cette plainte sortir de leur bouche. Vous les laisserez à celui qui en est le plus légitime héritier; vous les lui léguerez avec d’autant plus de raison qu’il en sera le gardien et le maître le plus sur. D’ailleurs que de risques courent ces biens, avant qu’ils soient entre les mains de ce maître? Les vers, le temps, les voleurs, les délateurs, les envieux, l’incertitude de l’avenir, l’instabilité des choses humaines, la mort enfin, pouvaient priver votre fils de ces richesses et de ces biens; maintenant il les a placés bien au-dessus de tout cela, il leur a trouvé un inviolable abri où nul des fléaux que je viens de nommer ne peut atteindre. Cet abri, c’est le ciel, où il ne se dresse pas d’embûches, le ciel plus fertile que toute terre, et qui rend avec usure les trésors qu’on lui confie. Ce n’est donc pas maintenant qu’il faut faire entendre ces regrets; si votre enfant allait mener la vie des hommes du monde, c’est alors qu’il faudrait se lamenter et dire: à qui laisserons-nous nos champs? à qui, notre or, à qui toutes nos autres richesses? Ainsi placés, nos biens deviennent si pleinement notre propriété, que loin d’en perdre le domaine après notre départ d’ici-bas, nous n’en jouissons jamais tant qu’après que nous avons quitté cette vie. Voulez-vous voir votre fils exercer son domaine dès cette vie? Cela lui sera plus facile dans la solitude que dans le monde. En effet, dites-moi, lequel des deux est le plus maître de son bien, de celui qui le dépense et le donne en toute liberté, ou de celui qui n’ose y toucher par avarice, mais qui enfouit ses richesses et s’abstient d’en jouir comme s’il n’en était que le dépositaire? Encore une fois, lequel est le plus maître de ses biens? Est-ce celui qui les dépense inutilement et sans raison, ou celui qui le fait à propos et suivant la prudence chrétienne? Celui qui sème sur la terre, ou celui qui sème dans le ciel? Est-ce celui qui n’a pas la liberté de donner à qui il veut tout ce qu’il possède, ou celui qui s’est affranchi des tributs importuns de tous les solliciteurs? Car le laboureur et le négociant sont de toutes parts assaillis par des gens qui les forcent à payer tribut et qui leur réclament chacun sa part; tandis que jamais personne ne vient exercer de semblables contraintes sur celui qui désire dominer son bien aux indigents. Ainsi dès ici-bas ce dernier est plus véritablement maître de ses biens. Si vous trouvez quelqu’un qui prodigue sa fortune aux femmes, à son ventre, à des parasites et à des flatteurs, qui prostitue ainsi sa réputation, qui perde son salut et se rende, de plus, ridicule, direz-vous qu’il est le maître de sa fortune? Ne le direz-vous pas au contraire de celui qui la dépensera avec beaucoup d’intelligence pour sa gloire et son utilité, ainsi que pour faire la volonté de Dieu? Si telles n’étaient pas vos idées, vous feriez absolument comme si, voyant quelqu’un jeter ses biens à la rivière, vous disiez qu’il en est véritablement maître, et vous déploriez la condition de celui qui les dépenserait pour des usagés nécessaires, comme s’il n’avait pas la jouissance de ce qu’il dépense ainsi. Je dirai même que faire servir sa fortune à satisfaire de viles passions, c’est plus que dépenser sans utilité, c’est dépenser pour se perdre. Dépenser pour le ciel, cela ennoblit, enrichit l’homme, assure son bonheur, tandis que dépenser pour la terre ne peut qu’avilir, dégrader et compromettre le salut. [3,17] Mais vous insistez et vous dites : Laissez d’abord mon fils se marier et avoir des enfants, puis ensuite quand il sera vieux, il embrassera cette vie plus parfaite que vous lui conseillez. Mais qui nous garantit, d’abord que nous arriverons à la vieillesse, ensuite que, supposé que nous y arrivions, nous garderons toujours les mêmes idées? Nous ne sommes pas maîtres du terme de notre vie; c’est ce que nous apprend saint Paul quand il dit: Le jour du Seigneur vient tout â fait comme un voleur de nuit. (I Thess. V, 2) Du reste notre volonté ne persiste pas toujours dans les mêmes déterminations; c’est pourquoi un sage nous dit: N’attendez pas pour vous convertir au Seigneur, et ne remettez pas de jour en jour, de peur qu’en retardant vous ne soyez brisé et que vous ne périssiez au jour de la vengeance. (Eccli. V, 8) Mais quand même il n’y aurait point là d’incertitude, vous ne devriez pas encore retarder ainsi le bonheur de vos enfants ni leur causer sans remords une si grande perte. Ce serait on effet le comble de la déraison, quand le jeune homme a besoin de soutien, quand l’ennemi se dresse si terrible devant lui, de lui ordonner de s’embarrasser dans les affaires du siècle afin qu’il soit plus facile à vaincre; puis, quand il a reçu mille blessures, quand il n’a plus dans son âme une seule partie saine, de l’armer pour le combat, en lui disant d’être vaillant, lui qui est si faible, si exténué.— Justement, direz-vous, car la lutte sera sans danger et la victoire facile, alors que la concupiscence sera éteinte.— Mais aussi quel combat que celui où nul ne se présente contre nous pour nous disputer la victoire! Je crains que la couronne du vainqueur ne soit pas très brillante: Car bienheureux qui a pris le joug dès sa jeunesse! il s’assiéra solitaire et gardera le silence. (Jérem. Lament., III, 27) Celui-là seul est digne d’éloges, de félicitations et de louanges, qui a su contenir la fougue de sa jeune nature, et qui a sauvé sa barque au fort de la tempête. Du reste, ne disputons pas là-dessus; qu’il y ait lutte même dans ces circonstances, si vous le voulez. Sans doute, si le moment du combat dépendait de nous, nous aurions raison d’attendre ce temps; mais s’il nous faut combattre toute la vie présente, à commencer dès l’âge le plus tendre, dès l’âge de dix ans (en effet, nous portons la responsabilité de nos fautes dès cet âge, comme le prouvent les petits enfants dévorés par les ours pour avoir outragé le prophète Elisée), si Dieu demande de nous que nous luttions dès cet âge, où la guerre est déjà si rude et si violente, de quel droit fixez-vous le temps de la vieillesse pour le combat ? Si vous étiez le maître de commander au démon de ne pas fondre sur nous, de ne pas nous frapper, votre conseil ne manquerait pas encore de raison ; mais si, l’excitant à combattre et à frapper, vous me conseillez de rester en repos, mieux que cela, de me laisser accabler sans me défendre, dites-moi, feriez-vous un plus grand mal, si au fort de la guerre, vous alliez désarmer votre combattant et le livrer ainsi aux mains de son ennemi? — Mais il est jeune et faible ! — C’est précisèment pour cela qu’il a besoin de moins s’exposer, et de s’entourer de plus de moyens de défense. Qu’il vive donc dans le calme et dans la tranquillité : ne le lancez pas dans les affaires, ne le jetez pas au milieu de ce monde, où l’on ne trouve qu’agitation et trouble. Vous agissez à rebours, vous voulez attirer dans la mêlée du monde ceux qui, à raison de leur âge, de leur faiblesse, de leur inexpérience, ont le plus à redouter les périls du combat, vous les y poussez, comme s’ils avaient fait leurs preuves et qu’ils eussent toute la force désirable, et vous ne permettez pas qu’ils aillent s’exercer dans le désert; vous faites comme quelqu’un qui ordonnerait au guerrier consommé et capable de cueillir des lauriers de demeurer les bras croisés et de ne faire la guerre que dans le silence et le rêve d’une méditation creuse, et au soldat inexpérimenté, incapable de soutenir la vue de la bataille, de se jeter pour cette raison même au sein de la mêlée et de diriger les opérations; vous accumulez à plaisir les obstacles dans une affaire déjà trop difficile en elle-même. Outre cela il faut encore savoir que l’homme marié n’est plus maître de lui-même il faut de deux choses l’une, ou vivre toujours avec son épouse si elle le veut, ou, si elle désire garder la continence, commettre des adultères dès qu’on l’a quittée. Qu’est-il besoin de parler des assujettissements et des peines inséparables de l’éducation des enfants, et de toutes les inquiétudes qu’entraîne après soi la conduite d’un ménage? Ces embarras ne sont-ils pas plus que capables d’émousser la pointe des meilleures résolutions, et de jeter l’âme dans des assoupissements épouvantables? [3,18] Il vaut donc mieux s’armer pour les combats spirituels, dès le jeune âge, lorsqu’on est encore libre et maître de soi. Ce conseil est justifié par les raisons que j’ai déjà données, et il le sera davantage encore par celles que je vais apporter. Celui qui attend à la fin de sa vie pour embrasser la vertu, emploie tout le temps qui lui reste à laver par ses larmes, à effacer par les exercices de la pénitence, les péchés qu’il a commis dans sa jeunesse. C’est là tout ce qui l’applique et l’occupe, et souvent quand il sort de ce monde, il emporte dans l’autre ses blessures à demi-refermées, n’ayant pas eu le loisir de les guérir entièrement. Au contraire , celui qui est entré dans la carrière dès ses premières années ne perd point son temps ainsi, il ne s’arrête point à panser ses blessures; dès ses premiers exercices, et dans ses coups d’essais il remporte des victoires signalées et de glorieuses récompenses. C’est beaucoup pour le premier, quand il peut réparer toutes ses défaites; le second gagne des trophées dès l’entrée de la course, il les plante à la barrière. Son courage croît avec ses succès; il cueille tous les jours de nouvelles palmes, comme un vainqueur aux jeux olympiques, qui marche toute sa vie au milieu des acclamations, portant sur sa tête autant de couronnes qu’il a défait d’ennemis. C’est à vous de voir maintenant à quel rang vous voulez que votre fils soit placé dans le ciel : Voulez-vous qu’il soit élevé parmi ces hommes qui peuvent porter avec assurance leurs regards jusque sur les archanges dont ils ont la pureté et la gloire, ou qu’il reste parmi les derniers, confondu dans la foule? Ceux qui n’entrent que tard dans la voie de la perfection n’auront jamais que la dernière place, et cela encore à condition qu’ils pourront surmonter tous les obstacles que j’ai énumérés, si une mort subite ne les emporte pas avant le temps, s’ils ne sont pas empêchés désormais par une épouse, s’ils ne reçoivent pas des blessures que le temps de la vieillesse ne puisse suffire à cicatriser, enfin s’ils persévèrent à garder leur résolution ferme et inébranlable. Quand toutes ces conditions se trouveront réunies, alors ils pourront bien obtenir la dernière place. Voulez-vous que votre fils prenne place parmi eux, ou parmi ceux qui brillent au front de la phalange? — Qui serait assez malheureux, pour souhaiter à ses enfants la dernière place et non pas la première? Voilà ce que vous dites, cependant vous ne laissez d’ajouter que vous êtes bien aise que vos enfants soient avec vous, pour vous servir et vous assister — Et moi aussi je le veux, et je désire aussi ardemment que vous, qui êtes leurs pères, qu’ils reviennent à la maison paternelle et qu’ils paient de retour les soins que vous avez pris pour les élever. Je sais bien que vous n’obtiendrez de personne une assistance qui vous soit aussi douce et aussi chère que celle qui vous viendra de la part de vos enfants. Mais, je vous en prie, ne leur demandez pas ces secours avant qu’ils en soient capables. Pour faire instruire vos enfants dans les lettres, vous les envoyez loin de leur patrie vous interdisez le seuil de la maison paternelle à ceux qui vont apprendre un art mécanique, ou quelque métier plus vil encore, vous les forcez de manger, de coucher chez leurs maîtres, et quand ils vont s’instruire, non pas d’une science humaine, mais de la sagesse céleste, vous voudriez les retirer aussitôt, avant qu’ils aient atteint le but qu’ils se proposaient, quoi de plus déraisonnable? Pour apprendre à courir sur une corde tendue, un enfant s’éloignera pendant longtemps de ses parents; et ceux qui apprennent à voler de la terre au ciel, vous ne leur permettez pas de quitter la maison paternelle, quoi de plus absurde? Ne voyez-vous pas que les laboureurs, quelque pressés qu’ils soient de recueillir les fruits de leurs sueurs, se gardent bien de les récolter avant qu’ils soient mûrs? N’allons pas non plus arracher avant le temps nos enfants aux salutaires exercices du désert, mais donnons le temps à la science céleste de s’enfoncer et de s’enraciner profondément dans leurs âmes. Fallût-il les laisser dix ans et vingt ans dans le monastère, ne nous en troublons pas, ne nous en affligeons pas plus ils passeront de temps dans le gymnase, plus ils acquerront de force. Ou plutôt, si vous voulez, ne fixons pas de temps; qu’il n’y ait point d’autre terme que celui qui amènera à leur maturité les fruits de vertu que doit porter votre fils; qu’il revienne alors du désert, mais pas auparavant. Car nous ne gagnerons rien à trop de précipitation, rien si ce n’est d’empêcher à jamais la maturité. Le fruit qui est privé avant le temps des sucs nourriciers que lui envoie la racine ne deviendra jamais bon, quelque temps qu’on le laisse vieillir. Pour éviter ce malheur, souffrons d’être séparés de nos enfants. Loin de les presser de revenir avant qu’ils soient formés , empêchons-les de le faire, s’ils en avaient la volonté. Parvenu à la perfection, votre fils sera l’homme utile à tous, à son père, à sa mère, à sa maison, à sa ville et à son peuple; mais s’il arrive sans être accompli, il sera ridicule, blâmé de tous et nuisible à lui-même et aux autres, grand malheur qu’il faut à tout prix lui faire éviter. Quand nous envoyons nos enfants en pays étrangers, si nous désirons les revoir, c’est quand ils auront rempli heureusement la mission, objet de leur voyage; et s’ils reviennent auparavant, nous éprouvons moins de joie en les voyant rentrer au logis que de peine en songeant qu’ils reviennent sans avoir rien fait. Or, ne serait-il pas de la dernière sottise de donner moins de soin aux choses spirituelles que nous n’en montrons pour les choses terrestres? Tandis que nous supportons l’absence de nos enfants assez courageusement pour désirer qu’elle se prolonge tant qu’elle pourra être utile temporellement, est-il raisonnable, quand ils s’absentent dans l’intérêt de leur âme, d’être faibles et tendres, jusqu’à détruire par cette pusillanimité l’espérance des plus grands biens; surtout quand nous avons les plus grandes consolations, dans la pensée qu’ils vont à la conquête de tout ce que l’homme peut posséder de plus grand et de meilleur, qu’ils atteindront certainement leur but, qu’il n’existe pas d’obstacle qui puisse les arrêter, et jusque dans le privilège de la séparation dont il s’agit ici? En effet, on peut les visiter fréquemment au désert; tandis qu’il n’en est pas de même de ceux qui s’absentent pour de longs voyages. Qui donc nous empêche d’aller dans le monastère où sont nos enfants, de nous transporter chez eux, puisqu’ils ne peuvent venir chez nous, et là, de conférer avec eux sur l’importante matière de notre salut. On ne peut dire le profit et le plaisir que l’on en peut retirer ; car il est certain que les visites ne se termineront pas à la joie stérile et infructueuse de les avoir vus, de leur avoir parlé; nous retournerons du monastère en nos maisons meilleurs que nous n’étions venus, emportant avec nous les fruits admirables de leur sainte et charmante conversation; souvent même nous resterons près d’eux, gagnés aussi par l’attrait de la perfection. Faisons les venir, lorsqu’ils seront forts et capables de rendre service aux autres; n’attirons chez nous ces flambeaux que lorsqu’ils seront assez brillants pour être mis sur le chandelier, et qu’ils auront assez de lumière à répandre et à communiquer à tous ceux qui entrent dans la maison. Vous apprécierez alors ce que valent vos fils, vous verrez quelle différence il y a entre eux, et les fils de ces pères dont vous enviez présentement le sort, vous connaîtrez alors les avantages de la sagesse, quand ils guériront des hommes attaqués de maladies incurables, quand ils seront acclamés par la voix publique comme des bienfaiteurs, des protecteurs et des sauveurs, quand ils converseront avec les hommes comme des anges descendus sur terre, quand enfin ils attireront tous les regards du monde. Mais quoi que nous puissions dire, rien n’égalera jamais ce qu’on verrait par l’expérience même et par les faits. Les législateurs devraient agir autrement qu’ils ne font: au lieu d’attendre l’âge viril où l’unique ressource pour conduire les hommes est la crainte des châtiments, ils devraient les prendre enfants pour former, pour modeler pour ainsi dire leur nature encore tendre selon l’ordre et la vertu; et l’on n’aurait pas besoin de menaces après cela. Maintenant on agit absolument comme le médecin qui ne dirait pas un mot à un malade au début de son affection, qui n’indiquerait aucun remède pour prévenir la maladie, et qui attendrait qu’elle fût devenue incurable, pour accabler le malade d’ordonnances et de remèdes. Voilà quelle est la conduite des législateurs de la terre; ils travaillent à nous instruire lorsque nous sommes déjà pervertis. Saint Paul n’agit pas ainsi, mais dès le berceau, dès les premières années, il donne aux enfants des maîtres de vertu pour fermer l’accès au vice. Voilà la meilleure discipline; elle ne donne pas au vice le temps de s’établir et de prévaloir, pour n’avoir pas à le chasser et à le détruire ensuite; elle met tout en oeuvre pour lui interdire l’entrée de l’âme, pour conserver celle-ci pure et sans atteintes. Je vous exhorte donc à seconder de tous vos moyens ceux qui travaillent à élever chrétiennement vos enfants, au lieu de leur susciter des difficultés; à contribuer de votre part à la conservation de ce vaisseau sacré, et afin qu’il cingle en pleine mer, qu’il arrive heureusement au port. Ah! si nous avions tous ces sentiments, si nous étions les premiers à porter nos enfants à la vertu, convaincus que c’est notre unique affaire, et que toutes les autres sont inutiles et superflues; nous verrions nos familles comblées de tant de biens, et de bénédictions si abondantes, que si je voulais vous les décrire, on prendrait ces vérités pour des amplifications d’orateur. Si quelqu’un veut s’en instruire pleinement qu’il en fasse l’épreuve, et il nous rendra de grandes actions de grâces, et à Dieu avant nous, de ce qu’il lui sera donné de voir la vie du ciel fleurir sur la terre, et la croyance aux biens futurs et à la résurrection acceptée dès ici-bas, même par les infidèles. [3,19] Il est évident que ce ne sont pas là de vaines jactances; quand nous parlons de la vie des habitants du désert, les païens n’ont rien à objecter, mais ils semblent reprendre leurs avantages et quereller sur le petit nombre de ceux qui réussissent à suivre cette règle. Si donc nous avions jeté cette semence précieuse dans les villes, si cette discipline avait reçu quelque règle et quelque commencement, si nous instruisions avant tout nos enfants à se faire les amis de Dieu, si nous leur apprenions pour tout et avant tout les sciences spirituelles, toute peine disparaîtrait, la vie présente serait délivrée de mille maux, et ce que l’on dit de la vie future, que toute douleur, tout chagrin et tout gémissement en sont bannis, se réaliserait pour nous tous dès ici-bas. Si l’amour des richesses et de la vaine gloire n’avait point accès dans notre âme, nous ne redouterions ni la mort ni la pauvreté, nous regarderions les mauvais traitements, non comme un mal, mais comme un très grand bien, nous ne saurions ni concevoir ni garder de haine, nous ne serions attaqués ni par nos propres passions ni par celles des autres, et le genre humain approcherait des anges eux-mêmes par le bonheur. — Mais quel homme, direz-vous, a jamais atteint cette perfection? —Vous êtes dans la défiance et vous avez raison, vous qui demeurez dans les villes et qui ne vous entretenez point de la lecture des Livres saints; mais si vous connaissiez à fond ceux qui habitent le désert et qui étudient constamment les divines Ecritures, vous sauriez que les moines, et avant eux les apôtres, et plus anciennement les justes, ont pratiqué ces enseignements avec la dernière régularité. Mais pour ne pas disputer avec vous, accordons que votre fils occupera le second ou le troisième rang après eux; même en cet état les avantages qu’il acquerra ne seront pas minces. Il ne pourra arriver jusqu’au rang ou sont élevés Pierre et Paul, il ne pourra même pas en approcher; mais faudra-t-il pour cela le frustrer du rang glorieux qu’il pourra occuper après eux? Vous feriez alors la même chose que si vous disiez : puisqu’il ne peut être pierre précieuse, qu’il reste fer, qu’il ne devienne ni argent ni or. Pourquoi raisonnez-vous tout autrement quand il s’agit des choses du monde? Quand vous envoyez votre fils étudier les lettres, vous n’espérez pas de lui voir atteindre les sommets de l’éloquence, et néanmoins vous ne le détournez pas pour cela de l’étude, vous faites tous les sacrifices qui sont en votre pouvoir, vous estimant heureux si votre fils peut tenir dans l’éloquence le cinquième ou le dixième rang. Et vous, qui servez dans les armées de l’empereur, vous n’espérez pas tous que vos enfants arrivent au grade de lieutenants du Prince, et cependant vous ne les engagez pas à quitter le baudrier, à ne plus franchir le seuil des palais; au contraire, vous mettez tout en oeuvre pour les pousser dans cette carrière, vous trouvant satisfaits si vous les voyez prendre place au milieu de la hiérarchie. Pourquoi donc ici, où vous ne pouvez prétendre aux premières dignités, êtes-vous si ardents et vous donnez-vous tant de peines pour obtenir les moindres charges, quoique vos espérances soient incertaines et le succès fort douteux, tandis que là, vous êtes si lâches et si languissants, quoique les récompenses à gagner soient d’une tout autre valeur? En voici la raison : vous désirez les biens de la terre, et vous êtes indifférents pour les biens du Ciel. La honte vous empêche de l’avouer, et vous avez imaginé des excuses et des prétextes; mais rien de tout cela ne vous arrêterait, si vous aviez une sincère volonté. La vérité est que, lorsque l’on aime véritablement une carrière, si l’on ne peut pas la parcourir jusqu’au bout, ni en atteindre les hauteurs les plus élevées, on se contente d’une moyenne élévation, on s’estime heureux d’y avoir place n’importe à quel rang. Quand on aime le vin, on ne se prive pas d’en boire, par la raison qu’on ne peut s’en procurer du meilleur et du plus exquis : le mauvais même semble bon. Donnez, à défaut d’or et de diamants, de l’argent à un avare, et vous verrez éclater sa joie. Telle est la tyrannie de la passion; il n’y a rien qu’elle ne fasse endurer et souffrir à celui dont elle s’est rendue maîtresse. Ainsi, si vos paroles n’étaient pas une frivole excuse, vous eussiez dû travailler, mettre la main à l’oeuvre avec nous. Quand on désire une chose on ne s’oppose pas à son succès, on y travaille au contraire de tout son pouvoir. Ceux qui descendent dans la lice aux jeux olympiques savent bien qu’il n’y en aura qu’un seul dans la multitude des combattants qui remportera la couronne, cependant ils se fatiguent et se tuent pour ainsi dire dans l’espérance d’être vainqueurs. Ici rien de pareil, non seulement pour le terme de la lutte, mais même pour cette nécessité de ne décerner qu’une couronne. Dans ces sortes de combat, la différence entre le vainqueur et le vaincu ne consiste pas en ce que l’un se retire couronné et l’autre non : elle ne va pas jusque-là; seulement l’un triomphe plus brillamment, l’autre moins, mais tous deux triomphent. Si nous voulions former nous-mêmes nos enfants dès le berceau, et ensuite les confier à des maîtres capables d’achever l’oeuvre commencée, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que nous les vissions occuper le premier rang dans l’armée du ciel. Dieu aurait égard à notre bonne volonté et à notre zèle, lui-même travaillerait avec nous, et le doigt de l’Artiste divin modèlerait avec nous cette vivante statue. Travaillée par une telle main, une oeuvre ne peut pas être manquée, elle ne peut qu’atteindre la plus splendide perfection pourvu que nous fassions ce qui dépend de nous. Dieu a aidé plusieurs femmes de l’Ancien Testament, dans les soins qu’elles donnaient à leurs enfants; pourquoi nous refuserait-il la même faveur? A ce sujet, j’aurais plusieurs exemples à citer, mais pour être plus court, je n’en rappellerai qu’un. [3,20] Il y avait une femme juive, nommée Anne. Or, Anne eut un enfant lorsqu’elle ne s’attendait plus à éprouver ce bonheur; encore ne l’eut-elle qu’avec beaucoup de souffrances et de larmes : car elle était stérile; souvent sa rivale lui avait injurieusement reproché sa stérilité; néanmoins elle fut moins faible pour cet enfant de larmes et de prières, que vous ne l’êtes pour les vôtres. Elle le garda seulement près d’elle le temps qu’il fallut pour le nourrir de son lait. Et dès qu’il n’eut plus besoin de cette nourriture, elle le prit et l’offrit à Dieu, l’invitant à ne plus revenir à la maison paternelle; et il habitait continuellement dans le temple du Seigneur. Quand sa tendresse maternelle lui inspirait le désir de le voir, elle ne le faisait pas venir près d’elle, mais elle montait elle-même avec son père vers lui; le reste du temps, elle se privait de sa présence, parce qu’elle l’avait offert à Dieu. Et ce jeune homme devint si illustre et si grand par sa vertu, qu’il attira de nouveau, sur les Hébreux , les faveurs de Dieu, qui s’était détourné de ce peuple à cause de sa perversité. Dieu ne rendait plus d’oracles et ne montrait plus sa face dans Israël; mais le jeune Samuel obtint du Seigneur les mêmes faveurs qu’auparavant, et l’on vit renaître les prophéties qui avaient disparu. Le fils d’Anne gagna ces grâces avant même qu’il fût parvenu à l’adolescence, et lorsqu’il n’était encore que petit enfant. Car, dit l’Ecriture, il n’y avait plus de vision certaine, mais la parole de Dieu était rare et précieuse. (I Rois. III, 1) Dans cette conjoncture, Dieu révélait continuellement ses oracles au petit Samuel. Tant il y a d’avantage à lui sacrifier ses biens, et à se dessaisir en sa faveur de ses trésors et de ses biens, et même de ses enfants! Certes si nous sommes obligés de lui donner notre propre vie, à plus forte raison tout le reste de ce qui nous appartient. C’est ce que fit également le patriarche Abraham. Il fit même davantage encore, et c’est pour cela qu’il recouvra son fils en acquérant en outre une grande gloire. Nos enfants nous appartiennent surtout lorsque nous les avons offerts au souverain Maître. Ils seront mieux sous sa tutelle que sous la nôtre, car il est plus soigneux de leurs intérêts que nous-mêmes. Ne voyez-vous pas aussi la même chose dans les palais des riches? En effet, les enfants de basse condition qui demeurent avec leurs parents sont loin d’avoir une position aussi brillante , aussi avantageuse, que ceux que des maîtres opulents ont tirés de leurs familles pour les préposer à quelque service ou intendance; c’est à ces derniers qu’appartiennent les faveurs, le crédit, ils sont autant au-dessus des autres serviteurs que les maîtres au-dessus de leurs intendants. Si les hommes sont bons et bienveillants à ce point pour ceux qui les servent, combien plus Dieu, qui est la bonté infinie. Laissons donc nos enfants le servir; menons-les, non pas au temple, comme Samuel, mais conduisons-les au ciel même avec les anges et les archanges; car il est évident pour tous que ceux qui auront embrassé la vie ascétique serviront Dieu et formeront sa cour avec ces puissances supérieures, et c’est dans ces fonctions élevées qu’ils travailleront pour leur gloire et pour la vôtre avec la confiance et le crédit que leur donnera la sainteté de leur état. Si quelques enfants ont obtenu des grâces à cause de leurs parents, à plus forte raison les parents en recevront-ils à cause de leurs enfants. En effet des pères aux enfants il n’y a que le droit de la nature, des enfants aux pères il y a encore celui de l’éducation, qui l’emporte de beaucoup sur le premier : deux vérités que je vais prouver par les saintes Ecritures. Ezéchias était un prince qui avait de la vertu et de la piété. Cependant il ne faisait point assez de fond sur ses bonnes actions pour croire qu’il serait préservé du péril dont il était menacé, en considération de ses propres mérites. Dieu lui promit de le sauver à cause de la vertu de son père: J’étendrai, dit-il, mon bouclier sur cette ville, pour la sauver à cause de moi et à cause de David mon serviteur. (IV Rois. XIX, 34) Et saint Paul écrivant à Timothée, lui dit des pères qu’ils seront sauvés par leurs enfants, pourvu qu’ils persévèrent avec sagesse dans la foi, dans la charité et la sainteté. (I Tim. II, 15) La sainte Ecriture en louant Job pour ses autres qualités, par exemple parce qu’il était juste et véridique et craignant Dieu, n’a pas oublié de le louer aussi spécialement du soin qu’il prenait de ses enfants. Ce soin ne consistait pas à leur amasser de l’or, à les rendre illustres et brillants de la gloire du monde. Ecoutez ce qu’en dit la sainte Ecriture: Quand les jours de leur festin étaient écoulés, Job envoyait pour les purifier, et se levant dès le matin, il offrait pour eux un sacrifice selon leur nombre, et pour leur âme, un veau destiné à laver leur péché: car Job se disait dans son cœur : si par hasard mes enfants avaient pensé le mal dans leur coeur contre Dieu... (Job, I, 5) Nous restera-t-il quelque moyen de nous justifier, si nous commettons les mêmes fautes? Si Job, qui vécut avant la Grâce, même avant la Loi, qui était privé du secours des saintes Ecritures, avait pour ses enfants tant de prévoyance, et tremblait même pour des fautes incertaines, quelle sera notre excuse à nous qui vivons sous la loi de Grâce, qui avons eu tant de maîtres, reçu tant d’exemples et tant de conseils, et qui, loin de trembler pour des fautes incertaines, négligeons même les péchés manifestes, que dis-je, nous qui persécutons ceux qui voudraient les redresser? Je ne répète point ainsi ce que j’ai déjà dit d’Abraham qui dut sa gloire au sacrifice de son enfant non moins qu’à ses autres grandes actions. [3,21] Instruits par ces exemples, préparons à Dieu de bons serviteurs et de dignes ministres. Si celui qui nourrit des athlètes pour les villes, et celui qui exerce des soldats pour l’empereur, reçoivent les plus grands honneurs, à quelles récompenses ne devons-nous pas nous attendre, nous qui élèverons pour Dieu des hommes si nobles et si grands, ou plutôt des anges si purs? Faisons donc tout ce qui est en notre pouvoir pour leur laisser ce trésor de la piété, le seul qui demeure et qui nous suive, le seul qui soit également utile et dans cette vie et dans l’autre. Les richesses de la terre ne se transporteront pas dans l’autre vie, elles périssent dès celle-ci même avant leurs possesseurs, qu’elles perdent, hélas! trop souvent. Les richesses spirituelles, au contraire ne périront ni dans ce monde ni au ciel. Elles seront la sauvegarde, et feront la sécurité de leurs possesseurs. Celui qui préfère les biens terrestres aux biens spirituels perdra les uns et les autres : celui au contraire qui ne désire que les biens du ciel obtiendra encore ceux de la terre. Cette parole n’est pas de moi, mais du Seigneur qui doit la réaliser : Cherchez donc, dit-il, le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît. (Matth. VI, 33) Que pourrait-on comparer à cet honneur? Soignez, dit-il, vos intérêts spirituels, et laissez-moi le soin de tous vos biens. Tel un tendre père, qui se charge du soin de la maison, de la conduite des serviteurs, et de tout le reste, pour laisser à son fils la faculté de se donner tout entier à l’étude de la sagesse; tel est Dieu à notre égard. Obéissons-lui donc et cherchons le royaume de Dieu, nous verrons alors nos enfants estimés de tout le monde, nous serons glorifiés avec eux, et nous jouirons des biens présents, si nous ne nous attachons qu’aux biens futurs et célestes. Si vous croyez ces vérités, Dieu vous donnera une grande récompense; mais si vous en doutez et que vous vous refusiez à les mettre en pratique, il vous fera subir le plus terrible châtiment. Il n’y a pas moyen de recourir à des excuses ni de dire que personne ne vous avait appris cela. Même avant que je vous eusse parlé, ce moyen de défense vous était enlevé; d’abord parce que la nature et la conscience toute seule possède un sûr critérium pour discerner le bien du mal, ensuite parce que cette doctrine se présentait partout à vos esprits, enfin parce que les maux de toute sorte qu’on voit en cette vie sont bien capables de pousser au désert même ceux qui sont le plus épris du monde. Ainsi, quand même j’aurais gardé le silence, vous n’auriez pas encore pu alléguer votre ignorance pour vous excuser. Vous le pouvez maintenant moins que jamais après ces longs discours, après une exhortation appuyée et sur le témoignage des faits, et sur ceux, beaucoup plus forts, des saintes Ecritures. Vos enfants pourraient, en restant dans le monde, éviter de se perdre pour l’éternité, ils parviendraient à gagner une place médiocre dans le ciel, que vous ne seriez pas encore pour cela exempts de châtiments, si vous les entraviez quand ils désirent marcher à une vie plus parfaite, et si vous les reteniez dans le siècle quand ils veulent s’envoler au ciel. Que sera-ce donc, si leur perte est certaine, inévitable, lorsqu’il y va des plus grands intérêts de l’homme? Quel espoir de pardon alors, quel moyen de justification aurez-vous, vous qui aurez à rendre compte et de vos propres fautes et de celles de vos enfants. Car je ne pense pas qu’ils soient punis aussi sévèrement pour les fautes qu’ils auront commises après avoir été entraînés dans le tourbillon du monde, que vous qui les y aurez précipités. S’il est vrai qu!il vaudrait mieux être jeté dans la mer avec une meule au cou que de scandaliser une seule âme, quelle vengeance, quel châtiment suffira contre ceux qui auront montré pour leurs enfants une telle inhumanité et une telle cruauté? Je vous conseille donc de ne pas persévérer dans vos mauvaises dispositions, et de devenir pères d’enfants véritablement sages et chrétiens. On ne peut alléguer un prétexte que j’entends souvent mettre en avant. C’est parce que nous savions, dit-on, qu’ils ne pourraient parvenir au but de la vie monastique, que nous les avons arrêtés au moment d’y entrer. Quand même vous auriez prévu cela avec certitude, ce qui est impossible, puisque plusieurs, dont on craignait la chute, sont demeurés fermes, quand ce ne serait pas une simple conjecture, mais une prévision claire et sûre, il ne fallait pas néanmoins les détourner d’une profession si chère à Dieu. Nous ne serons pas justifiés pour dire que nous n’avons fait que hâter la chute de gens qui allaient tomber d’eux-mêmes; c’est au contraire ce qui nous fera condamner plus sévèrement. Pourquoi ne laissiez-vous pas la chute de cette âme dépendre de sa seule faiblesse? Pourquoi vous hâtiez-vous de prendre la faute pour vous et de l’attirer tout entière sur votre tête? Ou plutôt il fallait ne pas la permettre: pourquoi ne faisiez-vous pas tout ce qui dépendait de vous pour empêcher votre fils de tomber? Ainsi par là même que vous auriez su avec certitude que votre fils tomberait, vous seriez plus digne que jamais de châtiment. Puisque vous prévoyiez sa chute, il fallait, non pas le précipiter, mais lui tendre la main, mais faire tout au monde pour le maintenir debout dans l’attitude d’un homme vaillant, soit qu’il dût se soutenir dans la suite, ou non. Faisons notre devoir, sans nous trop préoccuper si d’autres en profiteront, c’est le moyen de n’être pas responsable devant Dieu. C’est ce que lui-même nous apprend quand il condamne le serviteur qui n’a rien fait de son talent. Il fallait, lui dit-il, confier mon argent à des banquiers, afin que je le pusse retrouver avec intérêt à mon retour. (Matth. XXV, 27) Soyons dociles à cet avertissement pour éviter le châtiment. Nous ne pourrons tromper Dieu comme les hommes, Dieu qui sonde les coeurs, qui produira tout au grand jour, et qui nous rend toujours responsables du salut de nos enfants. Souvenons-nous du serviteur de l’Evangile, il fut puni pour n’avoir pas fait fructifier l’argent de son maître à quoi ne devons-nous pas nous attendre, si nous empêchons quelqu’un de remplir ce devoir? Soit que nous ayons réussi à jeter nos enfants dans le tourbillon du monde, soit qu’ils aient résisté à nos efforts, en se réfugiant malgré nous dans les asiles monastiques, nous subirons toujours le même châtiment pour avoir tenté de nuire à leur salut. Il en est de même pour celui qui les engage à suivre la vocation monastique, qu’il réussisse ou non dans sa tentative, sa récompense sera toujours pleine et entière, parce qu’il a fait ce qui dépendait de lui. Ainsi, je le répète, quiconque cherche à perdre les âmes, sera puni avec une égale sévérité; qu’il ait réussi ou non. Soyez-en certains, quand vous n’auriez réussi ni à faire chanceler ni à ébranler les généreuses résolutions de vos enfants, vous subirez toujours la même peine que si vous les aviez arrachés au monastère. Faisons de sérieuses réflexions sur ces vérités importantes, rejetons tous prétextes vains, et efforçons-nous de devenir pères de généreux enfants, architectes des temples vivants où réside Jésus-Christ, formons des athlètes pour le ciel, les oignant et les formant pour les combats du Seigneur, tâchons de pourvoir de toutes manières à leur avantage, afin de partager aussi là-haut leurs couronnes. Que si, vous demeurez dans votre opiniâtreté, vos enfants ne laisseront pas d’embrasser, malgré vous, cette sainte philosophie, pour peu qu’ils aient de courage et de vertu; ils en retireront tous les avantages qu’elle procure, et il ne vous restera plus que le malheur d’avoir amassé sur vos têtes un terrible châtiment, et de louer la sagesse de nos conseils alors que nos conseils ne pourront vous être d’aucune utilité.