[0] LE PLATAIQUE. (1) 1. Athéniens, connaissant le zèle avec lequel vous avez coutume de secourir les victimes de l'injustice et la noble gratitude que vous témoignez à ceux dont vous avez reçu des bienfaits, nous venons vous supplier de ne pas nous voir avec indifférence chassés de notre pays par les Thébains, au sein même de la paix. S'il est vrai qu'un grand nombre de malheureux ont eu recours à votre puissance et ont obtenu de vous tout ce qu'ils demandaient, nous croyons qu'il vous appartient surtout d'avoir égard au malheur de notre patrie : (2) car il vous serait impossible de trouver des peuples plus injustement accablés par l'infortune, et cela, lorsqu'ils ont été si longtemps et si fidèlement dévoués aux intérêts de votre ville. Nous nous présentons, d'ailleurs, pour vous demander des secours qui n'entraînent pour vous aucun danger, et tels que, si vous vous laissez toucher par nos prières, vous serez considérés dans tout l'univers comme les plus religieux et les plus justes des Grecs. (3) 2. Si nous n'eussions pas vu les Thébains employer tous les moyens pour vous persuader qu'ils ne nous ont fait aucune injure, peu de mots nous auraient suffi ; mais, puisque nous on sommes venus à ce degré de malheur que nous n'avons pas seulement à lutter contre eux, mais contre les plus puissants de vos orateurs dont ils se sont procuré le secours à l'aide de nos richesses, il est nécessaire de donner à notre défense un plus grand développement. (4) 3. Il serait difficile à nos paroles de s'élever à la hauteur des maux que nous avons soufferts ! Quel discours, en effet, ne serait pas au-dessous de notre infortune? Quel orateur serait assez, éloquent pour peindre avec vérité les injustices des Thébains ? Et cependant il faut essayer, autant que nous le pourrons, de mettre leur iniquité dans toute son évidence. (5) Nous avons d'autant plus le droit de nous irriter que, dans un temps où la paix existe, et lorsque des traités ont été conclus, loin d'obtenir des avantages égaux à ceux des autres Grecs, non seulement nous ne participons pas à la liberté commune, mais nous n'avons pas même obtenu les conditions d'une servitude ordinaire. (6) 4. Nous vous conjurons, Athéniens, de donner à nos paroles une attention bienveillante, en vous pénétrant de cette pensée, qu'il nous arriverait ce qu'il y a de plus contraire à la raison, si, lorsque vous avez été les auteurs de la liberté des Thébains animés dans tous les temps de sentiments haineux contre votre ville, nous n'obtenions pas, même alors que nous sommes vos suppliants, les avantages que vous avez accordés à vos plus mortels ennemis. (7) 5. Je ne vois aucun motif pour m'étendre sur le passé ; car qui peut ignorer que les Thébains ont partagé notre territoire et renversé notre ville? C'est donc seulement sur les artifices par lesquels ils espèrent vous tromper que nous entreprendrons de vous éclairer. (8) 6. Quelquefois ils essayent d'établir qu'ils ont agi comme ils l'ont fait envers nous, parce que nous n'avons pas voulu entrer en alliance avec eux; mais voyez s'il est juste, pour de semblables griefs, d'exercer une vengeance aussi cruelle, aussi contraire à toutes les lois, et s'il est convenable que la ville de Platée ait été contrainte par la violence à s'associer aux Thébains, plutôt que d'y être amenée par la persuasion. Quant à moi, je ne crois pas qu'il existe des hommes plus audacieux et plus coupables que ceux qui, après avoir fait disparaître de nos villes leurs propres gouvernements, nous forcent à partager leur système politique, lorsque rien ne nous en fait sentir le besoin. (9) On ne les voit pas d'ailleurs agir de la même manière envers les autres peuples. Dès qu'il leur était impossible de déterminer notre ville par la persuasion, ils devaient seulement nous obliger, comme les Tanagréens et les habitants de Thespies, à nous rendre à Thèbes pour y prendre part à leurs délibérations; du moins n'eussions-nous pas alors éprouvé des calamités irrémédiables ! Maintenant il est évident que tel n'était pas leur but, et qu'ils voulaient s'emparer de notre pays. [10] Certes, je ne puis comprendre sur quel exemple ils oseront s'appuyer, et quel principe de justice ils pourront invoquer pour nous donner des ordres. S'ils fixent leurs regards vers ce qui était admis à l'époque de leurs ancêtres, ce n'est point à eux qu'il appartient de commander aux autres, ils doivent plutôt porter leur tribut à Orchomène, parce qu'il en était ainsi dans les temps anciens; et s'ils croient que les traités doivent prononcer souverainement, ce qui est la justice, comment ne reconnaîtraient-ils pas qu'ils les transgressent et les violent, puisque les traités décident que les petites villes, comme les grandes, auront le droit de se gouverner par leurs lois ? (11) 7. Je crois qu'ils ne pousseront pas l'impudence jusqu'à contester ces faits; ils allégueront plutôt que nous avons fait la guerre de concert avec les Lacédémoniens, et qu'en détruisant notre ville, ils ont agi dans l'intérêt de la confédération entière. (12) 8. Mais d'abord aucun sujet de plainte ne doit, ce me semble, avoir plus de puissance que les serments et les traités : et si d'ailleurs il se trouvait des peuples qui dussent être punis à cause de leur alliance avec Lacédémone, il ne serait pas juste de choisir les Platéens entre tous les Grecs, car ce n'est pas de notre propre mouvement, mais contraints par la force, que nous avons servi les intérêts de Lacédémone. (13) Qui pourrait nous supposer assez insensés pour avoir préféré ceux qui avaient réduit notre patrie en esclavage, à ceux qui nous avaient admis chez eux aux droits de citoyens? Et de plus, il eût été difficile, je crois, pour les habitants d'une faible ville, d'introduire un changement de situation en présence d'un peuple aussi puissant que les Lacédémoniens, lorsque surtout un harmoste était établi dans notre ville, qu'une garnison l'occupait, et qu'une armée campait à Thespies, (14) assez, forte pour nous détruire, non seulement avec plus de facilité, mais avec plus de justice que ne l'ont fait les Thébains. Ces derniers ne pouvaient convenablement reproduire au sein de la paix des souvenirs de colère pour d'anciennes offenses, tandis que les Lacédémoniens, trahis par nous dans la guerre, auraient eu le droit de nous infliger les plus sévères châtiments.(15) Un grand nombre de Grecs, qui de cœur étaient avec vous, ont été, vous ne l'ignorez pas, je pense, forcés de suivre les Spartiates. Dans quelle disposition faudrait-il s'attendre à les trouver, s'ils apprenaient que les Thébains ont persuadé au peuple d'Athènes qu'on ne doit aucune pitié à ceux qui ont fléchi sous le pouvoir de Lacédémone? (16) Leurs paroles ne pourraient avoir une autre signification, puisque les Thébains ont détruit notre ville, sans porter contre elle aucune accusation qu'ils ne puissent également diriger contre eux. C'est donc sur ce point qu'il vous convient de délibérer, et de faire en sorte que la violence des Thébains n'ait pas pour effet de rattacher au parti de Lacédémone ceux qui avaient auparavant l'horreur de sa domination, en leur faisant considérer son alliance comme la condition de leur salut. (17) 9. Remarquez que vous avez entrepris la dernière de vos guerres, non pour votre liberté ou pour celle de vos alliés (car alors la liberté existait pour vous tous), mais afin de défendre les peuples qui, au mépris des serments et des traités, étaient dépouillés du droit de se gouverner eux-mêmes. Ne serait-ce pas le fait le plus déplorable, si des villes que vous ne jugiez pas devoir être soumises au pouvoir de Lacédémone, vous les voyiez aujourd'hui avec indifférence anéanties par les Thébains ? Ces derniers sont si loin d'imiter votre générosité, que le malheur qui semble le plus terrible de tous, (18) celui d'être prisonnier de guerre, serait moins funeste pour nous, si nous l'éprouvions de votre part, que celui de les avoir pour voisins ; les peuples que vous avez soumis par la force, délivrés immédiatement de l'harmoste et de la servitude, sont maintenant admis à siéger dans vos conseils et à participer à la liberté ; tandis que, parmi les peuples voisins de Thèbes, les uns sont asservis comme les esclaves achetés à prix d'argent, et les autres n'obtiendront aucun repos avant d'avoir été réduits à une situation pareille à la vôtre. Ils reprochent aux Lacédémoniens (19) d'avoir surpris la Cadmée et de placer des garnisons dans les villes grecques, et eux, parce qu'ils n'envoient pas de garnisons dans les villes, croient ne rien faire d'extraordinaire lorsqu'ils renversent les murailles des unes, détruisent les autres de fond en comble, et poussent l'impudence jusqu'à imposer à tous leurs alliés le soin de garantir leur propre sûreté, s'attribuant en même temps le droit d'imposer aux autres peuples le joug de la servitude. [20] Comment leur ambitieuse cupidité ne serait-elle pas un objet de haine ? D'une part, ils cherchent à établir leur domination sur les plus faibles, de l'autre, ils prétendent jouir des mêmes droits que les plus puissants ; ils envient à votre ville elle-même la terre qui lui a été donnée par les habitants d'Orope, et en même temps ils partagent entre eux une contrée étrangère dont ils se sont emparés par la violence. (21) 10. Indépendamment d'autres indignités, ils disent que c'est dans l'intérêt commun des alliés qu'ils ont agi de cette manière. Mais, l'assemblée générale étant réunie à Athènes, et votre ville étant plus capable que Thèbes de délibérer avec sagesse, ils ne devaient pas s'y présenter pour faire l'apologie de faits accomplis ; ils devaient venir vous consulter avant d'agir. (22) Maintenant, lorsque seuls, ils ont pillé nos richesses, ils se présentent pour faire partager à tous les alliés le poids de l'accusation ; par conséquent, si vous êtes sages, vous vous tiendrez en garde contre une telle imputation, et il sera plus honorable pour vous d'obliger les Thébains à imiter votre religieuse équité, que de consentir à partager l'injustice de ceux qui n'ont aucun sentiment commun avec le reste de l'humanité. (23) Il est évident pour tous qu'il convient aux hommes sages de chercher, dans la guerre, tous les moyens de triompher de leurs ennemis ; mais, du moment où la paix est faite, aucun intérêt ne doit l'emporter sur les serments et les traités. Autrefois, dans toutes leurs ambassades, ils parlaient pour la liberté et pour l'indépendance ; mais, depuis qu'ils croient avoir acquis la faculté de faire impunément ce qu'ils veulent, ils ne craignent pas, négligeant tout le reste, de prendre la parole pour justifier leurs usurpations et leurs violences. (25) Ils vont même jusqu'à prétendre qu'il est utile, pour les alliés, que les Thébains possèdent notre pays, ignorant apparemment que jamais rien n'a réussi à ceux dont l'ambition se satisfait aux dépens de la justice, et que, parmi les hommes qui ont voulu injustement s'emparer du bien des autres, un grand nombre out été justement exposés au danger de perdre celui qui leur appartenait. (26) 11. Nos adversaires ne pourront même pas dire qu'ils persévèrent dans leur fidélité envers les peuples avec lesquels ils sont unis, tandis que vous pouvez craindre qu'après avoir recouvré notre pays, on ne nous voie passer dans le parti de Lacédémone : car, vous ne l'ignorez pas, deux fois nous avons subi les horreurs d'un siège, pour rester fidèles à votre amitié ; et, dans un grand nombre de circonstances, les Thébains ont manqué à leurs engagements envers votre ville. (27) 12. Ce serait un long travail de rappeler les anciennes trahisons ; qu'il nous suffise de dire que, lorsque l'insolence des Thébains eut allumé la guerre de Corinthe, les Lacédémoniens ayant envoyé une armée contre eux, sauvés par vous, non seulement ils ne vous ont témoigné aucune reconnaissance, mais, aussitôt la guerre terminée, ils ont abandonné votre parti pour passer dans l'alliance de Sparte. (28) Les habitants de Chio, de Mytilène, de Byzance, vous sont restés fidèles; eux, au contraire, possesseurs d'une ville si considérable, ils n'ont pas même osé garder la neutralité ; ils ont poussé la lâcheté et la perfidie jusqu'à s'engager par serment à marcher avec les Spartiates contre vous, contre les sauveurs de leur ville ; trahison dont les dieux les punirent, en les forçant par la prise de la Cadmée à se réfugier vers vous. Mais c'est alors qu'ils ont surtout fait éclater leur perfidie ; (29) sauvés une seconde fois par votre puissance et rentrés dans leur patrie, ils ne vous sont pas demeurés fidèles, même un instant; ils ont envoyé immédiatement des ambassadeurs à Lacédémone, pour annoncer qu'ils étaient prêts à subir de nouveau le joug de la servitude sans rien changer aux conditions des anciens traités. Qu'est-il besoin d'en dire davantage? Si les Lacédémoniens ne leur eussent pas donné l'ordre de recevoir les exilés et de chasser de leur ville les meurtriers, rien ne les eût empêchés de faire, avec ceux qui les avaient opprimés, une nouvelle expédition contre vous, leurs bienfaiteurs. [30] 13. Et ce sont pourtant ces hommes qui, de nos jours, ont été pour votre ville tels que nous venons de le dire, qui autrefois ont trahi toute la Grèce; ce sont eux qui, après avoir obtenu le pardon de tant de forfaits énormes et volontaires, prétendent que nous ne devons trouver aucune indulgence pour une faute que la nécessité seule nous a forcés de commettre ; ce sont eux qui osent, quand ils sont Thébains, accuser avec injure les autres peuples d'être dévoués au parti de Lacédémone, eux qui, nous le savons tous, courbés, presque à toutes les époques, sous le joug de Sparte, ont combattu pour sa puissance avec plus d'ardeur que pour leur propre salut. A quelle attaque dirigée contre votre pays ont-ils manqué de prendre part ? (31) Quels sont, parmi vos ennemis, ceux qu'ils n'ont pas dépasses dans leur inimitié, dans leur persévérance à vous nuire? Ne vous ont-ils pas fait plus de mal, dans la guerre de Décélie, que tous ceux qui envahissaient avec eux le territoire de l'Attique? Et quand la fortune vous fut contraire, seuls, entre tous les alliés, n'ont-ils pas donné leur suffrage pour que votre ville fût réduite en servitude, et votre pays livré, comme la plaine de Crissa, à la pâture des troupeaux? (32) De telle sorte que, si les Lacédémoniens eussent été animés des mêmes sentiments que les Thébains, rien n'aurait empêché que les auteurs du salut de toute la Grèce ne fussent réduits en esclavage par les Grecs, et victimes des plus affreux désastres. Quel bienfait, je le demande, pourraient-ils invoquer, qui fût capable d'effacer la haine dont ils sont justement l'objet? (33) 14. Il ne reste donc aucune excuse pour des hommes chargés de si grands forfaits, et, quant à ceux qui veulent prendre leur défense, ils ne peuvent faire valoir qu'une seule raison : c'est que, la Béotie formant aujourd'hui un véritable rempart pour l'Attique, vous agirez contre l'intérêt de vos alliés en rompant votre alliance avec Thèbes, attendu que cette ville apportera un grand poids dans la balance le jour où elle se réunira avec Lacédémone. 15. Pour moi, je suis loin d'admettre comme utile pour les alliés que les plus faibles subissent le joug des plus forts (et nous avons autrefois combattu pour qu'il n'en fût pas ainsi) ; je ne puis croire les Thébains susceptibles d'un tel excès de folie qu'après s'être séparés de votre alliance, ils remettent leur ville entre les mains des Lacédémoniens ; non pas que j'aie confiance dans leur loyauté, mais parce qu'ils savent qu'ils se réduiraient à l'alternative de périr en restant dans leur ville et de souffrir des maux semblables à ceux qu'ils ont fait souffrir aux autres, ou de fuir leur patrie pour vivre dans la misère, privés de toute espérance. (35) Que pourraient-ils attendre de favorable, soit de la part de leurs concitoyens, quand ils ont immolé les uns et chassé les autres de leur ville après les avoir dépouillés de leur fortune, soit du reste des Béotiens, qu'ils entreprennent injustement de dominer après avoir détruit les remparts d'une partie d'entre eux et enlevé aux autres leur territoire? (36) Ils n'auront même pas la faculté de revenir vers votre ville après l'avoir aussi constamment trahie. Il est donc impossible qu'ils veuillent, se séparant de vous au sujet d'une ville étrangère, risquer le sort de leur patrie avec une si évidente témérité, et ils seront d'autant plus traitables, d'autant plus empressés à vous servir dans toutes les circonstances, qu'ils craindront davantage pour leur salut. (37) Ils vous ont montré d'ailleurs, dans la conduite qu'ils ont tenue à l'égard d'Orope, comment vous devez agir avec des hommes de leur nature. Lorsqu'ils avaient l'espoir de faire impunément tout ce qu'ils voudraient, ils ne vous traitaient pas comme des alliés : ils osaient, dans leur insolence, agir relativement à vous comme à l'égard des ennemis les plus acharnés ; et lorsque, pour les punir, vous avez décidé qu'ils seraient exclus des traités, imposant alors silence à leur orgueil, ils se sont présentés devant vous dans une attitude plus humiliée que celle où nous sommes maintenant. (38) Si donc quelques-uns de vos orateurs cherchent à vous effrayer, en vous disant qu'il est à craindre que les Thébains, changeant d'alliance, s'unissent à vos ennemis, refusez-leur votre confiance ; car de telles nécessités les pressent aujourd'hui, qu'ils subiraient plutôt votre domination que l'alliance de Lacédémone. (39) 16. Et si pourtant on pouvait supposer qu'ils dussent agir autrement, même alors je ne croirais pas qu'il vous convînt d'avoir plus d'égard pour la ville de Thèbes que pour les serments et les traités. Rappelez-vous que la crainte, non des dangers, mais de l'infamie et de la honte est pour vous un sentiment héréditaire, et que le résultat des succès de la guerre est le partage, non pas de ceux qui renversent les villes par la violence, mais de ceux qui administrent les intérêts de la Grèce avec le plus de piété et de douceur. [40] 17. Un grand nombre d'exemples pourraient démontrer cette vérité. Qui peut ignorer ce qui s'est passé de nos jours et comment les Lacédémoniens, quoiqu'ils n'eussent au commencement que de très faibles ressources pour une guerre maritime, ont renversé votre puissance, à une époque où elle paraissait irrésistible, parce qu'ils avaient attiré les Grecs dans leur parti, à cause de leur bonne renommée ? et que vous leur avez repris l'empire, quand votre ville était déserte et sans murailles, parce que vous aviez, cette fois, la justice pour auxiliaire ? (41) Les événements accomplis dans ces derniers temps ont prouvé avec évidence que le Roi n'était pas l'auteur de ce résultat; car, à cette époque, il se trouvait en dehors des affaires de la Grèce ; nous étions dans une situation désespérée; presque toutes les villes étaient courbées sous le joug de Lacédémone, et cependant vous avez obtenu, dans cette guerre, une telle supériorité que les Lacédémoniens ont vu avec bonheur la paix se conclure. (42) 18. Qu'ainsi donc aucun de vous, quand il s'appuie sur la justice, ne redoute les dangers et ne croie que les alliés nous manqueront si vous accordez votre secours aux victimes de l'injustice, et non pas aux seuls Thébains ; soyez assurés au contraire qu'en vous déclarant contre eux, vous déciderez un grand nombre de peuples à rechercher votre amitié. Car, lorsque vous vous montrerez également prêts à faire la guerre à tous, pour la défense des traités, (43) quels peuples seraient assez insensés pour vouloir s'unir aux oppresseurs de la Grèce, plutôt qu'à vous, les défenseurs de leur liberté ? S'il en était autrement et que la guerre se rallumât, de quelles paroles pourriez-vous désormais vous servir pour entraîner les Grecs dans votre alliance, lorsqu'on leur promettant l'indépendance, vous livreriez à la fureur des Thébains toute ville vouée par eux à la destruction ? (44) Comment ne paraîtriez-vous pas agir en opposition avec vous-mêmes, si vous n'empêchiez pas les Thébains de violer les serments et les traités, en même temps que vous prétendriez faire la guerre aux Lacédémoniens pour le même sujet? (44) Comment, enfin, lorsque vous renoncez à ce qui vous appartient, pour étendre autant que possible le cercle de l'alliance, pourriez-vous permettre aux Thébains de s'emparer d'un territoire qui n'est pas à eux, et de commettre des actes dont la conséquence serait de vous faire passer aux yeux de tout l'univers pour inférieurs à ce que vous êtes? (45) Ne serait-ce pas le fait le plus odieux si, après avoir pris la résolution de secourir les peuples qui ont été les plus constamment attachés aux Lacédémoniens, dans le cas où ceux-ci exigeraient d'eux des choses contraires aux traités, vous nous abandonniez, nous qui avons si longtemps persisté dans votre alliance et qui, seulement dans la dernière guerre, avons été forcés d'obéir aux Lacédémoniens; si, dis-je, sous ce prétexte, vous nous abandonniez, lorsque nous sommes les plus malheureux des hommes? (46) 19. Qui pourrait trouver des mortels plus accablés par l'infortune? Dépouillés en un même jour de notre patrie, de nos champs, de nos richesses, et privés également de tout ce qui est nécessaire à la vie, nous sommes condamnés à l'existence des vagabonds et des mendiants, sans savoir où porter nos pas; redoutant tous les lieux habités, car, si nous rencontrons des hommes frappés par le malheur, nos calamités domestiques sont aggravées par la nécessité de partager des afflictions étrangères ; (47)et si nous sommes conduits chez ceux que la fortune favorise, notre position devient plus cruelle encore, non par les sentiments d'envie que nous portons à leur bonheur, mais parce que, contemplant nos désastres au milieu des prospérités de nos voisins, nous apprécions davantage l'étendue des malheurs sur lesquels nous ne passons pas un seul jour sans gémir, sans pleurer sur notre patrie, et sans déplorer le changement dont elle a été la victime. (48) Quel sentiment croyez-vous que nous devons éprouver, quand nous voyons nos parents nourris dans leur vieillesse d'une manière indigne de leur rang; nos enfants privés dans leur jeune âge des espérances au milieu desquelles nous leur avions donné le jour, la plupart forcés de servir pour un misérable salaire, d'autres soutenant leur existence par le travail de leurs mains, d'autres, enfin, cherchant â se procurer les choses nécessaires à la vie par tous les moyens possibles et par des travaux qui contrastent avec les œuvres de leurs pères, avec leur âge, avec nos propres sentiments? (49) Mais le spectacle le plus déchirant pour nous, c'est de voir non seulement les citoyens séparés les uns des autres, mais les épouses arrachées à leurs époux, les filles à leurs mères, les familles dispersées, Et voilà pourtant où la misère a réduit un grand nombre de nos concitoyens ! la vie commune est détruite, et chacun de nous est contraint de s'isoler dans ses espérances. [50] Vous ne pouvez, ignorer les autres humiliations qui accompagnent l'exil et la pauvreté, elles sont pour notre courage plus dures à supporter que toutes les autres calamités, mais nous les passons sous silence ; nous aurions trop à rougir, s'il nous fallait présenter le tableau complet de nos désastres. (51) 20. Nous vous supplions, Athéniens, de vous pénétrer de cette situation, et de nous secourir dans notre infortune. Nous ne vous sommes point étrangers ; nous vous appartenons tous par les sentiments d'affection, et la plupart d'entre nous vous sont unis par les liens d'une origine commune ; nous sommes le fruit des alliances que nos pères ont contractées avec des femmes sorties des villes que vous habitez ; il vous est donc impossible d'accueillir avec indifférence les demandes que nous sommes venus vous présenter. Il y aurait quelque chose de monstrueux (52) si, après nous avoir autrefois admis à partager votre patrie, vous décidiez aujourd'hui que la nôtre ne nous sera pas rendue. Il serait même contraire à la raison, lorsque chacun de ceux que le malheur accable injustement est sûr de vous inspirer de la pitié, qu'une ville entière détruite avec tant d'iniquité ne pût pas obtenir de vous une légère commisération, lorsque surtout c'est vers vous qu'elle se réfugie, vous qui, dans d'autres temps, avez mérité une noble gloire par votre compassion envers ceux qui se faisaient vos suppliants. (53) 21. Les Argiens, autrefois, s'étant présentés devant vos ancêtres et ayant imploré leur assistance afin de pouvoir enlever les corps de leurs concitoyens morts sous les murs de la Cadmée, vos ancêtres se laissèrent toucher par leurs prières, et, en obligeant les Thébains à prendre une résolution plus conforme à la justice, non seulement ils acquirent à cette époque une grande renommée pour eux-mêmes, mais ils transmirent à leur patrie une gloire qui se perpétuera d'âge en âge, et qu'il serait indigne de trahir. Ne serait-ce pas une honte, lorsque vous vous glorifiez des actes de vos pères, que l'on vous vît agir autrement à l'égard de ceux qui vous implorent? (54) 22. Nous venons d'ailleurs vous solliciter en faveur d'intérêts beaucoup plus grands et d'une cause beaucoup plus juste. Les Argiens imploraient votre secours après avoir porté la guerre sur un territoire étranger ; nous, c'est après avoir perdu notre patrie ; ils imploraient votre appui pour enlever leurs morts, et nous, nous vous implorons pour le salut de ceux qui vivent encore. (55) Être privé de sépulture, quand on a perdu la vie, n'est pas un malheur égal ou même semblable à celui d'être dépouillé vivant de sa patrie et de tous les biens que l'on possède : il y a quelque chose de plus odieux pour ceux qui refusent un tombeau que pour ceux qui ne peuvent l'obtenir ; mais exister sans patrie, sans avoir aucun refuge, souffrir soi-même chaque jour et voir souffrir tous les siens sans pouvoir les secourir, est-il besoin de dire à quel point un tel malheur surpasse tous les autres ? (56) 23. Appuyés sur ces motifs, nous vous supplions tous, Athéniens, de nous rendre notre pays, de nous rendre notre patrie. Nous nous adressons aux vieillards, en leur rappelant à quel point il est douloureux de voir des hommes accablés par les années gémissant sous le poids de la misère et manquant du pain de chaque jour. Nous nous adressons aux jeunes gens, en les priant, en les conjurant de secourir les hommes de leur âge et de ne pas les voir avec indifférence en proie à des maux plus grands encore que ceux dont nous avons fait le tableau. (57) Seuls, entre tous les Grecs, lorsque nous sommes chassés de notre patrie, vous nous devez ce témoignage de reconnaissance, car l'histoire nous apprend qu'à l'époque de la guerre Persique, vos ancêtres ayant abandonné leur pays, nos pères, parmi tous les peuples qui habitaient en dehors du Péloponnèse, furent les seuls qui s'unirent à leurs dangers, et les aidèrent à relever leur patrie. Il est donc juste que nous recevions de vous un bienfait semblable à celui dont, les premiers, nous vous avons donné l'exemple. (58) 24. Lors même que vous auriez résolu de ne tenir aucun compte de nos malheurs personnels, il ne serait pas digne de vous de supporter la dévastation d'une terre sur laquelle reposent les plus nobles monuments de votre valeur et de celle des peuples qui ont combattu avec vous. (59) Les autres trophées rappellent les avantages qu'une ville a remportés sur une ville rivale; ceux-ci ont été élevés pour consacrer le triomphe complet de la Grèce sur toutes les forces de l'Asie. Certes, les Thébains voudraient les faire disparaître, parce que, rappelant les faits accomplis à cette époque, ils sont une honte pour eux ; mais c'est pour vous un devoir de les sauver, puisque ces faits glorieux vous ont placés à la tète de la Grèce. [60] C'est aussi un devoir de rappeler et les dieux et les héros qui protègent cette contrée, et de ne pas laisser abolir le culte des divinités auxquelles vous aviez sacrifié, sous des auspices favorables, avant de vous exposer à l'immense danger qui assura la liberté des Thébains, comme celle de tous les autres Grecs. Il faut encore avoir égard à vos ancêtres et ne pas négliger envers eux les devoirs que la piété vous impose. Que penseraient-ils, s'il existe chez les morts quelque sentiment des choses de la terre, en apprenant que, dans un temps où vous commandez à la Grèce, ceux qui jadis ont consenti à subir le joug des Barbares s'établissent les despotes des autres peuples ; tandis que nous, après avoir combattu pour la liberté commune, seuls parmi tous les Grecs, nous sommes bannis de notre pays, que les tombeaux des guerriers qui ont partagé vos dangers sont privés des honneurs qui leur appartenaient, par l'absence de ceux qui devaient les leur rendre, et que les Thébains, qui ont combattu contre eux, sont les maîtres du pays? (62) Pensez, enfin, que vous avez fait retentir la plus grave de toutes les accusations contre les Lacédémoniens, lorsque vous leur avez reproché de nous avoir détruits, nous, les bienfaiteurs de la Grèce, pour complaire aux Thébains, traîtres envers elle. Non, vous ne voudrez jamais que de semblables injures retombent sur votre ville, et vous ne préférerez pas l'insolence des Thébains à la gloire dont vous jouissez maintenant. (63) 25. Beaucoup de motifs, dignes d'accroître votre intérêt pour notre juste délivrance, pourraient encore être invoqués, mais je ne puis les renfermer tous dans les bornes d'un discours ; c'est à vous qui connaissez les faits que je passe sous silence, qui vous rappelez les serments et les traités ainsi que notre dévouement et la haine des Thébains, qu'il appartient de prononcer à notre égard conformément à la justice.