Un joùr que, me reposant chez moi vers l'heure de midi, je méditais sur je ne sais quelle partie de mes études, je vis venir à moi Paul Sadolet, le fils de mon frère, jeune homme doué des meilleures dispositions, que son père m'avait confié, et que j'élevais comme un fils, en tàchant de le former aux belles-lettres et aux bonnes moeurs, travail que me rendaient facile et agréable son intelligence élevée, sa volonté portée au bien et à la raison par nature et par habitude. Comme il était entré chez moi un peu plus tôt que de coutume, car il avait une heure déterminée pour m'entendre lui expliquer l'Éthique d'Aristote, je l'interrogeai en ces termes : JACQUES SADOLET.— Qu'y a-t-il donc, Paul, pour venir sitôt? Vous seriez-vous trompé d'heure? ou bien venez-vous par hasard m'annoncer quelque chose de nouveau ? PAUL SADOLET. — Rien absolument, mon oncle, ou plus justement, ô mon père, pour me servir d'un nom qui exprime mon affection pour vous et cette génération morale qui nous unit, non moins sainte que celle du corps. Je suis venu chez vous à dessein un peu de meilleure heure, non-pour vous annoncer quelque chose de nouveau, mais bien plutôt pour l'apprendre de vous. Jaques. — Et que souhaitez–vous d'apprendre? Voyons, expliquez-vous, car je ne refuserai jamais rien à vos désirs, s'ils sont raisonnables. Paul. —Je le sais, mon père, sans que vous ayez besoin de me le dire, l'expérience me l'a prouvé. Mais tout à l'heure votre valet de chambre, que j'interrogeais , m'ayant répondu que vous n'étiez pas occupé, j'ai pensé qu'il ne serait pas mal à propos de vous demander de composer pour moi un recueil des préceptes que vous m'avez souvent donnés çà et là et par fragments sur l'éducation de l'adolescence; car je veux avoir avec moi une sorte de journal de ces maximes, qui m'aide à me former à la vertu , afin que je puisse devenir tel que vous voulez que je sois. Toutefois, si cela ne vous ennuie pas, et que vous ne préfériez quelque autre chose. JACQUES. — M'ennuyer ! moi, préférer quelque autre chose! y a-t-il rien au monde que je préfère à ce que vous deveniez très-vertueux et très-savant? Car je pense que 1e' motif de votre demande, c'est votre désir que je vous explique tout ce qui regarde les belles-lettres et les bonnes moeurs. PAUL. — C'est bien là ce que je désire. JACQUES. —Eh bien, Paul, si nous voulons traiter un pareil sujet et suivre l'ordre qui lui appartient, il faut commencer dès l'enfance; car il n'y a pas d'adolescent qui puisse être bien élevé, s'il ne l'a été enfant. De même que la nature et les qualités d'un arbre proviennent de sa racine, de même les moeurs réglées de la jeunesse et sa bonne éducation proviennent de l'enfance. Rien n'a été prescrit dans nos lois actuelles, aucune précaution n'a été prise pour garantir d'une chute cet âge surtout glissant et chancelant. L'autorité publique ne s'est point occupée de son éducation, lorsque cet âge est l'unique base sur laquelle reposent principalement les bonnes moeurs des citoyens et le salut de l'État. On ne manque pas de lois pour régler les intéréts des citoyens et leurs différends; et, sur un sujet qui comprend tout, pour ainsi dire, sur le choix d'une profession, sur l'éducation des enfants, sur le devoir des parents, sur la vertu, sur les moeurs, sur les arts qu'on doit apprendre, sur ceux qu'on doit rejeter, il est étonnant que les lois gardent le silence. S'il y a dans le droit ecclésiastique quelques préceptes de vertu et de religion pour l'enseignement de la jeunesse, ils ne concernent qu'une certaine classe d'individus, savoir : ceux qui sont initiés aux choses saintes du sacerdoce; ils ne sont ni mis en ordre, ni à la portée des enfants, de sorte que les plus remarquables paraissent plutôt indiqués que soigneusement exposés. Les Grecs s'en sont occupés davantage. Ils se sont distingués non pas tant par la pratique et les préceptes de la vertu, gloire dans laquelle les anciens Romains, nos ancêtres, ne le cèdent à aucune nation, ni à aucune race, ce qui est clairement démontré par leurs annales, qu'en conservant et en transmettant à la postérité leurs excellentes institutions. Lorsque chez nous la loi des douze tables, source de toute équité et de tout droit, les anciens plébiscites, les sénatus-consultes, les édits des magistrats ont été depuis longtemps obscurcis et étouffés par la fécondité, par l'exubérance infinie des jurisconsultes modernes; chez les Grecs, au contraire, non-seulement un grand nombre de lois de Dracon et de Solon, mais encore les oracles de Lycurgue, comme ils appellent les lois de ce dernier, nous ont été conservés avec le plus grand soin. Ce qui est d'autant plus étonnant, que ce législateur avait gravé une bonne partie de ses lois non sur des tables, mais dans la mémoire et dans le coeur de ses concitoyens, pour qu'ils les apprissent par l'usage et non par l'écriture. Je reviens à Solon, dont les lois ont exactement et presque curieusement prescrit tout ce qui regarde l'éducation des enfants, au point que rien absolument dans cette matière n'a été omis. Il est scrupuleusement entré dans les moindres détails. Il a parlé des gymnases, des pédagogues, de l'heure du jour, de quels maîtres les enfants doivent fréquenter l'école, de leur vêtement, de leur compagnie. Il n'a pas même oublié de dire que les enfants, s'ils se produisent en public, doivent tenir les mains sous leur manteau. Il est à présumer, je le pense et le conjecture, que les Romains, nos ancêtres, ne se sont pas moins occupés des choses qui forment l'éducation de la jeunesse. Ce qui le prouve, ce sont les exercices du champ de Mars, le temps prescrit pour la milice, l'âge déterminé pour porter certains vêtements et pour en changer; puisqu'il y avait un intervalle entre la robe prétexte et la simple robe, entre la simple robe et la robe virile; toutes choses que l'on connaît non par les anciennes lois dont l'écriture a péri, mais qu'on peut lire dans les monuments de leurs annales et de leur histoire. Il est facile d'y voir que la diligente culture des jeunes âmes, comme celle d'un champ nouveau, a fait produire à ces bonnes semences d'éducation ces nombreux fruits de vertus et de bonnes moeurs d'ont abondait l'ancien temps. Pour nous, nous méprisons ces choses, et nous laissons le soin des enfants à l'entière volonté des parents. Mais combien y en a-t-il qui en soient capables, qui s'appliquent à rendre leurs enfants les meilleurs possible, ou qui, en ayant la volonté, connaissent les voies et moyens? N'a-t-il pas fallu que la lumière vint des lois à l'esprit ignorant de la plupart des hommes, pour qu'ils fussent instruits bon gré, mal gré? Maintenant, au milieu de ce désordre de la vie et des moeurs, il me vient dans la mémoire un chant usité chez nos ancêtres, après que la gloire des anciens temps fut détruite avec la république et la liberté du peuple romain, chant qui me parait si bien convenir à notre âge.... PAUL. — Quel est-il? JACQUES. — « Le temps a rendu nos pères pires que nos aïeux ; nous valons moins que nos pères, et nos enfants vaudront moins que nous. » PAUL. — Je me souviens maintenant que c'est dans Horace (Odes, III, 6, v. 46-48).