[1,18] La conversation s'animait et à l'occasion d'un vin miellé, qu'on servit, ellee tomba insensiblement sur les abeilles. Un jeune homme appelé Anaximandre, neveu de Licogène, peut-être par complaisance pour son oncle qu'il croyait être entièrement opposé à la monarchie, peut-être pour trancher du philosophe, avança que ce que l'on disait des abeilles, qu'elles avaient un roi, était faux ; que c'était une vieille tradition de nos pères un peu trop crédules, qui n'avait pas plus de fondement que ce qu'on rapportait des cygnes qui chantaient, et du lion, qui au seul chant du coq prenait l'épouvante. Il ajouta que les anciens avaient toujours donné dans mille imagination qui ont eu cours ensuite parmi le peuple : que, pour revenir à son premier principe, il était certain que tous les animaux, égaux entre eux, ne cherchaient que leur liberté, et que, sans aller fe jeter dans la dépendance d'un seul, ils suivaient uniquement l'instinct que leur donnait la nature. On commença à agiter la question, quelle était la forme de gouvernement la plus naturelle aux hommes. Anaximandre prit la parole, et dit qu'il préférait celle où le peuple et les premiers d'un état commandent. Quelle justice, dit-il, de faire tout dépendre de la volonté d'un seul homme, qui peut impunément s'abandonner à toute sorte de vices, qui par sa cruauté, et par ses mauvais exemples, peut causer dans un état des plaies incurables, et qui ne regarde des sujets et un royaume entier que comme un bien que la nature a produit, pour être l'objet de ses caprices. Ne voyons-nous pas au contraire que le peuple, quand il a l'autorité, se fait un plaisir d'aller porter dans le trésor public un argent, dont la justice et la bonne foi de plusieurs deviennent pour ainsi dire les garants ! La même sûreté ne se rencontre pas sous un prince absolu, souvent les deniers publics ne servent qu'aux grâces, que par une libéralité mal entendue, il fait à des personnes qui en sont indignes. Dans une république règne l'émulation pour les armes et pour les sciences : chacun veut exceller, surtout lorsqu'on est prévenu que la récompense n'y est donnée qu'au mérite, et que les premiers postes y sont conférés à ceux qui se distinguent. Dans un état monarchique les grâces se trouvent renfermées dans les bornes étroites d'une famille, et il est rare de les voir tomber sur des personnes qui cherchent à les mériter. Un roi peut-il avoir le même conseil, la même pénétration, que plusieurs têtes ensemble, qui ont part au gouvernement dans un pays libre ? Le choix qu'on fait dans une république de personnes aussi respectables par leur vertu, que par leur âge, fait qu'elle se maintient ; et cette noble émulation qui se rencontre entre ceux qui peuvent prétendre au gouvernement, ne produit pour l'ordinaire qu'un bon effet. Les rois, ou prêtent l'oreille à d'indignes flatteurs, ou sont sourds à la voix de ceux qui disent la vérité mais supposons dans un souverain, cette grandeur d'âme, et ces sentiments dignes d'un titre si relevé, peut-on se flatter qu'ils soient toujours le principe de toutes ses actions ? Surtout lorsqu'après avoir fait le bien, il ne peut espérer aucune récompense, capable de le porter à une plus haute perfection, et qu'il n'a à redouter aucun tribunal, lorsqu'il a manqué. Enfin, dit Anaximandre, quel bien plus précieux, et qui convienne mieux à la nature de l'homme que la liberté ? Or qui en jouit davantage que ceux qui ne suivent d'autres lois que celles qu'ils se sont eux-mêmes imposées, et qui sont maîtres d'établir ou de supprimer les magistrats. Il ajouta que s'il avait rapporté toutes ces raisons, ce n'était pas qu'il eût oublié ce qu'il était, ni le pays où il se trouvait, qu'on était naturellement porté pour l'espèce de gouvernement dans lequel on a été éevé : mais que comme une personne d'une santé faible et délicate, peut, en se ménageant dans sa faiblesse, faire encore réflexion sur le bonheur de ceux, qui jouissent d'une santé parfaite, de même aussi il se croyait en droit, respectant toujours, comme il le devait, le titre de souverain,, d'applaudir à la liberté des peuples, qui, maîtres d'eux-mêmes, ne sont point assujettis au caprice d'un seul : que d'ailleurs ce qu'il disait ne devait point tomber sur Méléandre, prince si sage, que si tous ceux qui sont élevés au même rang, en avaient les vertus, il serait obligé d'affirmer qu'il n'y a rien au-dessus de l'état monarchique, ni de peuples plus heureux que ceux qui sont soumis au pouvoir d'un souverain. Anaximandre avait parlé avec si peu de ménagement, que plusieurs des convives en furent surpris, entre autres Nicopompe. C'était un homme, qui adonné dès son enfance à l'étude des belles lettres, ne s'y était pas borné. Quoique jeune, il quitta ses maîtres, et entra dans les cours étrangères, comme dans de nouvelles écoles, pour y cultiver les talents que la nature lui avait donnés. Ce fut dans ces voyages différents qu'il acquit une expérience consommée dans les affaires ; qu'il devint excellent politique, et qu'il se perfectionna dans les lettres. Ces qualités soutenues d'une illustre naissance, lui attiraient l'estime des princes de qui il était connu, mais particulièrement de Méléandre, à qui par reconnaissance il était très attaché. Il voulut, sous prétexte de soutenir le droit des souverains, prendre ouvertement sa défense. Que feriez-vous, dit-il, Anaximandre, en vous trouvant dans ces états, où le peuple est le maître, vous qui déclarez ici vos sentiments avec tant de liberté ? Vous ne seriez pas, je suis sûr, aussi téméraire, pour oser donner la préférence à l'état monarchique. Convenez, si cela est, que l'un renferme une véritable liberté, dont l'autre n'a que 1'apparence ; et quand vous remontez à ce premier sentiment de la nature, qui nous fait rechercher la liberté, que doit-on conclure ? Sinon qu'il faut abolir toute espèce de gouvernement. Ne se trouve-t-il pas dans une république comme dans un royaume, des choses auxquelles il faut se soumettre, des magistrats auxquels il faut obéir ? Or cela convient, ou répugne de la même manière à cette liberté qu'inspire la nature. Si les hommes, par eux-mêmes, pouvaient s'assujettir aux règles de l'équité, toute espèce de gouvernement, non seulement serait inutile, mais même injuste, puisqu'elle jetterait dans la servitude ceux qui seraient déjà disposés à suivre les voies de la justice ; mais c'est un bonheur auquel les princes, qui inondent la terre, ne permettent point d'aspirer. Examinons donc qu'elle est la forme de gouvernement, qui approche le plus de la nature. C'est sans doute celle qui retient les hommes dans les bornes légitimes de cette même nature et de la vertu et l'on doit donner la préférence aux états, où la justice a lieu, sans regarder si l'on est soumis à plus ou moins de têtes ; mais n'est-ce pas confondre l'autorité du peuple, avec celle des principaux magistrats, que d'attribuer à l'une et à l'autre les mêmes avantages ? Quelle différence cependant ! l'une est essentielle, dites-vous, pour la liberté, et l'autre nécessaire pour l'utilité d'un état. Entrons dans le détail de ces propositions. Si vous voulez parler du gouvernement où le peuple a l'autorité, de quel usage croyez-vous que soit la prudence des premiers magistrats, puisque souvent le peuple par un aveuglement qui ne lui est que trop ordinaire, n'élève aux premiers postes que des lâches et des ignorants. Il se laisse entraîner par l'envie, le trouble, les factions, c'est même quelquefois un honneur et la preuve la plus sûre de mérite et de vertu, que d'en recevoir de mauvais traitements. A l'égard de l'autre espèce de gouvernement, où les magistrats, séparément du peuple, ont tout pouvoir, n'est-elle pas au-dessous de la monarchie ? Pourquoi chercher à augmenter les chaînes honteuses de la servitude en augmentant le nombre de ses maîtres? Dans un prince on n'en a qu'un, ici on s'en donne autant qu'il y a de personnes qui composent le conseil souverain. L'avis de plusieurs, me dites-vous, est à préférer dans les affaires publiques à l'avis d'un seul homme, j'en conviens ; mais un roi n'a-t-il pas de conseil formé pour l'ordinaire de personnes choisies ? Au lieu que cette espèce de sénat, que vous vantez si fort est souvent composé au gré d'un peuple insensé ; ces membres indépendants ne cherchent souvent qu'à suivre leurs actions différentes d'intérêt particulier, affection pour ceux qui leur sont attachés, ou de jalousie contre ceux qui peuvent leur faire ombrage. Une autre raison que vous avez avancée, est que la jeunesse excitée par la vue des récompenses s'adonne plus volontiers à l'étude et au travail et rend une république plus florissante, tandis que sous le gouvernement d'un prince les sciences et les vertus languissent. Dites-moi, je vous prie, de quelle république prétendez-vous parler ? Est-ce de celle où les esprits entreprenants ont l'art de s'accommoder aux séditions et à la fureur ? Où les plus habiles sont ceux qui, pour séduire le peuple, savent mieux employer la flatterie, la complaisance et tant d'autres talents si pernicieux ? Et où enfin, ces vastes génies poussés par l'ambition, ne se font connaître que par la ruine entière d'un état ? Si les espérances y rendent les hommes laborieux, ces mêmes espérances ne doivent-elles pas, sous un roi, en flatter davantage ? Les premières charges, et presque toute la puissance de la république, se trouvent ordinairement réunies dans quelques familles ; on peut dire même que les dignités y sont affectées à la naissance, plutôt qu'au mérite, si vous en exceptez quelques-unes moins considérables, et qui n'affranchissent point du mépris de la noblesse ; encore ces mêmes charges ne passent-elles que sur la tête de quelques clients. Au reste quelle erreur de croire que l'éloquence et la vertu soient à un degré plus éminent dans ces états, que dans un royaume ! pour l'amitié elle y est moins connue; plus de dehors et moins de sentiments. Je suppose encore qu'une république et un royaume se trouvent réduits aux dernières extrémités par les défauts de ceux qui y commandent, auquel croyez-vous qu'il soit plus aisé d'apporter du remède ? Un roi meurt avec ses vices, et le prince qui lui succède peut, par un naturel plus heureux, rétablir un état, qui était près de sa ruine mais un sénat une fois corrompu ne laisse aucune espérance par la mort même de ceux qui le composent. Des moeurs une fois dépravées empirent de jour en jour, jusqu'à ce qu'enfin elles aient accablé la république sous ses propres ruines. Licogène sentit toute la force, et en même temps le motif du raisonnement de Nicopompe. Il craignait déjà que ce qu'avait avancé Anaximandre contre l'autorité des rois, ne retombât sur lui. Son dessein était, non d'avoir, mais d'usurper la royauté ; il crut donc à propos de condamner l'usage des gens qui se soumettaient à une race, pour approuver la coutume de celles qui procédaient par élection après la mort du prince. Licogène agitait d'autant plus volontiers cette manière qu'il se flattait d'enlever la couronne à Méléandre par quelque façon ; et croyant être appuyé dans son sentiment par Dunalbe qui était du corps des premiers sacrifïcateurs, que le seul courage élève à la dignité éminente de grand prêtre, il interrompit ainsi Nicopompe. Un jour pourrait a peine suffire à qui voudrait rapporter tout ce qui a été dit ou pensé sur ce sujet. Quel est en effet le philosophe qui n'ait pris parti pour l'une ou pour l'autre espèce de gouvernement ? Pour moi, Nicopompe, je suis de votre avis, et j'avoue que les sujets sont beaucoup plus heureux dans le gouvernement d'un seul ; examinons seulement ce qui est plus avantageux, ou d'être assujetti à la domination d'une même race, ou d'avoir la liberté de choisir celui qui a les qualités essentielles pour gouverner. En supposant cette liberté, ceux qui sont issus du sang des rois, cherchent à se distinguer par d'heureuses qualités, prévenus qu'ils ne doivent attendre la couronne de leurs prédécesseurs qu'après qu'ils se sont élevés au même degré de vertu. Un roi plein de reconnaissance pour un peuple à qui il sait devoir toute son autorité, s'en servira avec plus de modération ; celui au contraire qui sent que ses sujets lui sont soumis par le droit de la nature, n'a plus les mêmes ménagements, et sans aucun retour pour un respect et un attachement, qu'il regarde sur le pied de devoir, il punit sévèrement qui ose s'en éloigner en la moindre chose. Que si les destins, par caprice, mettent sur le trône un enfant ou un imbécile, quelle triste situation pour un état ! la mauvaise disposition des sujets, ne leur permet pas d'attendre avec soumission que ce roi devient plus grand, et par le mépris qu'ils font d'un âge si peu avancé, et dont ils ne voient rien à craindre, ils inondent le royaume de maux, qu'une longue suite d'années plus heureuses a peine à réparer. Chacun veut régner, le peuple en devient la victime, et est d'autant plus à plaindre, que mal traité par de simples sujets, il n'a pas au moins la consolation de reconnaître dans ceux, qui le font souffrir, un titre qui semble autoriser leur tyrannie. Confierait-on la conduite d'un vaisseau à un enfant qui n'aurait point d'expérience, parce que son père habile pilote en aurait été chargé ? On craindrait avec raison que le fils ne fit périr ceux que le père aurait conservés et dans les fameuses écoles de la philosophie n'est-ce pas la sagesse plutôt que le sang qui donne un successeur ? Pourquoi donc remettre à des enfants une autorité dont ils sont incapables de se servir ? Pourquoi leur donner une charge si fort au- dessus de leurs forces ? L'art de régner est un art unique, il est rempli de préceptes dont l'application bonne ou mauvaise fait le bien ou le mal d'un état. La même loi qui soumet la couronne aux droits du sang, est pour l'ordinaire la source de tous les malheurs qui accablent un royaume. J'aurais tort de m'élever contre cet usage, si les villes, si les sujets n'étaient faits que pour les souverains ; le prince serait en droit de détruire, de sacrifier ce qui lui appartiendrait d'une manière si absolue ; et les peuples auraient à subir en patience les peines différentes auxquelles la destinée les aurait assujettis : mais si ce titre n'a été établi, comme personne ne peut en disconvenir, que pour la sûreté des peuples et la tranquillité des états, je suis surpris que nos pères n'aient point pris de justes mesures, pour empêcher que ce, qui doit dans son origine détourner le mal, ne devienne peut-être l'occasion des plus grands malheurs : mais c'est à vous, sage Dunalbe, à continuer ce discours, ce que vous pratiquez dans vos sacrées assemblées, semble par avance m'assurer votre suffrage. Dunalbe qui se faisait une peine de contredire personne, surtout en public, se vit pourtant comme contraint ou d'approuver ce que Licogène venait d'avancer, ou de soutenir le parti contraire. Les conviés, et principalement Nicopompe avaient les yeux attachés sur lui, et paraissaient attendre avec impatience sa réponse. Dunalbe témoigna d'abord par un mouvement de tête qu'il n'était point du sentiment de Licogène mais jugeant par le silence qui régna qu'on exigeait quelque chose de plus il prit ainsi la parole : Je ne doute pas, Licogène, que l'esprit n'ait plus de part de discours que le coeur ; si ce n'est peut-être que par déférence pour un ordre sacré, vous ne le regardiez comme le modèle à suivre pour les autres formes de gouvernement, mais ne confondons point l'autorité des grands sacrificateurs avec celle des rois. Il y a de la différence entre l'une et l'autre ; la vertu de chasteté que nous faisons voeu de pratiquer, nous ôte occasion de laisser des successeurs ; que de fonctions d'ailleurs dans le service des Dieux, que leurs ministres doivent faire par eux-mêmes ! si cette dignité tombait en partage par droit de succession à un enfant, que deviendraient les autels et les temples ? Qui ferait le service des Dieux, puisque les hommes mêmes qui ne sont pas initiés aux sacrés mystères, n'osent l'entreprendre ? N'avons-nous pas encore pour maxime de ne nous point attacher aux richesses, ni aux autres soins de la vie, mais de regarder les cieux comme notre patrie et de nous servir des présents qu'on nous fait tous les jours comme de biens qui appartiennent aux Dieux, notre famille et notre postérité ? Si ce titre de grand prêtre se perpétuait dans une même race, croyez-vous que celui qui en serait honoré, en rapportât aux Dieux tout l'honneur ? Qu'il y aurait à craindre qu'il ne les oubliât, ou du moins que les rois et les peuples ne souffrissent avec peine une si haute élévation ! Les princes s'y soumettent sans envie, sans crainte de s'abaisser, parce qu'en effet ce n'est ni le sang, ni l'homme qu'ils considèrent, c'est uniquement la sainteté d'un état si relevé. A l'égard des empires civils où la force et les richesses se trouvent réunis, et qui n'ont été établis que pour maintenir la paix parmi les bons, et réprimer l'insolence des méchants, il y a plusieurs raisons qui y autorisent ce droit de succession ; une des principales, est que ce droit légitime désarme les grands, qui dans l'espérance de régner, oseraient peut-être porter leurs mains homicides jusques sur la personne des rois. Supposons pour un moment que ces nations naturellement fières et entreprenantes où le royaume est héréditaire abandonnent leurs anciennes coutumes, pour suivre celles des royaumes électifs ; de quoi ne seraient pas capables les premiers d'un état, eux qui ne se soumettent qu'à regret à l'autorité d'un prince à qui la naissance et le sang ont assuré le droit de commander. Flattés de l'espérance de porter eux-mêmes un jour la couronne, considérant que le roi, avant son élévation, n'était que leur égal, et que ses enfants n'en seraient pas plus élevés après sa mort, ils ont moins d'égards pour une personne revêtue d'une dignité passagère : mais, quand par le nombre des années, le droit de régner est affermi dans une même race, les premiers rois revivent, pour ainsi dire, dans leur postérité. Chacun, sans se plaindre de son sort, donne par avance sa voix pour un enfant qui naît au milieu de la pourpre; on s'assujettit volontiers à celui qui était destiné pour l'empire, même avant que de naître. D'ailleurs nous voyons que les sentiments sont ordinairement plus relevés dans un enfant qui doit monter sur le trône, soit que ces heureuses dispositions viennent de la nature, ou des premières impressions qu'on lui donne, ou enfin d'une protection particulière des yeux. Accoutumé de bonne heure aux honneurs, il n'y est presque plus sensible et ne songe qu'à soutenir un titre qu'on ne peut ni haïr, ni mépriser dans sa personne. Il a un caractère plus doux, des manières plus insinuantes, et une familiarité d'autant plus grande avec ceux de sa Cour, qu'elle ne peut tirer à conséquence. Les favoris n'en abusent point ayant incessamment devant les yeux, ce que le prince a toujours été, à leur égard ; cette idée ne peut que lui attirer un vrai respect et de justes attentions. On trouve encore dans ces jeunes souverains plus de grandeur d'âme ; et prévenus que le royaume qu'ils possèdent deviendra un jour l'héritage de leurs enfants, ils en ménagent les droits dès l'instant qu'ils commencent à en jouir, au lieu que celui qui est élevé par suffrage à cet honneur, n'oublie pas la condition de sujet dont il a été tiré, dans laquelle peut encore retomber sa postérité. Il retire une partie des soins qu'il ne devrait qu'à l'état, et les emploie pour un fils, ou pour ceux qui peuvent conférer la couronne. Il arrive encore que pour flatter la vanité de sa maison, et y laisser des preuves qu'elle a été honorée du titre de souverain, il y fait passer des richesses immenses ; il lui sacrifie même une part des ornements publics. Enfin tous ces biens, destinés d'abord pour la splendeur et l'utilité d'un état, se trouvent, par une erreur funeste, confondus dans des maisons de particuliers, pour les élever au-dessus des autres. Ce n'est pas seulement par la mauvaise administration de ces rois que l'état se trouve réduit aux dernières extrémités; il l'est encore par la licence effrénée des grands, dont les fautes demeurent presque toujours impunies; c'est même dans cette clémence affectée que croît davantage l'injuste politique des souverains qui ne le font que par élection. Ils croient engager ceux à qui ils ont pardonné à conserver, du moins la reconnaissance, la couronne dans leur maison, leur faisant encore pour ce sujet des libéralités excessives. Vantez maintenant la prudence de ces états qui font passer le sceptre et la couronne d'une famille à une autre pour les agrandir aux dépens du public. Quel tort ne se sont pas fait les Aquiliens, en suivant cet usage ! celui entre autres qui a fait ces ordonnances qu'on appelle dorées, à quel prix acheta-t-il les suffrages pour son fils ! ne pouvant pas, pour le malheur de l'état, satisfaire dans la suite à ceux avec qui il s'était engagé, il se vit obligé de leur abandonner les tributs que lui payait le public. Ils ne manquèrent point l'occasion, et profitant de l'incapacité et du peu de soin de quelques-uns, qui succédèrent à l'empire, ils convertirent en possession héréditaire ce qu'ils n'avaient d'abord occupé que sous le titre d'engagement. D'ailleurs un prince peut former des projets qui, semblables à ces fruits dont la bonté consiste à être cueillis à propos, ne peuvent pareillement être exécutés que dans un temps marqué. C'est souvent par cette sage prévoyance qu'un état se maintient. Cependant qu'arrive-t-il dans ces royaumes électifs ? Qu'un successeur rejette des desseins médités depuis longtemps, et qui auront peut-être coûté des sommes immenses à leur auteur ; dépense d'autant plus à regretter, que celui qui l'a fait n'en a point le profit ; il a travaillé non pour un fils, non pour un ami, mais pour des étrangers, pour des personnes quelques-fois mal intentionnées. Pourquoi, dira un roi attentif à ses intérêts particuliers, établirais-je pour de pareils successeurs des fondements de sûreté, de plaisirs et de richesses, par des pertes continuelles, des dépenses extraordinaires, beaucoup mieux employées pour l'avantage de ceux qui m'appartiennent ? Supposons même qu'un roi, par le motif du bien public, aura entrepris quelque grand dessein ; n'est-il pas à craindre que ses successeurs, par jalousie, ne le fassent échouer, et ne le rejettent. Toutes ses idées, quelque utiles qu'elles soient, parce que privés de l'honneur de les avoir conçues, ils seraient uniquement chargés de la défense de l'exécution? Cette raison, pour le malheur des sujets, détourne souvent les princes électifs des hautes entreprises. Mais ces inconvénients ne sont rien en comparaison de ceux qui se rencontrent dans l'élection même. Parmi ces nations qui, avec un sang plus bouillant, ont une ambition démesurée, les assemblées s'y font elles en voix? Sont-elles exemptes de brigues et de violences ? Ceux qui se regardent comme égaux pour les richesses, pour la naissance, pour le courage, ne peuvent se céder les uns aux autres, ni régner tous ensemble Qu'arrive-t-il enfin, quand les voix se trouvant partagées entre deux concurrents, ils montent tous deux sur le trône? Quel est celui qu'on en doit chasser ? Quel trouble dans un état ! que de longues et sanglantes guerres ! outre qu'un peuple qui aura élu un roi avec les formalités ordinaires, ne s'embarassera pas de le déposséder ; et sans en chercher des exemples dans l'antiquité, ne l'avous nous pas vu de nos jours dans Aquilius ? Après avoir obtenu deux couronnes par deux assemblées différentes, il se vit obligé d'abandonner l'une et l'autre par l'inconstance de ceux qui les lui avaient conférées. On nia qu'il eût été bien élu ; il se trouva réduit à les redemander par le fer, le sang et le ravage de tout le pays ; l'une à Perenhile qui la prétendait, l'autre à Deresic qui l'avait usurpée, et qui simple sujet d'Aquilius, l'avait dépouillé de ses états. Ne sont-ce pas là des malheurs plus à craindre encore que ceux d'une première jeunesse des rois ? Je ne nie point que l'enfance d'un prince, qui n'a qu'un esprit médiocre et peu propre pour les affaires n'ait quelquefois des suites funestes : y a-t-il une espèce de gouvernement qu'on puisse dire avantageuse de toute manière ? Mais il est certain que les tempêtes qui se forment de ces derniers nuages, ne sont pas à redouter comme celles qui s'élèvent dans ces assemblées tumultueuses. Est-ce la probité, sont-ce les qualités essentielles pour le gouvernement que l'on y considère ? On s'y laisse entraîner par les brigues secrètes et parce que souvent ceux qui ont le plus de biens et de naissance, n'en sont pas mieux partagés pour les avantages de l'âme (comme si les destins, craignant qu'on n'élevât au rang des Dieux de simples mortels, n'eussent voulu donner qu'un mérite borné, en accordant la plus haute fortune) il arrive aussi pour l'ordinaire que celui dont le peuple fait choix, n'en est pas pour cela le plus digne, quoique le plus puissant et le plus heureux. Deux titres souvent séparés du véritable art de régner : celui-ci s'assure les suffrages, ou en les achetant, ou en intimidant ceux qui ont droit de les donner ; celui-là dans sa lâcheté même trouve un moyen sûr de parvenir au trône, ceux qui lui donnent leurs voix se flattant de régner dans sa personne. Mais supposons dans ceux qui ont le droit d'élire, assez d'intégrité pour ne considérer que le mérite dans ceux qui peuvent aspirer au titre de souverain, assez d'honneur et de probité, pour ne rechercher cette dignité que par des voies légitimes ; ajoutons y le consentement universel d'un peuple qui se soumet volontiers à celui qui aura été élu de la sorte, et enfin assez de force et de vertu dans ce nouveau roi, pour conserver au milieu des appâts d'une nouvelle fortune les heureuses qualités qui lui ont fait donner la préférence ; je conviendrai que ce peuple doit être regardé comme un peuple chéri des Dieux : mais avouons-le, c'est là ce bonheur chimérique dont on ne peut se flatter. La malice des hommes et l'expérience ne le font que trop voir. Concluons donc que les nations les plus sages font celles qui se sont assujetties à une même race, qu'elles en tirent plus d'éclat, et qu'elles vivent avec plus de tranquillité.