[31] Pendant le temps dont, avec l’aide de Dieu, j’ai raconté les événements, le célèbre monastère de Fleur y posséda comme abbé le fameux Gosselin, digne de cette charge, uni à Dieu par de saintes actions, et savant dans les sciences divines et humaines; les fleurs de l’Écriture sainte étaient présentes au cœur de son bon maître Abbon, dont nous avons déjà parlé, et qui l’en imbut de sorte qu’il les expliquait à tous, afin qu’ils pussent se nourrir des célestes vérités. Il était si magnifique en aumônes, qu’un jour, par un froid très rigoureux, il dépouilla ses habits de fourrure, en vêtit les pauvres de Jésus-Christ, afin d’en recevoir la récompense du céleste rémunérateur, et de l’entendre dire: « J’étais nu et vous m’avez habillé. Ce que vous avez fait au moindre de vos frères, c’est à moi que vous l’avez fait; devenez les bénis de mon Père, entrez en possession du royaume qui vous est préparé depuis le commencement du monde. (Matth. XXV, 34-38)» Le roi parfait distingua bientôt Gosselin de ses regards, l’aima par dessus tous les autres, s’attacha particulièrement à ses conseils, et les choses qu’il approuvait étaient toujours justes et sans reproche; il voulut l’honorer des honneurs séculiers, lui donna les illustres dignités d’abbé de Saint-Benoît, ce qui est le chef-lieu de tout l’Ordre, et d’évêque de Bourges, sous le titre de saint Étienne, premier martyr, qui donne la primatie de toute l’Aquitaine, et est un des plus grands et plus honorables de France. Que ses pieuses aumônes, sa charité, et toutes les vertus qui fleurirent en lui, plongent dans un oubli perpétuel les fautes qu’il a pu commettre, et qu’il reçoive la récompense des bonnes œuvres qu’il a faites par l’inspiration de l’Être suprême! [32] Le roi étant dans l’illustre ville de Paris, dans les jours de la Septuagésime, l’humble abbé lui envoya, suivant l’usage, des messagers pour les affaires des saints lieux. De ceux qui furent choisis pour cet effet, l’un s’appelait Albéric, honoré de la dignité de prêtre, homme d’une immense charité; la bonté de Dieu et l’ordre du saint abbé Gosselin avaient adjoint un frère nommé Helgaud, que le pieux roi aimait d’une affection paternelle; ils avaient encore avec eux le nommé Isambert, que sa conversion avait rendu digne d’être moine, et qui leur rendait des services de frère. On devait passer à Poissy les jours du carême, et nous étions pressés par la longueur du chemin, pour nous rendre aux ordres exprès du roi, qui nous devait rendre raison sur les motifs de notre voyage, lorsque nous fûmes arrêtés au port de la Seine, dit Caroli-Venna, (c’est-à-dire la pêcherie). Nous trouvâmes la rivière très difficile à passer. Nous entrâmes, par le saint ordre du roi, seuls dans une petite barque; tandis qu’il regardait ce qui adviendrait de nous, et désirait fort nous voir arrivés saints et saufs, le Dieu qui est loué, adoré et béni en tous lieux, fut favorable en cette occasion à nous pécheurs, par l’intercession de ce pieux roi. Nous naviguions et tenions nos chevaux attachés au bâtiment, lorsqu’un coursier indompté, et qui n’avait jamais été dans une telle position, posa ses deux pieds de derrière dans le bateau qui était au milieu des flots, et nous courûmes les plus grands dangers par sa fureur, car il entraînait la barque dans les ondes. Le dévot prince aussitôt implore à grands cris avec les siens le secours de Dieu et des puissances célestes; il prie avec larmes pour nos périls, crie à haute voix de détacher les rênes de nos chevaux, et de les repousser loin du navire. On obéit à cet ordre aimable: les rênes furent déliées, on retira du bateau le jambes du cheval, et nous commençâmes à aborder au rivage. Là, Robert invoquait à notre secours saint Denis, saint Benoît, et tous les saints du Seigneur, il versait des larmes, et offrait des prières qui furent entendues du Dieu béni qui règne dans tous les siècles. Il arriva ainsi, qu’il l’avait voulu, et par la grâce divine; il nous reçut sans dommage sur la rive, et avec lui, nous louâmes le Dieu admirable, et pour ce fait, nous chantâmes toujours les louanges du Tout-Puissant. Nous demeurâmes trois jours avec ce serviteur de Dieu; nous fûmes comblés de joie par ses doux entretiens, par son aimable présence, et nous supplions celui qui a acheté par son sang précieux son âme sainte de la placer dans son royaume. [33] Il faut poser le pied dans un lieu plus auguste que celui où nous avons été jusqu’à présent, et nous hâter de décrire la mort glorieuse de ce roi, que nous avons osé, par des louanges vraies et non fausses, franches et non feintes, recommander à notre Seigneur Jésus-Christ, par la vertu de l’Esprit afin que, marqué du signe de la Trinité, il mérite d’éviter le jour de dernière vengeance. Mais comme il nous reste à décrire certaines œuvres admirables de lui, que l’on doit à son humilité, et qui peuvent être utiles à beaucoup de gens et les conduire au salut, il convient que nous les contions, et que sa sainte mort, qui, par un don de Dieu, a paru si louable et si glorieuse, ne nous inspire pas l’oisiveté. Cet excellent roi, qui voulait mourir au siècle, et ne vivre que pour Jésus-Christ, désirant voir un jour celui à qui tout appartient, et auquel nous attribuons tout ce que nous avons écrit, voulut avoir pour compagnon sur la terre celui que le ciel ne peut contenir. Il se mit donc en route un jour de carême, pour aller visiter les saints qui lui étaient unis dans le service de Dieu; il les pria, les honora, et frappa leurs oreilles par ses humbles et salutaires prières; il employa à cela la force de son corps et de son esprit, afin de vaincre, par l’aide de Dieu. Il arriva à Bourges, visita le saint martyr Étienne, ainsi que saint Maïeul, grand par sa vertu; l’illustre et grand Julien, la très pieuse Vierge des vierges, Marie; saint Gilles, grand confesseur; le fameux Saturnin, le courageux Vincent, Antonin, digne du martyre; saint Gérald, brave soldat du Seigneur; et revint sain et sauf au glorieux Étienne, auprès duquel il passa joyeusement le dimanche des Rameaux. De là il se rendit à Orléans, pour y recevoir, le jour de Pâques, l’auteur de notre salut. Dans tout ce chemin il fit beaucoup d’offrandes aux saints, et jamais sa main ne fut vide pour le pauvre. Cette terre est habitée par beaucoup de malades, et notamment de lépreux; mais cet homme de Dieu n’avait pas horreur d’eux, car il avait lu dans les saintes Écritures que souvent notre Seigneur Jésus avait reçu l’hospitalité sous la figure d’un lépreux. Il allait à eux, s’en approchait avec empressement, leur donnait l’argent de sa propre main, leur baisait les mains avec sa bouche, et se rappelait les paroles du Seigneur, qui dit: « Ressouviens-toi que tu retourneras en poussière, parce que tu n’es que poussière. (Gen. XIII, 19)» Il le louait en toutes choses, traitait les autres avec bonté, pour l’amour du Dieu tout-puissant, qui opère partout de grandes choses. Au reste, la divine vertu conféra à ce saint homme une telle grâce pour la guérison des corps qu’en touchant aux malades le lieu de leurs plaies avec sa pieuse main, et y imprimant le signe de la croix, il leur enlevait toute douleur de maladie. Ce serviteur de Dieu, plein d’une charité parfaite, méditait les glorieuses actions du moine martyr qui couvrit un lépreux de ses propres vêtements, le souleva sur ses épaules, et s’apprêtait à lui rendre les offices les plus serviles, lorsqu’il le vit monter au ciel, et que le Christ, qu’il avait accueilli sous cette forme, lui dit en s’élevant: « Martyr, puisque tu n’as pas rougi de moi sur la terre, je ne rougirai pas de toi dans les cieux. {Grégoire le Grand, Homélie XXXIX, 10}» Que Robert, dont nous avons déjà parlé, par la grâce de Dieu, et à l’aide des bonnes œuvres par lesquelles il se hâtait de s’unir à Jésus-Christ, ait part au ciel avec ce saint martyr! [34] Ce roi, oint par l’huile spirituelle et temporelle et le don de la sainte bénédiction, voulant accomplir sa puissante volonté, et aspirant à conquérir la palme de la béatitude céleste, commença à concevoir de nouvelles pensées et les conduisit ensuite à leur effet pour l’édification des églises du Dieu saint dont la grandeur et la bonté doivent être exaltées par la louange, et dont il aima toujours à parler et à publier les bienfaits. Cette sainte disposition parut dans les faits que nous allons rapporter, et l’on verra que ses soins furent toujours chastes, saints, purs, et tels que sont ceux de notre sainte mère l’Église; aussi jamais le Seigneur ne l’oublia. [35] Il bâtit dans la même ville d’Orléans un monastère à saint Aignan, comme nous l’avons déjà dit; un autre en l’honneur de sainte Marie, mère de notre Seigneur Jésus-Christ et du grand confesseur saint Hilaire; un à la sainte Mère de Dieu; il fit un monastère de Saint-Vincent, martyr de Jésus-Christ; un de Saint-Paul, apôtre; celui de Saint-Médard à Vitry; celui de Saint-Léger dans la forêt Yveline; celui de Sainte-Marie, avec une autre église, à Melun; celui de Saint-Pierre et Saint-Régule dans la ville de Senlis; celui de Sainte-Marie à Étampes, dans le palais de la même ville; une église dans la ville de Paris, en l’honneur de saint Nicolas, évêque à Auxerre; une à saint Germain; une église à saint Michel dans la forêt de Bièvres; un monastère à saint Germain de Paris; et une église à saint Vincent dans la forêt dite Lédia; une église en l’honneur de saint Aignan à Gomède; une autre au même saint, et un monastère à la sainte Vierge à Poissy, et un à saint Cassien à Autun. A cause de toutes ces bonnes œuvres et de beaucoup d’autres qu’il a faites par la vertu du Seigneur, nous prions le Seigneur, tous et chacun, et nous disons: « Dieu, qui as fait fleurir entre tous les rois ton serviteur Robert par la dignité royale, accorde, nous t’en supplions par l’intercession de la glorieuse Mère de Dieu et de tous les saints, puisque sur la terre il a mené une vie semblable à eux, qu’il ait un jour part avec eux aux jouissances éternelles du ciel, par notre Seigneur Jésus-Christ! » [36] Quelque temps avant sa très sainte mort, qui arriva le 20 juillet, le jour de la mort des saints apôtres Pierre et Paul, le soleil, semblable au dernier quartier de la lune, voila ses rayons à tout le monde, et parut à la sixième heure du jour, pâlissant au dessus de la tête des hommes, dont la vue fut obscurcie de telle sorte, qu’ils demeurèrent sans se reconnaître jusqu’à ce que le moment d’y voir fut revenu. On vit bientôt ce que nous présageait cette éclipse, puisqu’il ne nous arrive rien d’aussi malheureux que la douleur intolérable que nous laisse la mort. Depuis le jour de Saint-Pierre jusqu’à celui de sa mort, il se passa vingt et un jours, pendant lesquels il chantait les cantiques de David, et méditait jour et nuit la loi du Seigneur, afin que l’on pût véritablement lui attribuer ce qu’on disait au sujet du patriarche saint Benoît: « Assidu à réciter des psaumes, il ne donnait aucun repos à sa langue, et il mourut chantant les saints cantiques. » [37] Ce bienheureux soldat du Seigneur connaissait combien est douce la paix de ses serviteurs, combien est tranquille leur repos, lorsque, sortis des tourbillons du monde, ils entrent dans le port éternel, siège de la sécurité, et qu’après avoir vu la mort, ils parviennent à l’éternité. Ses vertus, déjà décrites, le rendaient plein d’impatience de quitter la tristesse de cette vie pour les jouissances éternelles; il se disait plein d’une joie parfaite, et impatient de contempler Jésus-Christ, vrai Dieu. Prêt à sortir de ce monde, il invoquait le Seigneur Jésus maître de son salut et de Son bonheur; et afin de voir la souveraine puissance de Dieu, il priait sans cesse, par les paroles et les signes de croix, les anges, les archanges, de venir à son secours, et se munissait sur le front, les yeux, les narines, les lèvres, le gosier et les oreilles, par le signe de croix; il rappelait ainsi l’incarnation, la nativité, la passion, la résurrection et l’ascension de notre Seigneur Jésus-Christ, et la grâce du Saint-Esprit. Il avait eu cette coutume pendant sa vie, et, autant qu’il le pouvait, se servait d’eau bénite. Armé de ces saintes vertus, âgé, à ce que nous croyons, de soixante ans, il attendait la mort avec intrépidité, et affaibli par une forte fièvre, il demanda le saint et salutaire viatique du corps vivifiant de notre Seigneur Jésus. Peu de temps après l’avoir reçu, il alla au Roi des rois et Seigneur des seigneurs, et, heureux, entra dans les célestes royaumes. Il mourut, comme nous l’avons dit, le vingtième jour de juillet, au commencement du mardi, au château de Melun, et il fut porté à Paris, et enseveli à Saint-Denis, près de son père. Il y eut là un grand deuil, une douleur intolérable, car la foule des moines gémissait sur la perte d’un tel père, et une multitude innombrable de clercs se plaignait de leur misère, que soulageait avec tant de piété ce saint homme. Un nombre infini de veuves et d’orphelins regrettait tant de bienfaits reçus de lui; tous poussaient de grands cris jusqu’au ciel, disant d’une commune voix: « Grand Roi, Dieu bon, pourquoi nous tues-tu, en nous ôtant ce bon père et l’unissant à toi? » Ils se frappaient avec les poings la poitrine, allaient et venaient au saint tombeau, répétaient les paroles marquées plus haut, et se joignaient aux prières des saints, afin que Dieu eût pitié de lui dans le siècle éternel. Dieu! quelle douleur causa cette mort! tous criaient avec des cris redoublés: « Tant que Robert a régné et commandé, nous avons vécu tranquilles, nous n’avons rien craint; que l’âme de ce père pieux, ce père du sénat, ce père de tout bien, soit heureuse et sauvée! qu’elle monte et habite pour toujours avec Jésus-Christ, Roi des rois! » [38] Certes le partage de cet admirable roi dans la céleste patrie sera Dieu lui-même. Mais il y a encore des choses à raconter. Élevé au plus haut poste d’un royaume cet humble homme de Dieu rejeta loin de lui ce qui fait l’orgueil d’un mauvais esprit, l’élévation des hommes, la gloire du monde; il plaça son trésor dans le ciel; et c’est pour cela que Dieu lui-même sera son partage dans le royaume éternel. Son grand trésor qu’il possède auprès de Dieu, et que lui a procuré le Dieu libérateur du monde, est un amas de saintes richesses, et le lit éternel du saint repos. Mais dans tout cela, nous avons un grand sujet de douleur, en voyant qu’un tel et si grand homme repose sans une pierre ornée d’inscriptions, sans nom, sans lettres, lui, dont la gloire et la mémoire ont été en bénédiction à toute la terre. La vertu de ce saint roi a paru et été utile à tout le siècle, et l’ordre des ecclésiastiques et des moines, qui fut toujours chéri par lui, lui demeurera toujours attaché. Le Christ Dieu l’avait donné à tous pour un bon père; cependant il faut dire en peu de mots à la fin de cet ouvrage l’immense bonté de cet admirable roi. Qui lui a parlé, et n’a pas été plein d’une grande joie? quel est l’ami de la paix qui n’a pas oublié toute haine en le voyant? qui, en apercevant son visage, n’a pas renoncé à toute fraude? quel est le moine qui n’a pas obtenu le calme par ses prières, et n’a pas été aimé, chéri et respecté par lui? quel clerc n’est devenu zélé pour la chasteté par ses saintes exhortations? à qui ses aimables discours n’ont-ils pas servi de remède? quels sont les insensés à qui sa présence n’a pas été une règle? qui, en voyant ses humbles regards, n’a pas médité les choses célestes? quel est le pauvre et l’affamé qui est sorti sans être rassasié de sa table? quel est le mort qui n’en a pas reçu le dernier vêtement? quel est l’imbécile qu’il n'a pas rendu savant? les veuves et les pauvres ne pourraient-ils pas montrer les habits qu’il leur donnait? toute la multitude des malheureux ne l’appelle-t-elle pas son ère et son nourricier? quel est celui qui, tombé dans le péché, n’a pas reçu de lui le secours de ses saintes consolations? quel est celui qui, dormant par paresse, n’a pas été par lui tiré du sommeil? qui, voulant louer le Seigneur, ne l’a pas eu pour modèle? qui, voulant faire l’aumône, n’a pas dû le prendre pour exemple, ainsi qu’un autre Jean? Je parle de Jean, patriarche d’Alexandrie, qui, pour l’immense charité qu’il eut pour les pauvres et les malheureux, mérita d’être appelé miséricordieux, et que sa vie fût prêchée en exemple par toute la terre. Certes, depuis saint David, il n’y a pas eu parmi les rois de la terre, un roi semblable à lui en vertu, humilité, piété, miséricorde, et en charité, qui est la première de toutes les vertus, et sans laquelle personne ne verra Dieu. Il a toujours été attaché à Dieu, et avec un cœur parfait, ne s’est jamais éloigné de ses commandements. Quant aux guerres du siècle, aux ennemis vaincus, aux honneurs acquis par le courage et le talent, je les laisse à conter aux historiographes, qui, s’il y en a, et qu’ils s’occupent de cela, trouveront sous ce rapport le père et ses fils glorieux dans les batailles, et brillants à ce titre d’un grand éclat. O Robert! notre amour de prédilection, reçois de la part des moines, clercs, veuves, orphelins, et de tous les pauvres de Jésus-Christ, un adieu éternel, et offre des prières pour ton serviteur à Jésus-Christ, Dieu miséricordieux, auquel tu as plu par ta sainte vie, et dont tu as mérité le royaume céleste par tes saintes vertus! Que le Seigneur Dieu tout-puissant, qui convertit les impies, et ressuscite les morts, qui orne les cieux de saints rois, et dont le règne et l’empire demeurent dans tous les siècles des siècles, daigne exaucer ces prières!