[2,5] CHAPITRE V. 1. Parmi tous ces troubles, on vint rapporter au roi que Licogène entretenait des intelligences secrètes avec les Hiperéphaniens, plusieurs même craignaient que pour les engager dans son parti et pouvoir disposer de leurs forces, il quittât la religion de ses pères. On s'occupait beaucoup de cette nouvelle, quand Arcombrote qui se promenait avec Iburrane dans une des galeries du palais, peu informé de ce qui concernait la Sicile et ne connaissant les Hiperéphaniens que de nom, lui demanda d'où provenait la différence qu'on mettait entre eux et les autres Siciliens et pourquoi sous un nom particulier on les distinguait du reste de l'état : Iburrane qui' voyait souvent ce jeune étranger, et qui le regardait même, à la recommandation du roi sur le pied d'ami, se fit un plaisir de l'initier et prit ainsi la parole. "Les Hiperéphaniens tirent leur nom de la superstition à laquelle ils sont attachés. C'est Ulican, qui de nos jours a donné naissance à cette secte si contraire aux édits des souverains. Cet homme vif et remuant a rejeté la manière ordinaire de révérer les Dieux, pour introduire une nouvelle religion, et jeter le trouble dans les esprits, que l'orgueil ou la trop grande simplicité rendaient susceptibles de ses impostures. Quelques-uns se sont fait honneur de quitter leur ancienne religion pour embrasser, sous la conduite de ce premier chef, de nouveaux sentiments. D'autres séduits par des paroles choisies et soutenues d'une pieté fervente, se sont laissés entraîner à la nouveauté et ces mensonges grossiers d'Ulican ont trouvé des sectateurs, je ne dis pas dans des pays écartés, mais au milieu même de la Sicile, quoiqu'il n'ait rien de si pernicieux que les maximes impies, dont il a infecté son école. Et la honte même de vous entretenir de ces folles idées qui vont jusqu'à attaquer les Dieux. Il nie qu'aucun mortel ne puisse commettre le crime, s'il n'y est entraîné par leur volonté particulière. Résister avec courage aux passions les plus dérèglées, conserver son innocence, ne chercher qu'à faire plaisir à ceux avec qui l'on a à vivre, avoir pour les Dieux le respect qui leur est dû, tout cela, selon Ulican, n'est d'aucun mérite auprès d'eux, ce n'est point là, dit-il, cette vertu qui nous les rend favorables, ce n'en sont que les dehors. Il prétend que toutes les fautes sont égales, et que la différence de la punition, ne doit être prise que de la part de celui qui offense les Dieux que s'il a le malheur de n'en être point aimé, quand il n'aurait commis qu'un vol de peu de conséquence, il doit être exposé à tous les genres de supplices, dont les furies, au rapport des poètes, tourmentent les âmes dans les enfers, au lieu que celui qui a le bonheur d'en être aimé, peut commettre impunément, et sans craindre de perdre leur amitié, un parricide, ou un inceste : de façon que d'une même espèce de crime, l'un en sortira pur, et l'autre souillé ; à peu près comme nous voyions qu'il arrive à certains oiseaux, qui vont à l'eau : ils y demeurent du temps sans contracter la moindre humidité, tandis que d'autres ne pourraient y demeurer un moment, sans perdre l'usage de leurs plumes. Je ne dis rien des autres extravagances d'Ulican. 2. Il y a apparence que cette secte n'eût pas eu des disciples, si, pour s'introduire, elle n'eût profité de la grande jeunesse des rois, c'est le temps le plus sujet aux troubles et durant lequel on n'a pas toujours la liberté de réformer les sentiments impies, que des esprits naturellement mutins veulent établir, ni même d'en arrêter les progrès. La fureur des séditions a beaucoup contribué à cela. On a vu des grands dans le royaumes, animés d'une secrète jalousie contre ceux qui se regardaient comme les maîtres de l'état pendant la minorité des souverains, se déclarer chef des Hiperéphaniens, qui s'étaient déjà révoltés; ce qui a occasïonné ces guerres civiles, qui depuis ont été la source des plus grands désordres. Ceux qui se plaisaient dans le trouble, se joignirent aux Hiperéphaniens et osèrent se déclarer ouvertement contre le prince. Ils laissèrent partout des traces de leur fureur, foulèrent aux pieds les autels, renversèrent les temples, détruisirent les maisons par le feu, et enfin par le sang et le carnage dévouèrent aux furies la nouveauté de leur secte. De quelque côté qu'on jette les yeux, on aperçoit encore les tristes ruines des villes et des temples qu'ils ont brûlés ou démolis. Pendant ces funestes révolutions, ils trouvèrent le moyen de faire un corps séparé, et un peuple différent ; la paix même ne pût les réunir de bonne foi au reste de la Sicile, et encore agités de l'esprit de rébellion, ils ont toujours les armes à. la main, soit pour ménacer ou pour se rassurer eux- mêmes. 3. Quel pouvoir un roi a-t-il sur de pareils sujets ? Ils ont des villes, des soldats, des ports, ils ont des provinces entières, et poussent l'insolence jusqu'à tenir des assemblées, pour y délibérer s'ils donneront, ou s'ils refuseront le secours que le prince leur demande. Que si dans une guerre ou dans quelqu'autre occasion, ils accordent ce qu'il exige, loin de regarder cette attention comme un devoir et une suite de la fidélité qu'un sujet doit à son roi, ils osent s'en prévaloir comme d'un service rendu, sans songer qu'un souverain ne prend point ses sûretés avec des sujets qu'il sait être fidèles mais ils préfèrent le titre d'alliés à celui de citoyens. Ils se rendent arbitres des princes et des dieux, et mesurent ce qu'ils doivent aux uns et aux autres, non sur les usages du pays, mais sur ce que leur dicte leur caprice. Peut-être, Arcombrote, verrez-vous par vous-même les malheurs dont cette secte impie semble menacer la Sicile; les querelles les plus vives et les plus funestes sont d'ordinaire celles qui s'élèvent entre deux religions. Qu'il est à craindre les Hiperéphaniens ne se portent aux dernières extrémités, pour se ménager par la ruine entière de la Sicile, ce qu'ils ne pouvaient obtenir par leurs propres forces ; trop faibles par eux-mêmes ils emprunteront le secours des étrangers, qui viendront moins pour fortifier leur parti, que pour piller ou usurper la Sicile : mais quand les Dieux plus favorables détourneraient ces malheurs encore éloignés, les présents ne se font-ils pas trop sentir ? Un fils a-t-il de l'animosité contre son père, un seigneur contre son prince ? Ils s'engagent dans cette secte, pour y trouver leurs sûretés, quoiqu'ils n'ignorent pas le tort qu'ils font a eux-mêmes ; mais ils sont aveuglés au point de croire que leur propre fureur intéresse davantage ceux dont ils se sont ainsi séparés. Que dirai-je des vitrificateurs et des vestales ? Sont-ils ennuyés d'une vie, que des voeux précipités, surtout celui de continence leur rendent à charge ? Ils déclament d'abord contre cette loi trop sévère de leur religion, et se retirent enfin chez les Hiperéphaniens, pour y conclure souvent un mariage incestueux. Quels maux n'entraînent pas les exemples trop fréquents de cette vie licencieuse et débordée ! Le peuple en est frappé, il ne sait quels sont les Dieux qu'il doit révérer, ou le culte qui leur est dû et bientôt par une audace grossière et impie, il n'en connaît aucun : il n'y a plus rien de sacré pour lui. C'est ainsi que cette secte malheureuse attaque les Dieux, se répand sur le public, et mine, pour ainsi dire, les forces de la Sicile, qui ne se reverra jamais dans sa première splendeur, que cette plaie ne soit entièrement refermée par un retour sincère des Hiperéphariens, Qui empêche les Siciliens, dit Arcombrote, de se réunir pour éteindre cet embrasement ? Que ne prennent-ils ces armes salutaires qui arrêteraient le cours d'un mal qui se glisse insensiblement ? Je ne suis qu'étranger, mais je me livre volontiers pour une si juste cause, j'offre mon bras et mon épée, et ne crois pas pouvoir rien présenter aux Dieux de plus agréable que le sang des Hiperéphaniens, ou le mien s'il faut que je succombe dans une querelle si légitime. Vous devriez, Iburrane, déterminer le roi à entreprendre cette guerre." 5. Je loue, reprit Iburrane, le zèle que vous faites paraître, la jeunesse sans doute y a part, mais plusieurs pensent ici autrement. L'expérience apprend que cette secte, semblable à ces animaux qui ne vivent que de carnage, s'engraisse dans le sang et se fortifie par les guerres et par les malheurs publics : que les païens les plus doux, sont les plus sûrs pour les réduire, et que les rois doivent songer à détruire ce mal, plutôt que la prudence, que par le secours des armes. Pour moi, si vous voulez que je vous dise mon sentiment, je crois qu'il est aussi dangereux de ne traiter qu'avec douceur les. Hiperéphaniens que vouloir toujours les poursuivre les armes à la main. S'ils peuvent demeurer tranquilles, pourquoi chercher à les exciter par une guerre ouverte ? Mais si, par des assemblées séditieuses, ils viennent à troubler l'état, il faut sur le champ arrêter l'insolence de ces mutins ; les armes dans cette occasion n'ont rien que de juste, la sévérité est permise, elle est même nécessaire. Un roi doit opposer les forces de l'état à cette audace marquée qu'il ne faut jamais laisser impunie ; il faut même s'armer dans les premiers moments contre ces rebelles, dont la licence prend des degrés, à mesure que l'on temporise, et qui croient que c'est moins par égard, que par faiblesse qu'on diffère à les punir. Cette secte est différente de plusieurs autres, qui savent plier à propos, et qui cherchent à se maintenir, en se soumettant. Les Hiperéphaniens se soulèvent à la moindre occasion, le tumulte et l'embarras d'une guerre favorisent leurs crimes et leurs impiétés. Il faut marcher contre eux, les traiter même avec la dernière rigueur, quand ils osent entreprendre quelque chose contre le roi et contre l'état. Sont- ils paisibles, on doit prendre un tempérament plus doux. Ce mal est déjà trop étendu, et l'on voudrait en vain faire une recherche exacte de ceux qui en sont attaqués, pour les punir. Combien de jeunes gens dans la Sicile, par une légèreté naturelle à cet âge, ou poussés par la misère, quelquefois même par un simple désir de porter les armes, se jettent aveuglément dans ce parti ! On en voit d'autres, qui ennemis déclarés des Hiperéphaniens dans un temps de paix, s'attachent à eux dans une occasion de trouble, afin de commettre impunément toute sorte de crimes. Les armes servaient moins pour lors à dissiper ces rebelles, qu'à en faire naître de nouveaux. Il est aisé de casser plusieurs fils, quand ils sont séparés ; sont-ils joints, plus on les tire, plus ils deviennent forts et difficiles à rompre; aussi ces hommes entreprenants qui séparés s et libres d'eux-mêmes se rangeraient peut-être à leur devoir, voyant qu'on exige d'eux, l'épée à la main, un repentir, qu'ils regardent comme quelque chose de honteux, se donnent par le crime qui leur est commun, et pour lors sont capables de résister à toutes les forces rassemblées d'un royaume. C'est donc par la tranquillité, le repos et le bonheur d'un état qu'il faut les combattre, si ce n'est que par de nouveaux mouvements ils n'obligent le prince à prendre les armes. C'est dans ces temps heureux, que ne pouvant plus à puiser dans les misères publiques des récompenses pour ceux qui les soutiennent, et que n'étant pas excités par nos ennemis, ils cèdent en quelque façon. Les plus distingués commencent à rechercher la faveur du roi dans cette tranquille situation, Le prince de son côté, pour les faire rentrer dans leur devoir, doit se déclarer contre leurs maximes impies plutôt par le mépris que par la haine. Que si quelques-uns, retenus par une mauvaise honte, n'osent renoncer publiquement à leur erreur, attentifs du moins aux intérêts d'une famille, ils laissent élever leurs enfants dans les anciens principes, et croient, par cette attention, leur procurer une entrée plus favorable à la cour. La voie la plus sûre pour vaincre l'obstination de ceux qui, se faisant des Dieux àleur mode et qui ne voulant écouter aucunes raisons, s'attachent à Ulican, eest de leur fermer l'entrée à toutes les charges. Il faut prendre garde surtout d'établir cet usage par aucune loi, ce serait assez pour révolter des personnes qui n'en connaissent aucune, et qui ne sont que trop portées au trouble et au soulèvement mais que le prince s'en fasse une à lui-même, de ne leur accorder aucune grâce, et qu'il songe en même temps à leur ôter toute occasion de rien entreprendre contre l'état : qu'il cherche à kes gagner par la douceur, qu'il agisse même farnilièrement avec eux, afin de s'en attirer l'affection. Combien en effet parmi eux n'ont d'autre défaut que celui d'être attachés à leur superstition, d'y avoir été élevés, et qui sans cette tache, n'auraient pas moins brillé que leurs ancêtres ! Ce parti est sans doute le plus sage ; en venir avec eux à une guerre ouverte, c'est les réduire à des extrémités dangereuses : des remèdes plus lents feront mieux leur effet, et ceux qui, séduits par l'apparence d'une sagesse plus austère, ont suivi Ulican, detrompés enfin sur une erreur qu'on ne chechera point à combattre, se détacheront de ces sentiments qui leur avaient d'abord paru si relevés : mais pour cela il faut jouir d'une tranquillité parfaite que les destins vont peut-être rétablir : qu'ils ne permettent pas du moins que les Hiperéphaniens accordent à Licogène aucun secours. Quoiqu'on en dise, j'ai de la peine à croire qu'il embrasse leur religion, et que pour se ménager cette secte, qui fait à peine la quatrième partie de la Sicile, il s'attire la haine et l'indignation des autres Siciliens. Iburrane, après ce détail, invita Arcomrote à souper chez lui, et le pria surtout d'avoir des égards pour les Hiperéphaniens, lui représentant que dans les circonstances présentes il était plus aisé de les ramener par la douceur et bon exemple, que par des contestations animées et par un mépris marqué.