[1,9] Il n'y avait que les yeux qui avaient de la peine à se contraindre, ils étaient trop nets et arrêtés : les fous les ont troubles et égarés, cela témoigne que leur esprit n'est pas trop rassis. De toutes les parties de notre corps, celle-là principalement représente au naif les diverses passions de l'âme. Ceux qui ont les yeux larges et brillants ont ordinairement un grand esprit. Ceux qui les ont doux et attrayants, sont de bonne humeur, et ne sont pas ennemis des plaisirs honnêtes ; au contraire les yeux petits et enfoncés, sont la marque d'un courage bas et d'un esprit qui ne se porte point aux grandes choses. Lorsque quelque passion notable a mis une confusion générale dans les esprits, qui sont employés aux fonctions du cerveau, de façon qu'ils ne peuvent plus soutenir les muscles et les ligaments qui meuvent les parties du corps et qui les retiennent dans leur situation naturelle : ces deux nerfs qui sortent de la partie inférieure et postérieure du cerveau et qui venant à se croiser se partagent derechef, et vont gagner les yeux, s'en sentent attaqués particulièrement et par un je ne sais quel tressaillement, qui rend la vue have et furieuse, donnent à connaître les maladies plus sécrètes de l'esprit. Qui le croirait ? si je disais quelque bonne chose, on se persuadait que ma folie en était la cause. Il faudrait avoir l'esprit bien interdit, pour ne pas faire aucune fois une production qui soit raisonnable. Naturellement le poisson n'a point de voix, le proverbe en a tiré son origine; on dit toutefois que ceux d'un certain fleuve d'Arcadie, nommé Ladon, ne sont point muets. {VI} Il me fâchait de voir que ma raison fût aux chaînes si longtemps. Je commençai à m'ennuyer de mon artifice ; ma raison, comme ce renardeau qui rongea le ventre du jeune Lacédémonien, ne pouvait souffrir que l'on la couvrit du manteau de la folie. L'occasion de l'en délivrer se présenta. Vous eussiez dit que la divine providence y voulait contribuer quelque chose. J'avais remarqué dans le cabinet de Callion un certain médicament composé d'Agaric. Il avait été infusé dans le suc de Bétoine, d'Euphraise et de cette herbe dont on dit que Chrysippe se purgea le cerveau trois fois; et à cause que la térébenthine, dont le goût n'est pas des plus agréables, y entrait, on l'avait corrigé avec le sucre et la cannelle ; on y avait ajouté du baume, des perles, et des émeraudes, pour le rendre plus renommé : car à dire la vérité, toutes ces choses ne le rendaient pas meilleur. Cet opiate que Callion avait eu de son frère, et que l'on prisait à cause de l'estime qu'il en faisait, avec beaucoup de vanité, comme il en avait assez l'humeur, était gardé fort curieusement. C'était un remède, à ce que l'on disait, qui pouvait rétablir la nature languissante. Le long temps qu'il y avait qu'il était fait, le rendait plus fort, au contraire de toutes les choses qui sont au monde, que le temps affaiblit et diminue. Si l'on voulait faire du plaisir à Callion, c'était de lui parler de ce médicament précieux, ou de lui en entendre discourir. Son opinion était, que si le médecin Menecrates en eût eu la composition, au lieu qu'il voulait aller du pair avec Jupiter, il eût entrepris de le devancer : que celui qui s'en voudrait servir pour guérir les infirmités des hommes, se mettrait au hasard d'être foudroyé à meilleur titre qu' Esculape. Il disait qu'i1 arrêtait le sang, qu'il guérissait les, asthmatiques, qu'il remédiait aux syncopes, qu'il redonnait au foie et aux veines une chaleur tempérée. Bon Dieu que la nécessité est industrieuse et subtile ! Je le fis choir, et par ce moyen je me mis plus avant aux bonnes grâces de Callion. M'étant saisi, sans que l'on s'en aperçut, du pot où l'on le gardait assez négligemment, je le renversai; et de peur que la senteur en vint au nez, j'épandis de la poussière par dessus, pour faire croire que je l'avais avalé. Cela fait, je me couche comme une homme qui n'en peut plus, assuré que la chose venant à se découvrir, on l'excuserait, et que l'on le prendrait comme de h part d'un fou. Cependant on ne savait où était Euphormion, Callion le demandait, on eut voulu qu'il eut été au bout de sa table pour lui donner du plaisir, comme il avait accoutumé de faire. Percas arrive; je n'avais pas trouvé qu'il fût à propos de lui communiquer ce dessein. Me voyant en cette posture, il crut que j'étais mort ; avec toute la diligence qui lui fut possible, il fit que tous ceux de la maison y accoururent, Callion même, voyant encore en ma main le pot qu'il pensait que j'eusse vidé, bien qu'il fût fâché de sa perle, ne se put tenir de rire. O la déplorable simplicité ! s'écria-t-il, il pensait avaler une douce et agréable potion mais il se trouve que c'est une médecine.