[0] DISCOURS ÉGINÉTIQUE. 1. <1> Je croyais, citoyens d'Égine, que Thrasylochus avait pris, pour l'arrangement de ses affaires, des dispositions tellement sages, que personne ne se présenterait pour attaquer le testament qu'il a laissé ; mais, puisque nos adversaires ont eu l'audacieuse pensée de contester un acte aussi conforme aux lois, nous sommes forcés de demander à votre tribunal le maintien de nos justes droits. <2> J'éprouve en ce moment un sentiment contraire à celui de la plupart des hommes. Je les vois s'indigner lorsqu'ils sont obligés de s'exposer aux chances d'un procès injuste; et moi, je ressens presque de la reconnaissance pour mes adversaires, qui m'ont contraint à entrer, dans ce débat. Si l'affaire n'eût pas été soumise à un jugement, vous n'auriez pas su quelle conduite envers celui qui est mort m'a valu d'être l'héritier de sa fortune ; tandis que si vous entendez le récit de ce qui s'est passé, vous saurez tous que j'aurais pu obtenir avec justice même au-delà d'une aussi grande récompense. <3> Il aurait fallu du moins que celle qui élève des prétentions sur les richesses de Thrasylochus, au lieu de chercher à s'emparer, à l'aide de votre autorité, de la fortune qu'il a laissée, eût accompli ses devoirs envers lui, avant de se présenter devant vous pour la réclamer, mais elle est si loin de se repentir du mal qu'elle a fait à Thrasylochus pendant sa vie, qu'elle s'efforce, lorsqu'il est mort, d'annuler sa dernière volonté et de perdre sa famille. <4> Je m'étonne de voir des hommes prendre sa défense, dans la persuasion que ce litige leur fait honneur, parce que, dans le cas où ils succomberaient, ils n'auraient aucune amende à payer. Pour moi, je pense qu'ils recevront un châtiment sévère, si, convaincus d'avoir intenté un procès injuste, ils paraissent à vos yeux plus coupables qu'auparavant. Lorsque vous aurez entendu l'entier exposé des faits, vous reconnaîtrez à leurs actes la méchanceté de mes adversaires. Je commencerai ma narration au point d'où il me semble que vous parviendrez le plus rapidement possible à connaître les circonstances de notre débat. 2. <5> Thrasyllus, père de l'auteur du testament, n'avait reçu aucune fortune de ses ancêtres. Devenu l'hôte de Polymaenétès, le devin, il s'établit dans son affection d'une manière si intime, que celui-ci, en mourant, lui donna ses livres de divination et une partie de la fortune qu'il possédait. <6> Thrasyllus, en possession de ces ressources, pratiqua l'art de la divination, et, menant une vie errante, s'arrêtant dans beaucoup de villes, il eut des rapports avec plusieurs femmes ; quelques-unes donnèrent le jour à des enfants qu'il ne considéra jamais comme ses enfants légitimes : ce fut à cette époque qu'il eut des relations avec la mère de ma partie adverse. <7> Après avoir acquis une fortune considérable, il désira revoir son pays; il se sépara de cette femme aussi bien que des autres, et, faisant voile vers Siphnos, il épousa une sœur de mon père. Il était, par sa fortune, le premier entre nos concitoyens, et il savait que, pour la naissance et pour tout ce qui peut donner des droits à la considération, notre famille était placée au premier rang. <8> Il attachait un tel prix à l'amitié de mon père, que, sa femme étant morte sans enfants, et ne voulant pas que nos liens de famille restassent brisés, il épousa en secondes noces la cousine de mon père. Peu de temps après, cette seconde union fut frappée du même malheur que la première. <9> Dans la suite, il s'unit à une femme de Sériphos, issue d'une famille beaucoup plus distinguée que ne semblait le comporter la ville qu'elle habitait. Il eut d'elle Sopolis, Thrasylochus et une fille à laquelle je suis uni. Thrasyllus, laissant en eux ses seuls enfants légitimes, et les ayant institués ses héritiers, termina son existence. [10] 3. Thrasylochus et moi, ayant reçu de nos pères cette amitié si intime dont je viens de vous parler, nous la rendîmes plus intime encore. Tant que dura notre enfance, nous nous donnions mutuellement la préférence sur nos frères, et nous n'avons pas l'un sans l'autre pris part à un sacrifice, à une théorie, ou à une fête quelconque. Parvenus à l'âge d'homme, on ne nous vit jamais agir en opposition l'un à l'autre ; tout fut par nous mis en commun dans nos affaires domestiques ; nous n'eûmes qu'un sentiment sur les intérêts de notre pays ; nous eûmes les mêmes hôtes et les mêmes amis. <11> Mais qu'est-il besoin de parler de nos rapports dans ma patrie? Même dans l'exil, nous n'avons jamais voulu être séparés l'un de l'autre. Enfin Thrasylochus, tombé dans un état de consomption, était malade depuis longtemps; son frère Sopolis était mort ; sa mère, sa sœur, n'étaient pas encore auprès de lui, et, dans ce cruel isolement, je le soignai avec tant de zèle, tant de dévouement, qu'il regardait comme impossible de me donner un témoignage de reconnaissance égal à ce que j'avais fait pour lui. <12> Aussi ne négligea-t-il rien, et quand son mal s'aggravant ne lui laissa plus l'espérance de vivre, il fit appeler des témoins, m'adopta comme son fils et me fit don de sa sœur et de sa fortune. Présentez le testament. LECTURE DU TESTAMENT. 4. Lisez aussi la loi des Eginètes ; car c'est conformément à cette loi que le testament a dû être fait, puisque c'était à Egine que nous avions transporté notre demeure. LECTURE DE LA LOI DES EGINÈTES. 5. <13> Conformément à cette loi, citoyens d'Égine, Thrasylochus a adopté en moi, pour fils, un de ses concitoyens, son ami, un homme qui, par sa naissance, n'était inférieur à aucun des Siphniens, un homme enfin nourri, élevé comme lui. J'ignore donc comment il aurait pu agir d'une manière plus conforme aux prescriptions d'une loi qui veut que l'adoption se fasse entre des personnes d'une condition semblable. Lisez aussi la loi de Céos qui nous régissait. LECTURE DE LA LOI DE CÉOS. 6. <14> Citoyens d'Egine, si nos adversaires rejetaient ces lois pour chercher un appui dans celles de leur pays, il faudrait moins s'étonner de leur conduite ; mais la loi de leur pays contient elle-même des dispositions semblables à celles qui viennent de vous être lues. Lisez, maintenant cette loi. LECTURE DE LA LOI. 7. <15> Que reste-t-il à mes adversaires, puisqu'ils conviennent que Thrasylochus a laissé ce testament; qu'aucune loi n est favorable à leur cause, et que toutes prononcent en ma faveur : d'abord la loi qui vous régit, vous, qui devez décider dans ce litige; ensuite la loi des Siphniens, c'est-à-dire celle du pays où est né le testateur ; enfin la loi qui est en vigueur chez mes adversaires eux-mêmes ? De quel crime ne seraient pas capables des hommes qui cherchent à vous persuader qu'il faut casser le testament de Thrasylochus, quand les lois sont si positives, et quand vous avez vous-mêmes fait serment de prendre ces lois pour règle de vos jugements ? 8. <16> Je crois avoir présenté assez de preuves relativement à l'affaire considérée en elle-même; mais, afin que personne ne pense que je possède l'héritage de Thrasylochus pour des raisons d'une faible valeur, ou bien que cette femme a été privée de sa succession après avoir rempli ses devoirs envers lui, je veux aussi m'expliquer sur ce sujet. Je rougirais pour celui qui a cessé de vivre, si vous n'étiez pas tous persuadés qu'il a non seulement agi en se conformant aux lois, mais qu'il a suivi les règles de la justice, vérités, selon moi, faciles à démontrer. <17> Il y a, en effet, une telle différence entre moi et celle qui réclame, à cause de sa naissance, la succession de Thrasylochus, que, tandis qu'elle n'a jamais cessé d'être en contestation avec lui, avec Sopolis et avec leur mère, et de montrer à leur égard des sentiments ennemis, on m'a toujours vu mériter de Thrasylochus et de son frère plus de reconnaissance qu'aucun de leurs amis, non seulement par mes soins pour eux, mais par mon zèle pour la conservation de la fortune qui fait l'objet de notre litige. 9. <18> Ce serait un grand travail de rapporter tous les faits anciens; mais, lorsque Pasinus se rendit, à l'aide d'une surprise, maître de Paros, il arriva que la plus grande partie de la fortune de Thrasylochus et de Sopolis y avait été secrètement déposée chez mes hôtes, parce que nous avions pensé que cette île devait surtout nous offrir une grande sécurité. Thrasylochus et Sopolis étaient en proie à la plus grande anxiété ; ils regardaient leurs richesses comme perdues, lorsque pendant la nuit je naviguai vers Paros, et, au péril de ma vie, je rapportai l'argent qui leur appartenait : car la campagne était gardée ; <19> quelques-uns de nos bannis avaient surpris la ville, et en un seul jour avaient assassiné mon père, mon oncle, trois de mes cousins, et mon beau-frère. Aucun de ces malheurs cependant n'avait pu me détourner de ma résolution, et j'avais fait voile, croyant devoir m'exposer pour eux comme pour moi-même. [20] 10. Obligés ensuite de fuir notre patrie, au milieu d'un tumulte et d'une terreur tels que plusieurs citoyens ne songèrent pas même à préserver leurs parents, je ne me contentai pas, dans un semblable malheur, d'avoir sauvé ma famille ; mais, sachant que Sopolis était absent et que Thrasylochus était malade, j'enlevai le dernier, et avec lui sa mère, sa sœur et toute sa fortune. Qui pourrait donc posséder cette fortune avec plus de justice que celui qui à cette époque l'a sauvée, et qui maintenant l'a reçue de ceux qui en étaient les maîtres ? 11. <21> Jusqu'ici je vous ai exposé les circonstances où j'ai couru des dangers, mais sans éprouver toutefois rien de funeste. Je puis maintenant vous en faire connaître d'autres, où, pour complaire à Thrasylochus, j'ai été frappé des plus cruelles calamités. 12. Nous nous étions rendus à Mélos ; Thrasylochus, s'apercevant que nous voulions y rester, me demanda de faire voile avec lui pour Trézène et de ne point l'abandonner, m'alléguant d'une part sa mauvaise santé, de l'autre le grand nombre de ses ennemis, enfin l'impossibilité où il se trouverait, s'il était séparé de moi, de s'occuper de ses propres affaires. <22> Ma mère, ayant appris que l'air de Trézène était malsain, s'alarmait de notre départ; nos hôtes nous conseillaient de demeurer à Mélos; nous crûmes devoir néanmoins condescendre aux désirs de Thrasylochus. A peine étions-nous arrivés à Trézène, que nous fûmes atteints par des maladies si graves, que je me vis presqu'au moment de mourir; que, dans l'espace de trente jours, j'ensevelis ma sœur, jeune fille de quatorze ans, et ma mère, qui succomba moins de cinq jours après elle. De quels sentiments, croyez-vous, ne dus-je pas être affligé après un si cruel changement dans mon existence ! <23> Jusque-là j'avais été à l'abri de l'infortune, et tout à coup je faisais l'épreuve de l'exil ; j'étais obligé de vivre au milieu d'hommes inconnus ; j'étais dépouillé de ma fortune, et, en outre, j'avais vu ma mère, ma sœur, chassées de leur patrie, finir leurs jours sur une terre étrangère. Non, personne ne pourrait avec justice m'envier la part que j'ai recueillie des biens de Thrasylochus, puisque c'est par dévouement pour lui qu'en m'établissant à Trézène je me suis vu accablé par des malheurs dont jamais le souvenir ne s'effacera de ma mémoire. 13. <24> Mes adversaires ne peuvent pas même prétendre que c'est lorsque Thrasylochus était dans la prospérité que j'ai supporté toutes ces épreuves et que je l'ai abandonné dans l'adversité; car c'est surtout à cette dernière époque, que j'ai montré avec plus d'évidence et de force mon affection pour lui. En effet, lorsque, après avoir fixé sa demeure à Egine, il fut atteint de la maladie dont il est mort, je lui donnai de tels soins que j'ignore si jamais un homme en a donné de semblables à un autre homme ; et je les lui continuai, non seulement quand ses souffrances lui permettaient encore de sortir, mais six mois entiers durant lesquels il ne put quitter son lit. <25> Aucun de ses parents ne daigna s'associer à ses douleurs ; aucun ne vint même le visiter, excepté sa mère et sa sœur, qui ajoutèrent à nos peines au lieu de les soulager, parce qu'étant arrivées malades de Trézène, elles avaient elles-mêmes besoin de soins. C'est pourtant lorsque tous les autres tenaient une telle conduite à l'égard de Thrasylochus, que je n'ai point perdu courage, que je ne l'ai point quitté, que je lui ai donné mes soins, avec le seul secours d'un jeune esclave, <26> car aucun de ses serviteurs n'avait pu se résoudre à rester auprès de lui. Il était naturellement irritable, et, la maladie ayant rendu son humeur plus chagrine, on ne doit pas être surpris qu'il leur ait été impossible d'y résister, mais on doit plutôt s'étonner que j'aie pu suffire à soigner, dans un pareil état, un homme dont l'expectoration était depuis longtemps purulente, qui ne pouvait quitter son lit, <27> et qui éprouvait de telles souffrances que nous ne passions pas un jour sans verser des larmes, sans déplorer mutuellement nos peines, notre exil et notre isolement. Et cela, sans interruption, car il m'était impossible de m'éloigner sans paraître le négliger, ce qui aurait été pour moi une douleur beaucoup plus grande que tous les maux auxquels j'étais en proie. 14. <28> Je voudrais pouvoir vous montrer avec évidence tout ce que j'ai été pour lui, car alors vous ne supporteriez pas même la voix de mes adversaires; mais il n'est pas facile de faire connaître les difficultés extrêmes attachées au traitement d'une pareille maladie, qui nécessite les services les plus pénibles, les soins les plus attentifs. Examinez vous-mêmes au prix de combien de veilles et de fatigues un mal de cette nature, et qui dure aussi longtemps, peut être combattu. <29> J'étais dans un tel état que tous ceux de mes amis qui venaient me visiter me témoignaient leur crainte de me voir périr avec lui et m'engageaient à me garantir moi-même, en me disant que la plupart de ceux qui avaient soigné cette maladie en étaient devenus les victimes. Je leur répondais alors que je préférais mourir, plutôt que de laisser expirer Thrasylochus avant l'instant marqué par la destinée, faute d'avoir auprès de lui quelqu'un pour le secourir. [30] 15. C'est donc lorsque j'ai été tel à l'égard de Thrasylochus, que cette femme ose me disputer son héritage, elle qui n'a pas même daigné le visiter une fois pendant le cours de ses longues souffrances, lorsque, n'étant séparée de lui que par un intervalle facile à franchir, elle entendait parler chaque jour de sa triste situation! Et voilà que maintenant elle essaye avec ceux qui la soutiennent de lui donner le nom de frère, comme si elle ne semblait pas l'injurier d'une manière plus coupable et plus odieuse en raison de la douceur du titre qu'elle lui donne après sa mort. <31> Enfin, lorsque Thrasylochus touchait à sa dernière heure, qu'elle voyait tous nos concitoyens établis à Trézène faire voile vers Égine pour assister à ses funérailles, même alors elle ne se présente pas ; elle pousse la dureté et la barbarie jusqu'à ne pas daigner paraître à ses obsèques ; et lorsque ensuite il s'agit de sa fortune, dix jours ne sont pas écoulés qu'elle vient la réclamer, comme si elle eût été parente, non de sa personne, mais de son argent ! <32> Si elle avoue qu'il existait entre elle et lui une telle inimitié qu'elle a eu de justes motifs pour en agir ainsi, il n'a pas suivi une résolution insensée en préférant laisser ses biens à ses amis plutôt qu'à elle ; et s'il n'existait, au contraire, nul dissentiment entre eux, quand elle a montré à son égard tant d'indifférence et de méchanceté, il serait beaucoup plus juste de la priver de ses biens que de la rendre héritière de ceux de Thrasylochus. <33> Considérez qu'il n'a obtenu, de la part de cette femme, ni les soins auxquels il avait droit pendant sa maladie, ni les honneurs qui lui étaient dus après sa mort, tandis qu'il a reçu de moi les uns et les autres. Enfin il est juste de donner vos suffrages, non pas en faveur de ceux qui prétendent avoir des droits fondés sur la parenté, et que l'on voit, dans tous leurs actes, se comporter en ennemis, mais bien plutôt en faveur de ceux qui, sans avoir le nom de parents, se sont montrés plus dévoués dans le malheur que les parents véritables. 16. <34> Mes adversaires déclarent ne pas révoquer en doute que ce testament ait été laissé par Thrasylochus, mais ils ajoutent que ses dispositions ne sont ni honorables ni justes ; et pourtant, citoyens d'Egine, comment un homme aurait-il pu prendre un parti plus sage, plus conforme à l'intérêt de ses affaires? Il a pourvu au maintien de sa famille; il s'est montré reconnaissant envers ses amis ; il a établi sa mère et sa sœur maîtresses, non seulement de sa fortune, mais de la mienne, en me rendant l'époux de l'une et le fils de l'autre. <35> Aurait-il agi avec plus de sagesse s'il n'eût chargé personne du soin de sa mère, s'il n'eût pas fait mention de moi, s'il eût abandonné sa sœur aux caprices de la fortune, et s'il eut vu avec indifférence s'éteindre le nom de sa famille ? 17. <36> Mais peut-être n'étais-je pas digne d'être adopté pour fils par Thrasylochus et d'épouser sa sœur ? Tous les Siphniens pourraient attester que nos ancêtres occupaient le premier rang dans Siphnos par leur naissance, leurs richesses, leur considération, et par tous les autres genres de supériorité. Quels sont ceux qui ont été honorés de plus hautes magistratures, qui ont fourni des sommes plus considérables à l'Etat, qui ont rempli avec plus de noblesse les fonctions de chorège et avec plus de magnificence les autres charges publiques ? Quel est, enfin, dans Siphnos, la famille d'où il est sorti plus de rois ? <37> De sorte que Thrasylochus, quand bien même je ne lui eusse jamais parlé, aurait, par ces motifs, sagement agi en me donnant sa sœur ; et, lors même que j'eusse été privé de tous ces avantages, que j'eusse été le dernier des citoyens, j'aurais pu obtenir de lui, avec justice, les plus grandes marques de reconnaissance pour les bienfaits qu'il avait reçus de moi. 18. <38> Je crois aussi que Thrasylochus a fait, dans ce testament, l'acte qui pouvait être le plus agréable à son frère Sopolis. Sopolis, en effet, haïssait cette femme ; il la regardait comme animée à son égard de sentiments ennemis, et j'étais, au contraire, parmi ses amis, celui qu'il estimait le plus. Il l'a montré dans beaucoup d'occasions, mais principalement à l'époque où les exilés essayèrent de rentrer dans leur pays, en s'appuyant sur des troupes auxiliaires. Choisi alors pour général avec un pouvoir absolu, il me prit auprès de lui en qualité de secrétaire, me nomma trésorier général de l'armée, et, au moment du combat, il me plaça à ses côtés. <39> Voyez à quel point ce choix fut utile pour lui. Nous avions été malheureux dans l'assaut donné à la ville, et notre retraite avait été loin de s'exécuter comme nous l'eussions voulu : Sopolis blessé était dans l'impossibilité de marcher ; je le chargeai sur mes épaules, aidé de mon esclave ; je le portai mourant jusqu'au vaisseau, et plusieurs fois il a répété, devant un grand nombre de personnes, que seul, entre tous les autres, j'avais été l'auteur de son salut. [40] Quel bienfait pourrait être placé au-dessus d'un tel service ? Ayant ensuite fait voile vers la Lycie, Sopolis mourut, et ma partie adverse, peu de jours après en avoir reçu la nouvelle, offrait des sacrifices, célébrait des fêtes, et n'éprouvait pas de honte, devant un frère encore vivant, de montrer cette indifférence pour celui qui avait cessé de vivre. Quant à moi, je le pleurais, comme la loi le prescrit entre parents. <41> J'agissais en cela par l'impulsion de ma nature, comme de l'amitié que je portais aux deux frères, et non en vue du procès que je soutiens aujourd'hui ; car je ne croyais pas, alors, qu'ils seraient assez infortunés pour mourir l'un et l'autre sans enfants, et que je serais obligé de montrer ce que chacun de nous avait été à leur égard. 19. <42> Vous avez pu reconnaître quels avaient été les sentiments de cette femme et les miens à l'égard de Thrasylochus et de Sopolis. Peut-être ceux qui nous combattent se rejetteront-ils sur cet argument, le seul qui leur reste, que Thrasyllus, son père, s'il existe chez les morts quelque sentiment des choses de la terre, éprouverait une grande indignation de voir sa fille dépouillée de ses richesses, et moi devenu l'héritier de ce qu'il avait acquis. 20. Pour moi, je pense qu'il nous convient de parler, dans ce moment, non de ceux qui sont morts depuis longtemps, <43> mais de ceux dont la succession s'est récemment ouverte. Thrasyllus a choisi pour héritiers ceux qu'il a voulu, il est donc juste que la même faculté soit accordée par vous à Thrasylochus, et que sa fortune appartienne, non à cette femme, mais à ceux en faveur desquels il a testé ; en cela même, je ne crois pas m' éloigner des sentiments de Thrasyllus. <44> Je suis convaincu, au contraire, qu'il deviendrait pour elle le juge le plus sévère, s'il savait ce qu'elle a été pour ses fils. Loin de vous voir avec peine prononcer selon les lois, il serait bien plutôt indigné, s'il vous voyait annuler les dernières volontés de ses enfants. Si Thrasylochus avait, par une simple donation, fait passer sa fortune dans ma maison, mes adversaires pourraient lui adresser quelques reproches ; mais, par l'adoption, il m'a fait entrer dans leur famille, et alors ils se trouvent avoir reçu autant qu'ils ont donné. Il est naturel, en outre, <45> que personne ne puisse être disposé plus favorablement que Thrasyllus à l'égard de ceux qui plaident pour le maintien d'une donation, car, ayant appris de Polémoenétès l'art de la divination, il a recueilli sa fortune, non pas à cause des droits du sang, mais à cause de son mérite ; il ne doit donc éprouver aucune colère en voyant un homme qui a été utile à ses enfants recevoir une récompense semblable à celle dont lui-même avait été jugé digne. 21. Il faut aussi vous rappeler ce que j'ai dit en commençant. <46> Je vous ai fait voir que Thrasyllus attachait un tel prix à notre alliance qu'il avait épousé la sœur, puis la cousine de mon père. Or à qui aurait-il donné sa fille avec plus d'empressement qu'à ceux chez lesquels il avait voulu choisir une épouse? Comme aussi, de quelle famille se serait-il vu donner avec plus de plaisir un fils selon la loi, que de celle dont lui-même avait cherché à obtenir des enfants selon la nature ? 22. <47> En un mot, si vous décidez que l'héritage m'appartient, vous rendrez un jugement qui aura l'assentiment de Thrasyllus, comme de tous ceux qui, pour un motif quelconque, ont intérêt au succès de cette affaire; et si, au contraire, persuadés par celle qui m'attaque, vous vous laissez abuser, non seulement vous violerez la justice à mon égard, mais vous la violerez encore à l'égard de Thrasylochus, l'auteur du testament ; de Sopolis, de leur sœur, à laquelle je suis uni; de leur mère, qui serait la plus infortunée des femmes, si ce n'était pas assez pour elle d'être privée de ses enfants, mais qu'elle dût encore y ajouter la douleur de voir leurs volontés anéanties, leur famille éteinte, <48> celle qui revendique leur héritage insultant à son infortune en se le faisant adjuger; moi enfin, dans l'impossibilité de jouir d'aucun de mes droits, lorsque j'ai rendu de tels services à ses enfants que, si l'on me comparait, je ne dis pas à cette femme, mais à tous ceux qui ont jamais réclamé des donations, je ne serais jugé inférieur à aucun d'eux dans mon dévouement pour mes amis. Certes, il faut honorer les hommes de ce caractère et les entourer d'estime, plutôt que de leur arracher les dons qui leur ont été faits. <49> Vous devez aussi venir au secours de la loi, qui nous permet d'adopter des enfants et de disposer de notre fortune; convaincus que cette loi a été faite pour que ceux qui sont privés de postérité puissent remplir le vide de leur existence, parce qu'elle encourage les parents, et même ceux qui n'ont entre eux aucun rapport de famille, à prendre réciproquement plus de soins les uns pour les autres. <50> 23. Afin de mettre un terme à ce discours et de ne pas nous arrêter plus longtemps, considérez combien sont puissants et justes les titres sur lesquels je m'appuie : d'abord, mon amitié pour ceux qui m'ont laissé leur héritage, amitié ancienne, héréditaire, constante dans tous les temps ; ensuite, les grands et nombreux bienfaits dont ils ont été l'objet dans leurs malheurs, et les dispositions testamentaires reconnues par mes adversaires eux-mêmes; enfin, la loi qui protège ces dispositions, loi qui paraît avoir l'assentiment de tous les Grecs. <51> En voici la plus grande preuve : divisés sur une foule d'autres lois, leur opinion sur celle-ci est unanime. Je vous demande donc de vous souvenir de ces faits, aussi bien que de tous ceux qui ont été rappelés ici ; et, en donnant vos suffrages conformément à la justice, d'être pour moi des juges tels que vous désireriez en rencontrer de semblables pour vous-mêmes.