[7,0] LIVRE VII. [7,1] Calasiris et Chariclée, après être passés aussi près d'un si grand danger, se hâtèrent, à la fois pour s'éloigner de ce terrible spectacle et pour se conformer, au plus vite, aux prédictions du mort, de prendre le chemin de Memphis. Et ils n'étaient pas encore arrivés dans la ville lorsque s'y accomplissaient déjà les événements prédits au cours de la scène de nécromancie. Lorsque Thyamis arriva à la tête des brigands de Bessa, les gens de Memphis venaient juste de fermer leurs portes car un soldat de l'armée de Mitranès, qui s'était enfui après le combat de Bessa et avait prévu l'attaque, avait donné l'alarme aux habitants de la cité. Thyamis fit faire halte à sa troupe devant une partie du rempart, à la fois pour reposer son armée, après cette marche forcée et pour montrer son intention de prendre la ville. Les habitants, qui avaient d'abord été effrayés en pensant que les assaillants étaient nombreux, mais qui, du haut des remparts, se rendirent compte qu'ils n'étaient qu'en petit nombre, entreprirent de rassembler aussitôt les quelques archers et les quelques cavaliers que l'on avait laissés à la garde de la ville, d'armer les habitants avec les armes que l'on pourrait trouver et de faire une sortie en masse contre l'ennemi. Mais un vieillard, l'un des notables, les en dissuada en leur remontrant que, même si le satrape Oroondatès était absent pour le moment, et engagé dans une expédition contre l'Ethiopie, il était convenable de prévenir d'abord de leur intention au moins sa femme Arsacé, car son consentement rendrait plus facile de rassembler les soldats disséminés dans la ville, ajoutant que ceux-ci viendraient plus volontiers. On approuva ce discours et tous se dirigèrent vers le palais royal, qui servait de résidence aux satrapes en l'absence du roi. [7,2] Arsacé était une femme très belle, grande, intelligente et énergique, et très fière de sa naissance, ce qui était naturel, car elle était la soeur du Grand Roi; mais son existence était loin d'être sans reproche, et elle se laissait aller à des plaisirs coupables et sans mesure; elle avait, notamment, contribué autrefois à chasser Thyamis de Memphis. Lorsque Calasiris, prévenu par les dieux de ce qui allait advenir à ses enfants, eut quitté Memphis à l'insu de tous, et eut disparu, chacun le crut mort; alors Thyamis, étant l'aîné de ses enfants, fut appelé au sacerdoce. Et le jour où il célébrait, devant tout le peuple, la cérémonie de son intronisation, Arsacé aperçut dans le temple d'Isis ce jeune charmant, en pleine jeunesse, et magnifiquement paré pour la cérémonie; elle jeta sur lui des yeux concupiscents et lui fit comprendre par signes son désir inconvenant. Thyamis n'y comprit rien, car il était d'un naturel chaste, et l'éducation avait entretenu sa sagesse; il était donc fort loin de soupçonner la vraie raison de son attitude et il crut que cela avait une autre signification, car il était tout entier occupé de son ministère sacré. Mais son frère Pétosiris, jaloux depuis longtemps de son sacerdoce, remarqua les avances d'Arsacé et voulut faire de la coupable tentative de celle-ci le moyen de perdre son frère. Il alla secrètement trouver Oroondatès et lui révéla non seulement la passion de sa femme mais ajouta, faussement, que Thyamis était consentant. Oroondatès se laissa facilement persuader, car il soupçonnait déjà Arsacé, mais il ne l'inquiéta pas car il n'avait aucune preuve contre elle et, en même temps, la crainte et le respect qu'il éprouvait pour la famille royale le contraignirent à supporter sans rien dire ce qu'il pouvait soupçonner. Mais il menaça Thyamis ouvertement de mort, à plusieurs reprises, et sans relâche jusqu'à ce qu'il l'eût obligé à quitter sa patrie et qu'il eût installé dans le sacerdoce Pétosiris à sa place. [7,3] Tout cela s'était passé autrefois. Mais, ce jour-là, Arsacé, lorsqu'elle vit la foule accourir chez elle, lui annoncer l'attaque des ennemis (dont elle était, d'ailleurs, elle-même informée), et lui demander de donner l'ordre aux soldats restants de faire une sortie avec eux, elle répondit qu'elle n'ordonnerait pas un tel ordre à la légère, sans même savoir encore quel était le nombre des ennemis ni quels ils étaient ni d'où ils venaient et de plus, sans être même au courant de la raison de leur attaque. Ils devaient commencer par monter sur le rempart et, de là, observer; après quoi, ils pourraient renforcés par les soldats, prendre les mesures possibles et utiles. On jugea qu'elle avait raison et l'on se rendit immédiatement sur le rempart; là, sur l'ordre d'Arsacé on installa une tente de pourpre et d'or; elle-même, richement parée, s'assit sur un trône élevé, entourée de ses gardes, avec des armes dorées, fit montrer un caducée, en signe que l'on désirait engager des conversations pacifiques, et invita les chefs et les plus notables parmi les ennemis à s'approcher de la muraille. Lorsque Thyamis et Théagène se présentèrent, délégués par leur troupe, et se tinrent debout devant la muraille, revêtus de leur armure, mais tête nue, le héraut déclara : «Arsacé, femme d'Oroondatès, premier satrape, et soeur du Grand Roi vous fait dire ceci : «Que voulez-vous, qui êtes-vous, pour quelle raison avez-vous eu l'audace d'entreprendre cette attaque ? » Ils répondirent que la troupe était formée des gens de Besa, et Thyamis dit qui il était, qu'il avait été victime d'une injustice de la part de son frère Pétosiris et d'Oroondatès, qui l'avaient dépouillé de son sacerdoce à la suite d'une intrigue, et que c'était pour qu'on le lui rendit que les gens de Bessa le ramenaient. Si on lui rendait son sacerdoce, ce serait la paix, les gens de Bessa retourneraient chez eux sans faire aucun mal à personne; sinon, l'on remettrait à la guerre et aux armes le soin de décider. Il convenait donc qu'Arsacé, si elle avait quelque souci de ce qu'elle se devait à elle-même, profitât de cette occasion pour tirer vengeance des intrigues de Pétosiris contre elle-même et de ses accusations criminelles auprès d'Oroondatès, calomnies qui avaient eu pour résultat de la faire, elle, suspecter par son mari d'une passion illégitime et honteuse, et de le contraindre, lui, à partir en exil. [7,4] Ce discours provoqua un grand trouble dans tout le peuple de Memphis, qui reconnut Thyamis, dont le départ inattendu était, autrefois, resté inexplicable, au moment où il s'était produit, mais les révélations qu'ils venaient d'entendre en faisaient soupçonner maintenant la raison; ils ne doutaient d'ailleurs pas que ce ne fût la vérité. Arsacé fut plus troublée encore que tous les autres et son esprit bouleversé par un tourbillon de pensées. Remplie de colère contre Pétosiris et ramenée au souvenir de ce qui s'était passé, elle songeait à se venger; d'autre part, la vue de Thyamis et celle de Théagène tiraillaient son esprit et le partageaient entre le désir qu'elle avait pour l'un et pour l'autre, amoureuse également de tous les deux, d'un amour renaissant pour l'un, d'un amour soudain, et plus violent pour l'autre, si bien que même les assistants s'aperçurent de son trouble. Elle laissa s'écouler quelques instants puis, se reprenant, comme au sortir d'une défaillance passagère : « Cette guerre, dit-elle, mes amis, est une tentative folle de la part des gens de Bessa et surtout de la vôtre, qui êtes jeunes, charmants, et, je suppose, bien nés, comme on peut s'en rendre compte, et qui vous exposez, pour des brigands, à un danger évident, alors que vous ne pourriez résister même au premier choc s'il fallait combattre; car les forces du Grand Roi ne sont pas si réduites que, même s'il se trouve que le satrape est absent, l'on ne puisse encore, avec ce qui reste, ici, de soldats, vous passer tous au fil de l'épée. Mais je ne crois pas nécessaire de faire mourir tant de gens et, étant donné que la raison de cette attaque est une affaire entre particuliers, et non une affaire intéressant tout le peuple, il me paraît convenable que le débat soit jugé entre particuliers et que l'on accepte la solution que lui donneront les dieux et la justice. Mon avis est donc le suivant : j'ordonne que les gens de Memphis et ceux de Bessa se tiennent tranquilles et ne se livrent pas entre eux une guerre sans raison et que, d'autre part, que ceux qui se disputent le sacerdoce combattent seul à seul l'un contre l'autre; le prix pour le vainqueur étant le sacerdoce. » [7,5] Lorsque Arsacé eut parlé, les gens de la ville poussèrent des acclamations et approuvèrent ce qu'elle avait décidé, à la fois parce qu'ils soupçonnaient Pétosiris de manoeuvres criminelles et aussi parce que chacun d'entre eux se disait qu'il allait se tirer d'un danger imminent autant qu'imprévu, grâce au combat que d'autres allaient se livrer. La foule des gens de Bessa, au contraire, semblait peu satisfaite et peu disposée à permettre à leur chef de s'exposer à leur place, mais à la fin il les persuada d'y consentir, en leur expliquant le peu de vigueur de Pétosiris et son manque d'habitude des armes, et les rassura en leur disant qu'il combattrait lui-même avec des avantages considérables. Ce sont apparemment, ces mêmes avantages qui avaient suggéré à Arsacé l'idée du combat singulier, comptant atteindre sans éveiller les soupçons, le but qu'elle se proposait et pensant bien que Pétosiris serait infailliblement puni pour ce qu'il lui avait fait s'il devait combattre contre Thyamis, qui était beaucoup plus vaillant que lui. On se mit donc, plus vite qu'on ne saurait le dire, à exécuter les ordres d'Arsacé : Thyamis, plein d'ardeur, se hâtait de se préparer pour répondre au défi et achevait tout joyeux de s'armer convenablement. Théagène lui prodiguait les encouragements, lui mettait sur la tête un casque surmonté d'une belle aigrette, et dont l'or lancait mille feux et vérifiait le reste de son armure; Pétosiris, lui, était poussé de force hors des portes, sur l'ordre d'Arsacé — en dépit de ses cris et de ses supplications — et armé malgré lui. A cette vue, Thyamis dit : « Mon cher Théagène, ne vois-tu pas comme Pétosiris tremble de peur? — Je vois, répondit Théagène, mais comment comptes-tu agir? Car ce n'est pas un ennemi ordinaire, l'homme que tu as en face de toi est ton frère. » Et lui : « Tu as raison, dit-il, et tu as entièrement pénétré ma pensée. Si un dieu m'accorde la victoire, je suis décidé à ne pas le tuer; puissent la colère ni le ressentiment pour ce que j'ai subi n'être jamais assez forts pour me faire acheter, au prix du sang d'un frère et du meurtre abominable d'un être sorti du même sein que moi, la vengeance des injures passées et l'acquisition des honneurs pour l'avenir. — Paroles d'un homme de coeur, dit Théagène, et qui sait la puissance de la nature; mais n'as-tu pas quelque recommandation à me faire? » Et Thyamis répondit : « Le combat qui va commencer ne sera rien, mais comme souvent le sort réserve aux hommes des surprises singulières, si je suis vainqueur, tu viendras avec moi dans la ville et tu vivras dans les mêmes conditions que moi; mais si mes espérances sont trompées, tu prendras le commandement des gens de Bessa qui sont là, et qui te sont tout dévoués, et tu mèneras une vie de brigandages, jusqu'à ce que la divinité te montre une issue plus favorable pour toi. » [7,6] Sur quoi, ils s'étreignirent en pleurant et se donnant des baisers, et Théagène resta où il était, pour observer, debout, ce qui allait se passer; Arsacé avait ainsi la possibilité de profiter largement, à son insu, de sa vue et de satisfaire, au moins des yeuxs, passion qu'elle éprouvait pour lui. Thyamis s'élança vers Pétosiris, qui n'attendit pas l'attaque mais qui, au premier mouvement de son adversaire, se mit à fuir en direction des portes dans l'espoir de se réfugier à l'intérieur de la ville. Vain espoir; les hommes postés aux portes le repoussèrent et le peuple, sur le rempart, criait qu'il ne fallait pas le laisser entrer, de quelque côté qu'il se présentât; alors, il se mit à fuir, de toute sa vitesse, tout autour de la ville, après avoir jeté ses armes. Et, par derrière, courait aussi Théagène, fort inquiet pour le sort de Thyamis et incapable de se résoudre à ne pas tout voir; il n'était pas armé, pour ne pas donner prise au soupçon qu'il pourrait intervenir en faveur de Thyamis, mais il avait laissé son bouclier et sa lance à l'endroit où il s'était assis, au pied de la muraille, sous les yeux d'Arsacé : il lui en abandonnait la contemplation, à la place de sa propre personne, et s'était mis à courir avec les deux autres. Pétosiris ne pouvait être rejoint, mais il n'était pas loin devant son poursuivant; sans cesse il paraissait être sur le point d'être pris, mais il réussissait à échapper, et, n'étant pas armé, allait, comme on pouvait s'attendre, plus vite que Thyamis qui l'était. Ils avaient ainsi fait autour de la muraille un premier, puis un second tour, et au moment où ils allaient achever le troisième, Thyamis brandit sa lance en directon du dos de son frère et menaçait de l'en frapper s'il ne s'arrêtait pas — cependant que toute la ville, comme au théâtre, arbitrait cette course du haut des murs — lorsque le démon ou si l'on préfère la Fortune qui dirige les affaires humaines fit surgir un coup de théâtre au milieu du drame qui se déroulait, comme pour introduire le début d'une nouvelle tragédie en face de celle qui se jouait déjà : il amena Calasiris, précisément ce jour-là, à ce moment précis, d'une façon imprévue, pour participer à cette course et être le spectateur infortuné de la lutte mortelle que se livraient ses fils; lui qui avait tant souffert, imaginé toutes les précautions, qui s'était condamné lui-même à l'exil et à une vie vagabonde à l'étranger, pour tenter d'échapper à un spectacle aussi abominable, voici qu'il était vaincu par le Destin et condamné à voir ce que les dieux lui avaient depuis longtemps prédit. En apercevant, de loin, la poursuite, il comprit, d'après ce qui lui avait été si souvent annoncé par les oracles, que c'étaient ses enfants et se mit à courir avec une ardeur insoupçonnée à son âge pour tenter d'arriver avant que le corps à corps ne finît par s'engager entre eux et, pour cela, fit violence à sa vieillesse. [7,7] Lorsqu'il fut auprès d'eux, et en train de courir à leurs côtés : « Qu'est cela, Thyamis et Pétosiris? » criait-il sans cesse; « Qu'est-ce que vous faites, enfants?» leur répétait-il. Mais eux, qui n'avaient pas encore reconnu leur père, car le vieillard était encore enveloppé de ses haillons de mendiant et eux-mêmes étaient tout entiers dans la lutte, crurent que c'était quelque vagabond, à l'esprit un peu dérangé, et ne firent pas attention à lui. Et les spectateurs, sur le mur, ou bien s'étonnaient de le voir se lancer, sans précaution, entre des hommes armés, ou bien riaient de lui, comme d'un fou qui faisait de vains efforts. Mais, lorsque le vieillard comprit qu'on ne le reconnaissait pas à cause de la pauvreté de sa mise, il quitta les haillons qu'il avait jetés sur lui, détacha ses cheveux et les laissa flotter comme le font les prêtres, jeta le paquet qu'il portait sur l'épaule et le bâton qu'il tenait à la main et se dressa devant eux; et ils le virent, dans toute sa majesté de vieillard et de prêtre; alors, il s'agenouilla lentement et tendit vers eux des mains suppliantes : « O, mes enfants, dit-il d'une voix gémissante et pleine de larmes, je suis Calasiris, moi, votre père. Arrêtez-vous et mettez fin à cette folie que vous envoient les Moires ; vous avez devant vous votre père, rougissez devant lui! » Alors, ils cessèrent de courir et, sur le point de défaillir, se jetèrent tous deux aux pieds de leur père, embrassèrent ses genoux et, d'abord, l'examinèrent attentivement pour s'assurer que c'était bien lui, puis, lorsqu'ils furent certains que ce n'était pas une apparition, mais vraiment lui qu'ils voyaient réellement, ils furent en proie à des émotions contradictoires. Ils étaient heureux de voir que leur père était vivant, contre toute attente, mais l'acte dans lequel il les surprenait etait pour eux un sujet de chagrin et de honte, et l'incertitude de ce qui allait se passer les plongeait dans l'angoisse. Les habitants de la ville, d'autre part, étaient étonnés; ils ne disaient, ne faisaient rien et demeuraient stupides, sans comprendre, et pareils à des images peintes; ils n'avaient d'yeux que pour ce qu'ils voyaient. A ce moment fit son apparition sur la scène un nouveau personnage, Chariclée. Attachée aux pas de Calasiris, elle avait reconnu de loin Théagène — car la vue des amoureux est perçante pour reconnaître ce qu'ils aiment, et souvent une démarche, une silhouette, à elles seules, et de fort loin, une ressemblance de dos, leur donnent l'illusion de les reconnaître; aussi, comme saisie d'un transport en voyant Théagène, elle se précipite vers lui d'un élan fou, lui entoure le cou de ses bras, le tient étroitement enlacé, s'attache à lui et, en guise de salut, sanglote et gémit. Lorsqu'il vit ce visage sale, qu'elle s'était ingéniée à enlaidir, ces vêtements usés et en loques, il la prit, naturellement, pour une mendiante et une authentique vagabonde et il chercha à l'éloigner et à la repousser. Finalement, comme elle ne s'en allait pas, et comme elle le gênait en l'empêchant de voir ce que faisait Calasiris, il la gifla. Alors : « Pythien, dit-elle tout bas, tu ne te souviens pas du flambeau? » Sur quoi Théagène, en qui ces mots pénétrèrent comme une flèche, se rappela que le flambeau était l'un des signes de reconnaissance dont ils avaient convenu; il la regarda attentivement et l'éclat du regard de Chariclée, comme des rayons de soleil au sortir des nuages, l'éblouit. Alors, il l'enlaça et la prit dans ses bras. Et tous les gens qui se trouvaient sur la muraille accoururent à l'endroit où était installée Arsacé, furieuse et qui, déjà, regardait Chariclée avec jalousie, et tous contemplaient avidement ces incroyables miracles. [7,8] C'était la fin de cette guerre impie entre des frères; leur lutte, qui semblait ne devoir trouver sa décision que dans le sang, avait eu un dénouement heureux, au lieu de se terminer en tragédie. Le père, qui avait vu ses enfants combattre l'un contre l'autre l'épée en main et s'affronter en combat singulier, et qui avait bien failli avoir le malheur, lui qui les avait engendrés, d'assister au spectacle de leur mort, se trouva être lui-même l'instrument de leur réconciliation. Il n'avait pas eu le pouvoir de se soustraire à ce qu'avaient décidé les Destinées, mais il eut le bonheur de revenir juste à temps pour assister à la réalisation du destin. Des enfants retrouvaient leur père après une période de dix ans d'errances et bientôt, ils couronnaient celui qui avait été cause de leur rivalité au sujet du sacerdoce, rivalité qui avait failli faire couler leur sang; ils le revêtirent des insignes de prêtre et lui firent cortège. Mais, aux yeux de tous ce fut l'épisode amoureux du drame qui passa pour le plus beau. Théagène et Chariclée tous deux beaux et charmants, et jeunes, qui s'étaient retrouvés, contre tout espoir, attiraient plus encore que les autres les regards de la ville entière. Les habitants avaient franchi les portes et s'étaient répandus devant la ville dans la plaine, qui se trouvait emplie d'une foule de tous les âges : les éphèbes, et ceux qui étaient à peine arrivés à l'âge d'homme accouraient vers Théagène; vers Thyamis allaient les hommes dans la force de l'âge, ceux dont l'existence était assez avancée pour leur permettre de l'avoir connu; toutes les jeunes filles de la ville, celles qui déjà rêvaient de mariage, entourèrent Chariclée; quant aux vieux et aux prêtres, tous, autant qu'ils étaient, ils faisaient cortège à Calasiris. Une sorte de procession se forma spontanément. Thyamis avait renvoyé les gens de Bessa, en leur exprimant sa reconnaissance pour leur dévouement, et leur promettant de leur faire parvenir, bientôt, à la pleine lune, cent boeufs, mille moutons et dix drachmes pour chacun. Il avait passé son cou sous les bras de son père pour l'aider à marcher et soutenir les pas du vieillard à qui la joie, inespérée pour lui, avait quelque peu brisé les jambes. De l'autre côté, Pétosiris avait fait la même chose et ainsi, à la lueur des flambeaux allumés, le vieil homme se dirigea vers le temple d'Isis, au milieu des applaudissements et des bénédictions, tandis que syrinx et flûtes sacrées résonnaient et entraînaient dans une danse folle la jeunesse ardente. Il ne fut jusqu'à Arsacé qui ne suivît le mouvement : s'avançant fièrement avec ses gardes particuliers et toute sa suite, couverte de bijoux et d'or, elle entra, elle aussi, dans le temple d'Isis, en apparence pour faire la même chose que tout le peuple, en réalité elle avait les yeux attachés sur le seul Théagene et s'abandonnait, plus que quiconque, au plaisir de le contempler; mais son plaisir n'était pas sans mélange, car le fait que Théagène tînt Chariclée par le bras et lui frayât un chemin à travers la foule enfonçait l'aiguillon acéré de la jalousie dans le coeur d'Arsacé. Lorsqu'il fut parvenu à l'intérieur du sanctuaire, Calasiris se jeta la face contre terre, embrassant les pieds de la statue et demeura ainsi pendant de longues heures; et peu s'en fallut qu'il ne trépassât. Lorsque les assistants l'eurent relevé, il eut grand'peine à se tenir debout et à offrir les libations et les prières à la déesse; ensuite il enleva de sa tête la couronne du prêtre et la posa sur le front de son fils Thyamis, disant à la foule qu'il était désormais trop vieux et que, d'ailleurs, il sentait que sa fin était proche, que l'aîné de ses fils devait, conformément à la loi, recevoir les insignes du sacerdoce, et qu'il avait toutes les qualités de l'âme et du corps pour accomplir les devoirs de cette fonction sacrée. [7,9] Le peuple se mit alors à pousser des acclamations et à montrer par ses cris son accord avec Calasiris, qui se retira avec ses fils et Théagène dans la partie du temple réservée aux prêtres. Le reste de la foule rentra chacun chez soi; Arsacé se retira aussi, mais avec peine, en revenant à plusieurs reprises, faisant semblant de vouloir encore accomplir un acte de dévotion envers la déesse, jusqu'au moment où elle finit par s'en aller, en se retournant, aussi longtemps qu'elle le put, pour regarder Théagène. Lorsqu'elle fut rentrée au palais royal, aussitôt elle se dirigea vers sa chambre, se jeta sur son lit, telle qu'elle était, et resta étendue, sans un mot. Cette femme, portée en tout temps à des plaisirs coupables, se trouvait, à la vue de l'irrésistible Théagène, qui surpassait tout ce qu'il lui avait été donné de connaître jusque-là, toute brûlante de passion. Toute la nuit elle demeura sur son lit, se tournant et se retournant sans cesse d'un côté sur l'autre, poussant de profonds soupirs; tantôt elle se dressait, tantôt elle se laissait retomber sur sa couche, ou bien enlevait une partie de ses vêtements, puis, brusquement, s'étendait à nouveau, ou bien elle appelait, sans raison, sa petite suivante et la renvoyait sans lui avoir rien commandé. Bref, son amour était sur le point de dégénérer, à son insu, en folie lorsqu'une vieille, du nom de Cybèle, qui était l'une de ses femmes de chambre et avait coutume de favoriser ses aventures, pénétra dans la chambre; elle ne fut pas sans s'apercevoir de ce qui se passait, car la lampe allumée lui révéla l'amour d'Arsacé, qui brûlait en quelque sorte, autant qu'elle. « Qu'est-ce qu'il y donc, maîtresse? demanda-t-elle, quelle est cette passion nouvelle qui te tourmente? Qui as-tu vu, encore, qui fait de la peine à ma petite fille? Qui est assez fier et assez fou pour ne pas succomber à ta beauté et ne pas regarder comme un bonheur l'amour que tu lui offres et pour mépriser, au contraire, tes avances et ton désir? Dis-le moi seulement, ma toute petite enfant chérie; il n'y a personne qui soit de fer au point de pouvoir résister à mes sortilèges; dis-le moi et tu ne saurais manquer d'obtenir ce que tu souhaites. Je crois t'en avoir souvent donné effectivement la preuve. » [7,10] Tels étaient les propos qu'elle tenait, avec beaucoup d'autres semblables, aux pieds d'Arsacé, la cajolant, la flattant de mille manières, pour l'amener à avouer sa passion. Arsacé, après un moment de silence, répondit: « Je suis atteinte, Mère, comme jamais je ne l'ai encore été, et bien que j'aie eu souvent à me louer de tes bons offices en de semblables circonstances, je ne sais si, cette fois encore, tu pourras réussir. La guerre qui, aujourd'hui, a failli éclater devant les remparts et s'est soudain apaisée, n'a pas coûté de sang aux autres et s'est terminée par la paix, mais elle a marqué pour moi le début d'une autre guerre, plus véritable, et m'a causé une blessure non pas dans une partie de mon corps ou dans l'un de mes membres, mais dans mon âme même, lorsque j'ai vu, pour mon malheur, ce jeune étranger qui courait aux côtés de Thyamis pendant le combat singulier. Tu sais certainement, Mère, de qui je parle; il brillait en effet au milieu des autres d'une beauté extraordinaire, qui n'eût pas échappé même à un rustre, indifférent aux belles choses, à plus forte raison elle ne t'a pas échappé à toi et à ta longue expérience. Maintenant, ma chère, tu connais le coup qui m'a frappée; à toi de mettre tout en oeuvre, toute ta magie de vieille, toutes tes ruses, si tu veux que vive ta petite fille. Car il m'est impossible de vivre si je ne l'obtiens, à tout prix. — Je connais le jeune homme, dit la vieille. Il est large de poitrine et d'épaules, il porte le cou droit, d'un air noble, au-dessus de tous, et domine les autres de la tête; il a les yeux bleus et son regard est à la fois amoureux et farouche, ses longues boucles encadrent ses joues où croît un duvet blond; c'est vers lui que s'est précipitée une femme étrangère, non sans beauté, mais effrontée, apparemment, qui s'est mise à l'embrasser et le tenait enlacé. C'est bien celui dont tu parles, n'est-ce pas, maîtresse? — C'est lui, petite maman, répondit Arsacé; tu fais bien de me rappeler cette fille de mauvais genre, cette espèce de misérable, cette échappée de maison, d'une vulgarité! une beauté fabriquée, et qui a des prétentions! Oui, mais, en tout cas, elle a plus de chance que moi, d'avoir un pareil amant! » A ces mots, la vieille eut un petit sourire qui découvrit ses dents : « Sois tranquille, maîtresse, dit-elle, jusqu'à aujourd'hui, elle a paru belle à cet étranger; mais si je parviens à faire qu'il te voit, toi et ta beauté, il distinguera, comme on dit, le cuivre de l'or et enverra promener cette petite putain maniérée, que ses grâces n'avanceront pas. Si tu fais cela, Cybèle, tu m'auras guérie de deux maladies, de mon amour et de ma jalousie; du premier en le satisfaisant, de l'autre, en m'en délivrant. » Et l'autre : « Cela se fera, dit-elle, dans la mesure où cela dépend de moi. Toi, remets-t'en à moi, et, pour l'instant, repose-toi, ne perds pas courage et ne te laisse pas abattre d'avance; aie bon espoir. » [7,11] Après quoi, elle emporta la lampe, ferma à clef la porte de la chambre et s'en alla. Lorsqu'elle vit que l'aube commençait à poindre, elle prit avec elle l'un des eunuques du palais et une servante, à qui elle enjoignit de la suivre avec des gâteaux et d'autres offrandes et se hâta vers le temple d'Isis. Lorsqu'elle fut devant le portail extérieur elle dit qu'elle venait offrir un sacrifice a la déesse au nom de sa maîtresse Arsacé, qui avait été terrifiée par un songe et qui voulait conjurer le présage de sa vision; mais l'un des serviteurs du temple l'en empêcha et la renvoya, disant que le temple était plongé dans le deuil. Le prêtre Calasiris, qui était revenu chez lui après une longue absence, avait fait, la veille au soir, avec ses amis, un dîner de fête, et il s'était diverti et montré joyeux; après le festin, il avait offert des libations à la déesse et lui avait adressé une longue prière. Ensuite, il avait dit à ses enfants que, désormais, ils ne verraient plus leur père, et il leur recommanda beaucoup de veiller, avant toute chose, sur les jeunes Grecs arrivés avec lui, et de faire tout leur possible pour les aider à réaliser leurs projets; ensuite, il se coucha, et soit que l'excès de sa joie ait alternativement retenu et relâché de façon exagérée ses voies respiratoires, au point de briser brutalement son corps vieilli, soit que les dieux sur sa demande, lui aient accordé cette fin, on s'aperçut vers l'heure où le coq chante, qu'il était mort; ses fils inquiets de ce que leur avait dit le vieillard, l'avaient veillé toute la nuit. « Et maintenant, ajouta-t-il, nous avons envoyé des gens pour convoquer le reste du clergé de la ville afin qu'ils lui rendent les honneurs funèbres traditionnels. Il vous faut donc vous en aller, car il est interdit et d'offrir un sacrifice et même de pénétrer dans le temple si l'on n'appartient pas aux desservants consacrés, et cela pendant sept jours consécutifs. — Comment, alors, demanda Cybèle, vivront les étrangers dont tu parlais ? » Et lui : « Dans un logement que leur a fait préparer le nouveau prêtre, Thyamis, non loin d'ici et hors du temple; tiens, regarde, les voici qui sortent pour obéir à la loi et qui sont en train de quitter les lieux consacrés. » Cybèle sauta sur l'occasion et en profita pour commencer à tendre ses pièges. « Alors, dit-elle, sacristain cher aux dieux, l'occasion se présente de rendre service à ces étrangers, et à moi-même, ou plutôt à Arsacé, la soeur du Grand Roi; tu sais qu'elle aime les Grecs et qu'elle et très accueillante pour les hôtes. Dis donc à ces jeunes gens que, sur l'ordre de Thyamis, c'est chez nous qu'on leur a préparé un logement. » Le sacristain y consentit, car il ne soupçonnait rien des mauvais desseins de Cybèle, mais il s'imaginait rendre service aux étrangers en les introduisant à la cour du satrape et, en même temps, à ceux qui lui faisaient cette prière, et cela, sans causer aucun mal à qui que ce fût, et sans danger pour lui-même. Donc lorsqu'il vit approcher Théagène et sa compagne, tristes et en larmes, le sacristain leur dit : « Ce que vous faites est interdit, et absolument défendu par les traditions, et pourtant on vous en a averti : l'on ne doit pas se lamenter ni pleurer sur la mort d'un prêtre; il faut l'accompagner au milieu de la joie et des bénédictions, en se disant qu'il a en partage un sort meilleur et qu'il compte désormais au nombre des êtres divins : c'est ce que prescrit notre tradition sacrée; mais, au reste, vous êtes excusables, car vous venez de perdre, ainsi que vous le dites, votre père, votre protecteur et votre seul espoir. Mais il ne faut pas vous désespérer, car Thyamis, apparemment, n'a pas seulement hérité de son sacerdoce, mais aussi de sa bienveillance envers vous. Il a en effet commencé par ordonner que l'on s'occupe de vous; on vous a préparé un logement magnifique, tel que pourrait en souhaiter l'un des riches habitants du pays, et non des étrangers qui, pour le moment, semblent n'être pas fort prospères. Suivez cette femme (dit-il en leur montrant Cybèle), considérez-la comme votre mère à tous deux; elle vous conduira; obéissez-lui. » [7,12] Voilà ce que dit le gardien, et Théagène et son amie obéirent, à la fois parce que le malheur imprévu qui les avait frappés avait engourdi leur esprit et aussi parce qu'ils étaient satisfaits d'avoir un endroit où se retirer tout de suite et se réfugier, mais ils s'en seraient naturellement bien gardés s'ils avaient pu prévoir le drame que leur réservait cette maison trop magnifique et qui ne devait leur apporter que le mal. Mais en réalité, la Fortune qui s'acharnait contre eux et qui, depuis quelques heures, leur avait laissé un peu de répit et permis de goûter une joie éphémère, se remit aussitôt à leur infliger de nouveaux chagrins et les conduisit, prisonniers, pour ainsi dire, volontaires, chez leur ennemie, qui allait, sous couleur de leur offrir une généreuse hospitalité, faire des jeunes étrangers sans défiance de véritables captifs. Tant il est vrai que la vie errante rend en quelque sorte aveugles, par suite de leur ignorance du pays, les hommes qui voyagent à l'étranger! Dès que Théagène et Chariclée arrivèrent au palais du satrape et se trouvèrent devant le magnifique porche d'entrée, plus élevé que celui d'une maison particulière et rempli d'un nombre incroyable de gardes et de serviteurs divers, ils furent étonnés de voir cette maison dont la splendeur était bien au-dessus de leur condition actuelle. Ils suivirent pourtant Cybèle, qui multipliait les exhortations et les invitait à se rassurer; elle ne cessait de les appeler ses petits enfants et ses chéris, et leur assurait qu'ils pouvaient attendre avec pleine confiance l'accueil qui leur était réservé. Enfin, lorsqu'elle les eut menés jusqu'à l'appartement qui était le sien, un peu à l'écart des autres, elle les fit entrer, renvoya les personnes présentes et, seule avec eux, s'assit et leur dit : « Mes enfants, je connais la cause de votre tristesse présente et je sais que c'est la mort du prêtre Calasiris qui vous rend tristes car il vous tenait lieu de père; mais vous devriez bien me dire qui vous êtes et de quel pays vous venez. Que vous êtes grecs, cela, je le sais, et, à vous voir, il est facile de deviner que vous êtes de bonne naissance : l'éclat de votre regard, la grâce de votre visage, votre charme prouvent votre noblesse. Mais de quelle partie de la Grèce, de quelle cité venez-vous? Qui êtes-vous, comment avez-vous fini par arriver jusqu'ici? Je voudrais l'apprendre; dites-le moi, dans votre propre intérêt, pour que je puisse donner quelques renseignements sur vous à ma maîtresse, Arsacé, la soeur du Grand Roi et la femme d'Oroondatès, le plus élevé de tous les satrapes; elle aime les Grecs, elle est bonne, elle se plaît à rendre service à ses hôtes. Ce que je lui dirai de vous fera qu'elle aura pour vous plus de considération, et autant d'égards que vous le méritez. Et vous aurez pour vous écouter une femme qui n'est pas tout à fait une étrangère pour vous. Car je suis, moi aussi, de race grecque; mon pays est Lesbos; j'ai été emmenée jusqu'ici comme captive, et j'y vis plus heureuse que chez moi, car je suis tout pour ma maîtresse, c'est tout juste si elle ne respire et ne voit pas que par moi; je suis son esprit, ses oreilles, son tout; c'est moi qui lui fais connaître, chaque fois, les gens distingués, et je garde fidèlement tous ses secrets. » Théagène rapprocha en lui-même ce que disait Cybèle de l'attitude qu'Arsacé avait eue la veille, il se rappela ses regards insistants, impudents, qui révélaient si bien ses désirs inconvenants, et il n'augura rien de bon de l'avenir. Au moment où il allait répondre à la vieille, Chariclée se pencha vers son oreille et murmura : « Souviens-toi de ta soeur, dans ce que tu diras ! » [7,13] Théagène comprit l'avertissement : « Mère, dit-il, oui, nous sommes grecs, comme tu l'as appris. Nous sommes frère et soeur; nos parents ont été enlevés par des brigands et nous sommes partis à leur recherche, mais nous avons eu encore moins de chance qu'eux, car nous sommes tombés sur des hommes très cruels qui nous ont entièrement dépouillés de notre fortune, et nous avons eu grand'peine à nous sauver nous-mêmes. Par un heureux caprice du destin, nous avons rencontré, le bienheureux Calasiris et nous sommes arrivés ici dans l'intention de vivre désormais avec lui. Et maintenant, tu nous vois ici, privés de tout, seuls, abandonnés, après avoir perdu celui que nous regardions comme un père et qui en était véritablement un pour nous. Voilà ce qui nous concerne; quant à toi, nous te savons un gré infini de ton accueil d'aujourd'hui et de ton hospitalité, mais tu nous ferais encore bien plus de plaisir si tu nous procurais un logement où nous pourrions vivre seuls et inconnus, et si tu renonçais à l'offre généreuse que tu nous faisais tout à l'heure, de nous présenter à Arsacé et à introduire dans une existence aussi brillante et heureuse que la sienne des vagabonds étrangers aussi tristes que nous. Il ne faut en effet, comme tu le sais bien, frayer et vivre qu'avec des gens de même condition que soi-même. » [7,14] Cybèle, en l'écoutant, ne put s'empêcher de laisser paraître ses sentiments; son visage s'épanouit et montra toute la satisfaction qu'elle éprouvait d'apprendre que Théagène et Chariclée étaient frère et soeur; elle pensait que Chariclée ne serait pas un obstacle ni une gêne pour les amours d'Arsacé. Alors : « O, le plus beau des jeunes hommes, dit-elle, tu ne parlerais pas ainsi d'Arsacé si tu la connaissais; elle sait se mettre à la portée de toute condition, et elle est, surtout, secourable à ceux envers qui le sort se montre injuste; bien qu'elle soit perse de naissance, elle est très favorable aux Grecs; elle aime à retrouver avec les gens de là-bas; elle les recherche. Les moeurs et la compagnie des Grecs lui plaisent plus que tout. Ayez confiance, toi, tu seras traité comme doit l'être un homme et l'on aura pour toi des égards; ta soeur deviendra sa compagne et son amie. Mais sous quels noms dois-je vous annoncer? » Lorsqu'ils lui eurent répondu : « Théagène et Chariclée, restez ici », leur dit-elle, puis elle courut chez Arsacé, après avoir recommandé à la gardienne de la porte (qui était, elle aussi, une vieille) de ne permettre à personne d'entrer et de ne pas non plus laisser sortir les deux jeunes gens. Et l'autre : « Même si c'est ton fils Achaeménès qui vient? demanda-t-elle; peu de temps après ton départ pour le temple, il est sorti pour se faire soigner les yeux; tu sais qu'il en souffre encore un peu. — Même pas lui, dit l'autre; dis-lui que j'ai fermé la porte à clef et emporté moi-même la clef. » L'autre obéit, et Cybèle les avait encore à peine quittés que Théagène et Chariclée, profitant de l'occasion que leur offrait leur solitude, se mirent à se lamenter et à penser à leurs malheurs, et leurs plaintes et leurs réflexions étaient à peu près identiques. Elle répétait : « O Théagène! », et lui : « O Chariclée », et tous deux gémissaient; et l'un disait : « Quel nouveau malheur s'est abattu sur nous ? », et l'autre : « Quelles nouvelles diffcultés allons-nous rencontrer? » Et, chaque fois, ils s'embrassaient, et, tout en pleurant, recommençaient à se donner des baisers. Enfin, la pensée de Calasiris leur revint et leurs lamentations exprimèrent le deuil qu'ils ressentaient de sa perte; surtout Chariclée, qui le connaissait depuis plus longtemps, qui avait été, de sa part, l'objet de plus de soins et qui connaissait sa bonté : O, Calasiris, s'écriait-elle en sanglotant, je ne puis t'appeler de ce très doux nom de père, puisque la divinité s'est fait un malin plaisir de me priver chaque fois du droit de prononcer ce nom. Celui qui a été mon père selon la nature, je ne l'ai pas connu; celui qui m'avait adopté, Chariclès, hélas! je l'ai trahi; celui qui m'avait recueillie, nourrie, sauvée, je l'ai perdu, et je ne puis même donner les lamentations rituelles à son cadavre encore étendu sur le lit, les lois qui régissent les prêtres me l'interdisent. Mais voici, ô toi qui m'as nourrie, toi qui m'as sauvée, et j'ajouterai toi, ô mon père, même si la divinité me le refuse, ici, du moins, j'ai un droit et j'en use : je t'offre mes larmes comme libations, et comme offrandes, des mèches de mes cheveux. » Et, en même temps, elle se préparait à s'arracher des touffes de cheveux. Mais Théagène l'en empêcha, en lui prenant les mains et en la suppliant, et elle continuait son monologue pathétique : « Pourquoi donc continuer à vivre? Quel espoir ai-je donc devant les yeux? Notre guide sur cette terre étrangère, le bâton de notre course errante, lui qui devait nous conduire vers notre patrie, celui qui devait nous faire reconnaître de nos parents, la consolation de nos infortunes, notre bonheur, notre sauveur dans nos difficultés, notre ancre au milieu de toutes les tempêtes qui nous assaillaient, Calasiris est mort. Nous ne sommes plus qu'un attelage en détresse, abandonné sur une terre étrangère. Toutes les routes de la terre et les chemins de la mer nous sont fermés par notre ignorance; elle est partie, cette âme sainte et douce, sage et vénérable, sans avoir pu voir elle-même le résultat de ses bienfaits. » [7,15] Tandis que Chariclée se lamentait de la sorte et faisait entendre encore bien d'autres plaintes, et que Théagène gémissait aussi de son côté, mais, pour épargner Chariclée, modérait sa douleur, voici que survient Achaeménès, qui trouve la porte fermée à clef. « Qu'est-ce que cela signifie?» demande-t-il à la gardienne. Lorsqu'elle lui dit que c'était sa mère qui avait fait cela, il s'approche de la porte, et, tandis qu'il se demande pourquoi sa mère a agi de la sorte, il entend les plaintes de Chariclée; alors, il se penche, regarde par le trou à travers lequel on manœuvrait les verrous et voit ce qui se passe; de nouveau, il demande à la gardienne qui étaient les gens qui se trouvaient à l'intérieur. La vieille répondit qu'elle n'en savait rien, sinon qu'une jeune fille et un jeune homme, tous deux étrangers, apparemment, venaient d'être amenés dans l'appartement par sa mère. Achaeménès se pencha à nouveau et essaya de voir plus distinctement les personnages qu'il apercevait: Chariclée lui était totalement inconnue, mais il conçut la plus vive admiration pour sa beauté et le spectacle qu'elle devait présenter lorsqu'elle ne pleurait pas, et l'admiration, à son insu, l'entraînait vers l'amour. Quant à Théagène, il eut l'impression de le reconnaître, mais vaguement et sans en être certain. Achaeménès était encore tout occupé à regarder lorsque survint Cybèle, qui était de retour. Elle avait raconté à Arsacé tout ce qu'elle savait sur les jeunes gens et l'avait chaudement félicitée de sa chance, qui lui avait spontanément procuré ce que l'on ne pourrait espérer obtenir au prix de mille ruses et de mille stratagèmes : avoir son amant à la maison, le voir et en être vue en toute sécurité. Elle attisa la passion d'Arsacé par beaucoup d'autres propos et eut beaucoup de peine à la retenir, car elle n'avait qu'une hâte, c'était d'aller contempler Théagène; mais Cybèle ne voulait pas que le jeune homme la vît ainsi pâle et les yeux gonflés par l'insomnie; elle voulait qu'elle se reposât cette journée et reprît sa beauté habituelle. Elle lui prodigua ses encouragements, lui rendit l'espoir de parvenir à ses fins et lui dit ce qu'elle avait à faire et la manière dont elle devrait recevoir ses hôtes. [7,16] Quand elle fut de retour : « Qu'est-ce que tu espionnes là, mon garçon », dit-elle à Achaeménès. Et lui : « Ceux qui sont chez nous, ces étrangers, pour savoir qui ils sont et d'où ils viennent. — C'est défendu mon enfant, lui dit Cybèle. Tais-toi; garde cela pour toi, ne dis rien à personne, et fréquente le moins possible ces étrangers; c'est un ordre de la maîtresse. » Achaeménès s'en alla, docile aux instructions de sa mère et supposant que Théagène était, comme d'habitude, quelque amant destiné à Arsacé. Mais, en s'en allant, il se disait à part lui : « N'est-ce pas l'homme que, l'autre jour, m'avait remis Mitranès, le commandant de cercle, pour que je le conduise à Oroondatès, avec mission de l'envoyer au Grand Roi, et qui m'a été enlevé par les gens de Bessa et par Thyamis, alors que j'ai bien failli y laisser la vie, et que j'ai été le seul de toute l'escorte à pouvoir m'échapper? A moins que mes yeux ne me trompent? Mais je vais mieux, et je vois à peu près comme d'habitude. D'ailleurs, j'ai entendu dire que Thyamis est ici depuis hier, qu'il a soutenu contre son frère un combat singulier et qu'il a recouvré le sacerdoce. Oui, c'est bien l'homme, mais, pour l'instant, taisons-nous; ne disons à personne que je l'ai reconnu et commençons par savoir quelles peuvent être les intentions de la maîtresse à l'égard de ces étrangers. » Tels furent les propos que se tint Achaeménès à lui-même. [7,17] Cybèle, en entrant brusquement dans la pièce où étaient les jeunes gens, aperçut les traces de leur chagrin; sans doute, au bruit de la porte qu'on ouvrait, ils s'étaient ressaisis et s'étaient hâtés de reprendre leur aspect et leur expression habituels, mais ils n'avaient pu échapper aux regards de la vieille, car leurs yeux étaient encore pleins de larmes. Elle poussa de grands cris : « O, mes chers petits, dit-elle, pourquoi pleurez-vous ainsi hors de propos, alors que vous devriez être joyeux, alors que vous devriez vous féliciter de votre bonne fortune. Arsacé est dans les meilleures dispositions à votre égard, et telles que vous pourriez les souhaiter; elle consent à ce que vous lui soyez présentés dès demain; pour le moment, elle veut que l'on vous entoure de prévenances et de soins. Allons, chassez-moi ces pleurs stupides et vraiment puérils; c'est le moment d'avoir l'air soumis et d'obéir aux volontés d'Arsacé. » Alors Théagène : « C'est, dit-il, ma mère, la pensée de la fin de Calasiris qui a réveillé notre chagrin, et, en repensant à sa bienveillance vraiment paternelle à notre égard, nous n'avons pu retenir nos larmes. - Sornettes! dit-elle, que cela! Calasiris n'était pas vraiment votre père, il était vieux, il a cédé à la loi naturelle et à son grand âge. Tout, maintenant, dépend pour toi d'une seule personne : rang, richesse, luxe, et toutes les jouissances que comportent ta beauté et ta jeunesse; bref, dis-toi qu'elle est ton propre destin et incline-toi bien bas devant Arsacé. Règle-toi seulement sur ce que je te dirai, sur la façon de l'approcher et d'aller la voir, quand elle en aura donné l'ordre, comment tu devras en user avec elle et exécuter ce qu'elle pourra t'ordonner. Elle est, tu le sais, d'un caractère fier, avec les sentiments élevés qui conviennent à une reine, encore accrus par sa jeunesse et sa beauté, et elle ne supporte pas qu'on ne tienne pas compte de ses désirs. » [7,18] Théagène ne fit aucune réponse, mais il songeait à part lui à ce que ces paroles annonçaient de déplaisant et de menaçant. Peu de temps après vinrent des eunuques apportant dans des plats d'or ce qu'ils présentèrent comme les restes de la table du satrape et qui était d'une richesse et d'une délicatesse incomparables. « Voici, dirent-ils, ce que la maîtresse fait envoyer à ses hôtes, pour leur témoigner dès maintenant à quel point elle les honore. » Puis ils déposèrent les plats devant les jeunes gens et disparurent aussitôt. Théagène et Chariclée, à la fois à cause de l'insistance de Cybèle et pour ne pas avoir l'air de mépriser l'accueil qu'on leur faisait, goûtèrent légèrement à ce qu'on leur avait servi. La même chose arriva encore le soir et se reproduisit par la suite les autres jours. Le lendemain, dès le début du jour, les mêmes eunuques apparurent et dirent à Théagène : « Tu es prié, heureux homme, de venir chez la Maîtresse; nous avons reçu l'ordre de t'amener devant elle; viens jouir d'une chance qui n'est accordée que rarement, et à peu de gens. » Théagène resta un instant immobile puis, comme se faisant violence, il se leva et dit aux eunuques : « Est-ce moi seul qu'elle envoie chercher, ou bien demande-t-elle aussi ma soeur que voici? » Ils lui répondirent que c'était lui seul, que la jeune fille aurait une audience particulière, que, pour l'instant, Arsacé se trouvait avec de hauts personnages perses et que, d'ailleurs, la coutume était de recevoir les hommes à part et les femmes à part, à des moments différents. Alors, il se pencha vers Chariclée et lui dit tout bas « Cela n'est ni bien ni clair »; cependant, lorsqu'elle lui eut répondu qu'il ne fallait pas résister, mais, d'abord, se montrer docile et témoigner que l'on était disposé à se conformer à la volonté d'Arsacé, il suivit ses guides. [7,19] Comme ceux-ci lui donnaient des instructions sur la manière de se présenter, la façon d'adresser la parole à Arsacé, et ajoutaient que la coutume voulait que l'on se prosternât en entrant, il ne fit aucune réponse. Lorsqu'il entra, il la trouva assise sur un trône surélevé, toute brillante dans un vêtement de pourpre brodé d'or, somptueusement parée de riches bracelets et d'une tiare précieuse, peinte et fardée avec toutes les ressources de l'art pour lui donner un air plus voluptueux; des gardes se tenaient autour d'elle et, de chaque côté de son trône, étaient assis de grands seigneurs. Pourtant Théagène ne fut pas ému, mais, semblant avoir oublié les conseils que lui avait donnés Chariclée de feindre la docilité, il se redressa encore plus, confirmé dans sa fierté par tout ce qu'avait de vain la pompe que déployaient les Perses et, sans s'incliner, sans se prosterner, gardant la tête haute, il dit : « Salut, Arsacé, princesse de sang royal! » Alors les assistants s'indignèrent et murmurèrent que Théagène, en ne se prosternant pas, s'était montré séditieux, qu'il était rempli d'audace et d'orgueil; mais Arsacé sourit : « Pardonnez, dit-elle, à son ignorance, il est étranger, il est grec et il a la mauvaise habitude, que l'on a là-bas, de nous mépriser. » En même temps, elle enleva la tiare de sur sa tête, malgré les protestations des assistants — car c'est le geste que font les Perses pour rendre un salut — et : « N'aie pas peur, étranger », lui fit-elle dire par l'intermédiaire d'un interprète, car elle comprenait le grec mais ne le parlait pas, « si tu as besoin de quoi que ce soit, dis-le moi, et tu l'obtiendras. » Puis elle le renvoya, en faisant signe de la tête aux eunuques de l'accompagner. Il sortit donc, entouré d'une escorte et Achaeménès, en le voyant, le reconnut sans aucune erreur possible; devant les honneurs considérables qu'on lui rendait, il s'étonna, mais eut quelque soupçon du motif; pourtant, il se tut, fidèle à sa résolution. Arsacé offrit un banquet aux dignitaires perses, sous prétexte de les honorer, comme le voulait la coutume, mais, en réalité, pour fêter sa encontre avec Théagène. Elle ne se contenta pas de faire porter à Théagène, comme d'ordinaire, une part du festin; elle y ajouta des tapis et des couvertures brodées de Sydon et de Lydie. Elle leur envoya aussi des esclaves pour leur service : à Chariclée une jeune fille, et un jeune garçon pour Théagène, tous deux de race ionienne et n'ayant pas encore dépassé l'adolescence. Et, pendant ce temps, elle ne cessait de presser Cybèle d'aller vite et d'atteindre le but au plus tôt (car elle était désormais incapable de maîtriser sa passion), elle la priait de ne pas se relâcher, mais de harceler Théagène par tous les moyens. Cybèle, toutefois, ne révélait pas ouvertement à Théagène les intentions d'Arsacé; elle s'efforçait de les lui faire comprendre indirectement, et par des sous-entendus; elle exaltait les bonnes dispositions de sa maîtresse envers lui, et ses charmes, non seulement ceux que chacun pouvait voir, mais aussi ceux que dissimulaient ses vêtements, et que, sous quelque honnête prétexte, elle l'invitait à contempler, et aussi son caractère, disant combien elle était avide de bonne compagnie et à quel point elle aimait les jeunes gens voluptueux et vigoureux; bref, elle essayait de se rendre compte, dans tout ce qu'elle disait, s'il était porté sur les plaisirs amoureux. Théagène, lui aussi, faisait l'éloge de la bienveillance d'Arsacé, de ses bonnes dispositions pour les Grecs, et ainsi de suite; il en exprimait sa reconnaissance; quant aux propositions inconvenantes, il faisait semblant de ne pas les avoir comprises du tout et, à dessein, n'en disait rien. La vieille étouffait et elle avait le coeur déchiré, car elle devinait bien qu'il comprenait ses invites, mais elle se rendait compte qu'il dédaignait et repoussait toutes ses avances. De plus, Arsacé devenait insupportable, elle était toujours sur son dos disant qu'elle ne pouvait plus attendre et la sommait de tenir ses promesses; mais Cybèle lui opposait tantôt un prétexte tantôt un autre, disant que Théagène était consentant, mais qu'il avait peur, ou bien elle racontait qu'il avait été victime de quelque malaise soudain. [7,20] Cinq jours, puis six, s'étaient écoulés déjà et Arsacé avait reçu Chariclée une première fois, puis une seconde et, pour faire plaisir à Théagène, l'avait traitée avec égards et beaucoup de bienveillance : alors, Cybèle contrainte de parler clairement à Théagène, lui déclara sans ambages l'amour d'Arsacé et lui promit, s'il se montrait complaisant, quantité d'avantages. Elle ajouta Qu'est-ce que c'est que cette timidité? Qu'est-ce que c'est que cette peur de l'amour? Si jeune, si beau, dans la force de l'âge, refuser une femme digne de lui, et qui s'offre? Ne pas sauter sur une affaire aussi inespérée, aussi belle, et qui ne comporte aucun risque, puisque le mari n'est pas là et que c'est moi, la nourrice, moi qui détiens tous les secrets, qui ménage ce rendez-vous. De ton côté, il n'existe aucun empêchement, car tu n'as ni fiancée ni femme. D'ailleurs, bien souvent, il y en a eu beaucoup qui n'ont pas été arrêtés par cela, tous ceux qui étaient intelligents, et qui avaient compris qu'ils ne feraient aucun tort aux leurs et qu'ils en tireraient, pour eux-mêmes, de l'argent, en même temps que du plaisir. » Finalement, elle mêla une menace à ses paroles : « Les grandes dames, qui aiment les jeunes gens, deviennent amères et vindicatives quand elles essuient un refus et, c'est bien naturel, punissent ceux qui les méprisent de l'injure qu'ils leur font. Songe que cette femme est perse et de sang royal — tu l'as reconnu toi-même en la saluant — qu'elle a autour d'elle de grands moyens et beaucoup de puissance, qui lui permettent aussi bien de te récompenser, si tu es gentil avec elle, que de te punir si tu lui résistes, et elle ne risque rien. Toi, au contraire, tu es étranger, sans amis ni personne pour te protéger. Epargne-toi toi-même, en ce qui te concerne, et épargne-la aussi elle; elle mérite que tu sois bon avec elle, car sa faute provient de la folle passion que tu lui inspires. Prends bien garde au ressentiment d'une amoureuse, attention à la colère d'une femme méprisée! J'en connais beaucoup qui s'en sont repentis, car j'ai plus d'expérience que toi des choses d'Aphrodite; ces cheveux blancs que tu vois ont été mêlés à bien des luttes pareilles, mais d'homme aussi intraitable et aussi farouche, je n'en ai jamais vu. » Elle se tourna ensuite vers Chariclée, en présence de qui elle avait eu l'audace de tenir un pareil langage : « Aide-moi, ma fille, dit-elle, à décider ce garçon, que je ne sais comment nommer d'un nom qu'il mérite, et qui est ton frère. Tu profiteras toi-même de la chose; tu ne seras pas moins aimée, tu en auras davantage d'honneurs; tu auras de l'argent à satiété, et tu pourras songer à un brillant mariage. Tout cela serait fort enviable, même pour des gens prospères, et à plus forte raison pour des étrangers que leur dénuement oblige à vivre au jour le jour. [7,21] Chariclée, un sourire amer à la bouche, le regard brillant répondit : « Il eût été souhaitable — le mieux eût été que cette excellente Arsacé ne tombât point dans un état pareil. A défaut, elle aurait dû supporter sa passion avec courage. Mais, puisqu'elle a été victime de la faiblesse humaine et que la voici vaincue, ainsi que tu le dis, et que son désir l'emporte, je conseillerais moi aussi à Théagène de consentir, s'il n'y avait aucun risque pour lui, par exemple de s'attirer, à son insu, une mauvaise affaire, pour lui-même et pour elle, si la chose venait à se découvrir et si le satrape était un jour au courant de leurs agissements coupables. » Cybèle, à ces mots, se précipita sur Chariclée, la prenant dans ses bras et la couvrant de baisers : « Bravo! dit-elle, mon enfant, d'avoir pitié de quelqu'un qui est une femme comme toi et de te préoccuper de la sécurité de ton frère; mais rassure-toi sur ce point, même le soleil, comme on dit, n'en saura rien. — En voilà assez pour l'instant, dit Théagène, laisse-nous le temps de réfléchir. » Cybèle partit aussitôt. Alors Chariclée commença : «O Théagène, la divinité, en ayant l'air, comme aujourd'hui, de nous favoriser, mêle à ses faveurs plus de malheurs que notre apparente fortune ne comporte de bonheur ; pourtant, les gens avisés savent tirer même des malheurs tous les avantages possibles. Si tu as l'intention d'aller jusqu'au bout, je l'ignore; d'ailleurs, je ne m'y opposerais pas absolument, si c'était le moyen de nous sauver et qu'il n'y en eût pas d'autre. Mais si tu juges, avec raison, que ce qu'on te demande est inconvenant, fais semblant, tout de même, de consentir et nourris de promesses le désir de cette barbare; use de délais pour l'empêcher de prendre contre nous quelque décision violente, adoucis par l'espérance et calme par de bonnes paroles l'ardeur de sa passion. Peut-être la volonté divine, pendant ce temps, nous apportera-t-elle quelque moyen de nous en tirer. Mais Théagène, attention de ne pas, à force de faire semblant, te laisser entraîner à quelque action honteuse. » Théagène sourit : « Ah! je vois bien, dit-il, que même dans le danger tu n'échappes pas à ce mal féminin, la jalousie; mais sache bien qu'en pareille matière je ne puis dissimuler, car commettre une vilaine action en acte ou en parler est également déshonorant. D'ailleurs, en décourageant Arsacé, nous aurions du moins un avantage, c'est qu'elle ne nous ennuierait plus. Et si je devais en souffrir, le destin et la raison m'ont depuis longtemps préparé à supporter les coups du sort. — N'oublie pas que tu nous mets dans une situation terriblement dangereuse », dit Chariclée, sans plus. [7,22] Ils étaient en train de discuter de la sorte tandis que Cybèle, revenue chez Arsacé, recommençait à lui donner du courage et lui disait qu'elle pouvait s'attendre à ce que la situation évoluât favorablement, que Théagène l'avait laissé entrevoir. Puis elle revint chez elle. Pendant la soirée, elle ne dit rien, mais, dans la nuit, elle supplia longuement Chariclée, qui, depuis le début, partageait sa chambre, de se faire son alliée, et, le matin, elle recommença à demander à Théagène quelle était sa décision. Il répondit par un refus absolu et dit qu'il ne fallait conserver aucun espoir. Alors, Cybèle, soucieuse, courut chez Arsacé qui, lorsque Cybèle lui eut annoncé la réponse de Théagène, fit mettre brutalement la vieille à la porte et se précipita dans sa chambre où elle se jeta sur son lit où elle se mit à se meurtrir. Cybèle était à peine sortie du quartier des femmes que son fils Achaeménès la vit, la tête basse et en larmes : « Il n'est rien arrivé de fâcheux, mère, rien de mauvais? demanda-t-il, aucune mauvaise nouvelle n'est venue attrister la maîtresse? On n'a pas annoncé une défaite de l'armée? Est-ce que les Ethiopiens ne créent pas de difficultés, dans la guerre actuelle, à notre maître Oroondatès? » Et mille autres questions de ce genre. Mais elle : « Tu n'es qu'un bavard », lui dit-elle en continuant son chemin. Et lui ne se laissa pas décourager, il la suivit, lui prenant les mains, la cajolait et la suppliait de dire à son fils ce qui la rendait triste. [7,23] Elle finit par le prendre par le bras et l'entraîner, à l'écart, dans un coin du parc. « A quelqu'un d'autre, commença-t-elle, je n'aurais jamais dit mes ennuis et ceux de la maîtresse; mais elle est complètement bouleversée et je m'attends moi-même à risquer la mort, car je ais que le chagrin d'Arsacé et sa fureur retomberont sur moi ; il me faut donc absolument parler, car, peut-être peux-tu trouver un moyen de secourir ta mère, qui t'a donné le jour et qui t'a nourri de ces mamelles-ci. La maîtresse est amoureuse du jeune homme qui est chez nous; elle l'aime, non pas d'un amour supportable et ordinaire, mais d'un amour incurable, que nous espérions jusqu'ici elle et moi pouvoir satisfaire, mais nous nous trompions. C'était la raison des innombrables bontés et des prévenances de toute sorte que l'on avait pour ces étrangers. Mais maintenant que ce nigaud, cet insolent, ce barbare a repoussé nos avances, je sais qu'elle ne survivra pas et qu'elle me fera mourir moi-même pour l'avoir trompée par de fausses promesses et lui avoir menti. Voilà ce qu'il y a, mon fils; si tu peux m'aider, viens à mon secours; sinon, enterre ta mère lorsqu'elle n'y sera plus. » Alors lui : « Et quelle sera ma récompense, mère? dit-il, car ce n'est pas le moment de faire des façons avec toi, de prendre des détours et de te tenir des propos tortueux pour te promettre mon aide alors que tu es dans une telle angoisse et sur le point de rendre l'âme. — Tout ce que tu voudras, dit-elle, sois-en sûr. Elle vient de te faire grand échanson, par égard pour moi; si tu convoites quelque plus grande distinction, dis-le moi; de l'argent, tu en auras sans compter, si tu sauves cette malheureuse. — Il y a longtemps, dit-il, que je soupçonne la chose, mère; j'avais compris, mais je me taisais, attendant la suite. Non, je ne réclame ni honneurs ni argent; ce que je veux c'est cette jeune fille, que l'on dit la sœur de Théagène; que la maîtresse me la donne en mariage, et elle aura tout ce qu'elle désire. Je suis amoureux de cette fille, mère, amoureux fou, et il est juste que la maîtresse, qui sait, par sa propre expérience, ce qu'est la passion, vienne au secours autant qu'elle pourra d'un homme qui souffre de la même maladie qu'elle, et qui, de plus, lui promet d'obtenir ce qu'elle désire tant. — N'aie aucun doute, dit Cybèle, la maîtresse aura certainement de la reconnaissance pour son bienfaiteur et son sauveur; d'ailleurs, peut-être parviendrons-nous nous-mêmes à persuader la jeune fille. Mais de quelle manière prétends-tu l'aider? — Je ne le dirai pas, répondit-il, avant que la maîtresse ne se soit engagée sous serment à me donner la jeune fille. Quant à toi, ne commence pas à pressentir la jeune fille toi-même, car je vois qu'elle est quelque peu hautaine et fière, et j'aurais peur que, sans le vouloir, tu compromettes la chose — Entendu, répondit-elle, et elle courut dans la chambre trouver Arsacé; elle se jeta à ses genoux et dit : « Courage, tout va s'arranger pour toi, grâce aux dieux; fais seulement appeler mon fils Achaeménès. — Qu'on l'appelle, répondit Arsacé, à moins que tu ne veuilles encore une fois me tromper. » [7,24] Achaeménès entra, et, lorsque la vieille l'eut mise au courant, Arsacé jura qu'elle lui donnerait en mariage la soeur de Théagène. Alors Achaeménès : « Maîtresse, dit-il, qu'à l'avenir Théagène cesse de faire des façons avec sa maîtresse. — Que veux-tu dire par là? » lui demanda-t-elle; alors, il lui raconta tout, comment Théagène avait été fait prisonnier selon la loi de la guerre et qu'il avait la condition de prisonnier, comment Mitranès l'avait fait envoyer sous escorte à Oroondatès pour qu'il l'expédie ensuite au Grand Roi, comment lui-même avait reçu mission de l'accompagner mais l'avait perdu lorsque les gens de Bessa et Thyamis avaient eu l'audace de les attaquer, comment il avait eu lui-même toutes les peines du monde à s'échapper et, par-dessus le marché, il montra à Arsacé la lettre de Mitranès à Oroondatès, qu'il avait eu soin d'apporter et proposa, s'il fallait encore d'autres preuves, de demander son témoignage à Thyamis. A ce récit, Arsacé respira; sans perdre un intrant, elle sortit de sa chambre, se rendit dans la salle où elle avait coutume de donner ses audiences du haut de son trône et ordonna de faire comparaître Théagène. Lorsqu'on l'eut amené, elle lui demanda s'il connaissait Achaeménès, qu'elle lui montra, debout auprès d'elle; il dit que oui. « N'en-il pas vrai aussi qu'on t'avait confié à lui pour qu'il t'escorte, comme prisonnier de guerre? » demanda-t-elle encore. Théagène convint que cela aussi était exact. « Sache donc que tu es notre esclave; tu auras à accomplir les besognes d'un serviteur et à obéir, bon gré mal gré, a nos moindres signes; quant à ta soeur, je la promets a Achaeménès, que voici, pour qu'il l'épouse; c'est un personnage qui occupe le premier rang dans notre maison, aussi bien par égard pour sa mère qu'à cause de son dévouement pour nous; la cérémonie aura lieu aussitôt que l'on aura pu fixer un jour et faire les préparatifs nécessaires pour que la fête soit brillante." Théagène ressentit ces paroles comme une blessure; pourtant, il crut bon de ne pas résister et d'esquiver cette attaque, pareille à celle d'une bête fauve. « Maîtresse, dit-il, grâce aux dieux, nous qui sommes de haute noblesse, nous avons, dans notre malheur, cette consolation de n'être esclave de personne d'autre que toi, qui nous as traités avec tant de douceur et de bonté lorsque tu croyais que nous n'étions que des étrangers et des hôtes. Quant à ma soeur, qui, elle, n'est pas une prisonnière, et, par conséquent, n'en pas ton esclave, elle acceptera pourtant de se mettre à ton service et la condition que tu voudras bien lui donner; réfléchis et agis donc comme bon te semblera. » Alors Arsacé reprit : « Qu'il soit placé parmi les serviteurs de la table et qu'il apprenne avec Achaeménès la fonction d'échanson; il s'habituera ainsi de loin au service du roi. » [7,25] Ils sortirent donc, Théagène soucieux, le regard perdu et se demandant ce qu'il devait faire, Achaeménès riant et se moquant de Théagène : « Le voilà, notre faraud, disait-il, notre dédaigneux, qui ne savait pas plier le cou, le seul homme libre, qui n'acceptait pas d'incliner la tête pour se prosterner, tu t'inclineras peut-être maintenant, ou bien ce sont mes poings qui te l'apprendront. » Arsacé, elle, renvoya tout le monde et ne garda que Cybèle : « Maintenant, Cybèle, dit-elle, plus besoin de prétexte; va dire à cet orgueilleux que, s'il m'obéit et s'il fait ce que je désire, il obtiendra la liberté et vivra dans la plus grande abondance, mais s'il s'obstine à résister, il aura affaire à une amoureuse méprisée et, en même temps, à une maîtresse en colère : il aura à subir l'esclavage le plus dur et le plus infamant et recevra toutes sortes de châtiments. » Cybèle alla transmettre le message d'Arsacé, y ajoutant d'elle-même maintes exhortations qui lui semblèrent de nature à le décider. Théagène lui demanda d'attendre un peu et, resté seul avec Chariclée, lui dit : « C'en en fini de nous, Chariclee : toutes les amarres, comme on dit, sont coupées, l'ancre de nos espérances et arrachée; dans notre malheur, nous n'avons même plus le titre d'hommes libres; de nouveau, nous voici esclaves. » Et il lui expliqua comment. « Nous sommes désormais exposés aux insultes des barbares, et il nous faut ou bien faire tous les caprices de nos maîtres ou nous considérer comme condamnés à mort. Mais tout cela serait supportable; le plus dur c'est qu'Arsacé a promis ta main à Achaeménès, le fils de Cybèle; mais cela ne sera pas, je le jure, ou je ne le verrai pas, aussi longtemps que je vivrai et que j'aurai une épée ou quelque arme que ce soit. Que faut-il faire, quel stratagème imaginer pour éviter ces unions abominables; toi avec Achaeménès, moi avec Arsacé? — Une seule, lui répondit Chariclée; en consentant à l'une, tu me libéreras de l'autre. — Tais-toi! dit-il; puisse notre mauvais sort n'être jamais assez cruel pour me contraindre, moi qui n'ai jamais touché Chariclée, à me souiller en ayant commerce, contre toute morale, avec une autre femme. Mais je crois avoir trouvé un moyen efficace; car nécessité est mère d'invention. » Il alla aussitôt trouver Cybèle et lui dit : « Annonce à ta maîtresse que je veux la voir seule, sans personne. » [7,26] A ces mots, la vieille crut que c'était fait et elle alla annoncer à Arsacé que Théagène avait succombé; Arsacé lui dit de faire venir le jeune homme après le dîner. Ce qu'elle fit. Après avoir ordonné aux suivants d'Arsacé de laisser la maîtresse tranquille et de ne pas faire de bruit autour de la chambre, tout le reste de l'appartement plongé dans l'obscurité, ce qui permettait de passer inaperçu, avec, seulement, une lampe allumée pour éclairer la chambre, elle introduisit Théagène et se retirait, lorsque Théagène la retint : « Que Cybèle reste maintenant avec nous, maîtresse, dit-il, je sais qu'elle garde fidèlement tous tes secrets »; ce disant, il prenait les mains d'Arsacé : « O maîtresse, continuait-il, ce n'était pas arrogance de ma part, devant ta volonté, si j'ai commencé par tenter de différer l'exécution de tes ordres, mais parce que je me demandais comment je pourrais le faire sans risques. Mais maintenant que la Fortune, dans sa bonté, m'a rendu ton esclave, je serai d'autant mieux disposé à t'obéir en tout. Je te demande seulement de m'accorder encore une chose, bien que tu m'aies déjà comblé de tes faveurs; renonce au mariage d'Achaeménès et de Chariclée; pour ne rien dire du reste, unir cette fille, qui est de la plus haute naissance, à un simple domestique serait un scandale; autrement, je jure, par le soleil, le plus beau des dieux, et par tous les dieux, que je ne céderai pas à tes désirs, et que si l'on fait quelque violence à Chariclée, tu me verras d'abord me tuer moi-même. » A quoi Arsacé répondit : « Sois bien persuadé que je suis prête à te faire plaisir en tout, puisque je suis pr^te me donner à toi; mais j'ai déjà juré de donner ta soeur à Achaemenès. - Très bien maîtresse, répondit-il, donne-lui ma soeur, quelle qu'elle soit; mais ma fiancée, celle qui doit être ma femme, je devrais dire, celle qui est ma compagne légitime, tu ne voudras pas, j'en suis sûr, et, le voudrais-tu, que tu ne le feras pas. — Que dis-tu? » s'écria-t-elle. Et lui : « La vérité répondit-il; Chariclée n'est pas ma soeur, mais ma fiancée, comme je te l'ai dit; aussi as-tu le droit de te délier de ton serment et la possibilité, si tu le veux, de t'en assurer de façon plus certaine, en célébrant, lorsque tu le jugeras bon, notre mariage à tous deux. » Arsacé fut un peu piquée de jalousie en apprenant que Chariclée était la fiancée de Théagène, et non sa soeur, mais elle dit : « Soit. Bien. Nous donnerons à Achaeménès une autre femme pour le consoler. — Entendu aussi, alors, pour ce qui nous concerne toi et moi, dit Théagène, puisque la chose est réglée comme cela. » Et, ce disant, il s'avança pour lui baiser les mains. Mais elle se pencha et, lui offrant sa bouche au lieu de ses mains, lui donna un baiser. Théagène s'en alla avec ce baiser, mais ne le rendit point. Dès qu'il en trouva l'occasion, il raconta toute l'histoire à Chariclée, qui l'écouta non sans éprouver quelque jalousie à certains détails; il ajouta dans quel but il avait fait cette promesse inconvenante et comment il avait atteint, de la sorte, plusieurs résultats : Achaeménès, verrait ainsi, par suite des menaces de Théagène, son mariage lui échapper; quant au désir d'Arsacé, il devenait possible d'opposer, pour le moment, un excellent prétexte, grâce à ce stratagème, et, le plus important de tout, il était vraisemblable qu'Achaeménès s'attacherait à tout brouiller, furieux de ne pas obtenir ce qu'il désirait et indigné d'être supplanté par Théagène dans les bonnes grâces d'Arsacé. « Car, ajoutait celui-ci, il n'ignorera rien; sa mère le mettra entièrement au courant; j'ai eu la précaution de la faire assister à notre entretien, parce que je voulais qu'elle allât raconter la chose à Achaeménès et qu'elle fût témoin que mon entrevue avec Arsacé s'est entièrement borné à une conversation. Peut-être suffit-il à l'homme qui a la conscience pure de s'en remettre à la récompense que lui donneront les dieux; mais il est bien, aussi, de persuader de son innocence ceux avec qui l'on vit, afin de passer notre vie éphémère dans une atmosphère de franchise. » Il ajouta encore qu'il fallait s'attendre, selon toute vraisemblance, à ce qu'Achaeménès intriguât aussi contre Arsacé et à ce que cet homme, de condition servile — et l'on sait que, le plus souvent, l'inférieur nourrit une haine profonde pour son supérieur — à ce que cet homme, donc, victime d'une injustice et d'une violation de serment, de plus, amoureux, et pensant qu'on en préférait d'autres à lui, et qui, enfin, était au courant d'agissements honteux et criminels, n'eût aucun besoin de rien imaginer pour monter une intrigue, comme le font si souvent tant de gens qui ont à se plaindre d'un autre, mais utilisât les moyens de vengeance qui étaient à sa disposition. [7,27] A force de lui tenir un tel langage, il parvint à rassurer quelque peu Chariclée. Le lendemain, il fut emmené par Achaeménès pour servir à table, conformément aux ordres d'Arsacé. Elle lui avait fait porter un vêtement perse des plus somptueux; il le revêtit et se para de chaînes d'or et de colliers de gemmes — et cela, malgré lui, mais non sans quelque plaisir. Et lorsque Achaeménès essaya de lui montrer l'art de servir à boire et de lui donner des conseils, Théagène le devança vers l'un des dressoirs portant les vases; il y prit l'une des coupes les plus précieuses et dit : « Je n'ai pas besoin de maîtres; j'apprendrai tout seul à servir la maîtresse, et il n'y a pas besoin de faire des manières pour une chose aussi facile. Toi, mon cher, ta condition te force à connaître tout cela, moi, mon instinct et la circonstance m'enseignent ce que je dois faire. » En même temps, il prépara un mélange délicieux et le porta à Arsacé d'un pas bien mesuré, en tenant la coupe du bout des doigts. Celle-ci se trouva encore, par ce breuvage, plus excitée qu'elle ne l'était auparavant, et, tout en buvant, elle regardait fixement Théagène, absorbant à longs traits autant l'amour que le vin, et elle ne vida pas la coupe jusqu'au bout, mais laissa exprès quelques gouttes pour en faire hommage à Théagènei. Achaeménès fut doublement blessé et rempli à la fois de colère et de jalousie, si bien qu'Arsacé elle-même ne fut pas sans remarquer ses regards en-dessous et la façon dont il murmura quelque chose à l'oreille des assistants. Lorsque le banquet fut terminé, Théagène dit : « La première grâce que je te demande, maîtresse, c'est de ne m'obliger à mettre ce vêtement que lorsque je suis de service. » Arsacé le lui accorda d'un geste; alors il remit ses vêtements ordinaires et sortit. Achaeménès sortit avec lui, adressant de nombreux reproches à Théagène sur son étourderie, lui disant à quel point son attitude était celle d'un gamin, et comment la maîtresse, pour une première fois, pourrait avoir égard au fait qu'il était étranger et sans expérience, et lui pardonner, mais que, s'il continuait à se montrer insolent, il ne s'en féliciterait pas; quant à lui, il lui donnait tous ces conseils par amitié, et parce qu'il devait bientôt devenir son parent, puisque la maîtresse lui avait promis de lui donner sa soeur en mariage. Achaeménès parla longuement sur ce thème, tandis que Théagène, sans même se donner l'air d'écouter, marchait à côté de lui la tête baissée. A un moment donné, ils rencontrèrent Cybèle qui se hâtait d'aller mettre sa maîtresse au lit pour la sieste. En voyant l'air sombre de son fils, elle lui en demanda la raison. Et lui : « C'est ce jeune étranger, répondit-il; on l'honore plus que nous; il est arrivé d'hier ou d'avant-hier et on lui confie le soin de servir à boire, et nous, qui étions maître d'hôtel en chef et premier échanson, il nous envoie promener, il tend lui-même la coupe et se tient à côté de la personne royale, et nous bouscule, sans nous laisser de la fonction autre chose que le titre. Qu'il soit couvert d'honneurs et plus en faveur que nous, qu'il y ait entre elle et lui des secrets intimes, parce que nous nous taisons — et nous avons tort — et parce que nous nous faisons leur complice, soit, je l'admets, bien que la chose soit déjà grave. Mais il devrait être possible, au moins, d'épargner les outrages à des serviteurs dévoués comme nous, et toujours prêts à servir quand il s'agit de choses honnêtes, lorsqu'on se permet de se conduire comme elle le fait. [7,28] Mais nous parlerons de cela une autre fois; pour le moment, mère, c'est ma fiancée que je voudrais voir, celle qui est toute ma douceur, Chariclée, pour tâcher de guérir par sa vue la blessure cuisante de mon âme. » Alors Cybèle : « Quelle fiancée, mon enfant? il me semble que tu te fâches pour tes griefs les plus minces mais que tu ignores les plus graves. Tu n'épouse plus Chariclée. Que dis-tu, s'écria-t-il, ne suis-je pas digne d'épouser une de mes camarades d'esclavage? Et pourquoi cela, mère ? — Par notre faute, répondit-elle à cause de notre indulgence et de notre fidélité coupables pour Arsacé. Alors que nous l'avons préférée à notre propre sécurité, que nous avons fait passer son désir avant notre propre salut, que nous avons tout mis en oeuvre pour son plaisir, il a suffi que son noble et brillant amant pénètre dans sa chambre, qu'elle l'ait vu, pour qu'il la persuade de manquer aux serments qu'elle t'avait faits et de lui promettre de le marier à Chariclée, qu'il affirme ètre non pas sa soeur mais sa fiancée. — Et elle lui a fait cette promesse, ma mère? — Elle le lui a promis, mon petit, répondit Cybèle; j'étais là, j'entendais; elle célébrera elle-même, de façon magnifique, leur repas de noces, d'ici quelques jours; à toi, on te promet une autre femme. » En apprenant cette nouvelle, Achaeménès poussa de profonds gémissements et se tordit les mains : « Et moi, dit-il, je leur ferai faire à tous des noces amères; je te demande seulement de m'aider en faisant différer le mariage un temps suffisant, et si l'on me demande, réponds que je suis malade à la campagne, à la suite d'une chute. Ce noble jeune homme appelle sa soeur sa fiancée! Comme si l'on ne comprenait pas qu'il le fait seulement pour m'écarter! S'il l'embrassait, s'il lui donnait des baisers, comme il le fait souvent, si même il couchait avec elle, ce serait une belle preuve, en vérité, qu'elle n'est pas une soeur, mais une fiancée! Mais cela nous regarde, moi, les serments et les dieux que l'on a bafoués. » [7,29] Telles furent ses paroles, et, fou de colère, de jalousie, d'amour et de dépit — tous sentiments capables de bouleverser quiconque, et à plus forte raison un barbare — il s'abandonna sans réfléchir raisonnablement à une idée qui lui était venue et suivit son premier mouvement. Vers la tombée de la nuit, il réussit à s'emparer d'un cheval arménien, l'un de ceux que l'on gardait à l'écurie à l'intention du satrape, pour les parades et les fêtes solennelles, et partit trouver Oroondatès, qui était alors à Thèbes la Grande, occupé à mettre sur pied l'expédition contre les Ethiopiens, à rassembler toutes sortes de matériel de guerre et des troupes de tout genre, et faisant déjà les derniers préparatifs pour l'attaque.