[8] JACQUES. — Point du tout, Paul. Vous n'avez pas à craindre cette ignorance, qui a été préparée à apprendre et à comprendre, attendant, comme une maison vide et ouverte, d'être honorablement meublée. L'ignorance dont il vous importe de vous garder, c'est celle qui, étant remplie de fausses opinions qu'elle persiste à retenir, prend le clinquant pour l'or même, et n'est plus capable de s'attacher aux véritables richesses. Le temps viendra, ou mieux le temps est venu, où votre désir va être rempli, où vous jouirez de ces nobles études, dont vous pouvez déjà essayer le goût par l'Éthique d'Aristote que vous avez commencé d'apprendre. PAUL. — Puisse le vouloir ainsi le souverain Créateur du genre humain, qu'il a délivré ensuite par son Fils unique du crime et de la perdition, auquel je me dévoue de tout mon esprit et de tout mon coeur! JACQUES. — Penser et agir ainsi, Paul, c'est la première et la plus haute vérité de la philosophie. Maintenant, voyons ce que c'est que cet autre faux. PAUL. — Veuillez me le dire. JACQUES. —Voici en quoi consiste ce faux qui provient comme un rejeton, une excroissance de la racine du premier faux : si un homme qui ne se trompe ni ne se ment à lui-méme, mais rusé et sachant très bien ce qu'il fait, veut en circonvenir un autre et le tromper pour l'entratuer dans l'erreur, pour le détourner de la vérité en lui présentant une chose pour une autre, évidemment ce faux-là part de l'autre faux, parce qu'aucun homme ne chercherait à circonvenir quelqu'un et à le faire tomber frauduleusement dans ses rets, si lui-même n'était déjà trompé et abusé par cette opinion dépravée, qu'on doit chercher par tous les moyens un aliment à l'avarice, à la débauche ou à chaque passion. Mais cette coutume, cet exercice de tromper le prochain et de mentir, au milieu des moeurs où l'on vit aujourd'hui, s'est tellement répandue et étendue dans tous les genres d'existence, dans tous les usages quotidiens de la vie, qu'il semble qu'il ne reste plus parmi les hommes qu'un étroit espace à la vérité et à la bonne foi. PAUL. — On entend dire publiquement qu'il en est ainsi. JACQUES. — Comment ne dirait-on pas ce qui se passe sous les yeux, ce qui est en évidence? En effet, quel est celui qui, étant initié tant soit peu à ces habitudes de la vie commune, qui, ayant vu le commerce des hommes entre eux, avec quelle mauvaise foi ils se conduisent, ne comprendrait pas que, semblables à ces soldats qui se servent du glaive pour renverser l'ennemi et le faire prisonnier, les hommes se servent le plus souvent de la fraude, du mensonge, véritable glaive de la méchanceté, pour abattre leur prochain, afin d'arriver plus facilement à ce qu'ils désirent, après l'avoir supplanté? Mais quoique, dans de pareilles mœurs, la bonne foi soit passée de mode, quoiqu'elle soit négligée et délaissée, cependant plus rare en est la possession, plus elle est belle et plus elle a de prix. Quoiqu'on fasse cas des fripons, des fourbes et des gens rusés; quoique de temps en temps le peuple les applaudisse, quoique ceux qui savent duper adroitement quelqu'un, ou lui imposer avec gràce et tout rapporter à l'intérêt et au plaisir, soient grandement considérés, même dans la cour des princes , cependant cette manière de vivre, ces manoeuvres ne sont jamais sûres; elles sont toujours honteuses pour eux-mêmes, et de plus pernicieuses pour les autres. Rien ne peut être beau, splendide, constant ni assez fort contre les événements et la fortune, sans la présence de la vérité. Établie dans le coeur d'un homme, et unie à lui par une sainte alliance, elle participe à toutes ses paroles, à toutes ses actions, elle lui donne dans le monde une autorité et une beauté admirables, comme d'un mortel divin. Le père devra donc préserver son fils du vice, de la souillure de ce second faux, lorsque l'àge de l'adolescent n'est pas encore assez avancé pour s'occuper du premier faux que combat la philosophie. Il ne doit pas négliger les avertissements et les préceptes pour que son fils ne se laisse jamais aller à parler contre sa pensée. C'est un enseignement facile pour des enfants, car cet âge ne pèche pas beaucoup par méchanceté. Quand son fils est adolescent, il doit y mettre plus d'insistance, afin que son fils prenne garde, et qu'il soit persuadé que ni la force de la vertu, ni l'exemple d'une excellente conduite, ni même cette estime qu'il recherche de la part de ses égaux, ni la dignité vers laquelle sont dirigés tous les conseils qu'on lui donne, sans la bonne foi et l'intégrité, ne peuvent avoir de la consistance pour personne; afin qu'il s'accoutume à détester le mensonge, et que sa langue soit toujours d'accord avec son cœur; afin que non-seulement dans ses paroles, dans sa conversation, il apprenne à s'exprimer avec rectitude, vérité, simplicité, mais afin que, même dans ses projets et dans ses actes, il n'y ait rien de feint, de déguisé, de dissimulé; car si les actions sont préférables aux paroles, il est plus honteux de tromper et de mentir en agissant qu'en parlant. Ceux-là mentent dont la malice cachée sous des paroles artificieuses, comme dit quelqu'un, couvre leur passion peu honnête de l'honnête apparence de la vertu. Ils n'ont en vue ni la vérité, ni ce qui est convenable, ni ce qui est juste, mais ils inclinent et tendent à une autre fin. Il n'est pas de vice plus monstrueux que cette vertu menteuse. Or ce voile de leur dissimulation n'est pas de longue durée; il est aussitôt percé par les regards des personnes clairvoyantes; car les mains, les yeux, le visage donnent promptement quelques signes, et la vérité ne peut jamais étre si bien cachée à la vue qu'elle ne se dégage en quelque endroit et ne se montre. D'un autre côté, dès qu'on les a pris sur le fait, et que, leur arrachant leur masque, on les découvre en public, ils essuient plus d'affront et d'ignominie que si, dès le principe, ils avaient ouvertement confessé leur vice. Mais l'adolescent qui, avec bonne foi, se sera livré à l'étude de la vertu, qui aura tiré de la vérité l'honneur et l'ornement de sa vie, ne permettra jamais qu'il yait dans ses moeurs place pour la dissimulation et le mensonge, si ce n'est de temps en temps par jeu, lorsqu'il ne s'agira pas de tromper, mais de divertir, et cela néanmoins discrètement et doucement, pour ne pas blesser celui qu'il veut plaisanter; car si on le sait faire avec esprit, c'est un assaisonnement pour la conversation intime et familière. Nous ne voulons pas que notre adolescent soit austère, sombre, difficile; mais gai, affable, et sachant condescendre à tout ce qui est de son âge, sans pourtant se départir de la modestie et de la modération. L'imitation n'est pas sans affinité avec le mensonge et la dissimulation. Qu'est-ce, en effet, qu'imiter, si ce n'est prendre la ressemblance de ce qui n'est pas vous-même? Mais si on le fait dans l'intention de représenter les choses bonnes et honnêtes, comme si l'on imite les gestes, le visage d'un homme qui a courageusement supporté la douleur, ou qui a été modéré dans le plaisir, ou bien qui a rétabli une bataille perdue; et qu'on le représente par la voix, le mouvement, la contenance du corps, c'est une imitation louable que la vérité ne repousse pas, qu'elle provoque, au contraire. Bien plus, cette estimable discipline de la maison, que nous avons traitée dans notre discours, nous avons dit avec vérité qu'elle était une imitation de la vertu. Mais si l'imitation a pour objet de mauvaises choses, si pour faire rire, l'on veut représenter quelques mouvements des mimes et le visage des bouffons, leurs gestes, leurs paroles, il n'y a rien de plus vil que ce genre d'amusement, rien qui soit plus contraire à la pudeur et è la modestie; car il est de la dernière impudence, ajoutez mène, s'il vous plaît, de la sottise et de la légèreté de vouloir être ridicule ; et il ne peut avoir rien d'élevé dans le caractère celui qui cherche ainsi à faire rire de lui. Mais si nous rejetons comme bas et honteux ce genre de plaisanterie, nous laissons à l'adolescent de nombreux moyens de se livrer à la joie et à la gaieté; car il convient que le jeune homme que nous élevons s'applique à surpasser les autres par tout l'ornement et l'honneur de la vertu, sans étre privé de se livrer avec ses égaux et comme eux aux plaisirs ordinaires de la jeunesse. Il peut courir, sauter, folâtrer, s'adonner aux jeux qui exercent les forum du corps, danser de temps en temps, avoir des convives, quelquefois rire librement aux éclats, provoquer la gaieté par des plaisanteries et des bons mots, mais de manière à garder, comme nous l'avons dit souvent, une juste mesure. C'est là ce qui convient, ce qu'il ne lui sera pas difficile d'observer, avec le secours de cette éducation paternelle, de cette discipline domestique par laquelle la divine forme de la beauté se sera peu à peu empreinte et insinuée dans ses moeurs. Il suit de là que, pour la facilité, l'humanité, l'affabilité de son caractère, se faisant chérir de ses égaux, il s'attirera, par sa vertu, par l'intégrité et la distinction de ses moeurs, leur respect mêlé d'une certaine admiration. Ils auront en lui la plus grande confiance pour toutes choses, et seront près de se soumettre volontairement à son autorité. Plusieurs même s'appliqueront à l'imiter; et de fait, presque tous, de cette habitude quotidienne et de cette fréquentation, ils rapporteront dans leurs moeurs l'empreinte de quelques traits de sa vertu. Bien plus , quelques-uns en approcheront davantage et tâcheront de lui ressembler; de sorte qu'il est facile de juger, comme nous l'avons déjà dit, comme il faut souvent le redire, quelle bonne fortune ce serait pour la cité, premièrement, si la bonne éducation des enfants était généralement pratiquée, et en second lieu, la fréquente imitation et l'exemple d'un seul jeune homme bien élevé. Vous pouvez facilement vous le figurer, Paul, en ayant fait dernièrement l'expérience en vous-même. En effet, la jeunesse de notre ville ayant les yeux tournés vers vous seul, comme elle vous est toute dévouée et se plaît tant à vous fréquenter, vous avez pu dernièrement réprimer son amour habituel de la médisance, auquel elle se livrait si facilement et si volontiers. Ayant vous-même naturellement de l'aversion pour une pareille habitude, vous l'avez doucement priée de s'en abstenir, et vous l'avez rendue plus modeste. PAUL. — En vérité, je ne sais ce que je peux avoir fait; et même si je fais quelque chose, ce n'est pas à moi, mais à vous, mon père, qu'on doit l'attribuer. Cependant je reconnais et j'avoue qu'il y aurait beaucoup d'honneur et de profit pour la cité dans la bonne éducation de la jeunesse. Que ne suivent-ils tous, pour qu'il en soit ainsi, la discipline dont vous venez de me donner les préceptes! Certes, quiconque sera ainsi élevé et nourri aura la plus grande preuve de la bienveillance des dieux immortels envers lui. JACQUES. — Oui certainement, Paul; et l'on doit prier Dieu de vouloir bien faire participer à cet effet de sa bonté le plus grand nombre d'hommes possible. Mais comme nous avons terminé notre cours de bonnes moeurs et de bonne discipline, prenant en quelque sorte un autre chemin, revenons pour la troisième fois au point de départ, aux commencements de l'enfance. PAUL. — Sans doute pour former l'éducation de l'adolescence par la beauté et l'ordonnance des lettres, des sciences et des connaissances que nous appelons les beaux-arts? JACQUES. — Certainement, et pour que nous la conduisions aussi où réside la véritable vertu, et non où il s'agit de l'imitation de la vertu. PAUL. — C'est à savoir, des dieux pénates à Apollon et aux Muses? JACQUES. — Que ne dites-vous plutôt à cette sagesse née du Père, qui, étant unie et concordante avec le Père par un même esprit d'amour, en est autrefois sortie pour illuminer la vie de tous les mortels, et ne demeurant pas moins dans le Père, est venue à nous pour nous élever, malgré notre abjection sur la terre et la bassesse de nos pensées, à l'espoir certain des biens célestes et de l'immortalité? A elle est due toute perfection, qu'il faut surtout contempler dans la Trinité. PAUL. Cela aurait bien mieux valu, mais j'ai parlé selon la coutume latine. JACQUES. — Je ne vous en ferai pas un reproche, Paul, car il est juste d'accorder quelque chose au style et à l'usage de la langue dans laquelle on veut parler. C'est ainsi que nous-même, lorsqu'il ne s'agit pas spécialement des choses divines, nous admettons volontiers, pour éclairer le discours, ces figures et ces modes du langage latin, comme, par exemple, de temps en temps, "mehercule, mediusfidius" (par Hercule). Nous disons même quelquefois au pluriel "deos immortales" (les dieux immortels), cherchant non le sens de ces paroles, mais le son seulement, et pour que le discours ait plus d'éclat, plus de force et ne s'éloigne pas de l'antiquité; d'autant que le discours, avec l'arrangement et l'ornement des qualités qui lui sont propres, a beaucoup plus de poids et de force pour enseigner ce qui est vrai, saint et juste, et pour exciter à ce qu'il convient de faire. PAUL. — On doit donc s'appliquer à l'étude du discours et du style, si j'entends bien vos paroles. JACQUES. — Surtout si vous voulez faire quelque chose de remarquable. La philosophie, cette vertu, cette sagesse que nous cherchons avant tout, si vous aviez à vivre seul avec vous-même, peut-être se suffirait-elle à elle seule, et ne demanderait rien de plus. Mais puisque vous devez vivre dans la société des hommes, avec un grand nombre d'entre eux, qu'il faut qu'il y ait de vous à eux et d'eux à vous communication de goûts, d'intéréts, de devoirs de toute espèce, il n'y a pas, pour rendre convenable et commode cette vie sociale, d'instrument supérieur au discours. C'est pourquoi souvent je vous exhorte et vous exhorterai à vous livrer principalement à ces études qui font acquérir le noble et bel art de bien dire. Je le fais avec d'autant plus de plaisir, que je ne me repens point de la manière dont vous profitez et dont vous répondez à mon espérance. PAUL. — Je ferai certainement ce qui dépend de moi, mon père, pour vous satisfaire par mon travail et mon application. Mais je laisse tout ce qu'il m'est possible de faire à la conduite de votre jugement.