[1,8] 1. Gelanore donna la liberté au cheval de Poliarque, remonta sur le sien, et suivit le chemin dont on était convenu. A peine fut-iI arrivé à l'entrée de la forêt où Poliarque s'était battu la veille, qu'il aperçût trois litières suivies d'un grand nombre de personnes à pied et à cheval ; il voulut savoir ce que signifiait ce cortège nombreux, à mesure qu'il approchait, ses alarmes redoublaient ; les litieres et ceux qui les accompagnaient, ne présentaient rien que de lugubre. Effrayé de ce présage sinistre, il s'informa d'un homme qui venait des derniers quelles étaient ces funérailles ; il lui répondit qu'on venait enlever les corps des députés de Licogène que Poliarque, contre le droit de la guerre, avait assassinés le jour précédent. Gelanore eut horreur de ce qu'il entendit, il se représentait le crime de ces lâches et en même-temps quel était celui que les destins allaient en rendre la victime. Voulant approfondir la vérité, il suivit cette pompe funèbre et vit en effet étendre dans une des litières le corps de celui que Poliarque avait tué à l'entrée de la forêt. Il ne fut dans ce moment que trop convaincu, que les scélérats qui avaient attaqué Poliarque, étaient ces mêmes députés de Licogène. Mais pourquoi, se disait-il, une vengeance si prompte ? Pourquoi ne pas citer Poliarque en justice réglée ? Des députés ont donc le droit d'exercer impunément le métier d'assassins ? Et le roi ne craint point de marquer plus de bonté pour ses ennemis que de justice envers les personnes, qui lui sont attachées ? Ne devait-il pas plutôt récompenser le courage du vainqueur et punir le crime de ces lâches, en condamnant ce qui en reste à l'ignominie du supplice qu'ils avaient si bien mérité ? 2. Il était si fort agité que sa colère paraissait malgré lui dans sa contenance et sur son visage mais se rappelant toute sa prudence, il jugea à propos de s'arracher d'un lieu, qui n'offrait à ses regards que des objets capables de faire trop d'impression. Après quelques imprécations contre ces malheureux, il avança du côté du camp. Le soleil commençait à peine à paraître qu'il se trouva à l'autre extrémité de la forêt, il vit beaucoup de monde qui allait et venait, c'était le chemin qui conduisait aux différents quartiers de l'armée. Il aperçût entre autres Timonide, homme d'une naissance illustre et même du sang royal. Ce Seigneur cherchait à s'informer du sort de Poliarque. Ayant reconnu Gelanore, quel bonheur pour moi, lui dit-il, de vous avoir rencontré ! où est Poliarque ? Que fait-il ? Est-il en sûreté ? Mais Gelanore prévenu sur ce qu'il avait à faire, avait composé son visage et jetant à peine les yeux sur Timonide ; ah, dit-il, Poliarque est privé du jour. L'amitié dans Timonide l'emporta sur la politique, il demeura interdit, et ne rompit le silence que par un profond soupir, en s'écriant : "ô Sicile malheureuse ! ô Roi infortuné !" il n'en dit pas davantage, et reprit le chemin du camp. Gelanore sentit une joie sécrète de voir que la mort supposée de son maître tirât de sincères larmes, qu'on ne cherchait pas même à cacher. A peine Timonide eut-il avancé quelques pas qu'il rejoignit Gelanore, mais quelle a été, dit-il la destinée d'un si grand homme ? Qui a osé porter la main sur lui ? Les ordres du roi ont été bien tôt exécutés ! Poliarque, reprit Gelanore, informé des poursuites qu'on allait faire contre lui, voulant fuir la colère du roi, a tenté de traverser la nuit le fleuve Himère, il en sondait le gué ; mais les eaux grossies considérablement par les pluies nouvellement tombées, l'ont entraîné, il n'a pu y résister, et tout ce que j'ai vu, à la faveur des étoiles qui brillaient, a été que son corps, malgré les efforts qu'il semblait faire dans ces derniers moments, était poussé par les flots dans la mer voisine. Timonide jeta un grand cri et retourna au camp, porter 1ui-même au roi cette triste nouvelle. Ayant rencontré à quelques pas de là Arsidas (c'était le seul à qui Gelanore avait eu ordre de découvrir la vérité) il lui fit part de ce qu'il venait d'apprendre. Arsidas vivement touché lui demanda où était Gelanore, Timonide le lui montra qui venait, et continua son chemin. Arsidas le joignit, lui demanda des nouvelles de Poliarque. Gelanore répondit qu'il avait à lui confier un secret de la dernière importance, qu'il n'avait même la liberté de révéler qu'a lui seul ; qu'il le priait, pour l'entretenir sans témoins, de détourner dans un endroit écarté, où il le suivrait, quand il croirait n'être observé de personne. Arsidas sentit renaître ses espérances et se rendit dans un petit sentier qui n'était pas éloigné. 3. Ce lieu paraissait solitaire, Gelanore l'y suivit ; en abordant Arsidas, "Poliarque vit", lui dit-il, "mais songez, Arsidas, que vous êtes le seul, qui deviez en avoir connaissance. Il y a dessous la maison de Timoclée un lieu souterrain, c'est là où sur la foi de cette dame Poliarque demeure caché ; je viens vous trouver de sa part, pour savoir à quoi il doit attribuer les ordres rigoureux donnés contre lui avec tant de précipitation et si son malheur ne vous détourne pas de le voir, j'ai ordre de vous conduire où il est". Arsidas répondit que Poliarque malheureux ne lui était que plus cher, qu'il prendrait toujours ouvertement sa défense, quelque risque qu'il y eût à le faire ; qu'il souhaitait être promptement conduit dans ce lieu secret. "La conjoncture est délicate", reprit Gelanore, "il faut employer quelque stratagème pour surprendre les domestiques de Timoclée; ils pourraient soupçonner quelque choie, n'ayons pas le dernier chagrin de voir la destinée d'un si grand homme dépendre du caprice d'une troupe d'esclaves. je paraîtrai le premier chez Timoclée, et par des larmes feintes et des soupirs affectés, dont j'ai déjà su me servir avec succès auprès de Timonide, je témoignerai combien m'est sensible la perte de mon maître. Servez-vous, je vous prie, du même artifice, auprès de ceux que vous rencontrerez, si l'on croit Poliarque mort, sa vie est en sûreté. Vous pourrez, vers le milieu du jour, sous le prétexte d'éviter la trop grande chaleur, vous rendre chez Timoclée, elle ne vous est point inconnue, cette démarche ne pourra tirer à conséquence. Je dois encore vous prévenir, que vous y trouverez un jeune homme qui aborda hier dans cette île. Son pays, à ce qu'il nous a dit, est l'Afrique. Vous ne pourrez vous empêcher d'admirer son port, son air gracieux, et sur tout sa sagesse ; vous serez charmé de le voir et de l'entendre. Il a déjà la confiance de Poliarque, et quoique leur connaissance ne soit que d'un jour, leur sympathie a produit cette amitié parfaite qui est ordinairement le fruit de plusieurs années. Poliarque n'a rien de caché pour lui, qu'il ne vous soit point suspect". 4. Étant convenus de tout, ils se séparèrent. Gelanore regagna la maison de Timoclée, tandis qu'Arsidas qui avait devant lui plus de temps, se mit au petit pas dans le grand chemin. Timonide qui croyait certaine la nouvelle de Gelanore, la rendait publique ; il en informait tous ses amis : on y voyait trop de vraisemblance pour en douter. Cette mort se répandit de manière qu'elle faisait déjà l'entretien de tout le monde, chacun en parlait selon l'intérêt particulier qu'il y prenait mais tous avec beaucoup de chaleur. Méléandre avait dessein de passer cc jour là le fleuve Hypsa pour se rendre à Magella ; suivant ses ordres, Argenis s'y était rendu de Syracuse où elle était auparavant ; la garde se disposait à partir, et le roi se promenait en attendant aux environs du camp. Il était au milieu de ses courtisans, prévenu, que quelques-uns de ceux qui paraissaient les plus attachés à sa personne, étaient peut-être ses plus cruels ennemis : cette pensée même l'occupait, quand Timonide arriva. Il se présenta devant le roi, et lui dit, pénétré de douleur, enfin, Sire, on peut maintenant congratuler Licogène. Poliarque est mort. Le roi parût saisi, l'accident de ce jeune homme, qui était une perte pour lui en particulier, le toucha d'autant plus vivement, qu'il s'en regardait comme l'auteur. Cette nouvelle donna occasion à de tristes pressentiments, il entrevoyait déjà plusïeurs malheurs et était même prêt de verser des larmes ; mais pouvait-il donner en public ces preuves de sa douleur? Les amis de Licogène qui l'obsédaient, eussent remarqué le moindre changement arrivé dans ses yeux et sur son visage. Il contraignit ses sentiments, affecta de l'indifférence, et se contenta de demander les circonstances de sa mort. Il se retira ensuite dans sa tente, sûr que cette perte intéressait tout le monde, excepté ceux qui voulaient celle de l'état. Sa présence retenait les larmes des soldats ; mais ses plus fidèles courtisans témoignaient leur chagrin, ou par des soupirs, qu'ils n'étaient pas maîtres de retenir, ou par des discours animés que semblait autoriser la perte irréparable d'un ami. Le roi savait les distinguer, il les regardait même comme les personnes les plus dignes d'être honorées de sa confiance mais il n'osait presque les envisager, craignant qu'ils ne rejetassent sur lui la mort de cet infortuné. Une chose qui causa beaucoup de surprise, fut une pièce fort vive composée sur le champ, et qui fut jetée à l'entrée de la tente du Roi. 5. Hélas ! tu ne vis plus, aimable Poliarque, Tes jours ont éprouvé les fureurs de la Parque. Mais soit que sur les sombres bords Ta grande âme partage avec le dieu des morts Les suprêmes honneurs du paisible Élisée ; Soit qu'ayant pris l'essor vers la voûte azurée Nouvel astre, elle brille aux yeux de l'univers, Pardonne, cher Héros, à ce peuple pervers., N'attire point sur lui la vengeance céleste, De sa lâche fureur le souvenir funeste, Et son nom détesté jusques chez l'étranger Le puniront assez et sauront te venger. Quoi ces feux destinés pour découvrir les crimes ont prêté contre toi leur éclat odieux ! Quoi, pour ravir des jours si précieux, L'Himère ouvre ses noires abîmes ! Quel attentat ! Qui peut en expier l'horreur ? Contre les eaux, les feux il faudrait un vengeur.