[1,19] Licogène s'était flatté d'avoir Dunalbe dans son parti. Il sentit le contre coup de ce que ce ministre des Dieux venait d'avancer mais craignant de rien laisser échapper de ses sentiments les plus secrets il fit succéder des propos amusants, ce qu'il entendait parfaitement, à la gravité d'une matière si sérieuse. Eurimède, qui souffrait avec impatience qu'on agitât une question si délicate, se livra plus volontiers à cette nouvelle conversation, tandis que les autres conviés achevaient de faire leurs réflexions sur Peranhyile et Déréfic, dont Dunalbe venait de développer l'ingratitude et l'insolence. Plusieurs prenaient plaisir à raconter les révolutions de ces pays éloignés, les autres en écoutaient le récit avec attention. Quand Arsidas, qui vit que le repas était déjà avancé, sortit sans qu'on s'en aperçut pour se rendre auprès d'Argénis. Il la prévint en peu de mots, sur la vivacité et le manque de respect de Licogène ; la princesse ne put s'empêcher de donner quelques plaintes au malheur de la Sicile, et après avoir remis à Arsidas une lettre pour Poliarque, où elle lui marquait ce qu'il avait à faire, elle lui dit quelque chose des mesures que devait prendre cet amant infortuné pour sortir de la Sicile ; comment il devait s'embarquer, le chemin qu'il devait suivre ; elle lui découvrit une partie de son secret. Enfin, dit-elle, Arsidas, c'est dans vous-même, c'est auprès des Dieux que vous trouverez la récompense du service que vous allez rendre à Poliarque, en le retirant des mains de ses ennemis, il sera peut- être un jour plus heureux, et en état de reconnaître votre fidélité; mais quand vous n'auriez rien à espérer de ce côté, soyez sûr que je m'oublierai jamais un pareil bienfait. Arsidas s'engagea d'exécuter ponctuellement les ordres de la prinee et ne voulut point partir qu'il n'eut vu Arcombrote. Après s'être acquitté de ce devoir, il se rendit chez Timoclée, il la trouva occupée à recevoir les excuses des paysans sur le trouble qu'ils avaient causé le jour précédent dans sa maison. Cette dame considérant qu'elle était en faute et que le hasard seul l'avait en quelque façon justifiée, leur fit un bon accueil, cherchant à gagner par toutes sortes d'honnêtetés des personnes dont elle pouvait avoir besoin. Arsidas lui parla aussi avec beaucoup de ménagement. Quand il les crut éloignés de la maison, il descendit vers le commencement de la nuit dans le lieu souterrain. Poliarque, livré à tout son chagrin, ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'il s'écria : "voulez-vous, Arsidas, m'ensevelir tout vivant, ah ! délivrez-moi de ces ténèbres ; que je tombe plûcôt dans les mains de mes ennemis que de traîner ici plus longtemps une vie si languissante". Arsidas sûr du plaisir qu'il allait lui procurer, n'interrompit ses plaintes que par la lettre d'Argénis. Il lui en fit remarquer le cachet ; a cette vue Poliarque ne fut plus le maître de modérer ses transports : "eh bien", dit-il, "comment se porte-t-elle ? Je ne suis donc point effacé de sa mémoire", il n'osa en prononcer le nom, Timoclée étant présente. Ayant rompu le cachet, il s'éloigna pour lire la lettre, de crainte que son émotion ne trahit son secret. Après en avoir fait la lecture, il prit Arsidas en particulier et lui demanda, s'il pouvait hasarder sous cette fausse barbe et sous cet habit inconnu, d'aller trouver Argénis ou s'il était plus à propos de passer incontinent à Messine. Arsidas eut incliné pour ce dernier parti comme le plus sûr, mais était-ce un conseil à donner à ce tendre amant ? Poliarque n'aurait pu s'y résoudre, cet ami s'en aperçût et lui conseilla de voir auparavant Argénis. Il lui dit qu'il lui serait facile d'entrer le lendemain dans le temple, qui devait être ouvert pour tout le monde, qu'Argénis, selon la coutume, se trouverait auprès de l'autel, où même les derniers du peuple avaient la liberté de présenter leurs prières. La chose ainsi arrêtée, ils rejoignirent Timoclée, et sans lui rien dire du dessein que Poliarque avait de se rendre au temple, ils la prévinrent qu'il partirait le lendemain au point du jour, pour s'embarquer dans un vaisseau qui devait le porter en Italie. Poliarque ajouta qu'il conserverait toujours une parfaite reconnaissance du service qu'elle lui avait rendu ; qu'il lui avait obligation de la vie. Cette dame ne lui répondit que par un torrent de larmes dont elle accompagna les voeux secrets qu'elle formait pour cet illustre malheureux. Elle ne regardait plus Poliarque comme une personne ordinaire et que le hasard avait conduit chez elle, elle sentit en ce moment toute la tendresse et l'inquiétude d'une mère, qui est sur le point de perdre un fils, qu'elle chérit tendrement. Le service qu'elle avait rendu à Poliarque, était pour elle une raison de l'aimer davantage ; elle était dans une continuelle appréhension qu'il ne fût dans la suite exposé à des malheurs plus cruels encore, voulant enfin lui laisser prendre quelque repos, elle se retira les yeux baignés de larmes. Ayant passé une partie de la nuit à implorer pour lui le secours des Dieux, elle vint de grand matin avec Arsidas le rejoindre, et leur présenta un déjeuner à la manière des Grecs, qu'ils acceptèrent plutôt par précaution que par besoin. Elle laissa enfin partir Poliarque et Gélanore. Gélanore alla du côté de Messine, Arsidas, qui en était gouverneur et qui y faisait sa résidence ordinaire, le chargea d'une lettre pour sa femme où il lui marquait qu'elle eût soin de faire tenir prêt un vaisseau pour aller en Italie ; qu'il avait affaire à Reggio, et qu'elle eût des égards pour celui qui lui présenterait sa lettre. Gélanore parti, Poliarque détourna seul dans un chemin où Arsidas à cheval l'eut bientôt devancé. Pour lui, caché sous un mauvais habit, il marchait tenant un long bâton, et de crainte que la blancheur de ses mains ne fit soupçonner quelque chose, il avait eu la précaution de se les frotter d'un peu de suie.