[3,0] LIVRE III. [3,1] Lorsque la procession et toute la cérémonie expiatoire furent achevées... — Mais, Père, elles ne sont pas achevées ! interrompit Cnémon; ton récit ne m'y a pas encore fait assister; je suis absolument subjugué par ce que j'entends, j'ai grande hâte de voir de mes yeux la cérémonie, et voici que j'arrive, en quelque sorte, après la fête, comme on dit, et que tu te sauves, ne faisant qu'ouvrir la scène et la refermer aussitôt. — C'est, Cnémon, me dit Calasiris, que je ne veux pas t'ennuyer par des digressions de cette sorte et je m'en tiens aux points les plus importants de ton récit, ceux sur lesquels tu as commencé par m'interroger; mais, puisque tu veux profiter de l'occasion pour assister à un spectacle — et cela me montre bien, une fois de plus, que tu es un véritable Athénien — je vais te décrire brièvement cette procession qui fut mémorable entre toutes, pour elle-même d'abord et aussi pour ses conséquences. En tête venait une hécatombe, que conduisaient les sacrificateurs, des paysans en costume rustique; chacun portait une tunique blanche relevée par une ceinture jusqu'au jarret, leur bras droit, nu, ainsi que l'épaule et le sein, brandissait une hache à deux tranchants. Tous les boeufs étaient noirs; leur encolure était puissante et formait un léger bourrelet, les cornes étaient de bonne dimension, sans excès, pointues et droites; tantôt elles étaient dorées, tantôt entourées de guirlandes de fleurs; ils avaient la patte large et un fanon épais qui leur pendait jusqu'aux genoux. Leur nombre était exafement de cent et ils donnaient au terme son véritable sens. Ensuite venaient d'autres victimes, de diverses sortes, en grand nombre, chaque espèce d'animal conduite séparément et en ordre, tandis que les flûtes et les syrinx faisaient entendre une musique religieuse préludant au sacrifice. [3,2] Ces troupeaux et leurs conducteurs étaient suivis par de jeunes Thessaliennes aux formes souples et amples, les cheveux flottants; elles étaient divisées en deux groupes, les unes portant des paniers — c'était le premier choeur — pleins de fleurs et de fruits mûrs, les autres tenaient des corbeilles de gâteaux et de parfums emplissant tout de leur baume. Elles n'en avaient pas moins toutes les mains libres car elles portaient leur fardeau sur la tête et se tenaient mutuellement par la main, formant une seule ligne avançant obliquement ce qui leur permettait de marcher et de danser à la fois. Le second choeur entonna le prélude de son chant, car c'était lui qui avait mission ce chanter tout l'hymne, et cet hymne célébrait Thétis et Pélée et aussi leur fils et ensuite le fils de celui-ci. Après les jeunes filles, Cnémon... — Quoi, Cnémon? dit celui-ci; voici que tu me prives une fois de plus de ce qu'il y a de plus agréable, mon père, en ne me donnant pas le texte de l'hymne, comme si tu voulais que je sois seulement spectateur de la procession et non aussi auditeur. — Ecoute donc, dit Calasiris, puisque tu le désires. Voici à peu près quel était le chant : « Je chante Thétis, Thétis aux cheveux d'or, fille immortelle de Nérée le marin, qui sur l'ordre de Zeus a épousé Pélée, parure de la mer, notre Aphrodite à nous, et qui a enfanté et sorti de ses flancs le héros à la lance furieuse, et l'Arès des combats, la foudre de la Grèce, le divin Achille dont la gloire atteint les cieux. De lui Pyrrha a enfantée son fils Néoptolème, destructeur de Troie, rempart des Danéens. Sois-nous propice, héros Néoptolème, heureux d'être aujourd'hui dans la terre de Pytho. Accueille avec faveur l'offrande que voici, chasse de notre ville toute cause de crainte. Je chante Thétis, Thétis aux cheveux d'or. » [3,3] Voilà, Cnémon, à peu près comment était leur hymne, autant que je puis m'en souvenir. Il y avait une harmonie si juste dans leur choeur, le battement du pas tombait si précisément selon le rythme de la musique que les spectateurs, tout entiers au plaisir d'entendre, se laissaient aller à ne plus regarder, et que les assistants accompagnaient les jeunes filles dans leur défilé, comme si le son de l'hymne les entraînait — jusqu'au moment où, derrière elles, des éphèbes à cheval avec leur chef d'escadron apparurent, resplendissants, et prouvèrent que la vue des belles choses l'emporte sur n'importe quel plaisir de l'oreille. Il y avait cinquante éphèbes, divisés en deux files de vingt-cinq, entourant, de part et d'autre, et escortant le chef de la délégation sacrée. Leurs chaussures, faites de courroies de cuir rouge entrelacées, étaient serrées au-dessus de la cheville; leur chlamyde blanche était épinglée devant la poitrine par une agrafe d'or et entourée tout le long de la lisière d'une bande bleue. Les chevaux étaient tous thessaliens, et ils respiraient encore la liberté des plaines de là-bas. Bavant sur leur mors auquel ils refusaient de se soumettre en esclaves, couverts d'écume, ils l'acceptaient dans la mesure où il leur transmettait la volonté raisonnable de leur cavalier. Ils étaient ornés de plaques de métal et de chanfreins d'argent et d'or, comme si les éphèbes avaient rivalisé entre eux. Mais ces cavaliers et ces chevaux aussi beaux fussent-ils, disparaissaient aux yeux des spectateurs, qui ne faisaient que glisser sur eux et étaient attirés tout entier par leur chef, qui n'était autre que mon Théagène, dont je suis aujourd'hui en peine. Il sembla qu'un éclair eût effacé tout ce que nous avions vu jusqu'ici, tant sa vue nous éblouit. Il était, lui aussi, à cheval, et, en même temps, couvert d'une cuirasse d'infanteries; il brandissait une lance de frêne à pointe de bronze; mais il n'avait pas de casque et suivait le cortège tête nue, vêtu d'une chlamyde de pourpre où des broderies d'or représentaient le combat des Centaures et des Lapithes; la broche était formée d'une Athéna d'ambre protégeant sa poitrine, comme d'un bouclier, avec une tête de Gorgone. Le charme de ce spectacle était encore accru par un léger souffle de vent qui caressait doucement sa délicieuse chevelure flottant sur son cou et en soulevait les boucles sur son front, tandis qu'elle appliquait le pan de sa chlamyde sur la croupe du cheval et sur les cuisses du cavalier. On aurait dit que le cheval lui-même était conscient de la beauté de son maître et comprenait que c'était un honneur que de porter le plus beau des cavaliers, tant il balançait l'encolure, pointait les oreilles sur sa tête, et imprimait à ses sourcils un mouvement hautain, tandis qu'il portait ce cavalier qui le transportait de fierté. Il avançait, docile aux rênes, se balançant alternativement sur une épaule et sur l'autre, frappant légèrement le sol de la pointe du sabot, d'une allure calme et rythmée. Tout le monde fut frappé de stupeur à ce spectacle et chacun accordait à ce jeune homme la palme du courage et de la beauté. Et déjà tout ce qu'il y avait là de femmes du peuple, incapables de dominer leurs sentiments et de les dissimuler, lui lançaient des pommes et des fleurs, dans l'espoir de s'attirer ses faveurs. Car il n'y avait qu'une seule opinion dans tout le public, c'était qu'il ne saurait exister au monde de beauté qui surpassât celle de Théagène. [3,4] « Lorsque parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de roses », aurait dit Homère, lors, donc, que du temple d'Artémis sortit la belle et sage Chariclée, alors nous sûmes que même Théagène pouvait être surpassé, mais qu'il ne pouvait l'être que dans la mesure où la beauté féminine toute pure peut être plus captivante que celle du premier d'entre les hommes. Elle était montée sur un char attelé d'un couple de boeufs blancs; elle était vêtue d'une tunique pourpre qui lui tombait jusqu'aux pieds et qui était brodée de rayons d'or. Une ceinture entourait sa poitrine : l'artiste y avait déployé tout son art ; jamais auparavant il n'avait rien ciselé de semblable; jamais il ne pourrait le faire une seconde fois. Il avait enroulé les queues de deux dragons derrière les épaules de la jeune fille et rapproché leurs cous qui passaient sous ses seins et formaient un noeud compliqué, d'où émergeaient leurs têtes, figurant les extrémités de la ceinture qui pendaient de chaque côté. On aurait dit non pas que les serpents avaient l'air de ramper, mais qu'ils rampaient réellement; ils n'étaient pas effrayants, leur regard n'était pas terrible et cruel, mais ils s'abandonnaient, souples, dans leur sommeil, comme s'ils s'étaient rassasiés de volupté sur la poitrine de la jeune fille et ensuite assoupis. Ils étaient en or et leur couleur était d'un vert sombre. L'or avait été artificiellement bruni pour que la rugosité et les reflets changeants des écailles soient rendus par la teinte noirâtre mêlée à la couleur fauve. Telle était la ceinture de la jeune fille; sa chevelure n'était pas entièrement tressée ni complètement flottante; la plus grande partie, par derrière, retombait en vagues sur les épaules et le dos; sur le sommet de la tête et le front, une couronne de jeunes rameaux de laurier retenait ses cheveux doux comme rose et clairs comme soleil et ne leur permettait pas de flotter dans la brise plus qu'il ne convenait. Elle portait dans la main gauche un arc doré et sur son épaule droite était attaché son carquois; de l'autre main, elle tenait un flambeau allumé, mais l'éclat qui rayonnait de ses yeux éclipsait la lumière des torches. — Voilà Chariclée et Théagène! » cria Cnémon. « Où sont-ils, au nom des dieux, dis-le moi », supplia Calasiris, s'imaginant que Cnémon les avait vus. Mais lui : « J'ai cru les voir, Père, bien qu'ils ne soient pas ici, tant ton récit me les a montrés clairement, tels que je les ai vus. — Je ne sais pas, reprit Calasiris, si tu les as vus tels que, ce jour-là, les ont contemplés le Soleil et la Grèce, point de mire de tous les regards, objet de toutes les bénédictions et du désir, elle, de celui des hommes, et lui de celui des femmes. Leur union l'un avec l'autre apparaissait à tous comme celle d'un couple divin, avec cette différence que les gens du pays admiraient plus le jeune homme et les Thessaliens la jeune fille, entraînés chacun de préférence vers ce qu'ils voyaient pour la première fois, car un spectacle nouveau est plus propre à frapper que celui auquel on est accoutumé. Mais, ô douce erreur, ô illusion charmante! Comme tu m'as transporté de joie, lorsque tu m'as laissé croire, Cnémon, que tu avais vu ces êtres qui me sont chers et que tu allais me les montrer! Mais je vois bien que tu m'as complètement trompé, quand tu m'avais promis, lorsque j'ai commencé à parler, qu'ils allaient venir sous peu et m'apparaître; c'est sous prétexte de t'en faire récompenser que tu m'as demandé le récit de leurs aventures, mais c'est maintenant le soir, il fait nuit et tu ne peux me les montrer, ils ne sont pas là! — Courage, répondit Cnémon, aie bon espoir, ils viendront. Mais peut-être s'est-il produit quelque empêchement et sont-ils plus lents à arriver que nous ne l'avions convenu; d'ailleurs, même s'ils avaient été là, je ne te les aurais pas montrés avant d'avoir reçu toute ma récompense; donc, si tu es pressé de les voir, tiens ta promesse et amène ton récit à sa fin. — C'est que, répondit Calasiris, je répugne à faire quelque chose qui réveille en moi le souvenir de mes chagrins et je croyais aussi t'avoir fatigué avec mon long bavardage dont tu dois être rassasié. Mais puisque apparemment tu aimes tant à écouter, et que tu as toujours faim de belles histoires, allons, reprenons mon récit au point où je l'avais quitté, mais commençons par allumer la lampe et offrons aux dieux de la nuit les libations du soir afin que, les rites accomplis, nous puissions passer la nuit sans crainte à raconter des histoires. » [3,5] A sa parole, une lampe allumée nous fut apportée par une petite servante à qui il en donna l'ordre. Il fit alors les libations aux dieux, et, plus particulièrement, à Hermès à qui il demanda de beaux rêves pour la nuit et qu'il supplia de lui faire apparaître ses bien-aimés, au moins pendant son sommeil. Une fois le rite accompli, il reprit : « Lorsque, Cnémon, le cortège eut fait trois fois le tour du tombeau de Néoptolème, que les éphèbes eurent conduit trois fois leurs chevaux tout autour, les femmes poussèrent un long cri de deuil, et les hommes un cri de guerre; alors, comme à un signal, boeufs, agneaux, chèvres furent sacrifiés et l'on eût dit qu'une seule et même main les égorgeait. L'on entassa alors quantité de morceaux de bois sur un immense autel où l'on déposa, selon le rite, toutes les extrémités des victimes, puis l'on demanda au prêtre d'Apollon Pythien d'allumer la flamme de l'autel. Chariclès répondit qu'il lui appartenait de faire la libation mais, ajouta-t-il, «il fallait que l'autel fût allumé par le chef de la députation sacrée, avec la torche qui lui serait donnée par la servante d'Artémis ; telle était la coutume voulue par la tradition ». Telles furent ses paroles; puis il fit la libation, et Théagène alla chercher le feu. Alors, mon cher Cnémon, nous vîmes avec évidence dans les faits que l'âme es`t chose divine et qu'elle a ses parentés, dès là-haut! Dès qu'ils s'aperçurent, les deux jeunes gens s'aimèrent, comme si leur âme, à leur première rencontre, avait reconnu son semblable et s'était élancée chacune vers ce qui méritait de lui appartenir. D'abord, brusquement, ils demeurèrent immobiles, frappés de stupeur, puis, lentement, elle lui tendit le flambeau et, lentement, il le saisit, et leurs yeux se fixèrent longuement de l'un sur l'autre, comme s'ils cherchaient dans leur mémoire s'ils se connaissaient déjà ou s'ils s'étaient déjà vus; puis, ils sourirent, imperceptiblement et à la dérobée, et seule le révéla une douceur dont fut soudain empreint leur regard. Et, tout de suite, ils eurent comme honte de ce qui venait de se passer et ils rougirent; mais bientôt, tandis que la passion, apparemment, pénétrait à longs flots, dans leur coeur, ils pâlirent, bref, en quelques instants, leur visage à tous deux présenta mille aspects différents, et ces changements de couleur et d'expression trahissaient l'agitation de leur âme. Tout cela, naturellement, passa inaperçu à la foule, chacun étant pris par une occupation ou une pensée différentes, et inaperçu également à Chariclès qui prononçait la prière et l'invocation rituelles; mais moi, je ne faisais rien d'autre que d'observer les jeunes gens depuis le moment où l'oracle avait prophétisé sur Théagène en train d'offrir un sacrifice dans le temple, car l'allusion à leurs noms m'avait laissé deviner ce qui arriverait. Mais je ne comprenais pas très clairement la suite de la prédiction. [3,6] Une fois que Théagène, qui ne s'était séparé de la jeune fille qu'après un long moment, et comme en se faisant violence, eut approché le flambeau et mis le feu sur l'autel, le cortège se disloqua, les Thessaliens allèrent participer à un banquet et le reste du peuple rentra chacun chez soi. Chariclée jeta sur elle un manteau blanc et, accompagnée de quelques amies, retourna dans la demeure qu'elle occupait dans l'enceinte du temple, car elle n'habitait même pas avec celui qui passait pour son père, et ses devoirs de desservante lui imposaient de vivre entièrement à part. De plus en plus intéressé après ce que j'avais entendu et ce que j'avais vu, voici que je rencontre Chariclès, rencontre dont j'avais grande envie. Alors lui : « As-tu vu, me demanda-t-il, mon joyau et celui des Delphiens? As-tu vu Chariclée? — Ce n'était pas la première fois, répondis-je, je l'avais déjà vue souvent dans le passé, toutes les fois que je l'ai rencontrée dans le temple, et non pas en passant, comme on dit; car j'ai offert des sacrifices avec elle, et pas seulement une fois, et chaque fois qu'elle était embarrassée sur quelque sujet concernant ou les dieux ou les hommes, elle venait m'interroger et s'instruire auprès de moi. — Que t'en a-t-il semblé, alors, maintenant, mon cher Calasiris ? Est-ce qu'elle n'a pas un peu embelli la procession? — Tais-toi! répondis-je, Chariclès, c'est comme si tu me demandais si la lune ne fait pas pâlir tous les autres astres ! — Sans doute, mais il y avait aussi des personnes, répondit-il, pour faire l'éloge du jeune Thessalien. — Ils lui donnaient, repartis-je, la seconde ou la troisième place, mais chacun avouait que la perle du cortège, ce qu'il y avait en lui de plus précieux, c'était véritablement ta fille. » Chariclès était ravi, et moi j'avais, sans offenser la vérité, obtenu le but désiré, car je ne désirais rien tant que lui inspirer confiance en moi. En souriant, il me dit : « Je vais chez elle maintenant; si tu le veux, joins-toi à moi et allons ensemble voir si les désagréments auxquels l'ont exposée la foule ne l'ont pas trop fatiguée. » J'acceptai avec plaisir et lui prouvai que je faisais passer toute autre occupation après le soin de ses intérêts. [3,7] Lorsque nous fûmes arrivés chez elle, nous trouvâmes Chariclée étendue sur son lit, énervée et les yeux tout humides d'amour; après avoir embrassé son père, de la façon habituelle, comme il lui demandait ce qu'elle avait, elle lui répondit qu'elle souffrait de la tête et qu'elle aimerait être seule, si on voulait bien le lui permettre. Chariclès fut tout déconcerté de cette réponse; il sortit avec moi de la chambre et recommanda aux servantes de la laisser tranquille. Une fois hors de la maison, « Qu'est-ce que cela veut dire, me dit-il, mon cher Calasiris ? Quel est ce malaise qui vient de prendre ma petite fille? — Ne t'étonne pas, répondis-je, si, au cours d'une procession où il y avait tant de monde, quelqu'un lui a jeté le mauvais oeil. » Il se mit à rire ironiquement : « Toi aussi, alors, dit-il, tu crois, comme le vulgaire, que le mauvais oeil existe? — Certainement, rien n'est plus vrai, repartis-je, voici ce qui se passe. Cet air qui nous entoure pénètre au fond de nous par les yeux, les narines, la bouche et les autres ouvertures du corps, apportant avec lui les différentes qualités qui se trouvent dans le monde extérieur, de telle sorte qu'il introduit en nous et sème le germe des passions; lorsque, par exemple, quelqu'un regarde les belles choses avec envie, l'air ambiant se remplit d'une qualité malveillante et le souffle plein d'aigreur émané de cette personne se répand sur ses voisins; et ce souffle, qui est fort subtil, pénètre jusque dans leurs os et leur moelle; c'est ainsi que bien des gens ont été contaminés par l'envie, à laquelle on donne, plus particulièrement, le nom de mauvais oeil. Réfléchis également, Chariclès, à tous les gens qui ont été atteints d'ophtalmie, à tous ceux qui ont été atteints par une maladie épidémique, sans avoir jamais touché les malades ni même partagé leur lit ou leur table, mais simplement pour avoir respiré le même air. Pour preuve de ce que je dis, je ne veux que la naissance de l'amour, qui provient de quelque chose que l'on a vu; cet objet envoie la passion, comme une flèche, portée par le vent et l'enfonce, à travers les yeux, dans les âmes. Et c'est tout naturel, car de toutes les ouvertures de notre corps, la plus prompte à se mouvoir et la plus chaude est la vue, ce qui la rend plus apte à accueillir les émanations et lui fait attirer, par l'effet du souffle ardent qui l'anime, les courants d'amour qui passent. [3,8] S'il faut que je te donne encore un exemple, tiré de la nature et figurant dans les livres sacrés traitant des êtres vivants, voici : le loriot guérit les malades atteints de jaunisse. Si un tel malade regarde l'oiseau celui-ci s'enfuit et se détourne en fermant les yeux non pas, comme on le croit, parce qu'il se refuse à faire du bien mais parce que sa nature est telle que, lorsqu'il regarde, il attire le mal en lui-même comme une émanation qui le pénètre, et c'est pourquoi il évite, à l'égal d'une blessure, de jeter les yeux sur ces malades. Parmi les serpents, tu as sans doute entendu dire que celui qu'on appelle le basilic dessèche et détruit, seulement par l'effet de son souffle et de son regard, tout ce qui se présente à lui. Si, donc, certaines personnes jettent le mauvais oeil même à ceux qu'ils aiment le plus, et à qui ils veulent du bien, cela n'est pas étonnant, car c'est la nature qui les rend jaloux et ce n'est pas leur volonté qui agit en cela, mais leur nature. [3,9] Il réfléchit un moment à ce que je lui avais dit, puis : « Tu as résolu ma difficulté, me dit-il, avec autant de science que de vraisemblance; plût au ciel que Chariclée éprouve, elle aussi, quelque jour, le désir et l'amour! Alors, je penserais qu'elle a recouvré la santé, et non qu'elle est malade! Tu sais que telle est la raison pour laquelle j'ai fait appel à toi. Mais pour l'instant il n'y a pas à craindre que ce soit là son mal, elle qui abomine le mariage et l'amour; je crois plutôt qu'elle est victime du mauvais oeil, et, sans aucun doute, tu voudras bien l'en délivrer, en bon ami que tu es, et toi qui sais tout. » Je promis, si je m'apercevais qu'elle souffrait de quelque chose, de faire tout ce que je pourrais pour la soulager. [3,10] Nous étions encore en train de raisonner sur tout cela lorsque nous vîmes devant nous un individu plein de hâte qui nous dit : « Braves gens ! on dirait qu'on vous a invités à vous battre, tant vous êtes lents, et non pas à assister au banquet offert par le beau Théagène et placé sous la présidence du grand héros Néoptolème. Par ici, venez, et ne faites pas retarder le festin jusqu'au soir, il n'y a plus que vous qui manquiez. » Chariclès se pencha vers mon oreille et me dit : « En voilà un qui vient nous convoquer le bâton à la main; ce n'est pas du tout un procédé digne de Dionysos, et pourtant il s'est déjà bien humecté! Mais, allons-y, de crainte quil ne finisse par nous donner des coups. — Tu plaisantes, répondis-je; pourtant, allons-y. » Lorsque nous arrivâmes, Théagène fit installer Chariclès près de lui et me fit donner à moi aussi une place d'honneur par considération pour Chariclès. Pourquoi t'ennuyer à te raconter tout ce banquet, les choeurs de jeunes filles, les joueuses de flûte, les danses des éphèbes en armes, la pyrrhique, tout ce dont Théagène avait entremêlé le plus somptueux des festins, pour s'efforcer de mettre tout le monde en joie et de le faire mieux boire? Mais, ce qu'il faut surtout que tu saches et ce que je préfère te dire, le voici : Théagène se montrait gai et se forçait à être aimable avec les assistants, mais moi, je savais bien où l'entraînait sa pensée; tantôt son regard se dérobait, tantôt il poussait, sans raison, un profond soupir; tout d'un coup, il baissait les yeux, comme plongé dans ses pensées, et, soudain, il retrouvait un air riant, comme si, reprenant conscience de lui-même, il se rappelait à l'ordre. Ainsi passait-il, constamment, d'un état à l'autre. Car la pensée d'un amoureux est semblable à celle d'un homme ivre; elle est mobile et ne se tient jamais fixée, car leur âme à tous deux est agitée par les flots de leur état inconstant; c'est pourquoi l'amoureux est porté à boire et l'ivrogne à l'amour. [3,11] Comme il était évident que Théagène était distrait et inquiet, les autres assistants finirent, eux aussi, par se rendre compte qu'il n'était pas bien, de telle sorte que Chariclès également s'aperçut de son humeur bizarre et me dit à part : « Tiens, lui aussi a été vu par le mauvais oeil; je crois bien qu'il lui est arrivé la même chose qu'à Chariclée. — La même chose, répondis-je, précisément, par Isis! Et c'est naturel, puisque, après elle, c'était lui le plus remarquable de la procession. » Tels étaient nos propos, et, lorsque fut venu le moment de faire circuler les coupes, Théagène but à la santé de chaque convive, bien qu'il n'en eût pas envie. Lorsqu'il fut arrivé à moi : « Je te remercie de l'intention », lui dis-je, sans prendre la coupe. Alors, il me jeta un regard pénétrant et irrité, s'imaginant que je voulais l'insulter. Chariclès comprit et dit : « Il s'abstient de vin et de nourriture qui a été vivante. » Et comme Théagène demandait pourquoi, Chariclès répondit : « Il est de Memphis d'Egypte, et c'est un prêtre d'Isis. » Théagène, en apprenant que j'étais égyptien et prêtre fut rempli d'une joie soudaine, comme s'il avait trouvé un trésor. il se leva, demanda de l'eau et, après en avoir bu, rne dit : « Très sage, accepte du moins cette coupe d'amitié, dont j'ai bu les premières gouttes, et remplie du breuvage que tu préfères; que cette table marque solennellement le début de notre amitié! — Soit! dis-je, beau Théagène le début d'une amitié que, depuis longtemps, j'éprouvais envers toi. » Et, acceptant la coupe, je bus à mon tour. Sur ce, le festin se termina et nous rentrâmes chacun chez soi, non sans que Théagène m'embrassât avec une chaleur que ne justifiait pas le caractère récent de nos relations. Une fois chez moi, je demeurai longtemps sans dormir sur mon lit, tournant et retournant dans tous les sens l'histoire des deux jeunes gens et cherchant à deviner ce que signifiait la fin de l'oracle. La nuit était à moitié écoulée lorsque je vis Apollon et Artémis, ou je crus les voir, si du moins c'était une illusion et non une apparition réelle; le dieu tenait Théagène par la main, la déesse, Chariclée; ils m'appelèrent par mon nom et me dirent : « Le moment est venu pour toi de retourner dans ta patrie, tel est l'ordre du Destin. Pars donc et prends avec toi ces jeunes gens, fais-en tes compagnons de voyage, comme s'ils étaient tes enfants, ensuite, tu leur feras quitter l'Egypte au moment où les dieux le voudront, et de la manière qu'ils voudront.» [3,12] Après ces paroles, ils s'en allèrent, me laissant certain que ce n'était pas un rêve, mais une vision réelle que j'avais eue. Je pensais avoir compris ce qu'elle signifiait, mais j'ignorais chez quels peuples et dans quel pays les dieux voulaient que je conduise les jeunes gens. » Alors Cnémon l'interrompit : « Tu l'as compris plus tard, Père, et tu me le diras; mais comment les dieux, ainsi que tu l'affirmes, t'ont-ils indiqué qu'ils ne t'étaient pas apparus en rêve, mais qu'ils s'étaient montrés à toi réellement? — De la façon, mon enfant, me répondit-il, que laisse entendre le savant Homère, mais l'allusion échappe au vulgaire : « Les traces de ses pas et de ses jambes », dit-il quelque part, « je les connus aisément, lorsqu'il partit, car il est facile de connaître les dieux. » — Eh bien, dit Cnémon, je crois bien, moi aussi, appartenir au vulgaire, et c'est sans doute parce que tu voulais me le prouver que tu as rappelé ce vers, dont je connais le sens apparent, depuis que je sais parler, mais dont j'ignore le contenu théologique caché. [3,13] Calasiris se tut un instant, l'esprit perdu dans la méditation des mystères. « Les dieux et les démons, dit-il, lorsqu'ils viennent vers nous ou qu'ils nous quittent, ne revêtent que fort rarement l'apparence d'un animal, mais, le plus souvent, celle d'un homme, pour que la ressemblance parle davantage à notre imagination. Les profanes peuvent ne pas les reconnaître, mais ils ne sauraient échapper à un sage; on les reconnaît à leurs yeux dont le regard est constamment fixe et dont les paupières ne cillent jamais, et, plus encore, à leur démarche, qui ne procède pas en séparant les pieds et en les avançant l'un après l'autre : ils se déplacent selon un mouvement aérien, d'un élan souverain qui fend l'espace plutôt qu'il ne chemine progressivement. C'est la raison pour laquelle les Egyptiens ont toujours représenté les statues des dieux avec les pieds joints et ne formant qu'un. Homère le savait, car il était égyptien et avait appris la science sacrée, et c'est ce qu'il a enfermé, symboliquement, dans ses vers, laissant à ceux qui le pourraient le soin de comprendre. Il dit en effet d'Athéna : « ses yeux brillaient d'un éclat terrible », et, au sujet de Poséidon : « les traces de ses pas et de ses jambes, je les connus aisément, lorsqu'il partit », c'est-à-dire qu'il glissait pour marcher; c'est ce que signifie « s'éloigne en glissant », et non, selon l'interprétation erronée de certains : « je connus aisément ». [3,14] — C'est une révélation que tu me fais, ô homme divin! dit Cnémon. Mais tu as dit, à plusieurs reprises qu'Homère était un Egyptien, ce que personne, peut-être, n'a jamais entendu prétendre jusqu'à aujourd'hui. Je ne saurais douter de ta parole, mais je suis très surpris, et je te supplie de ne pas continuer sans me donner les raisons qui te font parler ainsi. — Cnémon, dit-il, bien que ce soit hors de mon propos que de traiter maintenant ce sujet, je vais pourtant te satisfaire en quelques mots. Qu'Homère, mon ami, porte, selon les peuples, des noms différents, que chaque ville se prétende la patrie de ce savant poète, cela est sûr, et pourtant, en réalité Homère était de chez nous, et sa ville natale était Thèbes "aux cent portes", pour employer ses propres termes. Celui qui passait pour son père était un prêtre, mais, son père véritable était Hermès, dont le prétendu père était le prêtre. La femme de celui-ci, au cours de l'accomplissement d'un rite, avait passé la nuit dans le temple; le dieu la visita et lui donna Homère, qui portait une marque rappelant cette union disparate. Sur l'une de ses cuisses, dès sa naissance, poussa un très long duvet, particularité qui lui valut son nom chez plusieurs peuples, et en particulier chez les Grecs, parmi lesquels il erra longtemps, chantant ses poèmes. Il ne révéla jamais son nom véritable et ne donna jamais ni celui de sa patrie ni celui de sa race, et les gens qui connaissaient son infirmité s'en servirent pour forger le nom d'Homère. — Quel but se proposait-il, donc, Père, en dissimulant le nom de sa patrie? — Peut-être parce qu'il avait honte d'être un exilé, car il avait été chassé par son père lorsqu'il avait été désigné, parmi les éphèbes, pour se consacrer au service des dieux. La marque qu'il portait avait en effet révélé qu'il était bâtard. Ou bien avait-il agi par habileté et, en dissimulant sa véritable patrie, tenté de se les annexer toutes ? [3,15] — Je crois bien que tu as raison, répondit Cnémon, et j'en trouve la preuve dans ce que la poésie de cet homme contient à la fois de secret et de charmant, ce qui est bien égyptien, et, en même temps, dans sa supériorité innée, qui n'aurait pu, ainsi, l'emporter sur tous s'il n'avait vraiment eu en lui une nature divine et surnaturelle. Mais, une fois que tu eus pris les dieux sur le fait, Calasiris, selon la méthode homérique, que fis-tu ensuite? Dis-le moi. — La même chose, Cnémon, qu'auparavant; de nouveau, l'insomnie, les réflexions et les soucis, amis de la nuit. J'étais heureux, car j'espérais obtenir ce à quoi je ne m'étais pas attendu, et je me disais que j'allais rentrer dans ma patrie; mais j'étais malheureux, aussi, en songeant que Chariclès allait être privé de sa fille; j'étais dans l'embarras, me demandant comment je pourrais emmener les jeunes gens et préparer leur départ. Cette fuite m'angoissait comment passerions-nous inaperçus, quelle direction prendrions-nous, voyagerions-nous par terre ou sur mer? Bref, j'étais en proie à un ouragan de soucis, et je continuai à me tourmenter, sans dormir, tout le reste de la nuit. [3,16] Il ne faisait pas encore entièrement jour lorsque la porte de mon appartement retentit, et j'entendis quelqu'un appeler : « Petit! » Mon domestique demanda qui frappait a la porte, et ce qu'il y avait. « Annonce, reprit la voix, le Thessalien Théagène. » Je fus heureux d'entendre annoncer le jeune homme et je dis de le faire entrer, en réfléchissant que l'affaire qui m'était maintenant confiée trouvait ainsi d'elle-même son commencement. Je m'imaginais en effet que, ayant appris lors du banquet que j'étais égyptien et prêtre, il était venu me demander de l'aider dans son amour, victime, apparemment, de l'illusion commune qui veut que tous les Egyptiens possèdent une seule et même science. Car il y a une science vulgaire, dont on pourrait dire qu'elle rampe sur la terre; elle est au service des illusions et n'évolue qu'autour des cadavres; elle ne voit pas plus haut que les plantes et psalmodie des incantations, et cela sans parvenir à aucune fin louable, sans procurer aucun bien à ceux qui s'en servent; d'ailleurs, le plus souvent, elle trompe les espérances, et lorsque, par hasard, elle réussit, elle ne produit que des effets misérables et mesquins, comme de nous faire prendre des visions pour des réalités et de nous décevoir dans nos espérances; habile à imaginer toutes sortes d'actions défendues, elle est au service des plaisirs coupables. Tandis que l'autre, mon enfant, la véritable science, dont la première porte le nom à tort et n'est que la bâtarde, la science que nous, prêtres de lignée sacerdotale, nous apprenons dès notre enfance, est tournée vers le ciel; compagne des dieux, participant de la nature des puissances souveraines, elle étudie le mouvement des astres et acquiert ainsi la connaissance du futur; elle se détache des maux de ce bas-monde et n'a comme préoccupation que le bien et l'intérêt des hommes. C'est grâce à elle que je me suis éloigné à temps de ma patrie, pour éviter les événements qu'elle m'avait prédits et, comme je te l'ai déjà dit, tenu dans toute la mesure du possible en dehors de la guerre que devaient se livrer mes enfants. Mais je remets cela entre les mains des dieux, et, en particulier, des Moires qui ont le pouvoir absolu et qui m'ont exilé de ma patrie, apparemment, moins pour cette raison-là que pour faire retrouver Chariclée. Mais, par quel moyen, la suite du récit te l'apprendra. [3,17] Lorsque Théagène fut entré, nous nous saluâmes et je le fis asseoir près de moi sur mon lit. « Qu'est-ce qui t'amène ainsi chez moi à l'aube? » lui demandai-je, Longtemps, il resta à se caresser le visage, puis : « Je suis dans une anxiété terrible, dit-il, et je rougis de te dire pourquoi », après quoi il se tut. Je jugeai le moment venu de faire le sorcier et d'avoir l'air de deviner ce que je savais parfaitement. Je le regardai donc d'un air joyeux : « Si tu refuses de le dire toi-même, répondis-je, sache bien que notre science et les dieux n'ignorent rien. » Je restai un moment sans rien dire, faisant semblant de compter sur mes doigts, agitant les cheveux et me donnant l'air inspiré : « Tu es amoureux, prononçai-je enfin, mon enfant. » Il sursauta à cet oracle, et lorsque j'ajoutai : « de Chariclée », croyant, du coup, qu'un dieu parlait par ma bouche, il s'en fallut de peu qu'il ne se prosternât à mes pieds. Comme je l'en empêchai, il s'approcha et me couvrit la tête de baisers, remerciant les dieux de ne pas avoir, comme il le dit, trompé son attente, et me demanda d'être son sauveur. Car, disait-il, il ne survivrait pas s'il n'obtenait pas, au plus vite, du secours, tant était grand le mal qui avait fondu sur lui et tant il était dévoré de désir, et cela, alors qu'il éprouvait l'amour pour la première fois. Il affirma, avec force serments, qu'il n'avait jamais eu de relations avec aucune femme, qu'il les avait toujours repoussées avec horreur, ainsi que tout mariage et toute aventure amoureuse dont on pouvait lui parler, jusqu'au jour où la beauté de Chariclée lui avait prouvé qu'il n'était pas aussi insensible qu'il le pensait, mais simplement qu'il n'avait pas, jusque-là, rencontré une femme digne d'être aimée. Et, en disant cela, il pleurait, prouvant que c'était bien malgré lui qu'il était vaincu par la jeune fille. Je le réconfortai et lui dis : « Rassure-toi, maintenant que tu es venu chercher refuge auprès de moi; elle ne sera pas plus forte que ma science. Je sais bien qu'elle es`t fort austère et qu'elle ne se laisse pas aisément entraîner à l'amour, qu'elle méprise Aphrodite et le mariage, et jusqu'à leur nom même; mais, pour toi je vais tout mettre en oeuvre; tu sais que l'art arrive à faire violence à la nature; aie seulement bon courage et obéis-moi lorsque je te dirai ce qu'il faudra faire. » Il promit d'exécuter tous les ordres que je lui donnerais, même si je lui disais de marcher sur des épées. [3,18] Il continuait ses prières et me promettait en récompense toute sa fortune lorsque survint un messager envoyé par Chariclès : « Chariclès, dit-il, te demande d'aller le voir; il est tout à côté, dans le temple d'Apollon, où il est en train de chanter un hymne au dieu, mais il a été fort troublé par un songe. » Je me lève aussitôt, renvoie Théagène et me rends au temple où je trouve Chariclès assis sur un fauteuil, très abattu et ne cessant de gémir. Je m'approchai et lui demandai pourquoi il était soucieux et sombre. Et lui : « Comment pourrais-je ne pas l'être, après avoir eu ces songes bouleversants et alors que l'on m'annonce que ma fille est plus mal, qu'elle a passé toute la nuit sans dormir? Son indisposition me cause du chagrin par elle-même, et plus encore parce que les jeux sont fixés à demain et que, selon l'usage, c'est la desservante d'Artémis qui, dans la course d'hoplites, doit tendre le flambeau et décerner le prix; aussi, de deux choses l'une : ou bien elle sera absente, et le rite traditionnel ne sera pas observé, ou bien elle viendra en se forçant et son état s'aggravera. Aussi, si tu ne l'as déjà fait, viens à son secours, donne-lui quelque remède, fais-le au nom de notre amitié et ce sera en même temps un acte de piété envers les dieux. Je sais que ce n'est rien pour toi, si tu le veux, que de conjurer ce que tu as dit être le mauvais oeil; car les prêtres ont la possibilité de réussir même de grandes choses. » Je convins que j'avais été négligent et, pour lui en imposer à lui aussi, je lui demandai de m'accorder cette journée comme délai, car je devais me livrer à une préparation pour guérir la jeune fille. « Pour l'instant, dis-je, allons la voir, afin de l'examiner plus attentivement et de la consoler autant que nous le pourrons. Mais, en même temps, Chariclès, je voudrais que tu ailles parler un peu de moi a cette enfant pour me faire connaître à elle et la rendre plus confiante; ainsi, étant plus familiarisée avec moi, elle accueillera mes soins avec plus de courage. — Soit, dit-il, allons. » [3,19] Lorsque nous fûmes auprès de Chariclée, que pourrait-on dire de plus ? Elle était entièrement en proie à la passion; sa joue avait perdu son éclat, le feu de son regard semblait éteint, comme noyé dans les larmes. Elle se ressaisit pourtant lorsqu'elle nous vit et fit effort sur elle-même pour recouvrer à tout prix son regard et sa voix ordinaires. Chariclès l'embrassait, lui donnait mille baisers, mille caresses et ne cessait de lui dire : « Ma petite fille, mon enfant, tu me caches ton mal, à moi, ton père? On t'a jeté le mauvais oeil et tu ne dis rien, comme si c'était toi la coupable, et non pas la victime des yeux qui t'ont regardée méchamment! Mais, courage. J'ai appelé le savant Calasiris, que tu vois, pour qu'il te donne un remède. C'est quelqu'un de capable, car il connaît mieux que personne la science divine; c'est un prêtre, qui, dès l'enfance, a été mêlé aux choses sacrées et qui de plus, et c'est l'essentiel, nous aime beaucoup; aussi serais-tu bien avisée de l'accueillir et de te prêter à ses incantations ou à tout autre moyen qu'il voudrait employer pour te guérir; d'ailleurs, tu n'es pas sans fréquenter volontiers les gens savants. » Chariclée ne dit rien mais fit signe qu'elle consentait et eut l'air d'attendre avec joie la consultation que je lui donnerais. Sur quoi nous nous séparâmes, non sans que Chariclès ne m'eût prié de m'occuper de ce qu'il m'avait demandé en premier lieu et de tâcher de faire en sorte d'inspirer, si possible, à Chariclée, quelque goût pour le mariage et les hommes. Je le renvoyai plein d'espoir, et lui promettant qu'avant peu son désir serait accompli.»