[0] Ici commence l’abrégé de la vie du pieux roi Robert. PRÉFACE. LE maître du céleste empire, à qui l’esprit de superbe voulut s’égaler en puissance, a choisi sur la terre des princes pour tenir les sceptres puissants du siècle; et comme la sainte Église, notre mère, en a obtenu, pour gouverner le peuple de Dieu, des évêques, des abbés et autres ministres revêtus des Ordres sacrés, de même il a fait choix en ce monde d’empereurs, rois et princes pour châtier les malfaiteurs et réprimer l’audace des méchants, afin que Dieu soit loué dans les siècles des siècles. Et puisque ce discours a commencé par les Pères du monastère de Saint-Aignan, il est nécessaire et utile de reconnaître celui qui a été le père commun de tous, afin que tout le monde reçoive consolation de ce que la miséricorde de notre Seigneur Jésus-Christ a choisi ce bon prince, et de ce que la majesté divine l’a établi souverain de ses enfants. Nous dirons à qui ceci se rapporte. Ainsi donc, par l’ordre de la toute-puissance du Dieu Tout-Puissant, et le secours de saint Aignan, nous avons fait mémoire de monseigneur et révérend Leudebod, abbé du susdit monastère de Saint-Aignan, lequel, par testament, a transporté ce qui lui appartenait en propre à Saint-Pierre d’Orléans, à Sainte-Marie, et à Saint-Pierre de Fleury. Maintenant, nous voulons ajouter à cet écrit que le très bon et très pieux Robert, roi des Français, fils de Hugues, dont la piété et la bonté ont retenti par tout le monde, a de tout son pouvoir enrichi, chéri et honoré ce saint, par la permission duquel nous avons voulu écrire la vie de ce très excellent roi, digne d’être imité par les âges présents et futurs; afin que les âmes tièdes y apprennent ce que valent les œuvres de charité, d’humilité et de miséricorde, sans lesquelles nul ne pourra parvenir au royaume céleste, et qui ont tellement éclaté en lui, qu’après le très saint roi-prophète David, nul en ceci ne lui peut être égalé, particulièrement dans la sainte humilité qui, se tenant toujours en présence de Dieu, unit à Dieu de corps et d’esprit ceux qui l’aiment. Nous commencerons par décrire, ainsi que nous l’avons vu, les traits de son visage et la beauté de son corps, aidés en ceci du secours de notre Seigneur Jésus-Christ qui, par sa naturelle bonté, inspire qui il veut, comme il veut, et quand il veut. [1] VIE DU ROI ROBERT. DANS le temps où Dieu jeta les yeux sur les fils des hommes, pour voir s’il en était un qui le connût et le cherchât, le roi des Français fut Robert, d’une très noble origine, fils de l’illustre Hugues, et d’Adélaïde, pour qui l’honneur d’être sa mère paraît un éloge suffisant. Son auguste famille, comme lui-même l’affirmait en saintes et humbles paroles, avait sa souche en Ausonie. Quant à lui, illustre par des actions vertueuses, il augmentait chaque jour l’éclat de son mérite, déjà remarquable par la connaissance parfaite de toutes les sciences. Il avait la taille élevée, la chevelure lisse et bien arrangée, les yeux modestes, la bouche agréable et douce pour donner le saint baiser de paix; la barbe assez fournie, et les épaules hautes. La couronne placée sur sa tête indiquait qu’il sortait d’une race qui fut royale dans son aïeul et son bisaïeul. Lorsqu’il montait son cheval royal, (chose admirable) les doigts de ses pieds rejoignaient presque le talon, ce qui dans ce siècle fut regardé comme un miracle par ceux qui le voyaient. Il priait Dieu fréquemment et continuellement, fléchissait le genou une innombrable quantité de fois, et pour me servir des termes d’Aurelius Victor, et parler le langage humain, c’était un homme parvenu au plus haut rang par ses mérites en tout genre. Lorsqu’il siégeait dans le consistoire, il se disait volontiers client des évêques. Jamais une injure reçue ne le porta à la vengeance; il aimait la simplicité, et se livrait à la conversation , aux promenades et aux repas en commun; il était tellement appliqué aux saintes lettres, qu’il ne se passait pas de jours qu’il ne lût le psautier, et ne priât le Dieu très haut avec saint David. Il fut doux, reconnaissant, d’un caractère civil et agréable, et plus bienfaisant que caressant. [2] Ce même roi, au très sage cœur, auquel étaient naturels les dons de la science parfaite, qu’il avait reçus de Dieu même, fut très savant dans les lettres humaines. Sa pieuse mère l’envoya aux écoles de Reims, et le confia au maître Gerbert, pour être élevé par lui, et instruit suffisamment dans les doctrines libérales, et de manière à plaire en tout, par ses hautes vertus, au Dieu tout-puissant. Ainsi fut fait. Ce même Gerbert, à cause de son mérite qui brillait dans tout le monde, reçut du roi Hugues l’archevêché de Reims; en peu d’années il le pourvut splendidement des choses nécessaires à une église sainte. En quittant ce diocèse il fut mis à la tète de celui de Ravenne, par Othon III; de là, bientôt élevé au siège du très saint apôtre Pierre, il montra dans cette dignité de très grandes vertus, et fut surtout remarquable par de saintes aumônes dans lesquelles il persista fortement tant que dura sa fidèle vie. Entre autres choses, gai et de bonne humeur, il plaisante ainsi de lui sur la lettre R. "Scandit ab R. Girbertus in R. post papa viget R". « Gerbert est monté de Reims à Ravenne, et depuis pape règne à Rome. » Il montrait clairement par là que les trois évêchés que lui Gerbert, fait moine par la profession de la vie régulière sous la règle de son père saint Benoît, avait reçus, gouvernés et possédés, étaient désignés par le signe de la lettre R, qui se trouve au commencement de ces mots. Robert, cet humble serviteur de Dieu, eut pour compagnon dans son éducation maître Ingon, qui reçut de lui l’abbaye de Saint-Martin et celle de Saint-Germain de Paris, rendant ainsi au siècle ce personnage remarquable, ainsi qu’il convenait à un tel homme. Nous aurons soin de dire brièvement et en peu de paroles, comment les semences des vertus prospérèrent en Robert. [3] Dans un certain temps, cet homme de miséricorde et de piété se trouva au palais de Compiègne, et y fit une action qui fut connue de tout le monde, et donna un exemple de piété et de miséricorde. Cet aimable roi se disposait à célébrer la sainte Pâque en ce lieu, le jour de la Cène du Seigneur, lorsqu’une inique conspiration fut tramée par douze personnes qui jurèrent sa mort, et voulaient lui ôter la vie et la couronne. Le roi ordonna de les prendre et de les lui amener. Il les interrogea, commanda de les garder dans la demeure de Charles le Chauve, de les nourrir magnifiquement des viandes royales, et au jour de la sainte Résurrection, de les fortifier par la réception du corps et du sang de Jésus-Christ. Ensuite leur cause fut exposée; ils furent jugés, condamnés, et il y eut contre eux autant de sentences de mort qu’ils étaient d’hommes. Ce prince de Dieu, pieux, prudent, savant et intelligent, les entendit, et leur pardonna pour l’amour du doux Jésus, disant qu’il ne pouvait faire exécuter ceux qui avaient été repus de la viande et du breuvage céleste; et, afin qu’ils ne retombassent pas dans le même crime, il les exhorta par ses saints discours, et les renvoya chez eux impunis. [4] Quant aux larcins des pauvres, clercs ou laïques, faits contre lui, et qui portaient sur de l’or, de l’argent, ou de très précieux ornements, il en était pleinement consentant. Lorsqu’on voulait les poursuivre, il feignait qu’il n’y eût point de crime dans leur action, et jurait, par la foi du Seigneur, qu’ils ne perdraient point ce qu’ils avaient emporté. La reine Constance avait fait construire un beau palais et un oratoire au château d’Etampes. Le roi, gai et content de cela, s’y rendit avec les siens pour dîner, et ordonna que la maison fût ouverte aux pauvres de Dieu. Un d’eux s’étant placé à ses pieds, fut nourri par lui, sous la table; mais ne perdant point l’esprit, le pauvre aperçut un ornement de six onces d’or qui pendait aux genoux du roi, de ceux qu’en langue vulgaire nous nommons franges ou falbalas; il le coupa avec son couteau, et s’éloigna rapidement. Lorsqu’on voulut délivrer la chambre de la foule des pauvres, le roi commanda qu’on éloignât ceux qui avaient été rassasiés de chair, d’aliments et de boisson, et comme ils se retiraient de la table, la reine remarqua que son seigneur était dépouillé de sa glorieuse parure; troublée, elle se récria contre le saint de Dieu avec ces paroles peu calmes: « Eh! mon bon seigneur, quel ennemi de Dieu vous a enlevé votre beau vêtement d’or? — Moi? dit-il; personne ne me l’a ravi; mais, Dieu aidant, il servira plus utilement à celui qui l’a emporté qu’à nous. » Ayant dit ces paroles, le roi entra dans son oratoire, qui était un don de Dieu, souriant de sa perte et du discours de son épouse. Là étaient présents maître Guillaume, abbé de Dijon, le comte Eudes et plusieurs Français des plus considérables. [5] Il faut encore raconter des actions non moins pieuses. Un certain évêque n’ayant point une saine foi sur le Seigneur, et cherchant, pour plusieurs causes, des preuves sur la nature corporelle de Jésus-Christ, le roi, ami de la vérité, ne supporta pas cela et lui écrivit en ces termes: « Tandis que tu portes un nom de science, la lumière de la sagesse ne luit pas en toi, et je cherche par quelle audace, soit à cause de tes iniques volontés, soit à cause de cette haine invétérée que tu portes aux serviteurs de Dieu , tu oses élever des doutes sur le corps et le sang du Seigneur; et lorsqu’il est dit par le prêtre qui le distribue; Que le corps de Jésus-Christ te serve au salut du corps et de l’âme, comment tu ne crains pas de dire d’une bouche téméraire et souillée: Si tu en es digne, reçois-le? tandis que personne n’en est digne. Pourquoi attribues-tu à la Divinité les fatigues du corps, et joins-tu à la divine nature l’infirmité des douleurs humaines? » Et ce prince de Dieu, jurant alors par la foi du Seigneur, continua en disant: « Tu seras privé des honneurs du pontificat, si tu ne renonces pas à ces erreurs; et tu seras condamné avec ceux qui ont dit à Dieu: Éloignez-vous de nous, et tu n’auras pas de communication avec ceux à qui il est dit: Approchez de Dieu, il se rapprochera de vous. » L’évêque, mal instruit, mais sagement repris par le bon roi, ayant ouï ces paroles, se tint tranquille, se tut, s’éloigna de ce dogme pervers, contraire à tout bien, et qui déjà croissait dans ce siècle. [6] Ce roi, serviteur de Dieu, placé dans le sein de l’Église sa mère, fut un zélé gardien du corps et du sang du Seigneur et de ses vases sacrés; il ordonnait tout aussi parfaitement que s’il eût vu Dieu, non seulement descendu sur l’autel , mais dans la propre gloire de sa sainte majesté; sa dévotion à cet égard veillait surtout à ce que le Seigneur fût immolé, pour l’expiation des péchés de tout le monde, par un prêtre dont le cœur fût pur et le vêtement blanc; par son assiduité à ce service, déjà destiné pour le ciel, il était heureux sur la terre; il se plaisait à orner les reliques des saints d’or et d’argent, à donner des vêtements blancs, des ornements sacerdotaux, des croix précieuses, des calices fabriqués en or pur, des encensoirs exhalant un parfum choisi, et des vases d’argent pour les mains des prêtres qui se tenaient à toute heure devant Dieu, priant pour les péchés de tout le peuple. Que dirai-je? Un vase pour le vin, fait en argent, et qu’on nomme cantare, fut volé par un de ses clercs, ce qui rendit le roi triste de toute manière, mais pas au point de faire inquiéter ce clerc, qui depuis lui fut très cher; il menaça seulement de faire poursuivre le vol, et, bon gré, malgré, l’ecclésiastique auteur de cette mauvaise action fit faire la recherche du vase, le racheta, et le remit en son lieu. Le roi, ami de Dieu, plaisantant là-dessus, dit au clerc: « Il vaut mieux porter dans la maison ses propres effets qu’en emporter, de peur d’être semblable à Judas, qui était voleur, gardait la bourse et dérobait ce qui lui était confié. » Le roi eut ensuite ce clerc près de sa personne pour son service, et celui-ci devint digne de ses bons conseils, car cet homme très pieux savait par sa vertu soigner les plaies d’autrui, et, selon les commandements du père Benoît, ne les point découvrir ni publier. Nous prions donc Dieu que, par sa clémence, il efface pour une telle action ses péchés, et que par l’intercession de tous les saints, le roi possède les joies promises aux justes. [7] Il m’est très agréable de communiquer aux oreilles des fidèles ce qui est si digne d’être raconté : la mémoire de ce roi doux et libéral nous appellera, nous tous qui aimons Dieu, dans ce jour où la trompette sonnera, non celle qui est d’airain, mais celle qui procède du céleste trésor, et qui, ouvrant sa bouche, dit: « Verse l’aumône dans le sein du pauvre, et elle priera pour toi (Eccli. XXIX, 15). » Réfléchissant sur un tel homme, il se présente à nous mille choses, par la pensée, l’ouïe ou le discours, qui ne peuvent être écrites à cause de leur grand nombre, car Dieu seul connaît, par Son immense sagesse et science, ce qui ne peut être compris par l’esprit d’hommes misérables. Et parce que nous nous intéressons au monde, nous nous réjouissons des actions de cet excellent roi; car, à ce que nous croyons, Dieu, ce roi glorieux, est loué par ses œuvres; Dieu, du royaume duquel sera pour l’éternité celui qui aura été grand par une entière pureté de cœur et de corps. Et que l’univers croie bien que le monde serait encore plein de joie par sa bonne et agréable vie, si le Fils de Dieu, mort pour les pécheurs, l’avait voulu. [8] Un jour étant allé à l’église, et prosterné devant Dieu en oraison, ce roi, doux et humble de cœur, fit rougir de sa faute un certain homme, à l’occasion d’un ornement en fourrure qui lui descendait du cou; tandis qu’il épanchait ses prières devant le Seigneur, Rapaton, voleur (non ce fameux chef de brigands qui occupe le commencement de la leçon du livre des Rois) s’approcha de lui, et prit la moitié de la frange du manteau du roi; mais il reçut de sa bouche cet ordre indulgent et plus doux que le miel: « Retire-toi, ce que tu as pris te suffira, et le reste peut être nécessaire à quelque autre. » Le voleur confus obéit au commandement du saint homme, qui, pour l’amour de Dieu, compatissait ainsi d’habitude aux pauvres, et à ceux qui étaient en faute, afin de les avoir pour intercesseurs auprès de Dieu, car il savait qu’ils étaient déjà citoyens du ciel. [9] Poissy, résidence royale, placée sur la Seine, est très avantageuse aux rois des Français; trois monastères y ont été bâtis par de saint personnages, un en l’honneur de sainte Marie, un en celui de saint Jean, et le dernier, en celui de saint Martin, confesseur. Le bon roi adopta le monastère érigé en l’honneur de la sainte Mère de Dieu, le bâtit de nouveau, et le rendit très beau pour les ornements, les prêtres, l’or et l’argent. La louange de Dieu n’y était pas interrompue, là il s’unissait continuellement au Seigneur par ses oraisons. Un jour il arriva au lieu de repos de son humble corps, après avoir répandu devant Dieu et dans la prière ses torrents de larmes accoutumés, il trouva sa lance bien ornée d’argent par sa glorieuse épouse; il regarde aussitôt à la porte pour voir s’il se trouverait quelqu’un à qui cet argent fût nécessaire; il aperçoit un pauvre, et lui demande avec adresse s’il aurait quel que ferrement au moyen duquel on pût enlever l’argent de dessus le bois. Ce serviteur de Dieu ordonne ensuite au pauvre, qui ne savait pas ce qu’il en voulait faire, d’aller lui en chercher un tout de suite. Pendant cet intervalle il vaquait à l’oraison. L’envoyé revenant, lui apporta un fer assez propre à une telle destination; les portes se fermèrent, le roi bienfaisant, avec l’aide du pauvre, ôta l’argent de la lance, le donna au pauvre, le mit dans son sac de ses saintes mains, et lui recommanda, comme à l’ordinaire, de prendre garde en sortant que sa femme ne le vit. Le pauvre obéit aux ordres du roi. Tout étant fini, la reine arriva, demanda ce qu’était devenue cette lance, et s’étonna de voir ainsi détruit ce bel ornement par lequel elle avait espéré réjouir son seigneur. Le roi par plaisanterie lui répondit, en jurant la foi du Seigneur, qu’il ignorait le fait; il s’éleva entre eux une dispute amicale. Tant de libéralité en aumônes leur profita à tous deux, et, avec l’aide de Dieu, elle était de grand bénéfice à ceux qui voulaient mourir au monde et vivre en lui. Il y a encore à raconter plusieurs traits d’une piété non moins grande dont nous avons déjà parlé. [10] Un certain pauvre clerc, venant du royaume de Lorraine, fut présenté au roi serviteur de Dieu, et reçu par lui. Ce clerc s’appelait Oger; le roi le traitant avec trop de bonté, l’associa à son collège de saints prêtres, l’enrichit suffisamment de toutes sortes de manières, espérant habiter avec lui un grand nombre de jours et d’années. Mais ce fourbe fut découvert d’une manière qu’il n’avait pas prévue, car le prophète David avait bien dit de lui: « Les paroles de sa bouche sont iniquité et ruse; il n’a pas voulu comprendre pour bien agir; il a médité le crime dans son lit; il ne s’est pas appliqué à la bonne voie, et n’a pas haï la malice. (Psal. XXXV, 4, 5) » Car on voyait revivre en lui la conduite de Judas qui trahit le Seigneur, et qui gardait la bourse et dérobait ce qui lui était confié: en effet, un certain jour, sur le soir, au moment où la nuit approchait, le roi ayant soupé avec les siens se disposait à accomplir ses devoirs envers Dieu, et à lui rendre l’hommage qui lui appartenait. Il marcha, selon sa coutume, vers l’église, précédé par des clercs qui portaient devant lui des chandeliers d’un grand prix. Lorsqu’ils furent arrivés, l’humble roi fit signe de ne point approcher du sanctuaire, et se plaçant dans l’angle, il offrit ses vœux à son doux Seigneur. Tandis qu’il méditait en la présence de Dieu, il vit Oger mettant à terre la cire, et cachant dans son sein, le chandelier. Les clerc qui devaient être gardiens de ces effets, furent troublés de ce vol, et en parlèrent au roi, qui dit n’en rien savoir. Ce fait parvint aux oreilles de la reine Constance sa femme, dont quelqu’un avait dit, en plaisantant sur son nom: « Constans et fortis quæ non Constantia ludit. » « Constance, constante et forte, qui ne plaisante pas. » Enflammée de fureur, elle jura par l’âme de son père Guillaume, qu’elle infligerait des peines aux gardiens, les priverait des yeux, et leur ferait d’autres maux, si ce qui avait été enlevé du trésor du saint et du juste ne se retrouvait pas. Le roi, qui avait le calme de la piété, appela le voleur, dès qu’il eut entendu ces paroles, et lui parla ainsi: Ami Oger, va-t’en d’ici de peur que ma femme irritée ne t’anéantisse bientôt; ce que tu as te suffira jusqu’à ce que tu sois dans ton pays natal; que le Seigneur t’accompagne partout où tu iras. » Lorsque l’auteur du vol entendit ces paroles, il tomba aux pieds du pieux roi, et se roula par terre, en criant: « Secourez-moi, seigneur; secourez-moi! » Mais le roi voulant le sauver, lui dit: « Va-t’en, va-t’en, ne demeure pas ici. » Et il ajouta plusieurs choses à celles qu’Oger emportait afin qu’il ne manquât de rien en route. Quelques jours après, le roi, serviteur de Dieu, supposant qu’Oger devait avoir atteint le lieu de sa naissance, et conversant avec les siens, dit, doucement et agréablement: « Mon cher Theudon (car ce Theudon était très familier avec lui) , pourquoi te fatigues-tu à chercher ce candélabre que le Dieu tout-puissant a donné à un de ses pauvres? Sachez, toi et les tiens, qu’il lui est plus nécessaire qu’à nous pécheurs, à qui le Seigneur a donné toutes les richesses de la terre, afin que nous vinssions au secours des pauvres, des orphelins, et de tout le peuple de Dieu. » [11] Ses officiers lui construisirent par son ordre un beau palais à Paris; et voulant l’honorer par sa présence le jour de Pâques, il commanda qu’on y préparât un grand repas, selon l’usage royal. Comme il allait prendre de l’eau, pour se laver les mains, un aveugle qui était là dans la foule des pauvres, qui lui étaient un cortège perpétuel, s’approcha du roi, et le pria de lui jeter de l’eau sur la figure et d’offrir pour lui une humble prière. Le roi accueillit par manière de jeu la demande du pauvre; et lorsqu’il eut l’eau sur les mains il lui en lança au visage: aussitôt l’aveugle, à la vue de tous les grands qui étaient présents, recouvra l’usage des yeux par l’attouchement de l’eau. Tous louèrent le Seigneur; et le pauvre, content, s’assit au banquet avec les convives. Pendant tout le jour on n’eut au repas d’autre entretien que de louer sur ce miracle le Dieu tout-puissant. Peut-être les discours des convives eussent été vains et inutiles, s’ils n’eussent pas été éclairés en cette journée d’une si grande lumière; et certes, on ne peut raisonnablement s’étonner que le roi ait fréquemment honoré de sa présence ce palais, que la vertu divine a illustré par un tel miracle, et a consacré par la joie du peuple, le premier jour où ce pieux roi a voulu y prendre son repas. [12] Ce vertueux prince, vivant de la vie des justes, s’appliquait à ne pas permettre le mensonge à sa bouche, et à dire la vérité du cœur et dès lèvres; il jurait souvent par la foi du Seigneur; mais voulant rendre les siens innocents comme lui, lorsqu’ils lui prêteraient serment, il fit faire un reliquaire de cristal, orné tout autour d’or pur, mais qui ne renfermait point d’os des saints. Ses grands, ignorant cette pieuse fraude, juraient dessus; il en fit construire un autre d’argent, dans lequel il mit un œuf d’un certain oiseau nommé griffon, et sur ce vase il faisait prêter serment de fidélité aux gens moins puissants, et à ceux des campagnes. Oh! combien convenaient parfaitement à ce saint homme les paroles du prophète sacré, lorsqu’il disait: « Il a habité dans le tabernacle du très Haut, celui qui a dit la vérité dans son cœur, qui n’a pas eu de fausseté sur les lèvres, qui n’a pas fait de mal à son prochain, et n’a pas cherché à lui nuire. » [13] Il faut dire en peu de paroles combien ce roi posséda la vertu d’humilité. Tenant une assemblée avec les évêques de son royaume, et les regardant l’un après l’autre, il en vit un accablé par son embonpoint, et dont les pieds pendaient de haut; conduit par un sentiment de piété, il chercha des yeux un tabouret, et, en trouva un. Alors ce roi, cher à Dieu et aux hommes, le prit dans ses mains, voulut lui-même l’offrir à ce pontife, et ne dédaigna pas de le lui poser lui-même sous les pieds. C’était l’évêque de Langres, nommé Lambert, et puissant par la science, la religion et la bonté. Tous les évêques et les princes furent dans une telle admiration de cette action, qu’ils proclamèrent à plusieurs reprises Robert un roi humble et parfait. [14] En effet, ce prince, aimé de Dieu, ne perdit pas le souvenir de la sainte loi, et se la rappela dans toutes ses actions. Il savait bien qu’il est écrit « La science est la vertu, et l’humilité sainte est gardienne de la vertu. » Et il connaissait ces paroles du bienheureux pape Grégoire: « Celui qui recueille des vertus sans humilité, porte de la poussière au vent. » Il avait lu ce qu’a dit un Père: « Tout travail sans humilité est vain; le signe de l’humilité donne le royaume des cieux. » Nous donc Dieu, afin que ce prédestiné, qui a déposé toute l’enflure de l’orgueil, et s’est uni à Jésus, son Dieu, par la vertu de la sainte humilité, lui soit uni de même di l’éternité; qu’au jour du jugement, il soit placé à la droite du Seigneur, q Jésus-Christ ne trouve rien à condamner en lui, et que par son immense miséricorde, il le conduise à la couronne de gloire, qu’il a promise à ceux qui l’aiment; car ce Dieu, que ce saint roi a tant et tellement aimé cru et désiré, est le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs, et l’espérance des fidèles! [15] Cet humble roi Robert, qui rejetait loin de lui tout orgueil, et doit être nommé avec toute sorte d’amour, s’étudiait à plaire par ses vertus à celui qui habite dans les cieux. Il évitait les personnages élevés, et accueillait autant qu’il pouvait les obscurs, afin qu’ils rendissent au vrai Dieu des hommages véritables. Il suivait en cela l’exemple du vénérable Ambroise, évêque de Milan, qui livra, pour s’être enflés d’orgueil, à d’immenses gémissements deux clercs de son église, jusqu’à ce que, corrigés par la verge de la discipline sacerdotale, ils eussent foulé aux pieds leur superbe, et appris l’humilité. Ce même saint pontife a soin de décrire, dans son Traité du déluge et de l’arche de Noé les habitudes des orgueilleux, de même que les racontait le prophète Isaïe, au sujet filles de Judée, qui brillaient par leurs mouvements d’yeux, et marchaient en portant la tête haute; car il y a des gens qui élève leurs sourcils, enflent leurs cœurs, gonflent leur poitrine, reculent la tête en arrière, frappe fortement le sol de leurs pieds, se balancent le corps , et se couvrent de vains ornements. Au premier pas, ils marchent en avant, et au second, se renversent en arrière, Ils regardent le ciel, méprisent la terre, et on dirait que, tourmentés de douleurs de tête, ils ne peuvent la baisser. Dieu les a rayés du livre de vie, en disant: « Celui qui s’élève sera humilié; » et il ne les inscrira pas dans les célestes histoires des mérites des saints; c’est pourquoi nous disons tout cela, afin que tous connaissent combien ce grand empereur des Français a méprisé le monde, et combien son humilité lui a acquis le royaume des cieux. [16] Hugues, aïeul de ce grand roi, et nommé Grand, pour sa piété, sa bonté et son courage, avait construit magnifiquement avec son fils un monastère dédié à saint Magloire, confesseur de Jésus-Christ, et situé à Paris; il y avait placé des moines, destinés à vivre sous la règle de saint Benoît, et avait enrichi ce lieu par l’or, l’argent, et d’autres ornements, pour son salut, celui de son fils et celui de sa postérité future. Adélaïde, déjà nommée comme mère de Robert, reine admirable par s sainte piété, fonda aussi le monastère de Saint-Frambault, dans la ville de Senlis; elle y mit douze clercs pour servir Dieu, et leur fournit abondamment de quoi vivre; elle bâtit aussi un couvent à Argenteuil, ville dans le territoire de Paris, où elle assembla un nombre égal de du Seigneur qui devaient y servir Dieu sous la règle de saint Benoît, et qu’elle voulut consacrer et dédier sous l’invocation de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, et toujours vierge, à la louange et à la gloire du Dieu tout qui seul inspire tout bien Elle fit don encore à saint Martin, évêque, d’une chasuble travaillée en or très pur. On y voyait, entre les épaules, la majesté du pontife éternel, et les chérubins et les séraphins, humiliant leurs têtes devant le Dominateur de toutes choses. Sur la poitrine, l’agneau de Dieu, victime de notre rédemption, liant quatre bêtes de divers pays qui adoraient le Seigneur de gloire. Elle fit aussi, pour ce bienheureux confesseur, une chappe tissue d’or, et deux d’argent. Elle fabrique aussi pour saint Denis, son protecteur spécial après le Seigneur, une chasuble faite de même, et d’un travail admirable. Elle lui offrit aussi, comme il convenait à une telle femme, un ornement appelé le globe de la terre, et semblable à celui de Charles le Chauve. Cette reine, fidèle à Dieu, espérait ainsi se concilier la faveur de ce saint, à qui Dieu a promis par un fidèle serment de lui accorder ce qu’il lui demanderait pour quelqu’un; et toute la famille de cette reine se proclamait, dévouée en toutes choses à un si grand martyr, rendant à son Dieu l’hommage d’une profonde obéissance, comme il convient à des serviteurs. Les amis particuliers de cette maison étaient la bienheureuse Marie, saint Benoît père et chef des moines, saint Martin, saint Aignan, et les victorieux martyrs Corneille et Cyprien. Mais les plus vénérés de tous par cette race, étaient le glorieux martyr Denis, et l’illustre vierge Geneviève. On rapporte que Hugues en mourant, dit à son fils: [17] « Bon fils, je t’adjure, au nom de la sainte et indivisible Trinité, de ne pas livrer ton âme aux conseils des flatteurs, et de ne pas écouter les vœux de leur ambition, en leur faisant un don empoisonné de ces abbayes que je te confie pour toujours; je souhaite également qu’il ne t’arrive point, conduit par la légèreté d’esprit, ou ému par la colère, de distraire ou enlever quelque chose de leurs biens: mais je te recommande surtout de veiller à ce que, pour aucune raison, tu ne déplaises jamais à leur chef commun, le grand saint Benoît, qui est un accès sûr, auprès du souverain juge, un port de tranquillité, et un asile de sûreté, après la sortie de la chair. » [18] Il faut raconter en peu de paroles les bonnes œuvres que fit cette servante de Dieu, mère du sage roi Robert. Quand il était enfant, il fut attaqué d’une grave maladie, dont le danger inquiétait son père et sa mère; c’est pourquoi elle donna à l’église que saint Évurce avait bâtie, avec l’aide de Dieu, dans l’ancienne ville d’Orléans, et que, selon le rite ecclésiastique, il avait consacrée à l’honneur de la croix sainte et vivifiante, une image de Notre-Seigneur sur la croix, en or pur, afin que Dieu sauvât de la mort celui que sa toute-puissance avait déjà marqué pour régner sur la terre, et qu’il délivra par sa volonté. Hugues, de son côté, avait donné aussi à l’église de la Croix, et pour obtenir la santé de son fils, un vase d’argent pesant soixante livres, et qui est demeuré, dans ce lieu saint jusqu’à nos jours. Robert, devenu homme par son âge et ses vertus, et serviteur du Dieu tout-puissant, à qui il plaisait par ses louanges et ses discours, étant accablé de chagrin, rendit, par un don, l’église de cette sainte croix qui porte le salut, et pour qu’elle fût célébrée dans tous les siècles, toutes les terres qui lui avaient appartenu, et que Foulques, évêque d’Orléans, avait données, à Beauvais, au puissant Hugues pour obtenir son secours. Il aima toujours spécialement cette ville d’Orléans où il était né, avait été élevé, et depuis régénéré dans l’eau et l’Esprit-Saint, et où, après son élévation au trône, il avait reçu une bénédiction solennelle. L’illustre Thierri, évêque de cette ville, dont la voix publiait dignement les louanges du Seigneur, voulut laisser une mémoire de lui dans le monastère de la sainte Croix, et ordonna qu’on fît un vase du prix de cent sous d’or pur, dans lequel on consacrerait le sang de notre Seigneur Jésus-Christ. L’humble roi voulut se joindre à ce dessein d’un si grand pontife, et, touché de l’amour divin, fit faire, pour servir avec le saint calice, une patène pour y produire le corps du sauveur du monde, afin que sur l’autel fût la fois le signe de la croix et la sainte passion, vraie rédemption des corps et des âmes. Il donna encore à l’évêque Odolric un vêtement sacerdotal, pour qu’il parût entouré d’or et de pourpre lorsqu’il se présenterait à l’autel du Seigneur. Ce généreux prince donna encore à l’église de la sainte Croix un petit vase d’albâtre du prix de soixante livres, et en même temps un manipule d’argent. Il donna aussi trois précieux manteaux pour l’ornement du lieu saint, pour son salut et celui de ses enfants, et beaucoup d’autres choses dont l’écriture ne peut dire le nombre ni la qualité. Il revêtit d’or, d’argent, de pierres précieuses, les corps des saints martyrs Savinien et Potentien, qui ont souffert, auprès de Sens, une mort très cruelle, afin que le monde se confiât en ceux qu’un roi, digne de louanges, honorait de telle sorte sur la terre. De plus, par une grande bonté, il accorda la pêcherie de la Loire, et confirma ce don par un édit, au patriarche saint Benoît et aux siens, auxquels il fut toujours attaché de cœur pour leur admirable vie dans toute l’étendue de la terre. Il ne leur demanda en retour que le secours de leurs prières; il affermit de plus, par sa royale autorité, l’ordonnance d’immunité du lieu nommé Fleury, et de toutes les choses destinées au service du monastère, et ce bon et sage prince la scella de son sceau. Il montra clairement, par ses dons d’ornements ecclésiastiques, son respect pour saint Benoît, qu’il aima chèrement, car il fit présent d’un pallium précieux à l’autel de la sainte Mère de Dieu, après l’incendie qui fut pour le lieu saint une très grande calamité; et il orna son sanctuaire d’un admirable encensoir embelli d’or et de pierreries, et qui s’élevait facilement en haut. Il était placé à merveille auprès de celui en or pur que l’abbé Gosselin avait fait faire par un habile ouvrier, et dont le travail brille au-dessus des plus bel les choses que nous ayons vues et décrites dans l’église de Fleury. Robert rebâtit aussi de nouveau, à Autun, ville considérable, pays des Éduens, le monastère qui était dédié à saint Cassien, confesseur, et tombé en ruines. Il y plaça des ministres de Dieu, rétablit l’abbaye dans son premier état, et fournit à la dépense de ceux qui serviraient Dieu et le saint dans ce lieu, car son étude fut toujours d’accomplir en toutes choses la volonté du Seigneur. [19] Le palais de Compiègne souffrit un dommage par un vol fait à ce noble roi. On était aux jour de la Pentecôte, où le Saint-Esprit remplit les âmes et purifie les cœurs des fidèles, afin qu’ils se rendent agréables au Père et au Fils, dont la gloire est égale à la sienne. Robert, ce père et roi glorieux, voulut s’associer comme roi, Hugues, son fils, jeune homme d’une très haute noblesse. Le monde entier se hâtait plein de joie pour l’accomplissement de cette volonté, parce qu’il se réjouissait de cet événement, à cause de l’immense bonté du père et du fils que la terre entière connaissait. Ce bon jeune homme était d’une grande probité, accueillait et aimait tout le monde, ne méprisait personne, et fut toujours chéri et aima de tous. Le premier jour des fêtes se passa avec la bénédiction de Dieu; Robert se réjouissait de son fils, et était plein d’une immense joie. Il lui fit cette exhortation: « Vois, mon fils, souviens-toi toujours de Dieu qui t’associe aujourd’hui à la couronne, et plais-toi toujours dans les chemins de l’équité et de la vertu, et je prie le Seigneur de permettre que je voie cela et qu’il m’accorde de te voir faire sa volonté, que trouvent toujours ceux qui la cherchent. » Pendant ces fêtes solennelles, un certain clerc médita dans son méchant cœur de mauvaises choses, et se dépêcha de les accomplir. Le roi, cet homme de Dieu, avait dans ses trésors une figure de cerf faite en argent très pur, sur laquelle il comptait pour les fêtes. Il avait reçu ce présent de Richard, duc des Normands, qui le lui avait donna pour des usages ordinaires; mais ce prince, doux dans ses discours, doux dans ses pensées, voulait l’offrir au Dieu tout-puissant. Un vase de corne, où on portait le vin pour célébrer le saint sacrifice, était joint à cet ornement. Ce scélérat et méchant clerc les regarda, les prit, et les enfonça dans ses bottines. Mais il ne pût trouver qui les vendre, ni comment il pourrait détruire la figure du cerf; et l’on doit croire que ce fut par les mérites de ce pieux roi, qui était fidèle à Dieu de tout son cœur, que ces effets furent conservés; car le troisième jour du sabbat, tandis que Robert conversait dans l’oratoire de la tour de Charles avec quelqu’un avec qui il était très familier, le voleur y vint, se plaça devant l’autel, y répandit d’inutiles prières, poussa de longs soupirs, plaça ce qu’il avait volé, ainsi que la coupe, sous la nappe de l’autel, et le malheureux s’en alla sans savoir quels yeux avaient été fixés sur lui. Le roi interrompit sa conversation, s’approcha doucement de l’autel avec son ami, et reprenant ses effets, les remit gaîment à un serviteur et défendit à son compagnon, tant que cet homme vivrait, de faire connaître son nom, ou de lui causer quelque honte. [20] Mais nous verrons s’opposer à notre narration le mauvais esprit de ceux qui ne veulent pas pratiquer le bien et ne rougissent pas de haïr ceux qui le font, ni de mordre méchamment au talon quand ils le peuvent. Ces gens-là, lorsque quelque faute tenant à la fragilité humaine est commise, aboient comme des chien et n’ont pas honte de la mettre en avant pour obscurcir toutes les bonnes œuvres, et de déchirer la réputation d’un si saint homme. « Non, diront-ils, les actions saintes rapportées ici de lui n’auront pas été utiles au salut de son âme, car il n’a pas eu horreur du crime d’une union illégitime, et il a épousé une femme qui lui était jointe par une affinité spirituelle et les liens du sang. » Il faut réprimer leur haine par les paroles de l’Écriture sainte; mais pour qu’ils ne disent pas qu’on leur ferme la bouche, qu’ils nous indiquent quelqu’un sans péché; qui donc se peut glorifier d’avoir, le cœur chaste, lorsque l’Écriture affirme que même l’enfant d’un jour n’est pas pur? Si toutefois j’ai dit cela pour réprimer la folie d’insensés, je ne tairai pas la faute de cet homme pénitent. De même que saint David, transgressant la loi, désira criminellement et enleva Bethsabée, ainsi Robert, agissant contre les lois de la sainte foi, s’unit illégitimement avec la femme dont il s’agit: David pécha doublement, non seulement par sa liaison avec Bethsabée, mais encore par la mort de son innocent époux; Robert aima mieux offenser Dieu que de conserver son lit pur d’une femme qui lui était interdite par deux raison; mais le vrai médecin du genre humain voulut bien par sa miséricorde guérir les blessures de l’un et de l’autre, celles de David, lorsque, après avoir entendu de la bouche du prophète Nathan la parabole de la brebis unique du pauvre, et des nombreux troupeaux du riche, il se fut reconnu coupable, et eut avoué qu’il avait péché; celles de Robert, par l’entremise du saint et vénérable Abbon, que Dieu avait choisi pour abbé de Fleury, qui, par la grâce de Jésus-Christ, brillait par ses miracles, et qui, méprisant la crainte de la mort, reprit le roi en public et en particulier. Ce saint personnage continua ses reproches jusqu’à ce que le bon roi eût reconnu sa faute, abandonné définitivement la femme qu’il ne lui était pas permis de posséder; et lavé de son péché par une satisfaction agréable à Dieu, l’un et l’autre roi fut réprimandé par Dieu, et couronné par lui, car il voulut, par sa sainte volonté, que ces deux rois, que la nature avait mis nus au monde, fussent grands et glorieux devant le monde, et parce que, comme dit l’Écriture, Dieu souffre qu’on désobéisse à sa volonté, et que, par une bénigne intention, il permet que les siens succombent au péché, afin qu’ils se reconnaissent semblables aux autres hommes, et qu’ils passent le reste de leur vie dans l’assiduité aux veilles et aux oraisons, qu’ils supportent les diverses souffrances du corps, et que le témoignage de l’Écriture soit, accompli en eux, lorsqu’elle dit: « Dieu corrige ceux qu’il aime, et il châtie le fils qu’il adopte, » David et Robert péchèrent, ce qui est habituel aux rois; mais visités de Dieu, tous deux gémirent, pleurèrent, firent pénitence, ce dont les rois n’ont pas coutume. En effet, à l’exemple du bienheureux David, Robert, notre seigneur, avoua sa faute, demanda l’absolution, déplora sa faiblesse, jeûna, pria, et transmit aux siècles futurs le témoignage de sa douleur publique, avec la confession de son péché. « Le roi n’a pas rougi de confesser ce que des particuliers n’ont pas honte de commettre. Ceux qui sont tenus par des lois osent nier leur faute, et dédaignent de réclamer l’indulgence que demandait celui qui n’était soumis à aucune des règles humaines. Le péché vient de la nature humaine, la confession, de la grâce divine. » La faute est commune, l’aveu rare; cela tient la condition de l’homme d’avoir péché, à la vertu de l’avoir avoué. Robert ne s’est pas cru trop grand pour cela, car il savait que Dieu doit être craint par les grands et les petits, et que les divines Écritures instruisent ainsi les puissants: « Plus tu es grand, plus tu dois t’humilier devant le Seigneur, et tu trouveras grâce devant Dieu. » Cet humble roi, absous selon les lois, était coupable selon sa conscience, et désirant être délivré des chaines du péché, il demanda le secours divin, pour être purifié de la tache de tout crime. Ce roi, doux et humble de cœur fit des actions remarquables de piété et de bénignité, si bien qu’il pardonna souvent à ses ennemi et crut devoir toujours s’abstenir de leur mort; il n’est donc pas extraordinaire qu’il déplorât tant une faute nuisible à lui-même; c’est pourquoi il demanda d’être délivré des péchés mortels, loua le Seigneur son Dieu, proclama l’équité de ses jugements, et glorifia par sa bouche la justice descendant du ciel, et qui s’incarna dans le sein de la Vierge très pure. [21] Je juge convenable de rapporter ici un trait digne d’un père, fait par ce grand roi et cet élu de Dieu. En effet, les vrais prêtres, les abbés, les moines qui n’ignorent pas la sainte loi, y trouveront un exemple de vertu, qu’ils doivent non seulement imiter, mais admirer; avant tout, ces œuvres de piété et de miséricorde doivent être louées par toutes les louanges possibles. En un certain temps Robert célébra solennellement la sainte Pâque à Paris, et plein de joie, le second jour du sabbat, il retourna à sa maison de Saint-Denis, et y passa les grands jours; le troisième jour du sabbat, l’heure approchant où il devait rendre les laudes, hommage à Dieu de tous les siècles, il quitta son lit, et se disposa à aller à l’église: en regardant, il aperçut deux personnes couchées dans l’angle vis-à-vis de lui, et commettant une œuvre coupable. Plaignant leur fragilité, il ôta de son cou un vêtement de fourrure très précieux, et d’un cœur compatissant le jeta sur les pécheurs; ayant fait cela, il entra dans l’église des saints pour y prier le Dieu tout-puissant et l’implorer pour ces mêmes pécheurs, afin qu’ils ne périssent pas. Après avoir prolongé son oraison, et espérant que ces personnes, mortes à la grâce, se seraient retirées du péché, et ne vivraient plus que pour la pénitence, il appela un de ses gardes du corps, lui ordonna avec de douces paroles d’aller lui chercher un vêtement semblable, et lui défendit avec d’impérieuses menaces de le faire connaître à sa glorieuse épouse, ou à quelque autre. Oh! quel homme parfait, qui couvre de son manteau les pécheurs! A combien de saints prêtres, de pieux abbés, de religieux moines, ne peut-il pas, s’ils le désirent, donner l’exemple de la justice et la droite règle de la vertu? Ainsi le père et le chef des moines ordonne que les péchés soient confessés, mais que celui qui sait soigner ses plaies et celles des autres ne les publie ni ne les découvre. Heureuse piété et, miséricorde qui ont fleuri dans ces deux hommes, par la bonté de Dieu! Notre Robert a possédé ces vertus, comme un droit héréditaire venu de son père. [22] Ingon, homme d’une grande bonté et candeur, abbé du monastère de Saint-Germain, bâti à Paris, envoya à ce serviteur de Dieu, pour son utilité et celle de ses frères d’Orléans, deux frères de bon renom. Lorsqu’il les eut vus, il les honora , selon la coutume, du baiser de paix, et les interrogea avec douceur sur la cause de leur voyage. Ils étaient nommés, l’un Herbert, l’autre Geoffroi et n’étaient pas les derniers des moines; il leur ordonna, selon son pieux usage, de se rendre en sa présence après les hymnes de matines, et qu’alors il les entendrait sur leur affaire. Ils obéirent à ses ordres, et il arriva que dans l’église où ils étaient assis, le cierge s’éteignit à leurs yeux. Alors le roi prend en main le cierge, fait sortir de son lit le saint homme Theudon, prêtre, et son parent, et le lui remettant, lui dit d’aller au plus vite chercher de la lumière. Cependant ce roi dévot continue ses psaumes et ses oraisons; et son messager, à son retour, voit ce prince, serviteur du Seigneur, tenir dans ses mains un cierge allumé. Le roi admirant cela, et désirant louer Dieu par le chant des hymnes, défendit de divulguer ce fait, afin de ne pas tomber dans l’orgueil d’un cœur superbe. Il loua en toutes choses la vertu de Dieu, et dit avec David: « Je suis un ver et non un homme, l’opprobre des hommes, et l’abjection du peuple. (Psal. XXI, 7) » Et encore: « Seigneur, je me suis humilié; vivifiez-moi selon votre parole. (Psal. CXVIII, 107)» [23] Nous avons lu dans les livres divins que « servir Dieu, c’est régner. » Certes, il connu cette sentence, celui qui dit: « Servez Dieu avec crainte » (Psal. II, 11), et il n’y a aucun doute que notre bienheureux roi accomplit, d’intention et de fait, ces deux maximes; et de même que Moïse, serviteur du Seigneur, abattit Amalech par ses humbles prières et ses bras étendus, ainsi Robert, ce véritable ami de Dieu, vainquit tous ses ennemis par la vertu du Saint-Esprit, et eut toujours pour aide Dieu qui est le salut de tous. La douceur qui brillait en lui, lui gagnait les cœurs de tous les hommes; il possédait une science salutaire par laquelle il se réjouissait avec les siens; il instruisait l’un par des lectures, l’autre par des hymnes et des louanges de Dieu, et ainsi que l’Apôtre, il se faisait tout à tous pour les gagner tous (I Cor. IX, 22). Ce véritable ami de Dieu faisait avec zèle ce que diffèrent souvent les abbés et les évêques, savoir le soin de corriger les pécheurs, et d’exhorter par son exemple les justes à une plus grande perfection. Une voix de salut et de louange sortait du trésor de son cœur, et comme l’Apôtre, il crucifiait sa chair avec ses vices et les concupiscences du monde (Gal. V, 24), et préparait en lui-même un temple agréable au Seigneur. Il était toujours le premier aux divins offices, et le plus assidu à louer le Seigneur; à quelque endroit qu’il dût se rendre, on préparait un chariot pour porter une tente pour les ministres saints, et dès qu’il était fixé dans un lieu, on y déposait les choses sacrées, afin que, suivant l’expression du Psalmiste, « la terre et tout ce qu’elle enferme est au Seigneur; le globe de la terre et tous ses habitants sont à lui, (Psal. XXIII, 1)» il pût partout se montrer serviteur de Dieu et chanter en tout lieu ses louanges. Ce roi doux, et aimant Dieu, portait gravées dans son cœur les paroles du bienheureux Antoine: « Désirez toujours Jésus-Christ, parce que le royaume des cieux est à préférer à toutes les choses de la terre. » Il passait sans dormir jusqu’au matin les saintes nuits de Noël, Pâques, la Pentecôte, et ni couché ni assis, il ne prenait aucun repos jusqu’à ce qu’il eût reçu le secours salutaire du corps et du sang de notre Seigneur Jésus-Christ, qu’il attendait et désirait. Que sa conduite fût telle, c’est ce qui est manifeste et connu de tout le monde. A la solennité de la naissance de saint Jean, il avait l’habitude, après avoir loué le Seigneur par l’hymne Te Deum laudamus, de faire, comme au jour de Noël, célébrer la messe qui est notée dans les livres saints, pour le point du jour. L’autorité de Grégoire le Grand et de plusieurs autres a établi cette sainte coutume pour les messes; la doctrine d’Amalaire, tirée des ouvrages des saints Pères, y est aussi conforme. [24] Nous ne négligerons pas de conter ici combien il faisait d’aumônes dans les villes de son royaume, savoir Paris, Senlis, Orléans, Dijon, Auxerre, Avalon, Melun, Étampes; dans chacune, on distribuait abondamment du pain et du vin à trois cents, ou plutôt à mille pauvres, et surtout l’année de sa mort, qui fut la 1032e de l’Incarnation du Seigneur ; sans compter que dans le carême, en quelque lieu qu’il fût, il faisait donner à cent ou deux cents pauvres du pain, des poissons et du vin. De plus, le jour de la cène du Seigneur, il assemblait avec soin au moins trois cents pauvres, et lui-même, à la troisième heure du jour, servait à genoux, de sa sainte main, des légumes, des poissons, du pain à chacun d’eux, et leur mettait un denier dans la main. Ce fait admirable pour ceux qui le virent dans un tel office ne sera pas cru par ceux qui ne l’ont pas vu. A la sixième heure, il réunissait cent pauvres clercs, leur accordait une ration de pain, de poissons et de vin, gratifiait d’un denier douze d’entre, eux, et chantait pendant ce temps, de cœur et de bouche, les psaumes de David; après cela, cet humble roi préparait la table pour le service de Dieu, déposait ses vêtements, couvrait sa chair d’un cilice, et s’adjoignait le collège des clercs, au nombre de cent soixante, ou plus encore; il lavait, à l’exemple du Seigneur, les pieds de ces douze pauvres, les essuyait avec ses cheveux, les faisait manger avec lui; et au mandatum Domini, donnait à chacun d’eux deux sous. La cérémonie se faisait en présence d’un clerc et d’un diacre qui lisait le chapitre de l’évangile de saint Jean, où est rapporté ce qui s’est dit et fait dans la cène du Seigneur. Ce roi, plein de mérites, s’occupait à des actions de même genre, et passait dans le lieu saint tout le jour du vendredi saint; il adorait la croix sainte jusqu’à la veille de la Résurrection, où il offrait aussitôt le saint sacrifice de louanges, auquel sa bouche n’a jamais manqué. C’est ainsi que le roi Robert, couvert de gloire par le mérite de ses vertus, et par la manifestation de ses bonnes œuvres, se montra au monde comme un objet à admirer, et laissa un modèle à imiter aux siècles à venir. [25] Ce roi, après Dieu, la gloire des rois, aima toujours d’un cœur dévoué les saints apôtres, dont il prévenait les fêtes par un jeûne auquel il s’était engagé, et pour suivre leurs exemples, et en l’honneur de leur sacré nombre, il menait avec lui partout douze pauvres, qu’il aimait particulièrement, il leur était un vrai repos après leurs travaux, car achetant pour ces saints pauvres de forts ânons, il les faisait marcher devant lui partout où il allait, louant Dieu, pleins de joie, et le bénissant; pour les secourir, eux et un nombre infini d’autres pauvres, il ne manquait jamais de volonté, et était toujours bien disposé. Il avait toujours une provision de pauvres pour que, lorsqu’un mourait, le nombre ne diminuât pas. Les vivants succédaient aux morts, et l’oblation de ce grand roi à Dieu continuait. Son étude fut toujours de faire la volonté du Seigneur, auquel il fut toujours uni, en pratiquant le souverain bien, vraie bonté qu’un illustre versificateur {Prudence} s’est plu à décrire dans ces vers: « Le grand soin de l’homme bon est de soulager ses frères dans leurs travaux, de prêter à ceux qui sont tristes le secours qu’ils demandent, de nourrir ceux qui ont faim, de vêtir ceux qui sont nus, de délivrer ceux qui sont captifs, et de se concilier ceux qui sont irrités; d’accorder autant qu’il est possible, d’un cœur compatissant, aux hommes malheureux toutes les consolations qu’ils recherchent, de telle sorte que, désirant vraiment le bien, et vraiment bon, il fuie tout ce qui est mal, et pratique tout ce qui est bon. » [26] De plus, le roi Robert construisit de nouveau, dans la ville d’Orléans, un monastère à saint Aignan, son avocat spécial auprès de Dieu. On n’a pas besoin de dire qu’il conserva toujours pour lui le pieux amour d’une tendre dévotion, car il le voulut toujours, après Dieu, pour son protecteur spécial, pour secours et défenseur, en quelque lieu qu’il portât ses pas. Un jour en effet, interpellé par un de ses meilleurs amis pourquoi il exaltait par ses louanges ce grand évêque plutôt que les autres saints, il répondit avec humilité: « Tu demandes ce qu’est Aignan? Aignan est la sûre consolation de ceux qui sont tristes, la force de ceux qui travaillent, la protection des rois, la défense des princes, la joie des évêques, et le doux et ineffable secours des clercs, moines, orphelins et veuves. » Alors plaisantant, il dit aux enfants qui l’entouraient: « Et vous, enfants, n’avez-vous pas vraiment éprouvé qu’Aignan, de qui nous parlons, vous a souvent délivrés de la peine des verges? » [27] Ce roi, la fleur embaumée de son pays, et l’honneur de la sainte Église, dévoré de zèle pour la gloire d’un si grand évêque, voulut par un saint désir placer son corps en lieu plus honorable; il commença à bâtir sur le lieu une église; et par l’aide de Dieu et le secours du saint, il la conduisit à sa fin. Elle eut quarante toises dans sa longueur, douze en largeur, dix en hauteur, et cent vingt-trois fenêtres; il fit dans ce même monastère dix-neuf autels en l’honneur des saints que nous allons nommer ici avec soin. Le principal était dédié à l’apôtre saint Pierre, auquel le roi associa Paul, son co-apôtre. Auparavant Saint Pierre seul était vénéré dans ce lieu. Un de ces autels était à la tête de saint Aignan, l’autre à ses pieds, un autre était consacré à saint Benoît; les autres sont dédiés à saint Evurce, saint Laurent, saint George, tous les saints, saint Martin, saint Maurice, saint Étienne, saint Antonin, saint Vincent, sainte Marie, saint Jean, saint Sauveur, saint Mamert, saint Nicolas et saint Michel. Le roi fit la façade de cette maison d’une admirable manière, et semblable au couvent de Sainte Marie, mère de Dieu, et de Saint Vital et Saint-Agricole, bâti à Clermont; il fit faire la chasse de saint Aignan en or, en argent, et en pierres précieuses par devant; il fit couvrir entièrement d’or la table de l’autel de saint Pierre, à qui ce lieu est consacré; sur cet or, la noble reine Constance, sa glorieuse épouse, après la mort de son mari, donna au Dieu très saint, et à saint Aignan, la somme de sept livres, pour réparer les toits qu’elle avait fait bâtir dans le monastère, et qui étant ouverts depuis le bas jusqu’en haut, laissaient voir le ciel plus que la terre. Il en resta quinze livres d’or éprouvé; la reine les distribua à ceux à qui elle devait les donner, car elle était occupée des églises de Dieu, selon la sage volonté de son seigneur. Tout cela fait, le glorieux roi Robert, avide de la bénédiction céleste, en l’année trente-six de son ordination, bénédiction et élévation au trône, convoqua par un ordre exprès les archevêque Gosselin de Bourges, abbé de Fleury, Leuteric de Sens et Arnoul de Tours. Ils étaient suivis des évêques, Odolric d’Orléans, Thierri de Chartres, Bernier de Meaux, Guarin de Beauvais, et Rodolphe de Senlis. On ne fut point privé de la présence du vénérable maître Odilon, abbé de Cluny, et d’autres hommes vertueux de non moindre mérite, avec lesquels le roi désirait avoir une entrevue; le précieux corps du serviteur de Dieu, saint Aignan fut levé du sépulcre par eux et d’autres ministres de Dieu, ainsi que ceux des saints confesseurs Euspice, Moniteur et Floscule; des martyrs Baudel et Scubile, et d’Agie, mère du confesseur saint Loup. Le glorieux roi et ceux que nous avons déjà nommés, et qui étaient venus pour cette œuvre, demeurèrent près de ces saints corps, louant Dieu et chantant des hymnes et des cantiques dans l’église de Saint-Martin, tandis qu’on préparait les choses nécessaires à la sainte cérémonie. Tout étant prêt, le lieu fut consacré et béni solennellement par les prêtres sacrés, l’année de l’incarnation du Seigneur 1029; le saint corps fut mis sur les épaules de ce grand roi et du peuple, aussi joyeux les uns que les autres, et on le transporta en chantant dans le nouveau temple qu’avait fait bâtir le grand Robert. Tous louèrent Dieu et saint Aignan avec des timbales, des chœurs de musique, des instruments à vent et d’autres à cordes, et ils placèrent les reliques dans le lieu saint, à l’honneur, la gloire et la louange de notre Seigneur Jésus-Christ et de son serviteur Aignan, honoré d’une gloire spéciale. [28] Lorsque la bénédiction solennelle fut achevée, ainsi que toutes les cérémonies usitées pour la dédicace d’une église, Robert, qui a vraiment mérité le nom de père de la patrie, alla avec respect devant l’autel de saint Pierre et de son patron chéri, Aignan, se dépouilla d’un vêtement de pourpre, vulgairement appelé roquet, fléchit les deux genoux, et offrit à Dieu de tout son cœur une prière suppliante, en disant: « Je te remercie, Dieu bon, de ce que par les mérites de saint Aignan, tu as conduit en ce jour ma volonté à sa fin, de ce que tu as réjoui mon âme par le triomphe des corps des saints qui s’effectue aujourd’hui; accorde Seigneur, par l’intercession de tes saints, aux vivants le pardon de leurs péchés, et à tous les morts le repos éternel et la vie bienheureuse; regarde avec bonté notre siècle; gouverne, règle le royaume que tu nous a donné par ta générosité, ta miséricorde et ta bonté; et garde-le à la louange et à la gloire de ton nom, par les admirables mérites de saint Aignan, père de la patrie, miraculeusement délivrée de ses ennemis. » Ayant fini sa prière, il revint plein de joie en son logis, et combla en ce jour ce lieu de ses dons, savoir, quatre manteaux très précieux, une cruche d’argent, et sa chapelle, qu’il légua au Dieu tout-puissant et au saint confesseur Aignan. La chapelle de ce très pieux, très prudent et très puissant roi Robert était ainsi composée: dix-huit bonnes chappes très belles et bien travaillées; des livres d’évangiles, deux en or, deux en argent; deux autres petits; un missel d’outre mer, bleu fait, en ivoire et en argent; douze tablettes en or; un autel admirablement orné en or et argent, où était au milieu une pierre très rare nommée onyx; trois croix d’or, dont la plus grande contenait sept livres d’or pur; cinq cloches, dont une superbe, et qui pesait deux mille six cents livres. Robert ordonna de lui imprimer le signe du baptême avec l’huile et le saint chrême, et le Saint-Esprit lui assigna le nom de Robert. Le roi dédia aussi à saint Aignan deux églises, une à Gentilly, et l’autre à Rouen, avec les maisons et toutes les terres qui en dépendent. Il confirma ce don par un édit royal; il obtint du vénérable Thierri, évêque d’Orléans, pour les autels de ces églises, la concession des privilèges épiscopaux, et l’évêque les offrit à saint Aignan et au roi immortel, qu’il aima toujours d’un cœur d’un dévoué, et dont il chanta les louanges. [29] Le roi rendit illustre à jamais le château de Crépy, bâti superbement sur le territoire de Soissons, par le puissant Gautier et combla d’honneurs l’abbaye qu’il y avait instituée en l’honneur de saint Arnoul. Il y établit pour abbé en notre siècle un certain Lescelin, homme de bonne réputation, moine par la profession de la vie régulière, et qui tous les ans venait visiter Robert, l’homme de Dieu; il en était reçu comme un serviteur du Seigneur, ils conféraient ensemble des choses du ciel; et lorsque l’abbé était près de s’en retourner, le roi le comblait de dons honorables qui, par la vertu d’une charité parfaite, se rapportaient à ceux du ciel. Un certain jour de carême, Lescelin vint, selon sa coutume, trouver le roi, alors à Poissy; et ayant accompli l’objet de son voyage, ils prirent la nourriture spirituelle et corporelle: ces deux hommes étaient lié ensemble par leurs anciennes vertus. Le bon abbé proposa au roi l’indulgence de Dieu, et l’engagea à soulager son humble corps, et à lui donner quelque nourriture, afin de pouvoir ensuite par ses prières frapper à la porte des cieux, et être fait concitoyen des saints. Le pieux roi le refusa, et, se prosternant par terre, le supplia de l’y point contraindre, car, disait-il, s’il obéissait, il n’offrirait donc point à Dieu le sacrifice du jeûne. L’abbé alors, garda le silence, réfléchit à quelle perfection Robert était arrivé pour l’exacte observance du jeûne, et offrit pour lui plusieurs messes basses, afin que Dieu lui accordât de persévérer dans cette vertu. Le roi, content de ces dons du saint homme, rendit grâces à Dieu, et célébra sans interruption le saint jeûne jusqu’à la Passion et la Résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ. Ce roi, qui recherchait tous les bienfaits de la religion pour l’expiation de ses fautes, avait l’usage, depuis la Septuagésime jusqu’à Pâques, de ne se point servir de matelas, et toujours tendant au ciel, de coucher fréquemment sur la terre; enfin que la courte oraison que voici serve pour toutes ses fautes: « Que Dieu passe l’éponge sur ses premiers péchés, qu’il les livre à un oubli perpétuel, qu’enfin Jésus-Christ qui vit et règne dans les siècles des siècles, lui accorde une part dans la première résurrection! » [30] Qu’y a-t-il de plus doux pour mon cœur, que puis-je faire de mieux que de louer mon maître, mon protecteur, en toutes ses actions? Je reprends la suite de mon récit, et comme j’avais coutume dans ces jours que nous passions ensemble, je retrace son aimable et chère bonté pour moi; je me plais à me la rappeler et à songer combien elle m’a été utile; et en la repassant dans ma mémoire, je ne connais, je n’éprouve aucuns sentiments qui ne soient ceux d’un fils pour un père, d’un ami pour son ami, d’un bien aimé pour son bien-aimé. Je rougis cependant lorsque je conte les œuvres admirables d’un tel homme, et que je pense que nous avons vu fleurir en lui les vertus qui sont couronnées au plus haut des cieux, et assurent le salut du corps et de l’âme. S’il voyait quelqu’un se lasser dans le Service de Dieu, il l’exhortait de paroles, le soulageait par un don secret, qui était toujours peu de chose lorsqu’il le promettait, et très considérable quand il le donnait. Je reçus l’ordre paternel de mon respectable abbé Gosselin, de bâtir une église dans un lieu du monastère de Fleury. Je commençai à exécuter son commandement, et à la construire: elle était petite, mais agréable; les peuples y accouraient en foule, et elle devait à leur piété de se voir en état d’être consacrée par les saintes bénédictions. Quoiqu’elle fût en bois, et pas encore achevée, le roi, cet homme de pieux désirs, plein d’envie de la voir de ses saints regards, quitta son château de Vitry. Par l’ordre du vénérable et aimable pontife Odolric, Gosselin, archevêque de Bourges, a béni cette église; il lui donna généreusement la terre environnante qui était très fertile. Lorsque le roi y entra, il pria et posa un manteau du prix de quatre livres sur l’autel consacré à saint Denis, saint Rustique et saint Éleuthère; et ce fut sans doute en ce moment que, portant partout ses pieux regards, il lui vint dans l’idée, lorsque je me rendrais à Paris après lui, d’orner magnifiquement ce lieu par des reliques de saint Denis, saint Rustique et saint Éleuthère, et de l’enrichir de leur intercession. Les dons qui nous assurent leur protection sont des fragments de la chasuble de saint Denis, de la dalmatique de saint Rustique, de la chasuble de saint Eleuthère, des vêtements arrosés de leur sang, de la poussière de leur chair, et un morceau de la triple corde dont fut lié saint Denis, précieux martyr du Seigneur. Ce roi, qui aimait Dieu, combla de bienfaits ce lieu, en lui donnant ces précieux gages et d’autres encore Ces mêmes saintes reliques des saints déjà nommés furent reçues dans le monastère de Fleury par le vénérable abbé Gosselin, comme des choses qui devaient être données et reçues par un homme considérable. Cela se passa le jour des calendes d’octobre, où tombe toujours la fête des saints Germain, Remi, et la solennité des confesseurs de Saint-Vaast. Cette même église a été depuis détruite par le feu, sans doute à cause des péchés des hommes; la première fois elle était de bois, et la seconde, par l’aide du Dieu tout-puissant, par les mérites de Marie, sainte mère de Dieu, de saint Benoît et de tous les saints, elle fut rebâtie en pierres par moi, misérable pécheur; et le glorieux Odolric, évêque, plein de bonté, voulut, avec le secours de Dieu et de ses saints, la dédier et consacrer de même qu’auparavant; il se conduisit comme il convenait à un tel homme. Tant que vécut ce pontife, il m’honora de son affection, et, par la bonté du Seigneur, jamais je ne le trouvai contraire à mes désirs, mais il voulut toujours ce qui était bon et utile; aussi nous prions le Dieu souverain, et notre Seigneur Jésus-Christ, d’accorder à ce prêtre, digne de l’épiscopat, l’héritage des saints, qu’il a toujours travaillé à acquérir; que Jésus-Christ, qui est rédempteur, sauveur et doux libérateur des âmes saintes, lave ses péchés, le place dans les cieux et le joigne aux célestes citoyens! Ceux qui entreront dans l’église, auront les yeux frappés des vers ici écrits, qui retracent la mémoire de saint Denis et du fondateur de ce temple, ils verront les autels consacrés à ce saint divisés en deux parties. Les vers placés à la gauche de l’autel de saint Denis sont ainsi: « Vous qui passez ces portes, que saint Denis vous unisse au Seigneur par ses saints secours. Qui que vous soyez et quoique vous désiriez, suppliez le Seigneur tout-puissant de vouloir bien, par sa bonté, protéger Helgaud; Helgaud dont la piété a bâti à notre Seigneur Jésus-Christ et à saint Denis, ce vénérable temple. » Les vers à la droite étaient: « C’est ici la maison consacrée pour toujours au Dieu suprême, par la volonté et les soins du bon Helgaud. D’ici l’on frappe à la porte du royaume des cieux; ici un, peuple pieux se réjouit dans le Seigneur. Vous tous fidèles qui y entrez, demandez ensemble que le Seigneur Jésus-Christ nous conserve pour l’éternité. Qu’il en soit ainsi, ainsi soit-il , ainsi soit-il, ainsi soit-il! » [31] Pendant le temps dont, avec l’aide de Dieu, j’ai raconté les événements, le célèbre monastère de Fleur y posséda comme abbé le fameux Gosselin, digne de cette charge, uni à Dieu par de saintes actions, et savant dans les sciences divines et humaines; les fleurs de l’Écriture sainte étaient présentes au cœur de son bon maître Abbon, dont nous avons déjà parlé, et qui l’en imbut de sorte qu’il les expliquait à tous, afin qu’ils pussent se nourrir des célestes vérités. Il était si magnifique en aumônes, qu’un jour, par un froid très rigoureux, il dépouilla ses habits de fourrure, en vêtit les pauvres de Jésus-Christ, afin d’en recevoir la récompense du céleste rémunérateur, et de l’entendre dire: « J’étais nu et vous m’avez habillé. Ce que vous avez fait au moindre de vos frères, c’est à moi que vous l’avez fait; devenez les bénis de mon Père, entrez en possession du royaume qui vous est préparé depuis le commencement du monde. (Matth. XXV, 34-38)» Le roi parfait distingua bientôt Gosselin de ses regards, l’aima par dessus tous les autres, s’attacha particulièrement à ses conseils, et les choses qu’il approuvait étaient toujours justes et sans reproche; il voulut l’honorer des honneurs séculiers, lui donna les illustres dignités d’abbé de Saint-Benoît, ce qui est le chef-lieu de tout l’Ordre, et d’évêque de Bourges, sous le titre de saint Étienne, premier martyr, qui donne la primatie de toute l’Aquitaine, et est un des plus grands et plus honorables de France. Que ses pieuses aumônes, sa charité, et toutes les vertus qui fleurirent en lui, plongent dans un oubli perpétuel les fautes qu’il a pu commettre, et qu’il reçoive la récompense des bonnes œuvres qu’il a faites par l’inspiration de l’Être suprême! [32] Le roi étant dans l’illustre ville de Paris, dans les jours de la Septuagésime, l’humble abbé lui envoya, suivant l’usage, des messagers pour les affaires des saints lieux. De ceux qui furent choisis pour cet effet, l’un s’appelait Albéric, honoré de la dignité de prêtre, homme d’une immense charité; la bonté de Dieu et l’ordre du saint abbé Gosselin avaient adjoint un frère nommé Helgaud, que le pieux roi aimait d’une affection paternelle; ils avaient encore avec eux le nommé Isambert, que sa conversion avait rendu digne d’être moine, et qui leur rendait des services de frère. On devait passer à Poissy les jours du carême, et nous étions pressés par la longueur du chemin, pour nous rendre aux ordres exprès du roi, qui nous devait rendre raison sur les motifs de notre voyage, lorsque nous fûmes arrêtés au port de la Seine, dit Caroli-Venna, (c’est-à-dire la pêcherie). Nous trouvâmes la rivière très difficile à passer. Nous entrâmes, par le saint ordre du roi, seuls dans une petite barque; tandis qu’il regardait ce qui adviendrait de nous, et désirait fort nous voir arrivés saints et saufs, le Dieu qui est loué, adoré et béni en tous lieux, fut favorable en cette occasion à nous pécheurs, par l’intercession de ce pieux roi. Nous naviguions et tenions nos chevaux attachés au bâtiment, lorsqu’un coursier indompté, et qui n’avait jamais été dans une telle position, posa ses deux pieds de derrière dans le bateau qui était au milieu des flots, et nous courûmes les plus grands dangers par sa fureur, car il entraînait la barque dans les ondes. Le dévot prince aussitôt implore à grands cris avec les siens le secours de Dieu et des puissances célestes; il prie avec larmes pour nos périls, crie à haute voix de détacher les rênes de nos chevaux, et de les repousser loin du navire. On obéit à cet ordre aimable: les rênes furent déliées, on retira du bateau le jambes du cheval, et nous commençâmes à aborder au rivage. Là, Robert invoquait à notre secours saint Denis, saint Benoît, et tous les saints du Seigneur, il versait des larmes, et offrait des prières qui furent entendues du Dieu béni qui règne dans tous les siècles. Il arriva ainsi, qu’il l’avait voulu, et par la grâce divine; il nous reçut sans dommage sur la rive, et avec lui, nous louâmes le Dieu admirable, et pour ce fait, nous chantâmes toujours les louanges du Tout-Puissant. Nous demeurâmes trois jours avec ce serviteur de Dieu; nous fûmes comblés de joie par ses doux entretiens, par son aimable présence, et nous supplions celui qui a acheté par son sang précieux son âme sainte de la placer dans son royaume. [33] Il faut poser le pied dans un lieu plus auguste que celui où nous avons été jusqu’à présent, et nous hâter de décrire la mort glorieuse de ce roi, que nous avons osé, par des louanges vraies et non fausses, franches et non feintes, recommander à notre Seigneur Jésus-Christ, par la vertu de l’Esprit afin que, marqué du signe de la Trinité, il mérite d’éviter le jour de dernière vengeance. Mais comme il nous reste à décrire certaines œuvres admirables de lui, que l’on doit à son humilité, et qui peuvent être utiles à beaucoup de gens et les conduire au salut, il convient que nous les contions, et que sa sainte mort, qui, par un don de Dieu, a paru si louable et si glorieuse, ne nous inspire pas l’oisiveté. Cet excellent roi, qui voulait mourir au siècle, et ne vivre que pour Jésus-Christ, désirant voir un jour celui à qui tout appartient, et auquel nous attribuons tout ce que nous avons écrit, voulut avoir pour compagnon sur la terre celui que le ciel ne peut contenir. Il se mit donc en route un jour de carême, pour aller visiter les saints qui lui étaient unis dans le service de Dieu; il les pria, les honora, et frappa leurs oreilles par ses humbles et salutaires prières; il employa à cela la force de son corps et de son esprit, afin de vaincre, par l’aide de Dieu. Il arriva à Bourges, visita le saint martyr Étienne, ainsi que saint Maïeul, grand par sa vertu; l’illustre et grand Julien, la très pieuse Vierge des vierges, Marie; saint Gilles, grand confesseur; le fameux Saturnin, le courageux Vincent, Antonin, digne du martyre; saint Gérald, brave soldat du Seigneur; et revint sain et sauf au glorieux Étienne, auprès duquel il passa joyeusement le dimanche des Rameaux. De là il se rendit à Orléans, pour y recevoir, le jour de Pâques, l’auteur de notre salut. Dans tout ce chemin il fit beaucoup d’offrandes aux saints, et jamais sa main ne fut vide pour le pauvre. Cette terre est habitée par beaucoup de malades, et notamment de lépreux; mais cet homme de Dieu n’avait pas horreur d’eux, car il avait lu dans les saintes Écritures que souvent notre Seigneur Jésus avait reçu l’hospitalité sous la figure d’un lépreux. Il allait à eux, s’en approchait avec empressement, leur donnait l’argent de sa propre main, leur baisait les mains avec sa bouche, et se rappelait les paroles du Seigneur, qui dit: « Ressouviens-toi que tu retourneras en poussière, parce que tu n’es que poussière. (Gen. XIII, 19)» Il le louait en toutes choses, traitait les autres avec bonté, pour l’amour du Dieu tout-puissant, qui opère partout de grandes choses. Au reste, la divine vertu conféra à ce saint homme une telle grâce pour la guérison des corps qu’en touchant aux malades le lieu de leurs plaies avec sa pieuse main, et y imprimant le signe de la croix, il leur enlevait toute douleur de maladie. Ce serviteur de Dieu, plein d’une charité parfaite, méditait les glorieuses actions du moine martyr qui couvrit un lépreux de ses propres vêtements, le souleva sur ses épaules, et s’apprêtait à lui rendre les offices les plus serviles, lorsqu’il le vit monter au ciel, et que le Christ, qu’il avait accueilli sous cette forme, lui dit en s’élevant: « Martyr, puisque tu n’as pas rougi de moi sur la terre, je ne rougirai pas de toi dans les cieux. {Grégoire le Grand, Homélie XXXIX, 10}» Que Robert, dont nous avons déjà parlé, par la grâce de Dieu, et à l’aide des bonnes œuvres par lesquelles il se hâtait de s’unir à Jésus-Christ, ait part au ciel avec ce saint martyr! [34] Ce roi, oint par l’huile spirituelle et temporelle et le don de la sainte bénédiction, voulant accomplir sa puissante volonté, et aspirant à conquérir la palme de la béatitude céleste, commença à concevoir de nouvelles pensées et les conduisit ensuite à leur effet pour l’édification des églises du Dieu saint dont la grandeur et la bonté doivent être exaltées par la louange, et dont il aima toujours à parler et à publier les bienfaits. Cette sainte disposition parut dans les faits que nous allons rapporter, et l’on verra que ses soins furent toujours chastes, saints, purs, et tels que sont ceux de notre sainte mère l’Église; aussi jamais le Seigneur ne l’oublia. [35] Il bâtit dans la même ville d’Orléans un monastère à saint Aignan, comme nous l’avons déjà dit; un autre en l’honneur de sainte Marie, mère de notre Seigneur Jésus-Christ et du grand confesseur saint Hilaire; un à la sainte Mère de Dieu; il fit un monastère de Saint-Vincent, martyr de Jésus-Christ; un de Saint-Paul, apôtre; celui de Saint-Médard à Vitry; celui de Saint-Léger dans la forêt Yveline; celui de Sainte-Marie, avec une autre église, à Melun; celui de Saint-Pierre et Saint-Régule dans la ville de Senlis; celui de Sainte-Marie à Étampes, dans le palais de la même ville; une église dans la ville de Paris, en l’honneur de saint Nicolas, évêque à Auxerre; une à saint Germain; une église à saint Michel dans la forêt de Bièvres; un monastère à saint Germain de Paris; et une église à saint Vincent dans la forêt dite Lédia; une église en l’honneur de saint Aignan à Gomède; une autre au même saint, et un monastère à la sainte Vierge à Poissy, et un à saint Cassien à Autun. A cause de toutes ces bonnes œuvres et de beaucoup d’autres qu’il a faites par la vertu du Seigneur, nous prions le Seigneur, tous et chacun, et nous disons: « Dieu, qui as fait fleurir entre tous les rois ton serviteur Robert par la dignité royale, accorde, nous t’en supplions par l’intercession de la glorieuse Mère de Dieu et de tous les saints, puisque sur la terre il a mené une vie semblable à eux, qu’il ait un jour part avec eux aux jouissances éternelles du ciel, par notre Seigneur Jésus-Christ! » [36] Quelque temps avant sa très sainte mort, qui arriva le 20 juillet, le jour de la mort des saints apôtres Pierre et Paul, le soleil, semblable au dernier quartier de la lune, voila ses rayons à tout le monde, et parut à la sixième heure du jour, pâlissant au dessus de la tête des hommes, dont la vue fut obscurcie de telle sorte, qu’ils demeurèrent sans se reconnaître jusqu’à ce que le moment d’y voir fut revenu. On vit bientôt ce que nous présageait cette éclipse, puisqu’il ne nous arrive rien d’aussi malheureux que la douleur intolérable que nous laisse la mort. Depuis le jour de Saint-Pierre jusqu’à celui de sa mort, il se passa vingt et un jours, pendant lesquels il chantait les cantiques de David, et méditait jour et nuit la loi du Seigneur, afin que l’on pût véritablement lui attribuer ce qu’on disait au sujet du patriarche saint Benoît: « Assidu à réciter des psaumes, il ne donnait aucun repos à sa langue, et il mourut chantant les saints cantiques. » [37] Ce bienheureux soldat du Seigneur connaissait combien est douce la paix de ses serviteurs, combien est tranquille leur repos, lorsque, sortis des tourbillons du monde, ils entrent dans le port éternel, siège de la sécurité, et qu’après avoir vu la mort, ils parviennent à l’éternité. Ses vertus, déjà décrites, le rendaient plein d’impatience de quitter la tristesse de cette vie pour les jouissances éternelles; il se disait plein d’une joie parfaite, et impatient de contempler Jésus-Christ, vrai Dieu. Prêt à sortir de ce monde, il invoquait le Seigneur Jésus maître de son salut et de Son bonheur; et afin de voir la souveraine puissance de Dieu, il priait sans cesse, par les paroles et les signes de croix, les anges, les archanges, de venir à son secours, et se munissait sur le front, les yeux, les narines, les lèvres, le gosier et les oreilles, par le signe de croix; il rappelait ainsi l’incarnation, la nativité, la passion, la résurrection et l’ascension de notre Seigneur Jésus-Christ, et la grâce du Saint-Esprit. Il avait eu cette coutume pendant sa vie, et, autant qu’il le pouvait, se servait d’eau bénite. Armé de ces saintes vertus, âgé, à ce que nous croyons, de soixante ans, il attendait la mort avec intrépidité, et affaibli par une forte fièvre, il demanda le saint et salutaire viatique du corps vivifiant de notre Seigneur Jésus. Peu de temps après l’avoir reçu, il alla au Roi des rois et Seigneur des seigneurs, et, heureux, entra dans les célestes royaumes. Il mourut, comme nous l’avons dit, le vingtième jour de juillet, au commencement du mardi, au château de Melun, et il fut porté à Paris, et enseveli à Saint-Denis, près de son père. Il y eut là un grand deuil, une douleur intolérable, car la foule des moines gémissait sur la perte d’un tel père, et une multitude innombrable de clercs se plaignait de leur misère, que soulageait avec tant de piété ce saint homme. Un nombre infini de veuves et d’orphelins regrettait tant de bienfaits reçus de lui; tous poussaient de grands cris jusqu’au ciel, disant d’une commune voix: « Grand Roi, Dieu bon, pourquoi nous tues-tu, en nous ôtant ce bon père et l’unissant à toi? » Ils se frappaient avec les poings la poitrine, allaient et venaient au saint tombeau, répétaient les paroles marquées plus haut, et se joignaient aux prières des saints, afin que Dieu eût pitié de lui dans le siècle éternel. Dieu! quelle douleur causa cette mort! tous criaient avec des cris redoublés: « Tant que Robert a régné et commandé, nous avons vécu tranquilles, nous n’avons rien craint; que l’âme de ce père pieux, ce père du sénat, ce père de tout bien, soit heureuse et sauvée! qu’elle monte et habite pour toujours avec Jésus-Christ, Roi des rois! » [38] Certes le partage de cet admirable roi dans la céleste patrie sera Dieu lui-même. Mais il y a encore des choses à raconter. Élevé au plus haut poste d’un royaume cet humble homme de Dieu rejeta loin de lui ce qui fait l’orgueil d’un mauvais esprit, l’élévation des hommes, la gloire du monde; il plaça son trésor dans le ciel; et c’est pour cela que Dieu lui-même sera son partage dans le royaume éternel. Son grand trésor qu’il possède auprès de Dieu, et que lui a procuré le Dieu libérateur du monde, est un amas de saintes richesses, et le lit éternel du saint repos. Mais dans tout cela, nous avons un grand sujet de douleur, en voyant qu’un tel et si grand homme repose sans une pierre ornée d’inscriptions, sans nom, sans lettres, lui, dont la gloire et la mémoire ont été en bénédiction à toute la terre. La vertu de ce saint roi a paru et été utile à tout le siècle, et l’ordre des ecclésiastiques et des moines, qui fut toujours chéri par lui, lui demeurera toujours attaché. Le Christ Dieu l’avait donné à tous pour un bon père; cependant il faut dire en peu de mots à la fin de cet ouvrage l’immense bonté de cet admirable roi. Qui lui a parlé, et n’a pas été plein d’une grande joie? quel est l’ami de la paix qui n’a pas oublié toute haine en le voyant? qui, en apercevant son visage, n’a pas renoncé à toute fraude? quel est le moine qui n’a pas obtenu le calme par ses prières, et n’a pas été aimé, chéri et respecté par lui? quel clerc n’est devenu zélé pour la chasteté par ses saintes exhortations? à qui ses aimables discours n’ont-ils pas servi de remède? quels sont les insensés à qui sa présence n’a pas été une règle? qui, en voyant ses humbles regards, n’a pas médité les choses célestes? quel est le pauvre et l’affamé qui est sorti sans être rassasié de sa table? quel est le mort qui n’en a pas reçu le dernier vêtement? quel est l’imbécile qu’il n'a pas rendu savant? les veuves et les pauvres ne pourraient-ils pas montrer les habits qu’il leur donnait? toute la multitude des malheureux ne l’appelle-t-elle pas son ère et son nourricier? quel est celui qui, tombé dans le péché, n’a pas reçu de lui le secours de ses saintes consolations? quel est celui qui, dormant par paresse, n’a pas été par lui tiré du sommeil? qui, voulant louer le Seigneur, ne l’a pas eu pour modèle? qui, voulant faire l’aumône, n’a pas dû le prendre pour exemple, ainsi qu’un autre Jean? Je parle de Jean, patriarche d’Alexandrie, qui, pour l’immense charité qu’il eut pour les pauvres et les malheureux, mérita d’être appelé miséricordieux, et que sa vie fût prêchée en exemple par toute la terre. Certes, depuis saint David, il n’y a pas eu parmi les rois de la terre, un roi semblable à lui en vertu, humilité, piété, miséricorde, et en charité, qui est la première de toutes les vertus, et sans laquelle personne ne verra Dieu. Il a toujours été attaché à Dieu, et avec un cœur parfait, ne s’est jamais éloigné de ses commandements. Quant aux guerres du siècle, aux ennemis vaincus, aux honneurs acquis par le courage et le talent, je les laisse à conter aux historiographes, qui, s’il y en a, et qu’ils s’occupent de cela, trouveront sous ce rapport le père et ses fils glorieux dans les batailles, et brillants à ce titre d’un grand éclat. O Robert! notre amour de prédilection, reçois de la part des moines, clercs, veuves, orphelins, et de tous les pauvres de Jésus-Christ, un adieu éternel, et offre des prières pour ton serviteur à Jésus-Christ, Dieu miséricordieux, auquel tu as plu par ta sainte vie, et dont tu as mérité le royaume céleste par tes saintes vertus! Que le Seigneur Dieu tout-puissant, qui convertit les impies, et ressuscite les morts, qui orne les cieux de saints rois, et dont le règne et l’empire demeurent dans tous les siècles des siècles, daigne exaucer ces prières!