[XII] JACQUES. — Nous ne pouvons nous dispenser d'admettre dans la société des autres sciences l'arithmétique, qui est l'art et la science des nombres, dont l'usage nous est si nécessaire que sans elle il semble qu'il serait impossible de savoir combien de doigts nous avons aux mains, ni combien d'yeux nous servent à voir. Il nous parait ridicule d'attribuer une pareille ignorance aux anciens avant Palamède, qu'on rapporte avoir inventé cet art au siége de Troie. Ainsi, dans ce temps-là, ni Agamemnon, chef d'une si grande armée, ni ce Nestor qu'Homère dit avoir excellé dans les conseils, ni même Ulysse, le plus rusé de tous les mortels, n'auraient pu dire le nombre des vaisseaux qu'ils avaient amenés à Troie! Mais laissons là les fables! Les adolescents doivent s'appliquer à connaître cet art, à s'y exercer autant que cela est utile. Il faut au moins en comprendre les principes, y pénétrer assez pour savoir la différence des nombres, la force du pair et de l'impair, les noeuds multiples et variés qu'ils forment entre eux ; leurs proportions presque admirables qui, par des intervalles et des espaces déterminés, établissent les rapports de la valeur et des signes des nombres qui sont toujours les derniers, avec la valeur et les signes de ceux qui les précèdent; et autres choses de ce genre, lesquelles, en nous donnant le noble plaisir de connaître un art vraiment libéral, sont principalement propres à aiguiser, à exciter notre intelligence. Elles retirent en outre l'esprit des objets matériels, et le tournent vers un meilleur usage de lui-même, pour que, s'appuyant sur sa propre force, et n'étant pas distrait par les choses sensibles, il puisse attacher plus solidement sa pensée à considérer l'éternelle et immuable vérité, ce qui est surtout l'objet de cette science. En effet, telle est la force, telle est la nature des nombres, qu'elle n'a point ou presque point de rapport avec les choses qui passent et ne restent jamais dans le même état; et que, semblable à une vierge pure, candide et cloîtrée, les regards ni les mains de ceux qui l'approchent ne peuvent l'atteindre, mais seulement les chastes intelligences. Aussi bien ceux-là font de cette science un mauvais usage pour eux–mêmes et leur propre vie, qui en emploient au lucre la partie qui consiste à soustraire et à additionner des sommes, et qu'on appelle le calcul (ratiocinatiua), dont ils cherchent avidement à tirer parti non pour eux-mêmes, mais pour leur coffre-fort et pour leur bourse. Si le calcul est propre à un pareil emploi , il n'est cependant convenable de s'en servir à nulle autre fin qu'à bien gouverner l'État, dans la paix comme dans la guerre, et à mettre de l'ordre dans l'administration des affaires privées, dont la bonne gestion ne peut se passer de cet art. Le gain est toujours honteux et sordide pour les nobles âmes; au contraire, une bonne administration de la fortune publique et privée est le propre d'un homme sage. Eh quoi ! n'est ce pas de cette science que toutes celles que nous appelons les mathématiques reçoivent leurs principes ? Sans elle, leur serait-il possible de faire leur suprême office? Qu'est-ce que la musique sans la connaissance des nombres? Qu'est-ce que la géométrie ? Que peut faire l'astronomie en contemplant le ciel et les astres? Après avoir reçu de l'arithmétique le nombre qui est comme leur âme, ces autres arts le revêtent ensuite de quelque chose d'eux-mêmes, dont ils lui forment comme un corps. Par exemple, rien, dans la nature, n'est plus simple que l'unité, rien de plus contracté en soi-même, rien de plus entièrement détaché de toute chose étrangère; eh bien, la géométrie y ajoute la situation et la position, la musique le son, l'astronomie la vue et le mouvement. Comment, par quelles paroles honorer la géométrie, dont le domaine, encore plus vaste que celui de cette dernière science {l'astronomie}, embrasse tous les arts, toutes les productions de la vie humaine? Comme elle est la science du point, des lignes, des surfaces, des figures tant planes que solides; comme elle s'appuie sur les raisons et les fondements de la plus grande certitude, elle ne tombe nulle part, jamais elle ne chancelle. Tout en donnant à l'esprit les admirables jouissances de la contemplation de la vérité, non seulement elle s'adapte et s'applique à toutes les choses, mais elle est même surtout d'une indispensable nécessité. En effet, ce qui seul contient tous les produits ordinaires des arts et de la main des hommes, le nivellement et la position, c'est là, en y ajoutant le rapport de l'un à l'autre, toute la commensuration géométrique. Les maisons et les remparts des villes ne resteraient pas debout; ces vastes et magnifiques monuments, chefs-d'oeuvre de la main des hommes, que nous contemplons encore dans les temples, les théâtres, les antiques arcs de triomphe de la ville de Rome, n'exciteraient pas en nous tant d'admiration, s'ils n'avaient pas été construits d'après les mesures de la géométrie. Et les colonnes, et les portiques, et les instruments, et les machines de guerre ? Et l'art de mouler, de peindre, de travailler le marbre ou l'airain, art illustré jadis par de si grands génies, et permis seulement aux hommes libres? Et toute la navigation elle-même? Et la description géographique des lieux, des zones, des régions, des rivages de la mer? Et la mesure des champs, la dérivation des eaux? Enfin, pour ne pas rappeler chaque chose en particulier, tout ce qui est beau et magnifique à voir, tout ce qui est utile et nécessaire aux usages de la vie, tout cela est l'invention de cet art, de la force de la géométrie. Mais pourquoi passer en revue les ouvrages de la main des hommes, quand les corps célestes eux-mémes qui roulent au-dessus et autour de nous, dont aucun discours ne saurait expliquer la beauté et l'utilité; et quand cette connexion, dans le monde inférieur et changeant, de la légèreté avec la pesanteur, quand cette égalité équilibrée par des mouvements pareils, liant et enchaînant entre elles des choses différentes et le plus souvent incompatibles, qui se fuient le plus l'une l'autre, et sont pourtant le plus retenues ensemble, quand tout cela est le produit de la géométrie, mais de la géométrie divine? Archimède, qui passe pour avoir excellé beaucoup plus que tout le monde dans cette science, avait coutume de dire qu'il croyait que, si un autre univers était créé, il pourrait le joindre et l'appliquer au nôtre. Et telles étaient les preuves qu'il donnait de son génie, qu'il ne paraissait pas parler témérairement, ni en vain, ni se vanter faussement; car ayant une connaissance supérieure, par la géométrie, des lois de la pondération et des dimensions, par lesquelles toutes les choses sont conduites et dirigées, il comprenait que la force de ces lois ne s'appliquait pas seulement aux instruments et aux appareils quotidiens de la vie commune, mais qu'elle était encore propre à remuer et à mouvoir les plus grandes masses. Et pourtant ce grand homme qui, pour sa connaissance de la géométrie et des lois de la pesanteur, fut l'unique soutien de sa patrie assiégée, contre les forces d'une armée romaine et la valeur d'un très grand général, a été blâmé d'avoir comme déshonoré, en la produisant en public, une science qui tire sa principale noblesse de ce que, s'éloignant des sens et des yeux, elle ne s'appuie que sur la force de la raison et de l'intelligence. En effet, dans les savantes écoles de l'Académie où ces choses étaient autrefois le plus en honneur, on préférait et l'on estimait davantage une certaine puissance occulte de cet art, et l'on en recherchait les fruits comme plus abondants pour la nourriture et l'ornement des bons esprits, s'ils n'étaient pas exposés aux yeux du vulgaire, mais à la contemplation de la vérité, et aux spéculations de l'art que les Grecs nomment "théorèmes", lesquels, par une série continue, sortant, pour ainsi dire, l'un de l'autre, se démontrent avec tant de subtilité, de vérité et d'évidence, que l'âme, contente du bonheur de les connaître, ne demande pas autre chose, et ne veut pas que sa tranquille volupté soit troublée au dehors par les applaudissements populaires. PAUL. — Dieux immortels! vous voulez que nous connaissions tant de grandes choses, surtout si nous avons hâte d'arriver à la philosophie, quand chacune d'elles semble pouvoir remplir facilement la vie d'un homme? Cependant je suis de votre avis, et j'avoue qu'on doit apprendre toutes ces choses, si on le peut, et j'y suis certainement disposé du fond du coeur. Pourtant j'ai souvent entendu beaucoup de gens accuser la brièveté de la vie humaine, exagérer dans leurs paroles la difficulté et la grandeur des arts de ce genre , comme si l'on ne pouvait en atteindre la limite; aussi bien citent-ils de temps en temps les paroles de Théophraste, que l'on dit avoir, en mourant, reproché à la nature de donner une longue vie à certaines brutes et à certains oiseaux, qui n'en retirent aucun avantage, tandis que l'homme, né pour la comprendre et la contempler, s'éteignait surtout alors qu'il commençait à savoir se servir de son intelligence et de sa raison. — Je voudrais bien entendre, s'il vous plaît, ce que vous pensez de leur opinion, et quel avantage vous trouvez pour comprendre la philosophie, qui est principalement le but de nos recherches, dans ces arts dont vous venez de parler.