[6] Mais en voilà assez, et revenons à ce que nous disions, redisons-le de nouveau et plus souvent encore : les parents qui ont à coeur une bonne éducation pour leurs enfants, doivent soigneusement semer, cultiver, accroître la force et le caractère de cette affection qui entretient dans les âmes la crainte du déshonneur et la propage, afin qu'elle leur garde, jusqu'à l'arrivée de la véritable raison et de la philosophie, un jugement sain et une bonne renommée. Ce n'est pas légèrement que les parents doivent y donner leur soin et leur sollicitude. PAUL. — Quelles belles choses, ô mon père ! Il est incroyable combien je désire vous entendre! Car si, ayant appris de vous, qui m'avez nourri, élevé, qu'on doit honorer ses parents et respecter les vieillards, je m'appliquais, pour ma part, à le faire et à vous obéir; cependant, l'utilité de votre conseil m'étant démontrée, et comprenant quel fruit de pudeur on doit en recueillir, ce dont auparavant je ne m'étais pas aperçu, je serai désormais plus constant encore à vous obéir et à persévérer : ce qui est avant tout un devoir pour moi plus que pour les autres, puisqu'ils n'ont qu'un père, et que j'en ai deux qui m'ont élevé à respecter, à honorer les vieillards. JACQUES. — Je me réjouis, Paul, que nous n'ayons pas perdu nos soins par lesquels nous avons commencé à vous diriger vers l'étude de la philosophie; car je vois déjà que votre esprit comprend quelle solidité apportent à une sage conduite la raison vraie et la science elle-méme. Quant à la manière dont je parlais de nourrir et de conserver la pudeur dans les enfants, elle est telle, que les pères qui ont cette passion de les former à l'honneur et à la dignité, si digne de la tendresse et de la bonté paternelles, doivent user de douceur et de mansuétude. Qu'ils évitent tout moyen âpre et grondant, comme dit un ancien poète, d'instruction et d'éducation ; qu'ils aient pour appui l'indulgence et la clémence, en gardant néanmoins toujours et en tout la- gravité ; car le père né doit pas s'abaisser au point de se rendre familier avec son fils et d'être comme son camarade ; d'où naît dans l'enfant le mépris de son père et une certaine suffisance, si bien que, n'étant en quelque sorte astreint à aucune règle, il convoite opiniâtrément tout ce qui lui plalt. D'un autre côté, il ne doit pas ètre tellement sévère et inflexible, qu'il ne lui témoigne beaucoup de douceur et d'affabilité; qu'il ne caresse et n'embrasse tendrement, avec une certaine ardeur d'affection, cette vivante image de lui-même, qui'est pour les parents, pendant toute leur vie, ce qu'ils ont de plus cher au monde. Mais de même qu'il doit modérer son amour, pour que l'enfant, corrompu par trop d'indulgence, ne cesse pas de craindre et de respecter son père, de même il doit rigoureusement s'abstenir d'une violente et rude sévérité, qui arrache l'amour du coeur d'un fils, et amène ses désirs et sa volonté à prendre en haine tout ce qu'il saura être dans lui agréable à son père. Ou bien il tombera dans une basse timidité ; ou bien , s'il a plus de fierté dans le caractère, il se cabrera dans son opposition, secouant l'autorité paternelle et chaque jour agissant de mal en pis, comme s'il lui semblait se venger des injures de son père. Combien, en considérant ces choses, fut plus grande la sagesse de Caton et son expérience, lui qui avait surtout coutume de dire, et d'avoir sans cesse dans la bouche : que les pères de famille qui portaient la main sur leurs femmes et sur leurs enfants n'étaient pas moins déshonorés, et ne devaient pas être moins en horreur que ceux qui la portaient sur les statues des dieux immortels! Certes, si nous voulons y réfléchir, puisqu'il ne convient à personne d'être maintenu dans le devoir par la crainte, il convient bien moins aux enfants, dont nous voulons par-dessus tout former les âmes à l'honneur et à l'honnêteté. La crainte est une pauvre et faible garde pour la vertu. Que ceux qui veulent l'imposer à leurs fils écoutent Térence morigénant avec beaucoup de grâce ces pères qu'on rencontre dans l'ordinaire de la vie : « On se trompe grandement, à mon avis, dit-il, si l'on pense que l'autorité qui vient de la force est sur les enfants plus grave et plus solide que celle qui les attache par l'amour. Que le père donc soit bien convaincu de cette vérité, s'il veut se faire aimer et honorer de son fils : ce qu'il obtiendra, s'il n'est envers lui ni morose, ni rude, ni scrutant trop curieusement chaque chose ; s'il n'est en rien rigoureux et terrible ; s'il se- montre à lui facile, indulgent, en gardant néanmoins toujours sa gravité : ce qui aura lieu s'il tempère les actes par les paroles et les méle ensemble de manière que, pour ce qui est des goûts et des plaisirs de son fils, de ceux, bien entendu, qu'il lui a permis et qui sont honorables, sans rien dire, ou parlant peu, il lui donne tout avec largesse, soit qu'il aime les chevaux, soit qu'il désire des chiens pour la chasse, soit qu'il aille élégamment et richement vêtu, sans excès pourtant. Son fils doit aussi pouvoir inviter ses égaux au partage de toutes ces jouissances ; recevoir ses hôtes, et, de temps en temps, faire quelque présent à l'un de ses camarades. Si le père, sans plaisanter avec son fils, sans chercher à l'égayer, à le divertir par de ridicules entretiens, lui accorde tout cela gravement, magnifiquement, et comme de propos délibéré, pour en user, en faire et s'y conduire à sa fantaisie, il est étonnant combien grande sera la place qu'il occupera dans son coeur ; c'est au point que, par affection et par respect, il n'osera rien faire, ni même rien penser qui déplaise à son père. D'un autre côté, si dans les choses qui toucheront à la vertu et au devoir, qui regarderont la modestie, la continence, l'affabilité avec les égaux, l'humanité avec les inférieurs, le respect et l'honneur envers les supérieurs, le père n'épargne ni les remontrances, ni les préceptes; s'il est assidu à l'avertir et à l'instruire; si, en outre, dans les choses et les actions qui concernent les règles de la discipline, il ne permet rien à son fils par complaisance ; s'il ne le laisse se conduire en rien selon son caprice, mais d'après l'ordre de son père et les préceptes de la vertu, ce sera certainement le meilleur moyen pour que le germe fécond de la pudeur et des vertus, ayant trouvé la culture qui lui convient, croisse dans le coeur des enfants pour leur plus grande dignité. Il ne produira pas seulement en eux la crainte de l'infamie, mais encore un amour et un incroyable désir d'acquérir de la gloire. Il les enrichira, de la grandeur d'âme, de l'élévation et de la droiture dans la volonté, pour qu'ils abhorrent tout ce qui est bas et avilissant; car le maître le plus habile, c'est le père qui rapporte tout à la dignité. Lorsqu'il se sera fait aimer pour son indulgence, et craindre pour sa gravité, il mènera facilement le coeur de son fils où il voudra, et n'y jettera pas en vain la semence de la vertu. C'est pourquoi, comme dit cet Hector Nevianus, ce fils désirera avant tout d'être loué et estimé d'un père qui sera lui-même un homme d'honneur. Ensuite, dans les relations familières et la société de ses égaux, il se conduira de manière que, leur étant supérieur par la beauté de sa vie et la noblesse de ses moeurs, il voudra être à leur niveau par son affabilité. "Telle sera sa conduite, dit notre Térence, qu'il saura supporter et souffrir facilement tous ceux avec lesquels il se trouvera; se plier à leurs goûts, quand ils s'y livreront ensemble ; n'être en opposition avec personne; ne se préférant jamais à eux; de sorte qu'il trouvera très-facilement des éloges sans envie, et qu'il fera de ses égaux des amis". Mais notre Térence ajoute quelque chose de plus : "Outre ces éloges, dit-il, et cette nouvelle amitié, il s'attirera leur admiration pour sa grande vertu". Mais parce que cet âge est capable de beaucoup de choses qui approchent parfois plus du vice que de la vertu, ce qui semble, à la vérité, étre nécessaire, à cause de l'effervescence des passions, principalement alors, parce que, chez les enfants et les adolescents, la raison n'a pas. encore toute sa force, et qu'après qu'elle est bien raffermie , à peine semble-t-elle pouvoir garantir les vieillards et les hommes d'âge de tout égarement et de toute faute, le père devra prendre bien garde de régir et gouverner cet âge glissant avec beaucoup de justice et de patience; de bien distinguer s'il y a eu faute commise contre la vertu et le devoir; si elle est de nature à pouvoir corrompre de bonnes moeurs, ou bien si elle est comme le produit d'une certaine fermentation de l'âge et de l'adolescence. Pour le moment, nous ne chercherons pas à faire cette distinction, car ce n'est pas ici le lieu d'en parler. Il y a pourtant des choses qu'un père pourra faire semblant d'ignorer et de souffrir; il pourra laisser quelque chose à la jeunesse, pourvu qu'il y ait de la mesure, et il ne sera pas nécessaire de tout poursuivre selon la rigueur de la justice. Il y en a, au contraire, qui exigent nécessairement plus de sévérité et de vigilance : qu'il ne laisse pas la porte ouverte à l'entrée de ces vices qui ensuite croissent avec l'âge, et qui, s'ils se fortifient, détruisent dès le commencement le caractère de la vertu, bientôt après la vertu même et toute bonne renommée. De ce genre sont les jeux de hasard, les lieux de débauche, et ces amours violents que Platon représente si bien comme les tyrans de l'âme. Pourtant, même contre ces grands vices, plus douce est la correction, moins elle est périlleuse. S'il arrive que le père ne puisse ou ne doive dissimuler, qu'il prenne son fils en particulier, qu'il le réprimande avec bonté, lui exprimant son amour, sa sollicitude, et l'amenant à reconnaître lui-même son égarement; qu'il le prie et le conjure de ne pas chercher à perdre l'espérance de son père, de sa famille, et sa propre estime pour cette dignité personnelle qu'il attend lui-même et souhaite de conserver. Il ne sera pas besoin de beaucoup d'autres choses, si j'augure bien, et les préceptes d'une sage discipline, prenant le dessus, résisteront à l'entraînement. Le fils, blâmant lui-même sa propre conduite plus sévèrement que son père, sera moins indulgent que lui, et c'est avec grande douleur qu'il souffrira les prières et les avertissements d'un père chéri. Si, au contraire, mais je ne veux pas prévoir quelque chose de trop fâcheux, puisque, dans une pareille famille et avec de pareilles moeurs, il semble qu'il ne peut rien arriver de contraire à notre volonté, mais enfin si la faute commise est plus grave, il faut bien que le père agisse avec vigueur, que ses paroles soient plus sévères. Qu'il n'aille pourtant pas jusqu'à se livrer à cette colère terrible qui, troublant la voix, le visage, embarrassant tous les gestes de celui qui parle, le fait quelquefois sortir de sa gravité, et offre toujours un spectacle indigne d'un homme de coeur. Mais il imitera ce vieillard de Térence qui, ce nous semble, réprimande son fils avec assez de sévérité. « Malheureux! penses-tu que, moi vivant, moi ton père, je te permettrai de te conduire plus longtemps ainsi? d'avoir maintenant une maîtresse presque absolument comme une femme légitime? Tu te trompes, si tu le crois, et tu ne me connais pas, Clinias. Je veux bien qu'on dise que tu es mon fils, tant que tu ne feras rien d'indigne de toi; mais s'il en est autrement, moi, je saurai faire à ton égard ce qui est digne de moi.» Cela nous parait suffire pour ramener un fils perverti, d'autant plus que ces paroles, conformes-à sa bonne éducation, sortiront de la bouche d'un père tel que nous l'avons précédemment représenté, et dans la conduite duquel le fils n'aura trouvé à imiter aucun exemple de sa faute. Un autre remède, si la gravité de la chose le demande, auquel néanmoins il ne convient de recourir qu'à la dernière extrémité, ce sera que le père, s'il trouve que le coeur de son fils s'est trop éloigné de lui, ne le traite plus comme il avait coutume de le faire, restreigne peu à peu à son égard son ancienne indulgence et son habituelle libéralité. Ou ces moyens-là seront efficaces, ou bien il faudra faire autre chose. Mais ce que nous défendons à l'égard du fils, c'est que le père en vienne aux coups, et ravale en lui la nature d'un homme libre à la condition d'un esclave; chose que nous permettrons facilement à l'égard d'un valet ou d'un artisan, dont le caractère serait tel que, selon le vieux proverbe de Phrygès, "les coups le rendissent meilleur". Il ne faudra même pas manquer de le faire, s'il arrive qu'il faille punir un valet pour la même faute que celle qui cause dans le 'fils le chagrin de son père, afin qu'il comprenne de toutes manières que son père ne l'aimera plus, tant qu'il ne changera pas de conduite, et que de pareilles actions lui sont en horreur. Mais ce sont là de vaines conjectures, et nous craignons en vain qu'elles puissent se réaliser. Ce sont des choses qui inspirent naturellement de l'aversion à tout le monde. On ne doit donc pas même soupçonner que ceux qui auront été nourris, élevés sous une telle discipline, et conduits au droit chemin de la vertu, puissent détourner leur nature et leur volonté vers ces honteuses passions. Il restera seulement au père à voir, à examiner avec attention, pour les juger et les bien connaître, quelle est la manière d'être de ceux de sa famille ou parmi les jeunes gens, qui, par grande familiarité et fréquentation, s'attacheront à son fils. « Il faut toujours veiller, dit Ennius, nos biens sont environnés de tant d'embûches! » Certainement, un père diligent trouve à peine le temps de prendre quelque repos; mais si l'on a bien employé ces soins, cette sollicitude, rien ne saurait être plus doux. Quant aux domestiques, encore que chacun doive connaître les siens, voici le court précepte qui les concerne : que tous respectent et honorent également le fils; qu'ils lui obéissent quand il leur commande; que ceux auxquels le père a particulièrement donné ce soin fassent tous les jours avec soumission leur service auprès de sa personne. Mais si l'un d'eux, contre la règle, cherche trop à s'insinuer dans sa compagnie et sa familiarité, qu'il soit écarté, comme pensant à mal. La fréquentation de la jeunesse présente plus de danger, car la différence des moeurs est plus grande parmi de nombreux camarades, et il y en a qui, étant plus âgés même de beaucoup d'années, cherchent à retirer de cet âge simple et facile à surprendre, un aliment à leurs diverses passions. Leur commerce est on ne peut plus pernicieux pour les bonnes moeurs. Il faut les chasser avec bruit et clameurs, comme les oiseaux de proie qu'on éloigne des oiseaux paisibles. Mais il n'est pas juste de priver un jeune homme de là société des jeunes gens ses égaux et de leur fréquentation. Or le remède, déjà usité dans l'antiquité contre ce péril, ce sont les soins intelligents des précepteurs qui, étant les compagnons assidus des adolescents, les contiennent dans le devoir et les empêchent de mal faire. Le père doit surtout les choisir estimés et fidèles. Mais quoique leur zèle, leur diligence ne soient jamais inutiles, il n'y a pas pour les adolescents une meilleure garde de la vertu que cette pudeur dont nous avons parlé, que cette discipline de la famille, bien ordonnée, constante, et surtout que la sagesse et la gravité du père, dont le fils s'imprégnera par un usage de tous les jours. Portant en lui l'empreinte de ces exemples domestiques et des préceptes de son père, il produira en public ces belles images de l'honneur et de la dignité qui occupent son âme, et, les comparant avec les moeurs et les goûts des autres, il commencera à connaître, à distinguer ce qui le fait différer de ceux qui n'ont pas du tout reçu une pareille éducation, qui ont été privés d'un si grand bienfait des dieux immortels. C'est alors qu'il comprendra son bonheur, qu'il se réjouira d'en faire l'expérience et de se conformer chaque jour aux règles de cette noble conduite, dont le fruit sera non-seulement la joie qu'il ressentira dans son âme, mais encore l'honneur de la part de ses égaux, l'admiration des vieillards et une insigne bienveillance de tout le monde. Aussi bien, étant toujours incité comme par l'aiguillon du désir et de la louange à aller plus avant, il se raffermira chaque jour davantage par l'expérience dans toutes sortes de biens. Il exercera surtout sa bonté, il secourra ceux qu'il pourra, il sera affable envers tout le monde, et nullement fâcheux pour personne. Il s'attachera par les liens d'une plus étroite amitié les hommes probes et honnêtes; il ne méprisera pas les autres. Il fera et dira toute chose de manière que ses actes et ses paroles aient de la dignité, non pas cette sévère et grave dignité convenable pour des hommes d'âge, mais celle qui, étant jointe à l'enjouement et à la modestie, convient surtout à la jeunesse. En un mot, cette ressemblance de la vertu, de la dignité et des excellentes moeurs de son père, non encore complétement formée, mais comme grandissant avec son âge, il la portera de la maison dans les lieux de réunion de ses égaux et de ses camarades; de sorte que beaucoup de ceux de son âge, qui dans ces lieux la contempleront, et ceux que touchera cette belle et noble image de la vertu, sembleront tout disposés à s'efforcer de l'imiter. D'où l'on peut conjecturer que de bien arriverait à la cité et à tout l'État, si cette-bonne éducation de l'adolescence était un jour généralement pratiquée, puisque l'on comprend que parfois, par l'exemple et le contact d'un seul, presque toute la jeunesse peut être facilement enflammée du désir d'imiter la vertu. PAUL. — Je suis si ému quand je vous entends parler, que je puis à peine contenir ma joie. N'ai-je pas reçu de Dieu ce très-grand bienfait d'être élevé dans cette-volonté de pratiquer la vertu, et sous une discipline qui me fait commencer à recueillir quelques-uns des fruits que vous venez d'énumérer? Mais quand un adolescent a été amené à cette situation, à cette jouissance de la vertu, je vous le demande, que lui manque-t-il pour être complétement heureux? JACQUES. — Ce qui est le plus nécessaire, Paul ; à savoir, la vertu elle-même, les bonnes, habitudes, comme nous l'avons dit tant de fois, n'en étant que l'ombre. Or, il nous en faut pour suivre et saisir le corps, non pas comme si nous étions trompés par les vaines visions d'un songe, mais pour devenir, étant éveillés, réellement possesseurs du souverain bien.