[1,0] HISTOIRE DE JACQUES AUGUSTE DE THOU. LIVRE PREMIER. [1,1] J'entreprends d'écrire sincèrement et sans partialité l'histoire de tout ce qui s'est passé dans le monde, depuis les dernières années du règne de François Ier jusqu'à nos jours. Mais avant que d'entrer en matière, je crois devoir remonter à la source des événements et représenter en peu de mots la situation des affaires, les forces et les projets des princes et les passions qui agitaient les esprits. Je commence par la France et l'Espagne, qui étaient alors les deux principales puissances de l'Europe, et qui tenaient, pour ainsi dire, en leurs mains la destinée des autres. [1,2] L'expédition de Charles VIII. en Italie, quoique vaine et infructueuse, avait eu néanmoins des suites funestes pour ce pays, qui jouissait auparavant d'une paix profonde : elle avait fait naître à plusieurs souverains l'envie de s'emparer de ces provinces et le nom Français, qui peu de temps auparavant, faisait trembler l'Europe, en était devenu moins redoutable. [1,3] Alfonse II, roi de Naples, pour effacer l'horreur de ses cruautés, avait abdiqué la couronne et Ferdinand, son fils, qui lui avait succédé, s'était en très peu de temps remis en possession de tout ce qui avait été conquis dans ce royaume. Il y avait lieu de craindre (comme le bruit s'en était répandu) que Charles ne repassât les Alpes. Mais la réunion des princes d'Italie, auparavant divisés, la défection du duc Ludovic Sforce, qui après avoir conseillé la guerre d'Italie, et en avoir facilité l'entrée aux Français, venait d'abandonner lâchement leur parti; le succès douteux de la bataille du Val de Tare en Lombardie, dont les vaincus s'attribuaient l'avantage ; tout cela rassurait beaucoup les esprits. La mort du roi Ferdinand suivie de celle de Charles VIII contribua encore à entretenir quelque temps la paix. Cependant la France sollicitée par le pape Alexandre VI et engagée par un traité conclu avec Ferdinand V, roi d'Espagne, se détermina à reprendre les armes pour la conquête du royaume de Naples. [1,4] Ferdinand V, qui sept ans auparavant était rentré en possession du comté de Roussillon et de la ville de Perpignan, par le traité qu'il avait fait avec Charles VIII, lorsque ce prince était prêt de passer en Italie, s'était mis peu en peine de remplir ses engagements. Il envoya dans le Royaume de Naples ses cousins les princes d'Aragon, un secours considérable, commandé par Ferdinand Gonzalez de Cordoue, qui pour ses fameux exploits fut depuis surnommé le Grand-Capitaine, et contre la foi du traité, il entra lui-même à la tête d'une armée dans le Languedoc. Mais bientôt les progrès de Gonzalez dans la Calabre et dans la Pouille le firent changer de résolution. Comptant sur l'affection des peuples de ces deux provinces, il rompit tout à coup avec ses cousins et conclut un traité secret avec Louis XII, successeur de Charles VIII. Les conditions du traité étaient que Louis et Ferdinand partageraient entre eux le royaume de Naples, que Louis aurait la ville de Naples, l'Abruzze et la Terre de Labour et que la Pouille et la Calabre seraient à Ferdinand. [1,5] La bonne foi de Frédéric, oncle et héritier du dernier Roi de Naples, rendait extrêmement odieux le procédé de Ferdinand. Frédéric, qui ne redoutait que la France, avait reçu avec joie Gonzalez à son arrivée en Sicile et avait fait transporter en Calabre les troupes que ce général avait amenées d'Espagne, les regardant comme un secours contre les Français. Le bruit s'était répandu que les rois de France et d'Espagne étaient d'intelligence et déjà leur traité avait été rendu public à Rome : Gonzalez néanmoins assurait encore qu'il avoir reçu ordre de son maître de secourir Frédéric et le royaume de Naples. Ce malheureux prince, qui croyait n'avoir rien à craindre du côté de l'Espagne, vit tout à coup et en même temps les armes des deux plus puissants rois de l'Europe tournées contre lui. Contraint de céder et dépouillé de ses états par la perfidie de son cousin, il se retira en France et laissa seulement en Italie Ferdinand son fils, duc de Calalabre, avec ordre de se renfermer dans Tarente, dont il avait confié le commandement au duc de Potenza ; de s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité et en cas qu'il fallût rendre la place, d'obtenir la liberté de se retirer où il voudrait. Frédéric avait transporté en France tous ses effets et avait ordonné à son fils de l'y venir trouver, s'il était forcé de quitter l'Italie. [1,6] Gonzalez, après s'être rendu maître de Manfredonia, prit Tarente, qui ne se rendit qu'à condition que le duc de Calabre pourrait se retirer où il lui plairait. Gonzalez le promit avec les serments les plus solennels mais il ne se vit pas plutôt en possession de la place, que prétextant un nouvel ordre de son maître, auquel, disait-il, il ne pouvait se dispenser d'obéir; il viola la foi qu'il avait jurée au duc et l'envoya prisonnier en Espagne. [1,7] Les deux rois alliés ne furent pas longtemps unis. Il survint une contestation entre les Français et les Espagnols au sujet de la perception d'un droit sur les troupeaux qui passaient de la Pouille dans l'Abruzze : ce qui donna lieu à plusieurs négociations inutiles, et enfin à une rupture ouverte. Le roi d'Espagne, qui en craignit les suites, s'adressa à Philippe d'Autriche, son gendre et son héritier présomptif, fils de l'empereur Maximilien, et engagea ce prince, qui aimait naturellement la paix et le repos, à passer en France avec un sauf-conduit, et à ménager un accommodement mais son voyage fut inutile. Tandis qu'il traitait avec Louis XII, le comte de Meleto fut tué à Terranova dans la Basse-Calabre ; Hugue de Cardone vint joindre l'armée des Espagnols et il leur arriva encore d'Espagne un renfort, conduit par Emmanuel de Benavida et Antoine de Leve. L'armée Française au contraire se voyait alors extrêmement affaiblie par le long et malheureux siège de Barlette. Gonzalez, résolu de profiter des conjonctures, refusa de se conformer aux articles du traité déja signé entre Louis XII et Philippe d'Autriche et il eut quelque lieu de s'en applaudir. Car peu de temps après il remporta deux victoires; l'une en Calabre, près de Seminara, où il défit l'armée de d'Aubigny et le fit lui-même prisonnier avec ses principaux officiers ; l'autre dans la Pouille, près de Perignola, où Louis d'Armagnac, duc de Nemours, fut tué. Naples ouvrit alors ses portes au vainqueur, qui après avoir encore battu sur les bords du Garillan les misérables restes de notre armée, reprit Gaïette, chassa enfin les Français de tout le royaume de Naples et y établit solidement la domination Espagnole. Tel fut le succès de la perfidie du roi d'Espagne : il dissimula longtemps le dessein qu'il avait formé de dépouiller injustement ses cousins et une nouvelle couronne fut le fruit de son indigne politique. [1,8] Louis X1I, accablé de honte et de chagrin après ces mauvais succès, et ne voyant aucun moyen de traiter honorablement et sûrement de la paix avec Ferdinand, sans en avoir auparavant tiré raison, jugea à propos de conclure avec lui une trêve d'un an, dans l'espérance que, pendant qu'elle durerait, la fortune pourrait faire naître quelque événement favorable. Cette suspension d'armes lui fournit un moyen de traiter de la paix, moyen qui a toujours passé pour honnête parmi les princes : ce fut la proposition du mariage de Germaine de Foix, fille de sa soeur, avec le roi d'Espagne. Isabelle sa femme reine de Castille, qui venait de mourir, avoir laissé à ce prince l'administration de ses états, par son testament, dont Philippe d'Autriche disputait la validité à son beau-père. Ferdinand, dans le dessein d'affermir sa puissance en Italie et de se fortifier contre les prétentions de son gendre, accepta volontiers les conditions de ce mariage, qui furent que Louis cèderait à sa nièce le droit qu'il prétendait avoir sur la moitié 'du royaume de Naples en vertu de son traité avec Ferdinand, et que cette cessïon tiendrait lieu de dot à Germaine ; que si elle mourait avant son mari, sans en avoir eu d'enfants, la partie du royaume de Naples dont il s'agissait, demeurerait à Ferdinand mais qu'elle retournerait à Louis, si Ferdinand mourait avant elle et sans laisser d'enfants nés de ce mariage. [1,9] Ferdinand ne fut pas plus fidèle à ce traité qu'aux autres. Car sans avoir égard aux articles du contrat, il déclara, dès qu'il fut marié, que le royaume de Naples lui appartenait tout entier, du chef d'Alphonse I, père de Ferdinand le Bâtard, et que sa femme n'y avait aucun droit. Cependant la paix, qui régnait alors entre les deux couronnes, lui donna occasion de faire un voyage à Naples, pour en retirer Gonzalez, que sa valeur et ses libéralités lui avaient rendu suspect. Ce fut alors qu'il apprit la mort de son gendre l'archiduc Philippe, et cette nouvelle l'obligea de repasser promptement en Espagne. En passant par Savone, il y trouva Louis XII, qui venait de licencier ses troupes et qui le reçut avec beaucoup de politesse et de cordialité. Ces deux princes, les plus puissants de l'Europe, après diverses conférences, qui roulèrent principalement sur les affaires de Gènes et de Pise, se retirèrent dans leurs Etats. [1,10] Ferdinand, qui par la mort de l'archiduc, se voyait délivré de toute crainte et maître de presque toute l'Espagne, forma bientôt de nouveaux projets. Comme la puissance de la France lui donnait de l'inquiétude, il fit solliciter sous main Henri VIII, son gendre, roi d'Angleterre, jeune prince, ardent et courageux, qui venait de succéder à Henri VII, son père, de prendre les armes contre la France ; lui alléguant l'autorité du pape, qui l'obligeait de regarder comme ses ennemis ceux qui l'étaient du Saint Siège. Il fut donc arrêté entre eux qu'ils joindraient leurs forces pour entrer en même temps dans la Guienne, sur laquelle Henri avoir quelques prétentions. Mais comme pour cette expédition il fallait que Ferdinand traversât -la Navarre, il fit demander au roi Jean d'Albret le passage pour ses troupes, ce que ce prince allié de la France lui refusa. Ferdinand profita de cette occasion pour s'emparer d'un royaume qu'il désirait depuis longtemps d'unir à ses états. L'armée de son gendre et la sécurité du roi de Navarre, attaqué lorsqu'il s'y attendait le moins, rendirent cette conquête facile. Le roi Jean d'Albret, après avoir inutilement attendu le secours de Louis, voyant d'ailleurs son Etat divisé par les factions des maisons de Grammont et de Beaumont, abandonna enfin tout ce qu'il possédait au-delà des Pyrénées, et se retira dans le Béarn. Après cette conquête, Ferdinand parut se mettre aussi peu en peine de l'expédition de Guienne que des plaintes de son gendre, et s'en retourna en Espagne.