[0] ARCHIDAMOS. [1] On pourra s’étonner qu’un jeune homme, qui jusqu’ici a toujours observé les usages de sa république plus fidèlement peut-être que nul autre de son âge, paraisse aujourd’hui oublier son ancienne retenue, et vienne vous donner des conseils sur un objet dont les vieillards eux-mêmes craignent de vous parler. [2] Sans doute, je n’aurais osé prendre la parole, si les citoyens en possession de diriger vos démarches eussent ouvert un avis digne de nous : mais, comme je les vois ou favoriser les propositions de nos ennemis, ou les attaquer avec mollesse, ou les autoriser par leur silence, je viens vous exposer mon sentiment, persuadé qu’il serait honteux de souffrir, par un faux respect pour mes principes, que ma patrie ne ménageât son salut qu’aux dépens de sa gloire. [3] S’il est des affaires où la jeunesse puisse porter son jugement, c’est surtout quand il est question de conseiller la guerre, ou d’en détourner, puisque le fardeau des combats doit tomber en grande partie sur elle, et que d’ailleurs il n’est personne qui ne puisse ouvrir un avis utile. [4] S’il était reconnu que les vieillards ne se trompent jamais, et que les jeunes gens se trompent toujours, on serait fondé à nous éloigner des délibérations: mais, puisque c’est l’esprit et la réflexion, plutôt que les années, qui donnent les lumières et la prudence, ne doit-on pas également consulter les deux âges, afin qu’entre tous les conseils qui viennent d’une et d’autre part, on puisse choisir le meilleur? [5] Quoi ! l’on nous confie des commandements de flottes et d’armées, où la plus légère faute peut entraîner les suites les plus fâcheuses; et dans les affaires où, quoi que nous disions, vous serez toujours seuls les arbitres, on voudrait nous ôter le droit de vous dire ce que nous pensons ! Toutefois, si nous ouvrons un bon avis, le public en profite; si nous nous trompons, il n’y a que notre réputation qui en souffre. [6] Ce n’est ni l’envie de discourir, ni le dessein de m’écarter de mon plan de conduite qui me dicte ces réflexions; je voudrais seulement vous engager à chercher parmi les hommes de tout âge, quelqu’un capable de vous bien conseiller dans la circonstance actuelle. [7] Non, je ne crois pas que, depuis que nous habitons Lacédémone, nous ayons jamais soutenu de guerre, ni livré de combat pour des objets aussi importants que ceux qui nous occupent. Jusqu’ici nous avons combattu pour commander, aujourd’hui nous combattons pour ne pas obéir, c’est-à-dire pour ne pas perdre la liberté; la liberté que toute âme courageuse, toute âme de Spartiate, doit défendre jusqu’au dernier soupir. [8] Pour moi, si je puis parler en mon nom, j’aimerais mieux mourir sur le champ avec la gloire de n’avoir pas souscrit à des ordres étrangers, que de vivre au-delà du terme ordinaire, en me soumettant à la loi que les Thébains nous imposent. Descendant d’Hercule, fils de roi, destiné moi-même à régner, je rougirais de consentir pour ma part à livrer entre les mains de nos esclaves un pays que nous avons reçu de nos ancêtres. [9] Tels sont mes sentiments: ce sont ceux que vous devez adopter; d’autant plus que jusqu’à présent on peut dire qu’en combattant contre les Thébains, nous n’avons été que malheureux, et que si, par la faute de nos généraux, nos corps ont succombé, nos âmes sont restées invincibles. [10] Mais si, effrayés par les dangers qui nous menacent, nous cédons aujourd’hui quelque partie de nos possessions, nous enhardirons l’insolence de Thèbes, et nous érigerons contre nous-mêmes un trophée bien plus éclatant, bien plus propre à nourrir son orgueil, que celui qu’elle a érigé dans les plaines de Leuctres. L’un est le crime de la fortune, l’autre serait un monument de lâcheté. Rejetez donc un conseil qui tend à couvrir d’opprobre Lacédémone. [11] Vos alliés cependant vous pressent d’abandonner Messène et d’acheter la paix à ce prix. Ils méritent bien plus votre haine que ceux qui d’abord ont trahi votre cause et renoncé à votre amitié. Ces derniers, en s’éloignant de vous, ont perdu leurs propres villes par les séditions, les meurtres, le bouleversement de l’état: les autres viennent chez vous pour vous nuire à vous-mêmes. [12] Cette gloire, l’ouvrage de plus de sept siècles, le fruit des travaux de nos ancêtres, et des combats qu’ils ont livrés, ils vous conseillent de la détruire en un instant. Pouvaient-ils rien imaginer de plus indigne en soi-même, de plus outrageant pour notre ville? [13] Telle est leur injustice, telle est l’idée qu’ils ont conçue de notre faiblesse : ils nous ont demandé plus d’une fois de combattre pour leur pays, et ils croient que nous ne devons pas nous exposer pour Messène! Ils veulent nous persuader que, pour assurer leurs possessions, nous devons céder les nôtres à nos ennemis; ils vont même jusqu’à nous menacer, si nous n’accédons à leur sentiment, de faire la paix sans nous. [14] Moi, je pense que le péril que nous courons sans eux ne sera pas aussi terrible qu’il sera honorable, et propre à nous illustrer dans l’univers. Entreprendre de nous sauver par nous-mêmes, sans aucun secours étranger, et de triompher seuls de nos ennemis, c’est une action digne de tout ce qu’a fait notre république. [15] Quoique je n’aie jamais ambitionné le talent de la parole, et que j’aie toujours cru qu’un homme qui s’étudie à bien dire en était moins disposé à bien faire, je serais jaloux en ce moment de pouvoir m’expliquer comme je pense, et par là de servir utilement ma patrie dans la situation présente. [16] Il faut d’abord que je vous rappelle de quelle manière nous avons acquis la propriété de Messène, et comment, originaires de la Doride, vous vous trouvez habitants du Péloponnèse. Je reprendrai les choses d’un peu loin, pour vous faire connaître qu’on cherche à nous enlever un pays sur lequel nous avons autant de droits que sur le territoire même de Lacédémone. [17] Lorsqu’Hercule eut terminé ses jours, et que, pour prix de sa vertu, il fut élevé au rang des immortels, ses enfants, persécutés par leurs ennemis, errèrent dans la Grèce. Après la mort d’Eurysthée, ils se fixèrent chez les Doriens; et à la troisième génération, ils vinrent à Delphes consulter l’oracle. Le Dieu, sans leur répondre sur l’objet de leur demande, leur ordonna de retourner dans le pays de leurs aïeux. [18] Réfléchissant sur cette réponse, ils trouvèrent qu’Argos était leur patrimoine, qu’Eurysthée étant mort, ils étaient les seuls qui restaient de la famille de Persée; que, pour Lacédémone et Messène, elles leur appartenaient, l’une à titre de donation, l’autre par droit de conquête. En effet, lorsque Castor et Pollux eurent disparu de dessus la terre, Tyndare, qui avait été détrôné, donna à Hercule, son protecteur, le sol de Lacédémone, et par reconnaissance des services qu’il en avait reçus, et parce qu’il était parent de ses deux fils. [19] Quant à Messène, Nélée et ses enfants, excepté Nestor, ayant enlevé au même Hercule les taureaux qu’il avait amenés d’Erythée, ce héros la prit de force, fit mourir les coupables, et confia le gouvernement de la ville à Nestor, augurant bien de sa sagesse, parce qu’étant le plus jeune, il n’avait pas trempé dans la faute de ses frères. [20] Ce fut ainsi que les Héraclides interprétèrent l’oracle. Ils prirent donc avec eux vos ancêtres, rassemblèrent une armée, convinrent de partager un terrain qui leur appartenait, entre tous les guerriers de leur suite, et reçurent de ceux-ci la souveraine puissance pour apanage de leur famille. Lorsqu’on eut ratifié par des serments ces conventions mutuelles, ils entreprirent l’expédition. [21] Qu’est-il besoin de décrire tous les obstacles qu’ils eurent à vaincre dans leur marche, et de m’étendre sur des événements étrangers à mon sujet? Lorsqu’ils eurent subjugué les habitants des pays que je viens de nommer, ils formèrent trois royaumes qu’ils se partagèrent. Jusqu’à ce jour vous êtes restés fidèles aux serments qui vous lièrent avec mes ancêtres. [22] Aussi, par le passé, vous avez joui d’une plus grande prospérité que les autres, et il faut espérer que, si vous êtes toujours les mêmes, votre situation présente ne tardera pas à devenir meilleure. Les Messéniens en vinrent à cet excès d’impiété, de tuer en trahison Cresphonte, descendant d’Hercule, propriétaire du pays, fondateur de leur ville, et leur chef. [23] Echappés au trépas, les fils de ce héros vinrent se réfugier à Lacédémone, et, vous abandonnant leur vrai domaine, ils vous suppliaient de venger la mort de leur père. Vous consultez l’oracle, et, sur l’ordre d’accepter ce qu’on vous offre et de poursuivre l’injure faite à des Héraclides, vous marchez contre Messène, vous prenez la ville, et vous vous emparez du territoire. [24] Je ne me suis pas étendu sur la discussion de nos anciens droits; la circonstance ne me permet pas de fouiller dans nos fastes antiques; et je devais ici avoir plus d’égard à la précision qu’à l’exactitude: je crois néanmoins avoir prouvé suffisamment, dans mon récit abrégé, que le pays qui est reconnu pour être à nous, nous ne le possédons pas à d’autres titres que celui qui nous est contesté. Nous habitons l’un parce que les Héraclides nous l’ont donné, que l’oracle de Delphes nous l’avait désigné, et que nos armes ont vaincu ceux qui en étaient les maîtres. Nous avons reçu l’autre des mêmes Héraclides, nous l’avons acquis de même par les armes, et sur les réponses du même oracle. [25] Si donc nous sommes dans la disposition d’acquiescer à nos ennemis quand ils nous ordonneraient d’abandonner même Lacédémone, il est inutile de parler de Messène. Mais, s’il n’est aucun de vous qui pût se résoudre à vivre hors de sa patrie, vous devez être dans les mêmes sentiments pour le pays qu’on nous dispute, puisque nous y avons les mêmes droits, et que nous pouvons les faire valoir par les mêmes raisons. [26] Vous n’ignorez pas non plus qu’on regarde généralement comme un patrimoine légitime, les propriétés publiques et particulières qui sont confirmées par une longue possession : or, les Perses n’avaient pas encore conquis leur royaume ni subjugué l’Asie, et plusieurs villes grecques n’avaient pas encore été fondées, lorsque nous avions déjà pris Messène. [27] Cependant les Thébains ont abandonné l’Asie, comme son vrai patrimoine, au Barbare qui y règne depuis moins de deux cents ans; et une ville que nous possédons depuis plus de quatre siècles, ils veulent nous l’arracher! ils viennent de renverser Platée et Thespies; et après trois cents ans, ils rétablissent Messène, par là doublement infracteurs des traités et des serments ! [28] S’ils ramenaient dans la ville les vrais Messéniens, ce serait un procédé injuste, qu’on pourrait néanmoins couvrir d’une raison apparente. Mais ce sont des Hilotes qu’ils nous donnent pour voisins; et ce qu’il y a de plus dur pour nous, ce n’est pas d’être dépouillés, de nos possessions, c’est de les voir dans les mains de nos esclaves. [29] Ce qui suit montrera encore plus clairement qu’on fait aujourd’hui une injustice à notre ville, et qu’elle a d’anciens droits sur Messène. Dans un grand nombre de guerres qu’elle a eu à soutenir, elle fut quelquefois obligée de faire la paix lorsque la fortune lui était contraire cependant, quoique les traités fussent conclus dans des circonstances peu favorables, [30] et que l’on lui contestât plus d’un objet, ni le roi de Perse, ni les Thébains, ne lui reprochèrent jamais d’avoir usurpé Messène. Mais, je vous le demande, pourrait-on citer une décision plus formelle que le jugement de nos ennemis prononcé dans le temps même de nos disgrâces? [31] Ajoutez que ce n’est pas seulement lorsqu’il nous ordonna d’accepter la ville qui nous était offerte par les enfants de Cresphonte et de marcher au secours des offensés que l’oracle, de l’aveu de tout le monde, le plus ancien, le plus consulté, le plus digne de foi, a déclaré que Messène appartenait aux Lacédémoniens mais, comme la guerre tirait en longueur, et que les Messéniens avaient envoyé à Delphes consulter le Dieu sur les mesures qu’ils devaient prendre pour sauver leur ville, et nous sur la voie la plus sûre pour nous en saisir, l’oracle trouva la demande de nos ennemis trop injuste pour leur répondre; quant à nos compatriotes, il leur déclara les sacrifices qu’ils devaient faire, et les peuples chez lesquels ils devaient chercher des secours. [32] Mais peut-on fournir des preuves plus fortes et plus évidentes? D’abord, nous avons reçu Messène de ceux qui en étaient les possesseurs légitimes; ensuite (car rien n’empêche de rappeler toutes nos raisons en peu de mots), nous la possédons encore par droit de conquête, droit sur lequel est fondé l’établissement de la plupart des villes grecques; nous en avons chassé des hommes qui, coupables des plus noirs attentats envers les descendants d’Hercule, auraient mérité d’être bannis de toute la terre; enfin, notre possession est confirmée par la durée du temps, par la décision de nos ennemis, par les réponses de l’oracle. [33] Chacune de ces preuves suffit pour détruire les calomnies de ceux qui nous accusent à présent de refuser de faire la paix par attachement à nos intérêts propres, ou d’avoir fait alors la guerre aux Messéniens afin d’envahir les possessions d’autrui. Je pourrais peut-être parler plus au long de nos droits sur Messène; mais il me semble que je les ai suffisamment justifiés. [34] Ceux qui nous conseillent de conclure la paix nous disent qu’il est sage de prendre un parti selon qu’on est heureux ou malheureux, qu’il faut se prêter aux événements, s’accommoder aux circonstances, et régler ses sentiments sur ses forces; qu’enfin, dans ces sortes d’occasions, on doit considérer ce qui est utile plutôt que ce qui est juste. [35] Je pourrai convenir du reste; mais, quoi qu’on dise, jamais on ne me persuadera qu’il faille sacrifier le juste à l’utile. Je vois, en effet, que c’est pour maintenir la justice, qu’on a porté des lois; que les plus grands hommes se piquent d’y être fidèles; que les états les plus florissants et les mieux gouvernés y sont surtout attachés; [36] que c’est moins la force que la justice, qui a terminé toutes les guerres précédentes; et qu’en général la société se dissout par le vice, et se soutient par la vertu. C’est donc beaucoup moins à ceux qui s’exposent pour défendre un parti juste à se laisser abattre, qu’à ceux qui, enorgueillis par la prospérité, ne savent pas en user avec modération. [37] Remarquons encore que nous pensons tous de même sur la justice, et que nous ne sommes partagés de sentiments que sur l’utilité. Or, de deux biens qui se présentent, dont l’un est certain et l’autre douteux, serait-il raisonnable de préférer celui sur lequel on conteste; surtout lorsqu’entre les partis à choisir, il y a une si grande différence ? [38] D’après le conseil que je donne, Lacédémone n’abandonne rien de ce qui est à elle, elle ne se couvre d’aucun déshonneur et elle a lieu d’espérer qu’en combattant pour la justice, elle l’emportera sur ses adversaires. D’après l’avis que je réfute, elle renonce sur-le-champ à Messène, et quand elle se sera fait ce tort à elle-même, peut-être manquera-t-elle le juste et l’utile, et tous les avantages qu’on lui fait espérer. [39] Non, sans doute, après avoir souscrit aux ordres de nos ennemis, nous ne sommes pas sûrs encore de jouir de la paix; et vous n’ignorez pas qu’ordinairement on est disposé à ménager ceux qui sont prêts à se défendre; au lieu qu’on exige d’autant plus, qu’on trouve moins de résistance aux lois qu’on impose. Aussi n’est-il pas rare, quand on se montre décidé à faire la guerre, d’obtenir une paix plus avantageuse, que quand on accepte trop aisément les conditions du vainqueur. [40] Mais j’abandonne ces réflexions, sur lesquelles je ne veux point trop appuyer, et je m’arrête au raisonnement le plus simple. S’il est vrai qu’après une défaite on n’a jamais repris courage et vaincu ses ennemis, nous ne devons pas espérer de vaincre en continuant la guerre. Mais si, plus d’une fois des ennemis faibles ont triomphé d’ennemis puissants; si les assiégeants ont été défaits, par les assiégés; pourquoi ne pourrions-nous pas espérer nous-mêmes quelque heureuse révolution? [41] Je ne citerai pas ici Lacédémone, parce que, dans le temps passés, des ennemis supérieurs ne firent jamais irruption sur nos campagnes: mais les autres républiques ne nous fournissent beaucoup d’exemples, et principalement celle d’Athènes. [42] Les Athéniens, qui se sont attiré la haine des Grecs lorsqu’ils ont fait sentir la dureté de leur commandement, ont mérité les éloges de toute la terre lorsqu’ils ont repoussé des agresseurs injustes. Si je rapportais les combats qu’ils soutinrent jadis contre les Amazones, contre les Thraces, contre les Péloponnésiens qui s’étaient jetés dans leur pays avec Eurysthée, ou croirait peut-être que je remonte trop haut, et que je cite des faits trop éloignés. Dans les guerres des Perses, qui ne sait de quel abîme de maux ils sont sortis, et à quel comble de prospérité ils sont parvenus? Un déluge de Barbares venait inonder la Grèce, ils ne pouvaient l’arrêter; [43] cependant, seuls des peuples qui habitent hors du Péloponnèse, ils ne délibérèrent pas même sur les lois qu’on leur imposait; ils prirent sur le champ la résolution de laisser détruire leur ville, plutôt que de la voir dans l’esclavage. Abandonnant leurs murs et leurs campagnes, ne connaissant de patrie que la liberté, ils partagèrent les dangers avec nous; et, par l’effet d’un changement heureux, pour avoir su se priver de leurs pas pendant quelques jours, ils devinrent pendant près d’un siècle les arbitres de toute la Grèce. [44] Mais Athènes ne prouve pas seule, par son exemple, combien il est avantageux de résister courageusement à ses adversaires. Denis le Tyran, assiégé par les Carthaginois, dépourvu de toutes ressources, serré de près par les ennemis, détesté de ses sujets, était résolu à s’enfuir de ses états. Un de ses favoris, ayant osé lui dire que le titre de souverain devait être légué à son tombeau, [45] il rougit de son premier dessein, et, prenant le parti de courir de nouveaux hasards, il tailla en pièces les troupes innombrables de Carthage, affermit sa domination dans la Sicile, et augmenta considérablement ses force. Il finit ses jours, revêtu du pouvoir suprême, et laissa son fils héritier de sa couronne et de sa puissance. [46] Amyntas, roi de Macédoine, agit et réussit à peu près de même. Vaincu dans un combat par les Barbares ses voisins, dépouillé de toute la Macédoine, il pensait à quitter son royaume et à sauver sa personne. Sur ce qu’un de ses courtisans lui cita avec éloge la parole adressée à Denys, il changea de dessein à l’exemple de ce prince; il s’empara d’un fort, et, ayant obtenu des secours de notre république, il reprit toute la Macédoine en moins de trois mois, régna paisiblement le reste de sa vie, et il termina dans une heureuse vieillesse. [47] Il me serait aussi fatiguant de décrire qu’à vous d’entendre tous les événements de cette espèce. L’exemple des Thébains réveillera peut-être nos douleurs passées; mais il nous fera entrevoir un avenir plus heureux. C’est parce que ces Thébains ont soutenu, sans s’effrayer nos menaces et nos attaques, que leurs affaires ont changé entièrement de face, et qu’auparavant, toujours assujettis à notre puissance, ils prétendent aujourd’hui nous imposer des lois. [48] Admettre comme certaines ces révolutions, et nier qu’elles puissent se reproduire en notre faveur, ce serait une folie. Supportons le présent avec courage, espérons bien de l’avenir, et soyons convaincus que des malheurs tels que les nôtres peuvent se réparer par une sage administration de l’état, et par une expérience consommée dans la guerre. Or, personne ne peut disconvenir que nous ne soyons plus habiles que d’autres dans le métier des armes, les seuls dont le gouvernement soit parfait: dès lors, il est impossible que nous ne l’emportions sur des peuples qui ne furent jamais jaloux de l’un ni de l’autre de ces avantages. [49] Il est des gens qui déclament contre la guerre, et qui exagèrent l’incertitude des événements. S’appuyant de mille exemples, et surtout du nôtre, ils s’étonnent qu’on veuille se plonger de nouveau dans les périls et dans les alarmes. Pour moi, je pourrais citer plusieurs peuples à qui la guerre a procuré une prospérité brillante, et plusieurs qui se sont vus privés de leurs avantages par la paix. [50] Non, il n’est rien dans la nature qui soit bon ou mauvais absolument: c’est de l’usage des choses et de celui des circonstances, que résulte le bien ou le mal. Dans le bonheur, il faut désirer la paix, parce qu’un état de tranquillité est plus propre à nous assurer la jouissance des biens que nous avons acquis: il faut songer à la guerre dans le malheur, parce que c’est au milieu du trouble et du tumulte, et par la hardiesse des entreprises, qu’on pourra voir la fortune changer. Il me semble que nous tenons une conduite tout opposée à ces principes. [51] Lorsque nous pouvions nous reposer et jouir, nous étions trop inquiets et trop avides de combats; et lorsque nous nous trouvons dans la nécessité de courir des hasards, nous désirons le repos et cherchons un état tranquille. Cependant, quand on veut être libre, il faut rejeter les lois que veut imposer le vainqueur et qui diffèrent peu de la servitude: on ne doit traiter avec l’ennemi que lorsqu’on l’a vaincu, ou qu’on se voit des forces égales aux siennes; car c’est le dernier état de la guerre qui décide des conditions de la paix. [52] Pénétrés de ces vérités, ne nous engageons pas légèrement dans des conventions déshonorantes, et n’agissons pas pour notre patrie plus faiblement que nous ne faisons pour les autres villes. Rappelez-vous que, par le passé, lorsqu’un seul de nos citoyens venait au secours d’une ville alliée, personne ne contestait que c’était à lui qu’elle devait son salut. Vous avez dû entendre nommer à nos vieillards plusieurs de ces hommes; moi je ne vous citerai que les plus célèbres. [53] Pédarète passa dans l’île de Chios, et la sauva. Entré dans Amphipolis, Brasidas, avec un petit nombre des assiégés dont il avait formé un corps, vainquit dans un combat les assiégeants qui étaient en grand nombre. Gylippe, envoyé au secours des Syracusains, ne se borna pas à les sauver, il réduisit même en leur pouvoir les armées formidables qui les pressaient par terre et par mer. [54] Or, ne serait-il pas honteux que, chacun de nous en particulier ayant pu défendre des cités étrangères, tous ensemble nous ne tentassions pas même aujourd’hui de sauver notre propre ville? Après que nous avons couvert de trophées l’Europe et l’Asie en combattant pour les autres, ne nous verrait-on faire aucun effort généreux pour notre patrie si manifestement outragée? [55] Ne voudrions-nous supporter aucun travail pour nous garantir de la honte de trahir nous-mêmes nos droits, lorsque d’autres villes ont soutenu les sièges les plus rudes pour nous conserver la prééminence? Et nous, qui nourrissons à grands frais des attelages de chevaux pour les fêtes et pour les jeux, ferions-nous une paix honteuse, comme si nous manquions des choses les plus nécessaires? [56] Mais ce qui deviendrait le comble du malheur et de l’infamie, ce serait qu’on nous vit commettre cette lâcheté, nous qui passons pour le peuple de toute la Grèce qui a le plus de constance et de courage. Comment échapperions-nous aux reproches que nous attirerait une telle conduite, et qui viendraient nous assaillir de toutes parts? [57] Eh! qui ne s’indignerait, ô Lacédémoniens! de voir qu’un pays que les Messéniens ont défendu pendant vingt années de combats, nous le livrons en un instant, sans respect pour la mémoire de nos ancêtres; et qu’une ville que ceux-ci nous ont acquise par tant de périls et de travaux, nous la cédons lâchement à la première demande qui nous en est faite? [58] Peu touchés de ces considérations, les yeux fermés sur toute espèce de déshonneur, quelques-uns nous donnent des conseils qui tendent à nous couvrir d’opprobre; et dans la chaleur qu’ils mettent à nous persuader de livrer Messène, ils exagèrent notre faiblesse et la force de nos ennemis. Ils demandent à ceux qui combattent leur opinion, quels sont nos moyens pour continuer la guerre. Ces moyens, les voici: [59] Premièrement, la justice de notre cause, que je regarde comme le secours le plus puissant et le plus assuré; et, si l’on doit juger de l’avenir par le passé, il est probable que le Ciel favorisera nos desseins. En second lieu, la sagesse et l’excellence de notre gouvernement, une volonté ferme de combattre nos ennemis jusqu’à la mort, et de ne redouter que les reproches de nos concitoyens. Ces ressources se trouvent à Lacédémone plus que partout ailleurs, [60] et je compterais plus sur elles, pour soutenir une guerre, que sur des milliers de soldats, moi qui sais que ce n’est point par le nombre que nos ancêtres, venus dans ce pays, ont triomphé de tous les obstacles, mais par les vertus dont je parle. Loin de craindre la multitude de nos ennemis, nous devons donc plutôt être remplis de confiance, en nous rappelant avec quelle fermeté nous supportâmes toutes les rigueurs du sort, [61] inviolablement attachés à notre ancienne discipline et à nos premiers usages; au lieu que nos ennemis, incapables de supporter les faveurs de la fortune, ne sont pas d’accord entre eux. Ceux-ci, secondés par les alliés, s’emparent des villes; ceux-là les traversent dans cette usurpation; les autres sont plus occupés de disputer pour les limites avec leurs voisins, que de marcher contre nous. Ainsi, je m’étonne que l’on ne voie pas d’assez grandes ressources dans les fautes que commettent nos adversaires. Voilà sur quoi nous pouvons compter. [62] S’il faut parler aussi des secours que nous pouvons espérer des étrangers, je pense que la plupart des peuples seront portés à nous défendre. D’abord, en supposant qu’Athènes ne soit pas parfaitement bien disposée pour notre république, elle fera tout, du moins pour se garantir elle-même. Quant aux autres villes, il en est plusieurs qui s’occuperont de nos intérêts comme des leurs propres. [63] Denys le Tyran, le roi d’Egypte, tous les potentats de l’Asie nous secourront avec tout le zèle dont ils sont capables. Enfin, les hommes les plus riches et les plus distingués de la Grèce, qui désirent sincèrement son bonheur, sont portés pour nous d’inclination, quoiqu’ils ne se soient pas encore déclarés. Tel est le fondement de nos espérances pour l’avenir. [64] Que dirai-je de cotte multitude de villes inférieures, qui forment comme la dernière classe des cités du Péloponnèse? Je crois que si, par le passé, elles ont donné peu d’attention aux affaires, elles s’en occuperont davantage aujourd’hui qu’elles reconnaissent que, séparées de nous, rien n’a réussi selon leur attente. Elles espéraient la liberté; et, en se privant de leurs meilleurs citoyens, et se soumettant aux plus pervers, elles ont trouvé la servitude. Elles voulaient se gouverner par leurs propres lois; et elles sont tombées dans la plus affreuse anarchie. [65] Ces peuples, qui de tout temps marchaient avec nous contre les autres, voient aujourd’hui les autres marcher contre eux. Auparavant, ils entendaient parler de séditions dans les villes étrangères; maintenant ils en voient naître au sein des leurs presque tous les jours. Accablés de disgrâces, ils ne peuvent distinguer lesquels d’entre eux sont les plus misérables. Il n’en est aucun qui n’ait à souffrir de ses propres dissensions, [66] aucun qui ne soit tourmenté par ses voisins. Aussi voit-on les campagnes ravagées, les villes pillées, les maisons particulières ruinées, les gouvernements bouleversés, les lois détruites, ces lois dont la sagesse faisait envier leur bonheur à tous les Grecs. [67] Mal disposés les uns pour les autres, remplis de défiances réciproques; ils craignent plus leurs concitoyens même que les ennemis. Cette union qui régnait parmi eux sous notre empire, et qui leur procurait une heureuse abondance, est remplacée par la discorde la plus déplorable. Les riches jetteraient leur or dans la mer, plutôt que d’en soulager l’indigence de leurs compatriotes; les indigents, aimeraient mieux le ravir aux légitimes possesseurs, que de le devoir au hasard qui l’offrirait à leur rencontre. [68] Les sacrifices sont abolis; et, au lieu de victimes, ils s’égorgent mutuellement aux pieds des autels. Enfin, il sort maintenant plus d’exilés d’une seule ville, qu’il n’en sortait auparavant de tout le Péloponnèse. Malgré la description étendue que j’ai faite de leurs misères, j’en ai beaucoup plus omis que je n’en ai rapporté. Non, on ne peut imaginer de calamités et de disgrâces, qui ne se soient réunies sur cette contrée malheureuse. [69] Les uns sont déjà fatigués des maux qui les accablent, les autres ne tarderont pas à l’être, et chercheront quelque moyen de s’en affranchir. Car ne pensez pas qu’ils restent tranquillement dans leur état actuel : ils se sont lassés de la prospérité, pourraient-ils longtemps supporter l’infortune? Ainsi, quand nous ne remporterions pas la victoire les armes à la main, quand nous ne ferions que les attendre dans l’inaction, vous les verrez tous revenir à de meilleures sentiments et recourir à notre alliance, comme à leur unique refuge. Telles sont les espérances que j’ai conçues. [70] Au reste, je suis si éloigné de recevoir les lois qu’on veut nous imposer, que, quand aucune de ces espérances ne se réaliserait, quand nous ne trouverions des secours nulle part, quand tous les Grecs nous attaqueraient ou nous abandonneraient, je ne changerais pas encore d’avis, et je braverais tous les périls de la guerre, plutôt que de me soumettre à un pareil traité. Je rougirais également, et d’imputer à nos ancêtres d’avoir enlevé un pays qui ne leur appartenait pas, et, s’ils l’ont acquis avec justice, de le céder, quoique nous y ayons des droits réels. [71] Evitons l’un et l’autre; disposons-nous à combattre avec un courage digne de notre patrie, et, loin de démentir les partisans et les admirateurs de Sparte, montrons-nous tels que leurs éloges paraissent au-dessous de nos vertus. [72] Je crois que notre état présent ne peut devenir plus fâcheux, et que, par leur conduite, nos ennemis travailleront eux-mêmes à rétablir nos affaires: mais, dussions-nous être trompés dans notre espoir, investis de toutes parts et hors d’état de défendre Lacédémone; ce qui suit est un peu dur à entendre, je le dirai toutefois avec assurance: car le conseil que je vais donner est plus noble, plus propre à être publié dans la Grèce, et plus conforme à nos principes, que celui que certaines gens nous donnent. [73] Mon avis serait donc de faire sortir de la ville nos parents, nos femmes, nos enfants, tous ceux enfin qui ne peuvent porter les armes. Nous distribuerons toute cette multitude dans la Sicile, dans l’Italie, à Cyrène et dans l’Asie. Les peuples de ces contrées les recevront avec empressement; ils leur céderont du terrain, et fourniront amplement à leur subsistance, les uns pour reconnaître les services qu’ils ont reçus de notre république, les autres dans l’espoir d’un juste retour. [74] Ensuite, ceux d’entre nous qui veulent et qui peuvent combattre, abandonneront eux-mêmes la ville et tout ce qu’ils possèdent, ne prenant que ce qu’ils pourront emporter avec eux. Nous nous emparerons alors de quelque place forte, la plus commode pour la guerre, que nous pourrons trouver; et, de là, nous inquiéterons nos ennemis par terre et par mer, jusqu’à ce qu’ils cessent de nous contester ce qui nous appartient. [75] Portez-vous sans balancer à cette démarche hardie, et vous verrez les peuples, qui veulent maintenant vous imposer des lois, venir vous supplier de reprendre Messène, et de conclure la paix. Quelle ville en effet, dans le Péloponnèse, pourrait soutenir une guerre telle que nous pouvons la faire, si nous le voulons? Qui ne redoutera une armée d’hommes capables d’un parti aussi vigoureux, déterminés à mourir, et justement irrités contre ceux qui les auront réduits à cette extrémité; [76] une armée composée de gens dont la seule occupation, dont l’unique exercice sera celui des armes, pareille en cela à une troupe de mercenaires; mais qui, par les sentiments et le courage, formera un corps tel qu’aucune nation n’en aura jamais levé de semblable; une armée enfin qui, n’étant pas renfermée dans des murs, mais passant les jours sous des tentes, et se portant partout à son gré, choisira pour voisins ceux qu’elle voudra, et regardera comme sa patrie les lieux les plus propres à la guerre? [77] Pour moi, je pense que l’idée seule de ce projet, publiée dans la Grèce, jettera l’épouvante et le trouble parmi nos ennemis, à plus forte raison s’ils nous contraignent de l’effectuer. Dans quelles dispositions croyez-vous qu’ils soient, si nous leur nuisons sans qu’ils puissent nous nuire? [78] s’ils voient leurs villes assiégées, et la nôtre à l’abri désormais des rigueurs d’un siège? s’ils voient que nous subsistons facilement des provisions que nous aurons faites, et de telles que nous procurera la guerre, tandis qu’ils ont peine pour vivre; parce que, sans doute, il est beaucoup moins facile d’entretenir une armée telle que sera la nôtre que de nourrir une multitude dans les villes? [79] si enfin ils apprennent, et ce sera pour eux la nouvelle la plus triste, que nos soldats sont aguerris et vivent dans l’abondance; tandis qu’ils verront les leurs manquer des choses les plus nécessaires à la vie, sans qu’ils puissent adoucir leurs maux; tandis qu’ils se verront eux-mêmes exposés, ou à perdre les grains qu’ils auront semés, s’ils labourent leurs campagnes, ou à ne point fournir à leur propre subsistance, s’ils les laissent incultes? [80] Mais peut-être ils se rassembleront, et, réunissant leurs forces, ils entreprendront de nous poursuivre et d’empêcher nos ravages. Eh! qu’y aurait-il pour nous de plus heureux que de pouvoir les combattre de près et en bataille rangée, que de voir campée en notre présence et réduite à la même extrémité que nous, une troupe mal disciplinée, composée d’hommes ramassés dans plusieurs villes, et commandés par plusieurs chefs? Non, il ne nous faudra pas beaucoup d’art et de soin pour les obliger de combattre dans les temps et dans les lieux qui nous seront les plus favorables. [81] Un jour entier ne pourrait me suffire pour détailler tous nos avantages. C’est une chose constante, que nous l’emportons sur les Grecs, moins par l’étendue de notre ville ou par la multitude de ses habitants, que par l’excellence de notre constitution, et parce que Lacédémone ressemble à un camp où règne une discipline exacte et une prompte obéissance. Si donc de la simple ressemblance qui nous fut si utile, nous passons à la réalité, n’est-il pas hors de doute que nous aurons l’avantage sur nos ennemis? [82] Nous savons que, nos ancêtres firent la conquête de Sparte, et qu’entrés dans Péloponnèse, avec des troupes peu nombreuses, ils vainquirent de grandes armées: faisons nous gloire de marcher sur leurs traces et puisque la fortune a trompé nos efforts, recommençons l’ouvrage de notre grandeur, travaillons à recouvrer notre première dignité. [83] Quoi ? les Athéniens ont abandonné leur pays pour la liberté des autres Grecs et nous n’aurions pas la force de quitter notre ville pour notre propre salut ! et nous balancerions à imiter leurs résolutions généreuses, nous qui devrions donner aux autres de pareils exemples ! [84] Mais ce qu’il y aurait encore de plus révoltant, c’est que, tandis que des Phocéens, pour se soustraire au joug du grand Roi, ont quitté l’Asie et ont été s’établir à Marseille, des Lacédémoniens eussent la bassesse d’obéir à ceux auxquels ils commandèrent toujours; [85] N’envisageons pas le moment où il faudra éloigner de nous les personnes qui nous sont les plus chères; perçons dans l’avenir ; considérons le temps où, après avoir vaincu nos ennemis, nous rétablirons notre ville, nous rappellerons nos proches et apprendrons à l’univers que nous ne méritions point les malheurs qui nous oppriment, que nous étions dignes de la prééminence dont nous fûmes toujours si jaloux. [86] D’ailleurs, si j’ai proposé ce parti ce n’est pas qu’il faille le suivre sans délai, ou qu’il soit la seule ressource qui reste aux Lacédémoniens; mais j’ai voulu préparer vos esprits et vous faire sentir que Sparte doit se résoudre à ces extrémités, et à de plus grandes encore plutôt que de souscrire, en abandonnant Messène, au traité qu’on lui propose. [87] Au reste, je ne vous exhorterais pas à la guerre avec tant d’ardeur, si je ne voyais que, d’après le parti que je vous conseille, la paix dont nous jouirons sera aussi honorable que solide; et que, d’après l’avis que quelques-uns nous donnent, elle serait aussi honteuse que peu durable. En effet, si nous voyons près de nous une ville ennemie devenue puissante, qui ne voit que serons continuellement dans le trouble et dans les alarmes? Ceux donc qui nous font espérer la tranquillité et le repos ne font pas attention qu’en nous procurant une paix de quelques jours, ils nous préparent une guerre éternelle. [88] Pour moi, je leur demanderais volontiers quelles sont les circonstances dans lesquelles nous devons combattre jusqu’à la mort? N’est-ce pas quand les ennemis nous imposent des lois iniques, quand ils nous enlèvent une partie de notre territoire, quand ils mettent nos esclaves en liberté, quand ils les établissent dans un pays que nous ont laissé nos ancêtres, et que, peu contents de nous ravir nos possessions, ils veulent nous couvrir d’infamie? [89] C’est sans doute alors que nous devons courir les hasards de la guerre, je dis même subir l’exil et la mort. Eh! ne nous est-il pas plus avantageux de mourir avec toute notre gloire, que de vivre dans l’opprobre, en souscrivant aux lois qu’on nous impose? Je le dirai sans détour, il vaut mieux ne plus exister que d’être le jouet de nos ennemis. Les sentiments dans lesquels nous avons été nourris, le rang que nous avons toujours tenu parmi les Grecs, nous font une nécessité de primer dans la Grèce, ou de périr plutôt que de rien faire qui nous dégrade. [90] Pleins de ces idées, méprisant la vie et rougissant de suivre l’opinion de ces alliés que nous prétendions autrefois conduire, examinons les choses par nous-mêmes, et sans considérer ce qui serait expédient pour eux, prenons un parti digne de Lacédémone et de ses exploits. Tous ne doivent pas agir de même dans les mêmes circonstances; chacun doit se régler sur les principes qu’il a adoptés d’abord. [91] Par exemple, personne ne fait un crime aux Phliasiens, aux Epidauriens, aux Corinthiens, de préférer à tout le reste le soin de conserver et de prolonger leurs jours. Mais pour des Spartiates, tout moyen de pourvoir à leur salut ne convient pas; et, s’ils ne peuvent se sauver avec honneur, ils n’ont d’autre chance que la mort. Oui, les hommes qui se piquent de courage doivent craindre surtout de se déshonorer par quelque action lâche. [92] La lâcheté d’un peuple ne se montre pas moins dans les délibérations où il s’agit d’entreprendre la guerre, que dans l’intrépidité avec laquelle on la fait. La fortune a la plus grande part aux événements des combats: les résolutions d’une république dénoncent ses vrais sentiments. Nous devons donc être aussi jaloux des desseins pris dans nos assemblées, que de la valeur dans un jour de bataille. [93] Je suis surpris que des hommes souvent prêts à mourir pour défendre leurs propriétés, ne soient pas disposés de même pour conserver celles de l’état. C’est pour celles-ci néanmoins que nous devons nous exposer à tout, et, ne nous permettant rien d’indigne de Lacédémone, empêcher que notre patrie ne descende du rang honorable où l’ont élevée nos pères. Entre tous les malheurs dont il faut nous garantir, [94] prenons surtout garde de rien faire qui nous avilisse, de rien céder à nos ennemis contre nos droits. Eh! ne serait-ce pas une honte qu’on nous vît recevoir la loi, nous qui prétendons être les arbitres de la Grèce; et que, bien différents de nos ancêtres qui bravaient le trépas pour l’honneur de commander aux autres, nous eussions peur d’affronter les dangers pour nous soustraire aux ordres d’autrui? [95] Rappelons nous encore les jeux olympiques et toutes les grandes assemblées de la nation, où chacun de nous n’était ni moins admiré, ni moins honoré que l’athlète vainqueur. Oserons-nous paraître dans ces assemblées célèbres, où nous serons aussi méprisés que nous étions respectés, aussi remarqués pour notre lâcheté que nous étions distingués pour notre courage; [96] où nous verrons nos esclaves apporter sur les autels de riches offrandes qu’ils auront prises dans je pays que nous avaient laissé nos pères; où nous entendrons leurs reproches outrageants, tels qu’en peuvent faire des hommes qui ont rampé dans la servitude, et qui se verront tout à coup les égaux de leurs maîtres? Est-il possible d’imaginer l’arrogance avec laquelle ils se prévaudront d’un traité ignominieux? [97] C’est là sur quoi nous avons à délibérer. N’attendons pas, pour témoigner notre indignation, que nos plaintes deviennent inutiles; mais prenons dès aujourd’hui les mesures convenables pour ne rien éprouver de pareil. Car ce serait le comble du déshonneur que, n’ayant jamais pu souffrir la trop grande familiarité des personnes nées libres, on nous vit maintenant endurer l’insolence de nos esclaves. [98] Nous paraîtrions n’avoir songé par le passé qu’à faire parade de vertu, et, sans valoir mieux que les autres, n’avoir affiché qu’un faux orgueil et une grandeur d’âme empruntée. Evitons de donner prise à la malignité de l’envie, et tâchons de la confondre en ne démentant pas les exploits de nos ancêtres. [99] Souvenez-vous de ces illustres Spartiates qui soutinrent les efforts des Arcadiens, et qui, dit-on, n’étant qu’une poignée d’hommes, défirent plusieurs milliers de combattants; de ces trois cents qui, à Tyrée, vainquirent dans une bataille tous les Argiens ensemble; et de ces mille guerriers réunis qui, marchant à la rencontre de l’armée des Perses, [100] ayant en tête 700.000 Barbares, ne prirent pas la fuite, mais expirèrent dans leur poste avec une intrépidité supérieure à tout l’art de l’éloquence qui a voulu la célébrer. [101] Animés par le souvenir de ces hauts faits, entreprenons vigoureusement la guerre, sans attendre que d’autres remédient à nos maux; et, puisque les malheurs nous sont propres, n’ayons recours qu’à nous-mêmes pour nous en affranchir. C’est dans de telles circonstances que des âmes nobles et généreuses doivent se faire connaître. [102] La prospérité couvre le vice des cœurs lâches et pusillanimes; l’adversité montre les hommes à découvert. L’infortune ne doit donc être pour vous qu’une occasion de justifier les soins qu’on a pris pour vous former à la vertu. [103] Eh! pourquoi désespérer que, du sein même de nos disgrâces, il ne naisse quelque bonheur inattendu? Vous n’ignorez pas, sans doute, que tels événements, regardés d’abord comme tristes, et déplorables, ont été reconnus depuis pour avoir été la source de la prospérité des peuples qui les avaient éprouvés. [104] Faut-il aller chercher loin des exemples? Est-ce par la paix que deux de nos principales républiques, je veux dire Athènes et Thèbes sont parvenues au faîte de la grandeur? N’est-ce point par les malheurs de la guerre que, se relevant enfin de leur chute, l’une a obtenu la prééminence sur les Grecs, et l’autre jouit maintenant d’une puissance que jamais on n’eût imaginée? Ce n’est pas le repos qui donne la gloire et la célébrité, mais les combats. [105] Loin de les fuir, courons-y avec ardeur; n’épargnons ni nos biens ni nos personnes, en un mot, rien de ce qui est à nous. Si la fortune seconde nos efforts, si nous rétablissons notre république dans l’état d’où elle est déclinée, nous mériterons plus d’éloge que nos pères; nos enfants ne pourront surpasser notre courage, et nos panégyristes seront embarrassés pour célébrer nos louanges. [106] Tous les peuples sont attentifs à l’événement de cette assemblée, et à la résolution que nous y aurons prise. Ainsi, que chacun de nous se persuade qu’il est placé comme sur le théâtre de toute la Grèce, pour donner une juste idée de lui-même. [107] En deux mots, voici ce qui doit nous décider: en ne craignant pas de mourir pour soutenir nos droits, nous acquérons de la gloire et nous assurons notre repos; en redoutant les périls, nous nous jetons dans le trouble et dans l’inquiétude. [108] Exhortons-nous donc mutuellement à payer à la patrie le prix de notre éducation; rougissons de laisser traiter Lacédémone avec outrage, de frustrer de leurs espérances nos zélés partisans, et de trahir, par un trop grand amour de la vie, la haute opinion qu’a conçue de nous toute la terre. [109] Croyons qu’il est beau d’échanger une existence périssable contre une gloire immortelle, et d’acheter aux dépens de quelques années, un nom qui subsiste dans tous les siècles à venir. Oui, sans doute, il vaut mieux saisir cette grande occasion de nous procurer, par quelques travaux, un honneur de longue durée, que de nous couvrir en un instant d’infamie et d’opprobre. [110] Mais le motif le plus capable de vous émouvoir et de vous exciter à prendre courageusement les armes, c’est de vous figurer vos parents et vos enfants présents: voyez les uns qui vous conjurent de ne pas déshonorer le nom de Sparte, les expéditions guerrières qu’ils ont terminées, les sages institutions dans lesquelles nous avons été élevés; voyez les autres qui vous redemandent le pays que nous ont laissé nos ancêtres, le commandement parmi les Grecs, et cette prééminence que nos pères nous ont remise entre les mains: eh! dites-moi, qu’aurez-vous à leur répondre? [111] Je ne vois pas qu’il soit besoin d’en dire davantage; je n’ajoute qu’un mot. Dans toutes les guerres qu’a soutenues notre république, dans tous les combats qu’elle a livrés, les ennemis n’ont jamais remporté de victoire sur les Lacédémoniens, commandés par un roi de ma race. Aujourd’hui donc que vous délibérez sur la guerre, il est de votre prudence de préférer les avis de ceux sous la conduite desquels vos armes ont toujours prospéré.