Emile de Bonnechose, Lettres de Jan Hus, écrites durant son exil et dans sa prison avec une préface de Martin Luther ... Paris, L. Delay, 1846. [0,0] PRÉFACE DU DOCTEUR MARTIN LUTHER AUX LETTRES DE JEAN HUS, PUBLIÉES PAR LUI EN L’ANNÉE 1537, AFIN DE RENDRE PLUS PRUDENTS ET D’INSTRUIRE PAR LES JUGEMENTS TYRANNIQUES DU CONCILE DE CONSTANCE TOUS LES THEOLOGIENS QUI, A L’AVENIR, SERAIENT APPELES A SIEGER DANS UN CONCILE DE L’EGLISE ROMAINE. [0,1] Si quelqu’un lit ces lettres ou les entend lire, si en même temps il possède une intelligence saine, et s’il a égard, devant Dieu, à sa propre conscience, je ne doute point qu’il n’avoue hautement que Jean Hus fût doué des dons précieux et excellents de l’Esprit-Saint. Voyez, en effet, comme il s’est attaché à la doctrine du Christ dans ses écrits et dans ses paroles, avec quel courage il a combattu contre les douleurs de la mort, avec quelle patience et quelle humilité il a tout souffert, avec quelle grandeur d’âme enfin il a affronté une mort cruelle pour la défense de la vérité ; et il a fait toutes ces choses seul, dans l'imposante assemblée des hommes les plus éminents et les plus puissants, semblable à un agneau au milieu des loups et des lions. Si un tel homme doit être regardé comme hérétique, nul sous le soleil ne pourra aisément être tenu pour vrai chrétien. A quels fruits donc reconnaîtrons-nous la vérité, si celle-ci ne se voit pas dans les fruits que Jean Hus a produits et dont il était orné ? [0,2] Le plus grand crime de Jean Hus est d’avoir déclaré qu’un pape impie n’était pas la tête de l’Eglise universelle : il a bien reconnu en lui le chef d’une église particulière, mais non de toute l’Eglise : de même qu’un ministre de la Parole dont la vie est criminelle est toujours ministre selon l’apparence extérieure, mais n’est point pour cela membre des saints dans son église : Jean Hus a nié semblablement qu’un pontife impie et scélérat fût un bon pontife, quoiqu’il fût assis sur le trône de l’Eglise : c’est comme si nous disions que Judas, traître et voleur, n’était point un honnête homme, quoiqu’il eût été appelé aux fonctions de l’apostolat. On voulait donc contraindre Jean Hus à avouer qu’un pape criminel doit être tenu pour saint, qu’il est infaillible, que ses paroles et ses actes sont également saints, et doivent être reçus et respectés comme autant d’articles de foi. Tous ces hommes si sages du concile de Constance eussent prêté une oreille favorable à de semblables discours, eux qui en détrônant trois pontifes coupables n’ont reconnu à personne le droit de les condamner au feu ! Mais lorsque Jean Hus a dit les mêmes choses, ils l’ont traîné au supplice ! La porte a été ouverte (encore une fois) à de semblables événements par les indulgences que le pontife romain a répandues à profusion dans le monde entier, et par le jubilé qu’il a institué à Rome pour construire la basilique de Saint-Pierre ; car le pape, parmi ses autres inventions, a dit et confirmé par ses bulles que les âmes de ceux qui, après avoir entrepris le pèlerinage à Rome, mourraient en chemin, prendraient aussitôt leur vol vers le ciel, ordonnant assez péremptoirement aux anges, en sa qualité de Dieu terrestre et de vicaire de Dieu, d’emporter au ciel, sur des chars rapides, comme on l'a dit, les âmes des défunts. Tetzel, porteur des indulgences de l'évêque de Mayence, à de même enseigné que les âmes s’élanceraient du purgatoire au ciel aussitôt que le tintement de l’argent versé dans le trésor se ferait entendre ; mais, bientôt confondu, il ferma sa bouche effrontée. [0,3] C’est à de semblables impiétés, qui révolteraient une brute, que s’est opposé Jean Hus, prédicateur de la parole de Dieu dans la chapelle de Bethléem à Prague. Il a nié qu’une telle puissance fût donnée au pontife romain, et il a hautement déclaré qu’il pouvait se tromper en cela comme en beaucoup d’autres choses. Ayant donc pris une liberté si grande que d’enseigner que le pape peut errer (hérésie réputée alors beaucoup plus épouvantable que de renier Jésus-Christ), il fut contraint par la violence à confirmer ce qu’il avait soutenu en disant qu’un pape impie n’est pas un pape pieux. Tous s’agitèrent alors comme autant de sangliers ; leur poil se hérissa, ils crispèrent leur front, ils aiguisèrent leurs dents, et enfin, se précipitant sur lui, ils le livrèrent cruellement et méchamment aux flammes. [0,4] Un des premiers articles qu’il fallait admettre à cette époque était que le pontife romain est infaillible ; telle était l'opinion des jurisconsultes de la cour romaine. Il ne paraissait pas présumable que l’erreur pût tomber de si haut ; mais à force de présumer on présume trop. L'égarement prodigieux de ces hommes sur un point si grave et les outrages si manifestes auxquels Jean Hus fut en butte de leur part le remplirent d'un grand courage. Une conscience pure de tout crime devant Dieu comme devant le monde donne à l’homme une grande consolation dans ses maux et s'il souffre pour le nom et la gloire de Dieu, l’Esprit-Saint, consolateur des affligés, vient à lui aussitôt et lui prête un secours contre le monde et contre les démons, ainsi que le Christ l’a promis (Matt., X) disant : Ce n’est pas vous qui parlez, mais c’est l’esprit de votre Père qui parle en vous ; et (Luc, XXI) : je mettrai en vos bouches une force et une sagesse à laquelle vos adversaires ne résisteront pas. [0,5] J’ai appris de quelques hommes dignes de foi que l’empereur Maximilien disait, en parlant de Jean Hus : « Ils ont fait injure à cet excellent homme. » Érasme de Rotterdam, dans ses premiers livres que je possède, a écrit que Jean Hus avait été brûlé, mais non convaincu. Et l'opinion des hommes pieux en ces temps a été qu’on lui avait fait outrage et violence. Je rapporterai ici ce que m'a dit le docteur Staupitz d’un entretien qu’il eut avec son prédécesseur, André Prolès, homme de naissance et de mérite, touchant la rose du docteur Jean Zacharie. Ce Zacharie était représenté dans les cloîtres, portant une rose à son chapeau, comme une distinction pour lui-même et un affront pour Jean Hus. Prolès voyant cette image dit : « Je ne voudrais pas porter cette rose. » Staupitz lui ayant demandé pour quel motif, Prolès répondit : « Lorsque dans le concile de Constance on soutenait contre Jean Hus que le pape ne pouvait être repris de personne, le docteur Zacharie allégua le passage d’Ézéchiel (chap. XXXIV) : "C'est moi qui suis au-dessus des pasteurs, et non le peuple. " Jean Hus niait qu’on y trouvât ces derniers mots, et Zacharie offrit de prouver le contraire par la Bible même que Jean Hus avait apportée de Bohême avec lui ; car Zacharie, comme beaucoup d’autres, avait souvent visité Hus, dans le but de le convaincre, et il était tombé par hasard sur ce passage. La Bible fut donc apportée au milieu de l’assemblée, et elle donna raison à Zacharie. Jean Hus soutint néanmoins que cette Bible n’était pas correcte, et que les autres versions ne confirmaient pas celle-ci ; mais, accablé par les clameurs de ses adversaires, il perdit sa cause, et Zacharie reçut une rose du concile en perpétuelle mémoire de ce fait. Et pourtant, dit Prolès, il est certain que ces mots ne se trouvent dans aucune Bible correcte, soit manuscrite, soit imprimée, et qu’elles témoignent toutes contre Zacharie. Ainsi parla Prolès au docteur Staupitz. [0,6] Ce verset se lit dans toutes les Bibles allemandes, latines, grecques ou hébraïques, comme il fut cité par Jean Hus ; mais à Constance on ne voulut pas l’admettre autrement que l’avait cité Zacharie, qui ne mérita ni de recevoir la rose, ni de la porter. {- - -} [0,7] Les adversaires des opinions de Jean Hus témoignent eux-mêmes de sa science. Il y a trente ans, j’en ai entendu plusieurs, habiles théologiens, qui disaient : « Jean Hus fut un très grand docteur, et il surpassait en érudition et en science tous ceux du concile. » Ses écrits, et entre autres son Traité de l’Église et ses Sermons, confirment cet éloge. Lorsque j’étais étudiant en théologie à Erfurt, ma main tomba un jour dans la bibliothèque du monastère sur un livre des sermons de Jean Hus. Ayant lu sur ce livre les mots : Sermons de Jean Hus, je fus aussitôt enflammé du désir de connaître quelles hérésies il avait répandues, en parcourant ce livre échappé au feu et conservé dans une bibliothèque publique. Je fus saisi de stupeur dans ma lecture, et rempli d’un étonnement difficile à décrire en recherchant pour quelle cause on avait brûlé un si grand homme, un docteur si grave et si habile à expliquer et à commenter les Écritures. Mais le nom de Hus était alors en exécration ; je crus, si j’en parlais avec éloge, que le ciel tomberait sur moi et que le soleil voilerait sa lumière, Ayant donc fermé le livre, je m’éloignai le cœur triste, et je me disais en moi-même, pour me consoler : « Peut-être a-t-il écrit ces choses avant d’être tombé dans l’hérésie. » J’ignorais encore ce qui s’était passé dans le concile de Constance. [0,8] Tout ce que je dirais encore ne pourrait qu’ajouter infiniment aux louanges de Jean Hus. Ses adversaires lui rendent un témoignage éclatant et peu réfléchi ; car si leurs yeux aveuglés pouvaient s’ouvrir à la lumière, ils rougiraient au souvenir des choses qu’ils certifient eux-mêmes. L'auteur d’un recueil des actes des conciles, écrit en allemand et enrichi de beaucoup de particularités remarquables, met le plus grand soin à rendre odieuse la cause de Jean Hus, et il écrit cependant qu’en se voyant dépouillé des dignités de son ordre Hus sourit avec une fermeté intrépide. D’après ce même auteur, Hus, conduit au bûcher, répétait toujours : « Jésus, Fils de Dieu, ayez pitié de moi !» A la vue du poteau fatal où il fut enchaîné pour être brûlé, tombant à genoux il s’écria : « Jésus, Fils du Dieu vivant, qui a souffert pour nous, ayez pitié de nous ! » Voyant un paysan qui apportait du bois, il sourit encore avec douceur et prononça ces paroles de saint Jérôme : « O simplicité sainte ! » Un prêtre s’étant approché, et lui demandant s’il voulait se confesser, Hus répondit qu’il y consentait ; et le prêtre ayant insisté sur l’obligation d’abjurer, Jean Hus refusa, disant qu’il ne se reconnaissait coupable d’aucun péché mortel. L’homme qui, dans l’agonie de la mort, invoque d’un cœur si ferme Jésus, le Fils de Dieu qui a souffert pour nous, l’homme qui, pour une telle cause, abandonne son corps au feu avec une si grande foi et une si grande constance, s’il ne se montre pas, à ces traits, un généreux et intrépide martyr et confesseur de Christ, certes, je le répète, il sera difficile qu’aucun homme soit sauvé. Jésus-Christ lui-même a dit : « Celui qui me reconnaîtra devant les hommes, je le reconnaîtrai aussi devant mon Père. » Que dirai-je de plus ? Le pontife romain élève beaucoup d’hommes au rang des saints, dont il serait difficile de dire s’ils sont avec les élus ou avec les démons, et il précipite dans les enfers celui-ci, lorsqu’il résulte de l’examen de sa vie que sa place est dans les cieux. [0,9] J’ai de nouveau rappelé ces choses afin qu’elles soient un avertissement salutaire à ceux de nos théologiens qui se rendront peut-être au prochain concile ; car s’ils ressemblent aux hommes qui se sont réunis dans le concile de Constance, il leur adviendra ce qui est advenu à leurs prédécesseurs, les actes qu’ils voudront cacher et ensevelir dans l’oubli seront produits au jour et partout publiés. Les docteurs de Constance étaient convaincus que personne n’oserait jamais les accuser par la parole ou par la plume, et beaucoup moins encore honorer Jean Hus comme un saint et les condamner eux-mêmes, bravant ainsi les plus cruelles menaces. L’événement au contraire a vérifié, soit par moi, soit par d’autres, les prédictions de Jean Hus. Forts de leur autorité, nos théologiens ne pressentent aucun péril. Que leur pouvoir soit donc égal à celui qu’ils avaient au temps de Jean Hus, j’y consens ; il n’est pas moins certain que celui qui était alors en face de leur tribunal siège maintenant en un lieu où il faut que ses juges se retirent devant lui.