[0] ÉLOGE D'ÉVAGORAS. (1) 1. Nicoclès, en vous voyant honorer le tombeau de votre père, non seulement par le nombre et la beauté des offrandes, mais par des chœurs, des chants, des combats gymniques, des courses de chars, des joutes de galères, et déployer une magnificence qui ne laisse aucun moyen de la surpasser, (2) je pensais que s'il existe chez les morts quelque sentiment des choses de la terre, Évagoras accueillait favorablement un tel hommage et voyait avec joie cette manifestation de votre piété filiale et de votre grandeur d'âme ; mais il me semblait, en même temps, qu'il éprouverait encore plus de reconnaissance pour l'orateur qui pourrait présenter d'une manière digne de lui ses grandes actions, le tableau de ses mœurs, et celui des dangers auxquels il s'est exposé. (3) Nous voyons, en effet, les hommes qui aiment la gloire et dont l'âme est généreuse, mettre la louange au-dessus de tels honneurs, préférer à la vie une mort qui les rend illustres, et, plus jaloux de leur renommée que de leur existence, ne reculer devant aucun sacrifice pour laisser un souvenir qui ne périsse jamais.(4) La profusion des dépenses ne produit rien de semblable : elle est uniquement le signe de la richesse. Ceux qui disputent la palme de la musique ou les prix offerts dans les luttes de toute nature, montrent, les uns leur force, les autres leur habileté, et ajoutent ainsi à leur propre réputation, tandis qu'un discours qui rappellerait noblement les actions d'Évagoras, imprimerait à sa vertu le sceau d'une éternelle mémoire. (5) 2. Il serait désirable que les orateurs célébrassent les louanges des hommes distingués de leur époque, afin que ceux qui auraient la faculté d'embellir les grandes actions par les charmes de l'éloquence, entretenant leurs auditeurs de faits qui leur seraient connus, restassent fidèles à la vérité, et que les jeunes gens, sachant qu'ils obtiendront, pour les actes dans lesquels ils montreraient leur supériorité, plus d'éloges que leurs devanciers, se portassent avec plus d'ardeur vers la vertu. Aujourd'hui, quel homme ne serait découragé (6) en voyant les héros qui ont vécu à l'époque du siège de Troie, et plus anciennement encore, célébrés dans des hymnes et dans des tragédies, lorsqu'il prévoit que, même s'il surpassait leurs vertus, il n'obtiendrait pas un honneur semblable? La cause de cette injustice est l'envie, dans laquelle il n'existe qu'un seul bien, c'est d'être le plus grand des maux pour ceux qui s'y abandonnent. Il y a des hommes si malheureusement nés, qu'ils préfèrent entendre louer ceux dont ils ignorent l'existence, plutôt que ceux dont ils ont reçu des bienfaits. (7) Les hommes sages ne doivent pas s'incliner devant la folie de ces insensés : ils doivent les mépriser; et ils doivent en même temps accoutumer les autres hommes à prêter l'oreille aux faits dignes d'éloges, lorsque surtout nous savons que les progrès dans les arts, comme en toute chose, s'obtiennent, non par ceux qui restent servilement attachés à ce qui est établi, mais par ceux qui corrigent sans cesse et qui osent toujours modifier ce qui n'a point atteint sa perfection. (8) 3. Je sais combien est difficile la tâche que je me suis imposée, de louer la vertu d'un homme dans un discours en prose. En voici la preuve évidente: ceux qui consacrent leur vie à la philosophie, n'hésitent point à traiter des sujets nombreux et variés; et cependant, jamais aucun d'eux ne n'est appliqué à une œuvre semblable. J'éprouve à leur égard un juste sentiment d'indulgence. Une foule d'ornements sont à la disposition des poètes : (9) il leur est permis, quand ils le veulent, de mettre les dieux en rapport direct avec les hommes, de les faire converser avec eux, de les présenter dans les combats comme les auxiliaires des héros : ils peuvent, dans leurs récits, employer non seulement les mots consacrés par l'usage, mais tantôt des mots étrangers, tantôt des mots nouveaux, se servir de métaphores, ne négliger aucun moyen et varier de mille manières les formes de leur poésie. [10] Les orateurs, au contraire, privés de toutes ces ressources, sont contraints de s'exprimer avec précision, d'employer uniquement des termes de la langue commune et des pensées qui ressortait du sujet. En outre, les poètes emploient constamment le rythme et la mesure, tandis que les orateurs ne participent à aucun de ces deux avantages, dont le charme est si attrayant que, quand bien même les pensées et les paroles offriraient quelque chose de défectueux, ils entraîneraient les auditeurs par le nombre et la cadence. (11) On peut, d'après ce que je vais dire, reconnaître la puissance de ces moyens. Si quelqu'un, dans les poèmes les plus renommés, conservant les mots et les pensées, essayait seulement de briser la mesure, il est certain que ces grands ouvrages paraîtraient fort au-dessous de l'idée que nous en avons. Mais quelque grands que puissent être les prestiges de la poésie, il ne faut pas perdre courage, il faut voir si les hommes distingués pour leur vertu ne peuvent pas être loués dans un discours éloquent, aussi bien que dans une poésie harmonieuse. (12) 4. Et d'abord, pour ce qui touche à l'origine d'Évagoras et aux ancêtres dont il était issu, encore que beaucoup d'hommes en soient instruits, je crois qu'il est convenable d'en parler ici, à cause de ceux qui les ignorent, et afin que tout le monde sache que les plus beaux et les plus nobles exemples lui ayant été laissés par ses ancêtres, il ne s'est montré inférieur à aucun d'eux. (13) On convient unanimement que, parmi les demi-dieux, les plus nobles sont les descendants de Jupiter, et il n'existe personne qui n'accorde, parmi ceux-ci, le premier rang aux Eacides. Dans toutes les autres races, on reconnaît que, si les uns sont des hommes supérieurs, les autres sont des hommes d'un mérite ordinaire, tandis que tous les Eacides ont été les hommes les plus renommés de leur temps. (14) 5. Eacus, fils de Jupiter, auteur de la race des Teucrides, fut tellement supérieur au reste des mortels, qu'une grande sécheresse ayant affligé la Grèce et fait périr une partie de ses habitants, les chefs des villes, lorsque la grandeur du fléau eut dépassé toutes les limites, se présentèrent comme suppliants devant lui, dans la confiance que l'affinité du sang, réunie à la piété, obtiendrait bientôt des dieux la fin de leurs misères. (15) Exaucés dans leurs vœux, ils bâtirent à Égine, au nom de tous les Grecs, un temple dans le lieu même où Eacus avait adressé sa prière aux immortels. A partir de cette époque, et tant qu'il resta parmi les hommes, Eacus continua de jouir de la plus haute renommée; et lorsqu'il eut quitté la vie, la tradition nous apprend qu'entouré des plus grands honneurs dans le palais de Pluton et de Proserpine, il a pris place près de ces divinités. (16) 6. Eacus eut pour fils Télamon et Pelée. Télamon, compagnon d'Hercule dans la guerre que ce dieu fit à Laomédon, obtint le prix de la valeur ; Pelée, après avoir signalé son courage dans le combat contre les Centaures, et s'être illustré dans un grand nombre d'autres dangers, s'unit à Thétis, fille de Nérée, et, mortel, devint l'époux d'une épouse immortelle ; enfin nous savons que pour lui seul, dans toute l'antiquité, les dieux, présidant à ses noces, firent retentir eux-mêmes le chant de l'hyménée. (17) 7. Télamon eut pour fils Ajax et Teucer; Pelée fut le père d'Achille; et tous les trois donnèrent les preuves les plus brillantes de leur courage. Mais ce n'était pas assez pour eux d'occuper le premier rang dans leur patrie et dans les lieux qu'ils habitaient : les Grecs ayant entrepris une expédition contre les Barbares, d'innombrables armées s'étant réunies des deux côtés, (18) et aucun homme de quelque renom n'étant resté dans ses foyers, Achille, dans ces luttes terribles, surpassa tous les héros; Ajax obtint le second rang; Teucer, digne de la noble origine qu'il partageait avec eux, ne se montra inférieur à aucun autre guerrier, et, après avoir contribué à la conquête de Troie, il se rendit dans l'île de Cypre, bâtit Salamine, qu'il appela du nom de sa première patrie, et fut l'auteur de la race qui y règne encore aujourd'hui. (19) 8. Telle a été, dans l'origine, la grandeur dont Évagoras fut redevable à ses ancêtres. Salamine ayant été fondée connue nous l'avons dit, les descendants de Teucer en furent les premiers rois. Dans la suite, un proscrit venu de la Phénicie, admis dans la confiance du prince qui régnait alors, obtint près de lui un grand crédit : mais, au lieu d'en éprouver de la reconnaissance, [20] il se fit l'ennemi de celui qui l'avait accueilli, et, perfide autant qu'ambitieux, il chassa son bienfaiteur, et s'empara de la royauté. Ayant toutefois peu de confiance dans la stabilité de son pouvoir, et voulant assurer son usurpation, il remplit la ville de Barbares et soumit l'île entière à la puissance du Grand Roi. (21) 9. Les choses étaient dans cette position, et la race de l'usurpateur occupait le trône, quand Évagoras vint au monde. Je préfère passer sous silence les prédictions, les augures, les visions dans le sommeil, annonçant qu'il était né dans des conditions supérieures à celles de la nature humaine ; non que je refuse de croire ce qui a été dit à cet égard, mais afin de rendre évident pour tout le monde que, loin de vouloir rien inventer relativement aux actions d'Évagoras, je repousse ce qui, n'étant connu que d'un petit nombre, ne peut être affirmé par tous. Je commencerai par parler des faits que personne ne conteste. (22) 10. Évagoras, dans son enfance, réunissait en lui la beauté, la force, la modestie, qualités qui sont le premier ornement de cet âge. On pourrait appeler en témoignage de sa modestie ceux de ses concitoyens qui ont été élevés avec lui ; de sa beauté, tous ceux qui l'ont vu ; et, pour preuve de sa force, on citerait les luttes dans lesquelles il vainquit tous les jeunes gens de son âge. (23) Parvenu à l'âge d'homme, toutes ces qualités s'accrurent, et l'on vit s'y réunir le courage, la sagesse et la justice, non pas dans une mesure ordinaire et comme chez les autres hommes, mais à un degré supérieur, pour chacune de ces vertus. Il se distinguait tellement par les facultés du corps, et par les qualités de l'âme, (24) qu'en le voyant, ceux qui gouvernaient alors étaient frappés d'étonnement et craignaient pour leur puissance, parce qu'il leur semblait impossible qu'un homme aussi favorisé de la nature put persévérer à vivre comme un simple citoyen; et lorsque, d'un autre côté, ils considéraient ses mœurs, leur confiance devenait telle qu'ils se persuadaient qu'Évagoras serait pour eux un appui, si quelqu'un osait attaquer leur autorité. (25) 11. De ces deux opinions si différentes aucune ne les trompa ; car Évagoras ne resta pas simple particulier, et cependant il ne conspira point contre leur pouvoir. La divinité prit un tel soin de le faire arriver au trône d'une manière honorable, que tous les actes qui pouvaient blesser la piété furent accomplis par d'autres mains que les siennes, (26) tandis qu'elle réserva pour lui ceux qui devaient le mettre en possession du pouvoir d'une manière à la fois loyale et sainte. Un des hommes qui participaient au gouvernement ayant dressé des embûches au tyran, le mit à mort, et essaya d'envelopper Évagoras dans la même destinée, convaincu qu'il ne pourrait conserver l'autorité s'il ne le faisait disparaître. (27) Évagoras, ayant échappé au danger, et s'étant réfugié à Soles, ville de Cilicie, ne fut pas dominé par le sentiment ordinaire à ceux qui tombent dans de semblables malheurs. Les autres hommes, et même les rois précipités du trône, laissent fléchir leur âme sous le poids de leur infortune ; Évagoras, au contraire, s'éleva à une telle grandeur d'âme qu'après avoir toujours vécu comme un simple particulier, du moment où il fut obligé de fuir, (28) il comprit qu'il devait régner. Dédaignant de s'adresser aux vagabonds et aux fugitifs, et ne voulant pas devoir à des étrangers son retour dans sa patrie, ni réclamer le secours d'hommes qu'il regardait comme au-dessous de lui, il prit la seule voie qui convienne à ceux qui, respectant les dieux, veulent repousser une injure, mais non la faire les premiers, décidé à régner si la fortune le seconde, à périr si elle le trahit. Il fait choix de cinquante hommes (c'est le nombre le plus grand indiqué par les traditions), et se prépare, avec ce secours, à rentrer dans sa patrie. (29) On peut apprécier ici la force de son caractère, aussi bien que son ascendant sur tout ce qui l'entourait; car, au moment de franchir les mers pour attaquer une ville si puissante avec un si petit nombre d'hommes, et d'aborder les plus terribles dangers, non seulement son courage ne faiblit pas, mais, parmi ses compagnons, aucun ne conçoit la pensée de se soustraire au péril ; tous, comme s'ils avaient un dieu pour guide, demeurent fidèles à leur engagement ; et, quant à lui, il conserve au fond de son âme la même tranquillité que s'il eût été le chef d'une armée supérieure à celle de ses ennemis, ou comme si l'avenir eût été dévoilé à ses yeux. [30] 12. Les preuves ressortent des faits. Descendu dans l'île, il ne juge pas nécessaire de se saisir de quelque point fortifié et d'attendre, après avoir pourvu à la sûreté de sa personne, qu'une partie des citoyens vienne le seconder; mais à l'instant, dès la nuit même, avec les moyens dont il dispose, il brise une porte du rempart, s'introduit dans la ville, fait entrer ses compagnons, et attaque le palais. (31) Qu'ai-je besoin de m'arrêter à décrire le tumulte qui accompagne de tels combats, les terreurs de l'ennemi et les exhortations d'Évagoras ? Les satellites du tyran lui résistent; les citoyens restent spectateurs de la lutte : d'une part la puissance du tyran, de l'autre l'intrépidité d'Évagoras, (32) les ont glacés d'épouvanté. Évagoras, cependant, ne cesse pas de combattre, tantôt seul contre plusieurs, tantôt avec un petit nombre contre tous ses adversaires, jusqu'à ce qu'enfin, maître du palais, il se venge de ses ennemis, secourt ses amis, remet sa famille en possession des honneurs dont avaient joui ses ancêtres, et se constitue lui-même chef et roi de son pays. (33) 13. Il me semble que si, n'ajoutant plus rien, je terminais là mon discours, il serait facile d'apprécier, par ce qui précède, et la vertu d'Évagoras, et la grandeur de ses exploits; mais j'espère, dans ce qui va suivre, présenter l'un et l'autre sous un jour plus éclatant encore. (34) 14. Parmi tant d'hommes qui, dans tous les siècles, sont parvenus à la royauté, on n'en verra pas un seul auquel il ail été donné d'acquérir plus noblement cet honneur. Si nous voulions entreprendre de comparer les actions d'Évagoras aux actions de chacun d'eux, peut-être notre discours ne serait pas en harmonie avec les circonstances, et le temps ne suffirait pas pour ce que nous aurions à dire; mais si, choisissant les plus illustres de ces hommes, nous les plaçons en regard d'Évagoras, nos paroles ne perdront rien de leur valeur et nous arriverons plus rapidement à notre but. (35) 15. Quel est, de tous les princes qui héritent des royaumes de leurs pères, celui qui ne préférera il pas à cette transmission paisible les dangers bravés par Évagoras ? Non, il n'existe pas un homme assez privé de sentiment pour préférer recevoir la royauté de ses ancêtres, plutôt que de l'acquérir, comme l'a fait Agoras, et de la transmettre à ses enfants. (36) 16. Les plus célèbres entre tous les anciens retours de princes dépossédés, sont ceux qui ont été chantés par les poètes ; et les poètes, non seulement nous transmettent le souvenir des faits les plus remarquables parmi ceux qui se sont réalisés, mais ils y ajoutent des circonstances enfantées par leur imagination. Aucun d'eux cependant ne nous a montré un roi qui se soit personnellement exposé à des dangers aussi extraordinaires, aussi redoutables, pour rentrer dans sa patrie; et, presque toujours, ils les présentent comme replacés sur le trône par une faveur de la fortune, ou triomphant de leurs ennemis par la perfidie et l'intrigue. (37) 17. Entre les rois qui sont venus ensuite, et entre tous les rois peut-être, Cyrus, qui arracha l'empire de l'Asie aux Mèdes pour le transporter aux Perses, est celui qui excite l'admiration la plus grande et la plus universelle. Or, c'est avec l'armée des Perses que Cyrus a vaincu l'année des Mèdes, ce que beaucoup d'autres que lui parmi les Grecs ou parmi les Barbares auraient facilement exécuté; tandis qu'il est évident qu'Évagoras a accompli la plus grande partie des choses dont nous avons rendu compte, par l'énergie de son âme et la valeur de son bras. (38) En second lieu, l'expédition de Cyrus n'a pas prouvé qu'il eut affronté les périls qui n'ont point arrêté Évagoras ; tandis qu'il est certain pour tout le monde, d'après les choses qu'il a faites, qu'Évagoras n'eut pas craint d'aborder les entreprises qui ont illustré Cyrus. Et de plus, tout ce qu'a fait Évagoras est d'accord avec la piété et la justice, tandis que Cyrus a violé la piété dans plusieurs de ses actions; Évagoras n'a fait périr que ses ennemis, et Cyrus a donné la mort au père de sa mère, de sorte que si l'on voulait juger, non la grandeur des événements, mais la vertu de l'un et de l'autre, Évagoras aurait droit à plus de louanges. (39) Si donc il faut tout dire en peu de mots, sans rien dissimuler, sans redouter l'envie, et avec une liberté entière, on ne trouvera pas un mortel, un demi-dieu, un des immortels eux-mêmes, qui ait acquis un royaume d'une manière plus noble, plus glorieuse et plus sainte que ne l'a fait Évagoras. On pourrait rendre cette vérité plus sensible encore, si, refusant toute confiance à mes paroles, on entreprenait de rechercher de quelle manière chacun d'eux a usé du pouvoir suprême : on verrait alors que, si j'ai parlé d'Évagoras avec autant d'assurance, ce n'est point par le désir de présenter, à tout prix, de nobles images, mais parce que je dis la vérité. [40] 18. Si Évagoras ne se fût distingué que par des entreprises peu importantes, il serait juste de lui donner des éloges proportionnés à ses actions ; mais la royauté étant unanimement regardée comme la plus grande, la plus auguste des prospérités divines et humaines, comme celle qui est la plus digne d'être disputée les armes à la main, quel orateur, quel poète, quel écrivain pourrait élever ses louanges à la hauteur de celui qui a conquis de la manière la plus glorieuse ce qu'il y a de plus glorieux au monde ? (41) 19. Supérieur dans tout ce que nous venons de dire, on ne le trouvera inférieur sous aucun autre rapport. Doué par la nature des facultés les plus heureuses, et capable de réussir dans la plupart des choses qu'il entreprenait, il croyait cependant ne devoir rien négliger, rien improviser dans la conduite des affaires, et il employait la plus grande partie de son temps à s'informer, à méditer, à réfléchir, convaincu que, s'il développait avec zèle les ressources de son génie, il régnerait avec gloire, et voyant avec surprise les hommes qui règlent toutes leurs affaires au moyen de leur intelligence, ne se donner aucun soin dans l'intérêt de cette intelligence elle-même. (42) Son opinion était semblable relativement à l'administration de son royaume, parce qu'il avait remarqué que les hommes qui portent le plus d'attention à leurs intérêts, éprouvent moins de revers que les autres, et que le véritable repos d'esprit ne se trouve pas dans l'oisiveté, mais dans les succès qu'obtient une activité ferme et constante. Il ne laissait donc rien sans l'examiner, et il connaissait si bien l'état des affaires et le caractère de chaque citoyen, que ceux qui lui dressaient des embûches ne pouvant surprendre sa vigilance, et ceux qui étaient bons et honnêtes ne pouvant rester ignorés de lui, tous étaient traités comme ils méritaient de l'être. Jamais il ne punissait, jamais il ne récompensait sur des rapports étrangers ; mais il jugeait par lui-même et sur ses propres informations. (43) Entièrement consacré à ces soins, on ne le vit point s'égarer (même une seule fois) dans cette multitude d'affaires qui se reproduisent chaque jour, et il gouverna sa patrie avec tant de piété et d'humanité, que les étrangers qui venaient à Salamine enviaient moins le pouvoir d'Evagoras que le bonheur de ceux qui vivaient sous ses lois; car, dans tout le cours de son règne, il ne commit d'injustice envers personne; il honora les hommes vertueux, maintint avec fermeté son autorité sur tous, et punit les méchants conformément aux lois. (44) Encore qu'il n'eût besoin des conseils de personne, il consultait cependant ses amis, accordant beaucoup de choses aux hommes qui jouissaient de son intimité, mais ne faisant aucune concession à ses ennemis. Il imprimait le respect non par la contraction des traits de son visage, mais par l'ordre habituel de sa vie, il évitait tout désordre, toute illégalité, et ses actes présentaient l'accomplissement fidèle de ses promesses ; (45) fier, non des succès qu'il devait à la fortune, mais de ceux qu'il se devait à lui-même, il s'assurait par des bienfaits la soumission de ses amis, et subjuguait les autres hommes par sa magnanimité. Il se rendait redoutable, non par le grand nombre des supplices, mais par la supériorité de son génie; commandait aux voluptés, et n'était jamais entraîné par elles, savait, avec peu de travail, se procurer de nombreux loisirs, et ne négligeait jamais des travaux importants pour obtenir une tranquillité passagère. (46) En un mot, n'omettant rien de ce qui doit appartenir aux rois, il choisissait dans chaque forme de gouvernement ce qu'elle avait de meilleur, et, roi populaire par les soins qu'il prenait du peuple, politique par l'ensemble de son administration, guerrier par les ressources de son génie en face des périls, il manifestait sa supériorité dans toutes les parties du gouvernement. Il est facile de se convaincre, par les actions mêmes d'Évagoras, qu'il réunissait tous ces avantages et beaucoup d'autres encore. (47) 20. Il avait trouvé une ville plongée dans la barbarie, ne pouvant même admettre les Grecs chez elle, à cause de la domination phénicienne ; sans arts, sans commerce, sans ports ; il changea entièrement cet état de choses; il agrandit considérablement son territoire, l'entoura de remparts, construisit des galères, lui donna sous tous les autres rapports un tel accroissement qu'elle n'était inférieure à aucune des villes de la Grèce ; et la rendit si puissante qu'elle se vit redoutée par un grand nombre de peuples qui la méprisaient auparavant. (48) Il serait impossible à une ville de prendre de si grands développements, si elle n'était gouvernée par un homme doué de tous les avantages que possédait Évagoras, et que j'ai tout à l'heure essayé d'indiquer. Je ne crains donc pas de paraître exagérer ses hautes qualités, je crains plutôt de rester au-dessous des hauts faits qu'il a accomplis. (49) Quel discours en effet pourrait s'élever à la hauteur d'une si noble nature? Évagoras n'a pas seulement ajouté à la dignité de sa patrie, il a su encore inspirer des sentiments de modération et de douceur aux habitants des pays dont sa ville était entourée. Ces peuples, avant qu'Évagoras eût pris les rênes du gouvernement, étaient tellement sauvages, tellement inabordables, que, parmi les chefs qui les gouvernaient, ils regardaient comme les meilleurs ceux qui se montraient animés contre les Grecs des dispositions les plus cruelles ; [50] mais aujourd'hui il s'est opéré en eux un tel changement, qu'ils rivalisent de bienveillance envers ces mêmes Grecs; que la plupart, pour perpétuer leur race, prennent des femmes parmi nous ; qu'ils préfèrent les productions et les institutions de la Grèce à celles de leur propre pays; et que les hommes qui s'adonnent à la musique et aux arts de la civilisation, se rencontrent chez, eux en plus grand nombre que chez les peuples parmi lesquels ils avaient autrefois l'habitude de se fixer. Or il n'y a personne qui ne reconnaisse qu'Évagoras a été l'auteur de cette grande révolution. (51) 21. Mais voici le plus éclatant témoignage rendu à la noblesse de son caractère et à la sainteté de ses mœurs. Un grand nombre de Grecs, hommes de probité et d'honneur, abandonnant leur pays, sont venus habiter Cypre, convaincus que la royauté d'Évagoras était plus légère à supporter et plus conforme aux lois que les gouvernements établis dans leur propre patrie. Les désigner tous par leur nom serait un grand travail ; (52) mais qui ne sait que Conon, le premier de tous les Grecs par le nombre et la grandeur de ses vertus, fit choix d'Évagoras entre tous les princes, pour se réfugier près de lui lors des malheurs de notre patrie, certain qu'il y trouverait la retraite la plus sûre pour sa personne, en même temps que le secours le plus prompt pour relever la fortune de son pays? Conon avait autrefois réussi dans un grand nombre d'entreprises; mais, dans aucune circonstance, il n'a paru plus sagement inspiré ; (53) car son arrivée dans l'île de Cypre lui donna l'occasion de procurer à d'autres et de recueillir lui-même les plus grands avantages. Évagoras et lui ne furent pas plutôt entrés en communication, qu'ils s'estimèrent l'un et l'autre plus que tous ceux avec lesquels ils avaient eu auparavant des rapports intimes ; et, de même qu'ils n'avaient pas cessé d'être unanimes sur tous les autres objets, ils n'eurent plus qu'une même pensée relativement à notre patrie. (54) En la voyant courbée sous le joug des Lacédémoniens et accablée par un grand revers, ils éprouvaient de profonds sentiments d'indignation et de douleur, sentiments qui convenaient à tous les deux, car Athènes était pour Conon sa patrie naturelle, et la république, pour reconnaître les grands et nombreux services qu'elle avait reçus d'Évagoras, l'avait admis par une loi au nombre de ses citoyens. Ils cherchaient ensemble les moyens de délivrer Athènes des maux qui l'accablaient, et bientôt Lacédémone leur en offrit l'occasion. Depuis que les Lacédémoniens commandaient aux Grecs sur terre et sur mer, leur cupidité était devenue tellement insatiable qu'ils avaient entrepris de ravager l'Asie. (55) Évagoras et Conon, profitant de cette circonstance et voyant que les généraux du Roi hésitaient sur le parti qu'ils devaient prendre, leur conseillèrent d'attaquer les Lacédémoniens sur mer et non pas sur terre, dans la pensée que si, réunissant une armée, ils remportaient une victoire sur terre, le continent seul en recueillerait les fruits ; tandis que, vainqueurs sur la mer, ils feraient participer la Grèce entière aux résultats de cette victoire. (56) L'événement justifia leur prévoyance. Les généraux du Roi, ayant cédé à leurs conseils et rassemblé une flotte, les Lacédémoniens, vaincus dans un combat naval, furent dépouillés de l'empire; les Grecs recouvrèrent leur liberté, et Athènes, reprenant une partie de son ancienne gloire, se trouva de nouveau placée à la tête des alliés. Ces événements, il est vrai, s'accomplirent sous le commandement de Conon ; mais Évagoras avait combattu en personne et fourni la plus forte partie des troupes. (57) Aussi avons-nous décrété les plus grands honneurs pour tous les deux, et leur avons-nous élevé des statues dans le lieu même où est placée la statue de Jupiter Sauveur, près du dieu, et rapprochées l'une de l'autre, pour être un double monument de la grandeur du service qu'ils avaient rendu et de l'amitié qui les unissait. 22 Quant au Roi, il n'éprouvait pas le même sentiment à leur égard : plus leurs exploits étaient grands, plus ils étaient glorieux, et plus le Roi les redoutait. Nous parlerons ailleurs de Conon. Pour ce qui touche à Évagoras, le Roi ne cherchait pas même à dissimuler ses craintes. (58) On l'a vu s'occuper de la guerre de Cyrus plus que de toutes les autres, regardant Évagoras comme un adversaire plus terrible, plus redoutable que Cyrus même, qui lui avait disputé sa couronne. Voici la preuve plus grande de cette assertion : informé des préparatifs de son frère, il s'en préoccupa si peu que Cyrus faillit le surprendre dans son palais. Pour Évagoras, au contraire, sa crainte fut si prévoyante que, même alors qu'il en recevait des services, il se préparait à lui faire la guerre; et en cela, s'il manquait à la justice, ses calculs n'étaient pas complètement dépourvus de raison. (59) Il savait que beaucoup de Grecs, et même beaucoup de Barbares, partis de situations faibles et méprisables, avaient renversé de grandes puissances; il connaissait l'âme élevée d'Évagoras; il voyait que les progrès de sa renommée et de ses affaires étaient loin de se produire par des degrés insensibles; qu'il était doué d'un génie que rien ne pouvait surpasser ; que la fortune se plaisait à seconder ses entreprises ; et il était résolu à lui faire la guerre, [60] non par irritation à cause du passé, mais par inquiétude pour l'avenir ; non pas seulement par crainte pour l'île de Cypre, mais pour de plus hautes appréhensions. En un mot, il se portait avec tant d'ardeur à celte guerre, qu'il y dépensa plus de quinze mille talents. (61) 23. Évagoras, cependant, inférieur en moyens de guerre de tout genre, mais opposant son génie à ces immenses préparatifs, se montra, dans cette circonstance, plus digne encore d'admiration que dans toutes celles que nous avons signalées. Lorsque les Perses le laissaient jouir de la paix, (62) son pouvoir était borné à l'enceinte de Salamine; mais, dès qu'il fut obligé de leur faire la guerre, il déploya une telle supériorité, et trouva dans son fils Pnytagoras un si vaillant auxiliaire, qu'il fut au moment de s'emparer de l'île entière. Il ravagea la Phénicie, enleva Tyr de vive force, souleva la Cilicie contre le Roi, et détruisit un si grand nombre d'ennemis que la plupart des Perses, lorsqu'ils déplorent les malheurs qui les ont frappés, ne manquent jamais de rappeler la valeur d'Évagoras. (63) Enfin il les remplit d'un tel dégoût pour la guerre, que, malgré l'usage établi dans tous les temps chez les rois de Perse de ne pas traiter avec leurs sujets révoltés avant qu'ils se fussent livrés entre leurs mains, on les vit, au mépris de cette loi, heureux de conclure la paix sans porter aucune atteinte à la puissance d'Évagoras. (64) Le Roi, dans l'espace de trois ans, avait arraché l'empire aux Lacédémoniens, qui alors étaient parvenus au faîte de la gloire et de la puissance ; tandis qu'après une lutte de dix ans, il se vit contraint de laisser Évagoras maître de ce qu'il possédait avant de commencer la guerre. Et ce qu'il y a de plus remarquable, cette même ville qu'Évagoras avait enlevée à la tête de cinquante hommes, lorsqu'un autre y régnait, le Grand Roi, avec toute sa puissance, ne put jamais la soumettre. (65) 24. Comment pourrait-on montrer la valeur, le génie et toute la vertu d'Évagoras avec plus d'évidence qu'en présentant le tableau de tels travaux, de tels dangers ? On ne le voit pas seulement surpasser les exploits qui ont illustré les autres guerres, mais ceux de la guerre des héros célébrée dans tout l'univers. Ceux-ci, aidés de toute la Grèce, ont pris la seule ville de Troie ; Évagoras, qui ne possédait qu'une ville, a lutté contre l'Asie entière : de sorte que, si le nombre de ceux qui ont voulu lui donner des louanges eut égalé le nombre des poètes qui ont chanté ces héros, sa gloire eût été de beaucoup supérieure à celle qu'ils ont acquise. (66) 25. Et en effet, si, laissant de côté les fables, nous n'envisageons que la vérité, quel homme trouverons-nous, dans ces temps éloignés, qui ait fait d'aussi grandes choses, ou opéré de si grandes révolutions? Il était simple particulier, il s'est fait roi ; sa famille tout entière était exclue du pouvoir, il l'a rétablie dans les honneurs auxquels elle avait droit ; ses concitoyens étaient tombés dans la barbarie, il leur a fait reprendre leur rang parmi les Grecs; (67) ils étaient lâches, il les a rendus belliqueux ; ils étaient sans renommée, il les a rendus célèbres ; il avait trouvé un pays sans relations avec les peuples étrangers et dans une situation voisine de l'état sauvage, il l'a civilisé, il a adouci ses mœurs; enfin, lorsqu'il eut encouru la haine du Roi, il combattit contre lui d'une manière si glorieuse qu'une éternelle renommée s'est attachée au souvenir de la guerre de Cypre; tandis que, lorsqu'il était son allié, il s'était montré tellement supérieur à tous les autres par ses services (68) que, d'un consentement unanime, on convient que c'est lui qui a engagé pour sa cause les forces les plus considérables dans le combat naval de Gnide, combat par suite duquel le Roi est devenu maître de toute l'Asie; les Lacédémoniens, qui ravageaient le continent, ont été forcés de combattre pour leurs propres foyers ; les Grecs, délivrés de l'esclavage, ont recouvré leur liberté ; et la puissance d'Athènes a pris un tel accroissement que ceux qui auparavant lui donnaient des ordres sont venus remettre le commandement dans ses mains. (69) 26. Si donc quelqu'un me demandait quels sont, entre tous les actes de la vie d'Évagoras, ceux que je considère comme les plus grands, soit les dispositions qu'il a prises contre les Lacédémoniens, d'où sont sortis les événements que nous avons signalés, soit la dernière guerre, soit la conquête de sa couronne, soit enfin l'ensemble de son administration, je serais dans un grand embarras; car, de toutes ses actions, celle qui dans le moment s'offre à ma pensée me semble toujours la plus grande, la plus digne d'être admirée. [70] 27. Par conséquent, si, dans les temps anciens, quelques hommes sont devenus immortels à cause de leur vertu, je crois qu'Évagoras a été jugé digne du même honneur, et j'en ai pour preuve que, tout le temps qu'il a passé sur la terre, il a été plus heureux et plus favorisé des dieux qu'il ne leur avait été donné de l'être. Nous trouverons en effet que la plupart des demi-dieux, et même les plus célèbres, ont éprouvé les plus cruelles infortunes, tandis qu'Évagoras a été, depuis le commencement et dans tout le cours de sa vie, le plus admiré des mortels et le plus heureux à la fois. (71) 28. Qu'a-t-il manqué à son bonheur? Ses ancêtres lui avaient transmis une si grande illustration que personne ne pouvait la partager, à moins d'être sorti de la même origine. Il était tellement supérieur aux autres hommes par les qualités du corps et de l'esprit, qu'il eût été digne de régner, non seulement sur Salamine, mais sur l'Asie tout entière ; il avait acquis la couronne de la manière la plus glorieuse, et il l'a conservée toute sa vie. Né mortel, il a laissé de son nom un souvenir immortel ; il a vécu assez, de temps pour connaître la vieillesse, mais il n'a pas connu les infirmités qui, chez les autres hommes, accompagnent un âge avancé. (72) Enfin le bonheur le plus rare, celui que l'on considère comme le plus difficile à obtenir, le bonheur d'avoir une postérité à la fois nombreuse et digne de son auteur, ne lui a pas été refusé, car il l'a possédé dans toute sa plénitude. Mais, ce qui est surtout remarquable, il n'a pas laissé un seul de ceux qui étaient nés de lui qui fût salué uniquement de son nom, comme un simple particulier : mais l'un avait le titre de roi, les autres celui de princes ; ses filles, celui de princesses. Si donc quelques poètes ont cru pouvoir se servir de l'hyperbole, en disant d'un personnage de l'antiquité qu'il était un dieu chez les hommes, une divinité mortelle, les mêmes titres d'honneur, employés pour Évagoras, seraient en parfaite harmonie avec sa noble nature. (73) 29. Parmi les actions d'Évagoras, il en est sans doute un grand nombre que je passe sous silence; mais je n'ai plus cette vigueur de la jeunesse, qui m'eût permis autrefois de consacrer à son éloge plus de soins et de travail. Quoiqu'il en soit, même aujourd'hui, autant que mes forces me l'ont permis, Évagoras n'est pas demeuré sans louanges. 30. Je crois, Nicoclès, que les statues qui rappellent les formes du corps sont des monuments honorables; mais j'attache beaucoup plus de prix aux images des actions et des pensées, que présentent seuls des discours composés avec art. (74) Je les préfère, d'abord, parce que les hommes distingués s'enorgueillissent bien moins de la beauté de leur corps qu'ils ne se glorifient de leurs actions et de la sagesse qui y préside; en second lieu, parce que les images matérielles restent nécessairement entre les mains de ceux chez lesquels elles ont été placées, tandis que les discours peuvent être transportés dans toute la Grèce, et charmer les réunions des hommes érudits dont le suffrage est préférable à celui de tous les autres, (75) et, de plus, parce que personne ne peut modeler son corps sur les statues et les images, tandis qu'il est facile pour ceux qui ne veulent pas s'abandonner à la mollesse, mais qui veulent devenir des citoyens utiles, d'imiter les mœurs honnêtes, comme aussi de s'approprier les pensées renfermées dans un discours. (76) 31. Pour moi, j'ai surtout entrepris de composer cet éloge, dans la conviction que le plus noble de tous les encouragements vous serait offert, à vous, à vos enfants et à tous ceux qui sont nés d'Évagoras, si ses vertus, réunies comme dans un tableau, et parées des charmes de l'éloquence, vous étaient offertes de manière qu'il vous fût possible de les contempler et de vivre, pour ainsi dire, au milieu d'elles. (77) Nous excitons ordinairement les hommes à la vertu par les éloges que nous donnons à ceux qui en observent les règles, afin que, rivalisant avec les hommes dont ils entendent célébrer les louanges, ils se sentent enflammés du désir de les imiter; mais, pour vous et pour les vôtres, ce n'est point en invoquant des exemples étrangers, c'est en m'appuyant sur des exemples tirés de votre propre famille, que je vous engage et vous exhorte à employer toutes les ressources de votre esprit afin de ne rester inférieur à aucun des Grecs, soit pour parler, soit pour agir. (78) 32. Et ne croyez pas que je vous accuse de vous abandonner à l'indolence, parce que je reviens plusieurs fois sur les mêmes exhortations. Il n'a échappé, ni à moi, ni à personne, que, le premier et le seul, entre tous ceux qui vivent au sein du pouvoir, de la richesse et des délices, vous avez, entrepris de vous livrer à la philosophie et à l'étude ; et que vous avez été la cause qu'un grand nombre de rois, jaloux de votre science, éprouvant le désir de se livrer aux mêmes travaux, renonçant ainsi aux habitudes qui ont aujourd'hui tant de charme pour eux. (79) Cependant, quoique instruit de ces circonstances, je fais et je continuerai de faire comme les spectateurs des jeux gymniques, qui, parmi ceux qui disputent le prix de la vitesse, encouragent de la voix, non ceux qui demeurent en arrière, mais ceux qui luttent déjà pour saisir la victoire. [80] 33. C'est donc un devoir pour moi, comme pour vos autres amis, de vous exhorter par nos discours et par nos écrits à vous porter avec ardeur vers le but que dès à présent vous avez le désir d'atteindre. Quant à vous, il vous convient de ne rien négliger, mais de donner tous vos soins, aujourd'hui et dans tout le reste de votre vie, à fortifier votre âme, afin de vous montrer digne de votre père et de vos aïeux. Il appartient à tout le monde d'estimer la sagesse, mais cela convient surtout aux princes qui, comme vous, possèdent une grande puissance. (81) Il ne faut pas vous contenter d'être déjà supérieur aux hommes de votre temps : il faut vous sentir animé d'une généreuse indignation à la seule pensée qu'étant ce que la nature vous a fait, ayant dans les temps anciens Jupiter pour l'auteur de votre race, et à l'époque la plus rapprochée de nous un père doué d'une aussi haute vertu qu'Évagoras, vous pourriez ne pas l'emporter de beaucoup sur les autres hommes, et principalement sur ceux qui jouissent des mêmes honneurs que vous. Il est en votre pouvoir d'atteindre ce noble but : car, si vous restez fidèle à la philosophie, et si vous continuez à y faire les mêmes progrès, vous deviendrez en peu de temps tel qu'il vous convient de paraître.