[0] PREFACE DE SAINT GREGOIRE, PAPE DE ROME, SUR SES MORALES, OU son Exposition du Livre de Job. [1] CHAPITRE PREMIER. Plusieurs recherchent qui est l'auteur du Livre de Job. Les uns pensent que c'est Moïse, et les autres quelqu'un des prophètes. Car comme nous lisons dans la Genèse que Jobab était de la race d'Esaü et avait succédé au royaume de Balé, fils de Béor, ils en ont déduit que le saint homme Job, qu'ils croyaient avoir été ce Jobab, avait vécu fort longtemps avant Moïse, ne considérant pas que c'est une façon de parler de l'Ecriture assez ordinaire que de toucher en peu de mots dès le commencement d'un discours diverses choses qui ne sont arrivées que longtemps après, lorsqu'elle se hâte de venir à celles qu'elle veut plus particulièrement décrire. Aussi elle marque en ce lieu que Jobab était immédiatement avant qu'il y eût des rois en Israël. D'où il s'ensuit qu'il ne faut pas qu'il ait été avant la loi, puisque le temps qui lui est attribué par l'Ecriture ne peut être que celui des Juges du peuple de Dieu. Cependant quelques-uns, n'examinant pas la chose avec assez de discernement, ont pensé que Moïse avait écrit l'histoire de Job, comme d'une personne qui l'avait précédé de plusieurs siècles, et qu'il était assez vraisemblable que celui qui a publié les préceptes de la loi pour l'instruction des hommes, avait aussi voulu les exciter à la vertu par l'exemple même d'un Gentil. D'autres néanmoins, comme nous l'avons déjà dit, attribuent cet ouvrage à quelqu'un des prophètes; étant persuadé que nul n'aurait été capable d'entrer dans des expressions si mystérieuses et si sublimes si son âme n'avait pas été élevée au-dessus des choses de la terre par l'esprit de prophétie. Mais il est fort inutile de se mettre en peine de rechercher qui a composé ce livre, puisque les fidèles ne doutent pas que le saint Esprit n'en soit l'auteur. C'est donc véritablement l'Esprit de Dieu qui l'a écrit, puisqu'Il en a dicté les paroles pour les faire écrire : c'est l'Esprit de Dieu qui l'a écrit, puisqu'Il en a inspiré la pensée à l'auteur qui l'a composé, et qu'Il S'est servi de ses paroles pour faire passer jusqu'à nous des actions de vertu que nous pussions imiter. Nous passerions sans doute pour ridicules, si, lisant des lettres que nous aurions reçues de quelque grand personnage, nous négligions tout ensemble et la personne de l'auteur et le sens de ses paroles, pour nous amuser à rechercher inutilement avec quelle sorte de plume il les aurait écrites. Ainsi, lorsque, après avoir su que le saint Esprit est l'auteur de cet ouvrage, nous nous arrêtons à examiner trop curieusement qui est celui qui l'a écrit, que faisons-nous autre chose, sinon de disputer de la plume, lorsque nous pouvons profiter utilement des lettres que nous lisons ? Après tout, ce qui me paraît de plus vraisemblable sur ce sujet est que Job, qui a soutenu les grands efforts de ce combat spirituel, a écrit lui-même l'histoire de la signalée victoire qu'il en a enfin remportée. Et il ne faut pas s'étonner s'il est dit en ce même livre : Job a dit, ou : Job a souffert, parce que c'est la coutume de ceux qui ont écrit les livres saints, de parler d'eux-mêmes comme s'ils parlaient des autres. Ainsi nous voyons que Moïse dit : Moïse était l'homme le plus doux qui fût sur la terre. Saint Jean l'évangéliste dit aussi en parlant de lui-même : Celui-là était le disciple que Jésus aimait. Et saint Luc, lorsqu'il parle des deux disciples auxquels Jésus se joignit sur le chemin d'Emmaüs en disant que l'un s'appelait Cléopas, affecte de cacher le nom de l'autre, ainsi que quelques-uns l'ont observé, pour marquer plus modestement que c'était lui. Il est donc visible que les auteurs des livres sacrés, qui ont écrit par l'inspiration du saint Esprit, rendent témoignage d'eux-mêmes comme s'ils le rendaient des autres. Ainsi l'Esprit saint a parlé de saint Jean l'Évangéliste, par le même saint. Et saint Paul témoigne assez qu'il ne parlait pas comme de lui-même lorsqu'il dit aux Corinthiens : Voulez-vous éprouver quel est le Pouvoir de Jésus Christ, qui parle par ma bouche ? C'est aussi pour la même raison que l'ange qui apparut à Moïse est tantôt appelé ange et tantôt seigneur. Il est appelé ange, parce qu'en proférant des paroles extérieures, il faisait la fonction d'un serviteur et d'un envoyé; et il est appelé seigneur parce que, Dieu y régnant intérieurement lui communiquait la vertu de la parole. Ainsi parlant au-dehors et étant régi au-dedans, il est tout ensemble appelé ange à cause du ministère et seigneur à cause de l'inspiration et de la conduite. On lit dans un psaume ces paroles de David : Mon peuple, écoutez ma loi, ouvrez vos oreilles pour entendre mes Paroles. Cependant cette loi n'était pas la loi de David, ni le peuple d'Israël le peuple de David, mais ce saint roi se mettant à la place de Dieu, duquel il voulait parler, il parlait par l'Autorité de Dieu même, qui le remplissait de ses saintes inspirations. Et si nous y réfléchissons, nous verrons que la même chose se pratique tous les jours dans nos églises. Car lorsque le lecteur se tenant debout au milieu du peuple fidèle dit à haute voix : Je suis le Dieu d'Abraham et le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, encore qu'il ne soit pas vrai qu'il soit Dieu, il ne s'éloigne pas pour cela de la règle de la vérité : parce que sa voix représente celle de Dieu même dans le ministère qu'il accomplit par son Ordre. Nous voyons par ces exemples que les auteurs des livres sacrés, étant remplis de l'inspiration du saint Esprit, sont comme enlevés hors d'eux-mêmes, et qu'ils parlent d'eux comme ils parleraient des autres. C'est pourquoi le bienheureux Job, étant animé de l'Esprit divin, a bien pu parler de ses actions, qui étaient véritablement des dons du ciel, comme si elles ne lui étaient pas propres, parce que les choses dont il parle lui appartiennent d'autant moins que c'est un homme qui parle des choses de Dieu. Et il est d'autant plus vrai de dire qu'un autre parle des choses qui le regardent que c'est le saint Esprit qui décrit les vertus d'un homme. Mais laissons là toutes ces remarques pour passer plus promptement à la considération des grandes choses qui sont contenues dans cette histoire sacrée. [2] CHAPITRE II. Tout homme, en ce qu'il est homme, doit reconnaître son Créateur, et s'assujettir avec d'autant plus de soumission à ses Volontés qu'il sait assez de lui-même qu'il n'est rien. Mais parce que, après avoir été créés, nous avons négligé de nous attacher à Dieu, Il a bien voulu, pour soulager notre faiblesse, nous donner des lois et des préceptes, Il a joint aussi des exemples. Mais nous n'avons pas non plus voulu imiter les exemples qu'Il nous a mis devant les yeux, dans l'état même de cette loi que nous en avions reçue. Car parce que Dieu S'était fait entendre sensiblement à quelques-uns de ceux qui vivaient sous cette loi, nous considérions ces enseignements comme ne nous regardant en aucune sorte, pour la raison que Dieu n'avait pas particulièrement parlé à nous. C'est pourquoi, afin de confondre notre impudence, Il nous propose l'exemple d'un Gentil, afin que l'homme qui, vivant sous sa loi, a négligé de Lui obéir se réveille au moins de son assoupissement à la vue d'un homme qui, sans avoir reçu de loi, a si parfaitement vécu selon la loi. Ainsi la loi a été donnée à l'homme pécheur pour le redresser, et comme il n'a pas laissé de pécher encore sous cette loi, on lui a présenté l'exemple de ceux qui n'y étaient pas soumis, afin que, ayant vécu contre l'ordre et la règle de notre création, nous fussions instruits par les préceptes et que, après avoir méprisé les préceptes, nous fussions confondus par les exemples, je ne dis pas de ceux qui étaient sous la loi, mais de ceux même qui n'étaient retenus de pécher par aucune loi. Voilà comment la Providence divine nous a enveloppés de toutes parts. Elle nous ôte tout sujet d'excuse et nous ferme toutes les voies par où nous pourrions échapper. Elle nous met devant les yeux un Gentil, c'est-à-dire un homme sans loi, pour confondre la dureté et la malice de tous ceux qui sont sous la loi. Un prophète l'a marqué admirablement en ce peu de mots : Rougis, Sidon, a dit la mer. Car Sidon nous figure l'état stable et assuré de ceux qui sont sous la loi; et la mer signifie la vie des Gentils. La mer dit donc à Sidon de rougir parce que la vie des Gentils fait honte à la vie de ceux qui sont sous la loi, et que les actions des personnes qui sont dans le monde jettent la confusion sur celles des personnes religieuses, lorsque ceux qui ont reçu la loi n'observent pas les préceptes qui leur sont donnés, même après avoir promis de les observer, et que les Gentils suivent le bien auquel ils n'étaient obligés par aucune loi extérieure. Quant à l'autorité du Livre de Job, la sainte Écriture l'établit avantageusement elle-même lorsqu'elle dit par la bouche du prophète Ézéchiel qu'il n'y aura que trois hommes de délivrés, à savoir Noé, Daniel et Job. (Ez 14,14) Et ce n'est pas sans raison que Dieu a voulu que parmi les vies des Hébreux, celle d'un païen fût aussi reçue et révérée, puisqu'il était juste que notre Sauveur, étant venu en ce monde pour le salut et des Juifs et des Gentils, fût prophétisé par les voix des uns et des autres; afin que Celui qui devait souffrir la mort pour ces deux peuples, fût annoncé par les prédictions de tous les deux. Ce grand homme, qui possédait de si éminentes vertus, n'était d'abord connu que de Dieu et de lui-même, et il ne l'eût jamais été de nous, s'il n'eût point souffert les maux dont Dieu l'affligea. Car quoique, avant cela, il eût déjà pratiqué la vertu durant son repos, cette vertu néanmoins ne répandit la bonne odeur de sa réputation qu'après avoir été agitée par l'impétuosité des afflictions. Durant le calme et la tranquillité de sa vie, son mérite était comme tout caché et renfermé en lui-même, mais lorsque les maux dont il fut frappé l'ébranlèrent si violemment, il parut avec éclat aux yeux de toute la terre. Et en effet, comme les bonnes senteurs ne s'étendant guère loin si elles ne sont excitées, ni les parfums si on ne les brûle, de même la réputation des saints ne peut répandre sa bonne odeur que par les tribulations et les souffrances. C'est sur ce sujet qu'il est dit dans l'évangile : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d'ici là, et elle s'y transporterait. Si le grain de sénevé, duquel se fait la moutarde, n'est écrasé, on n'en sent nullement sa force. Car lorsqu'il demeure en son entier, il est doux au goût, mais quand on l'écrase, il est piquant et il fait ressentir l'âcreté qui y était renfermée. De même quand on laisse les saints en repos, ils paraissent simples et méprisables, mais s'ils sont pressés par l'effort de quelque persécution, ils font aussitôt ressentir la saveur de la vertu qui était cachée au fond de leur âme; ce qui semblait en eux de faible et de languissant se change en une force et une vigueur divines, et tout le bien qu'ils avaient volontairement tenu caché durant le temps de la paix et du repos, étant agité par la violence des afflictions, est comme forcé d'éclater aux yeux des hommes. D'où il vient qu'un prophète dit fort bien que le Seigneur enverra sa Miséricorde durant le jour, et la fera paraître durant la nuit. Parce qu'on peut bien la recevoir dans des temps calmes, mais elle ne se manifeste avec éclat que dans les persécutions et dans les maux. [3] CHAPITRE III. Mais il faut plus particulièrement examiner pourquoi Job, ayant mené une vie très vertueuse et irréprochable, fut frappé de la Main de Dieu par tant de fléaux et d'afflictions. Car il témoigne lui-même qu'il avait pratiqué l'humilité, lorsqu'il dit : Je n'ai pas dédaigné le droit de mon serviteur ou de ma servante lorsqu'ils se plaignaient de moi. Il marque qu'il a exercé l'hospitalité quand il dit : Je ne souffrais point qu'un passant couchât dehors de chez moi, et ma porte était toujours ouverte aux voyageurs. Il assure qu'il a soigneusement gardé la vigueur de la discipline quand il dit : Les princes se tenaient dans le silence avec moi, et se mettaient le doigt sur la bouche. Il fait connaître que dans sa sévérité même il a conservé de la douceur, quand il dit : Lors même que j'étais assis comme un roi, au milieu de toute une cour qui m'environnait, je ne laissais pas d'être toujours le consolateur des affligés. Enfin, il nous apprend qu'il a répandu des aumônes avec abondance, quand il dit : Je n'ai point été seul à manger mon pain, et l'orphelin l'a aussi mangé avec moi. Ayant donc ainsi accompli tous les préceptes de vertu, il ne lui manquait plus que de rendre grâces à son Créateur, lors même qu'Il l'affligeait. L'on n'ignorait pas qu'il servait bien Dieu durant que Dieu le comblait de ses Grâces et de ses Faveurs, mais il fallait qu'un rigoureux traitement apprît à toute la terre qu'il était assez parfait pour demeurer inséparablement attaché à son service lors même qu'il en recevait des afflictions et des châtiments. Car la peine est une épreuve certaine, qui fait connaître si l'on aimait véritablement dans le temps de prospérité. L'ennemi des hommes voulait persécuter Job pour l'accabler, et Job, en souffrant cette persécution, en retira beaucoup d'avantages. Ainsi, Dieu permit par bonté ce que le démon Lui demanda par malice. Car cet ennemi ayant attaqué Job pour le perdre ne fit autre chose par toutes ses tentations que d'accroître les mérites de ce saint homme, selon qu'il est écrit : qu'en tout cela, Job ne pécha point par ses lèvres. Je sais bien que quelques-unes des paroles sembleront rudes à des lecteurs peu considérés, parce qu'ils ne conçoivent pas les paroles spirituelles des saints d'une manière spirituelle, et comme ils sont incapables d'entrer dans les sentiments d'un juste qui est affligé, il ne leur est pas non plus possible d'interpréter leurs plaintes favorablement. Car il faut ressentir de la compassion du mal de notre prochain, pour bien connaître avec quel esprit il le supporte. C'est pourquoi ces personnes-là s'imaginent que Job a péché dans ses paroles, parce qu'ils ne considèrent pas qu'en trouvant à redire aux discours de ce saint homme, ils accusent de fausseté le témoignage avantageux que Dieu même a rendu en sa faveur, lorsqu'Il a dit au démon : As-tu considéré mon serviteur Job, qui n'a point son semblable sur toute la terre ? C'est un homme simple et juste, qui craint Dieu et qui fuit le mal. A quoi le démon répondit : Faut-il s'étonner si Job craint Dieu ? N'as-Tu pas environné comme d'un fort rempart et sa personne et sa maison et tous ses biens ? Mais étends un peu ta Main sur lui et Tu verras s'il ne Te maudit. Ainsi l'ennemi des hommes commença d'exercer sa rage contre ce grand saint, mais il ne considéra pas qu'il s'attaquait à Dieu même. Car le bienheureux Job était comme la matière du combat entre Dieu et le démon. Quiconque donc soutient que ce saint homme a péché dans son affliction par ses paroles, accuse Dieu même de S'être trompé lorsqu'Il l'a exposé à ce dangereux combat. Et en effet, n'a-t-Il pas pris son parti, puisqu'il l'a loué avant qu'il souffrît, et qu'après l'avoir loué, Il a permis que le démon le fît souffrir ? Ainsi l'on ne peut pas dire que Job se soit emporté jusque dans l'excès, sans accuser Dieu, qui a publié ses louanges, d'avoir succombé à la tentation aussi bien que lui. Mais les seules faveurs que Dieu a répandues à la fin sur lui suffisent pour la justification de son innocence. Car personne n'ignore que les péchés ne méritent pas des récompenses, mais des châtiments. De sorte que Dieu, lui rendant à la fin le double de ce qu'il avait perdu, fit assez voir par une si glorieuse rémunération que, bien loin de reconnaître aucun défaut dans ses paroles, Il y avait trouvé beaucoup de vertu. L'on peut ajouter ici, pour une plus grande confirmation de cette même vérité, que le bienheureux Job pria lui-même pour ses amis qui avaient failli. Or il est incontestable qu'une personne qui est coupable de grands péchés n'est pas en état d'expier les péchés des autres. Puis donc qu'il a pu obtenir le pardon des crimes d'autrui, c'est une preuve indubitable qu'il devait être innocent. Que s'il y en a qui trouvent mauvais qu'il publie lui-même ses bonnes oeuvres, il faut qu'ils sachent que ce saint homme se trouvant accablé par tant de pertes, affligé par tant de plaies, désolé par la mort de tant d'enfants et persécuté par ces faux amis, qui, sous prétexte de le consoler, le chargeaient de continuels reproches, il était indubitable dans une telle désolation qu'il avait des raisons de craindre de tomber dans le désespoir. Car ceux qui étaient venus pour soulager sa douleur, l'accusant sans cesse d'injustice, travaillaient à lui arracher le peu d'espérance qui lui restait. De sorte que, si dans cette dangereuse extrémité, il rappelle dans sa mémoire le bien qu'il avait fait auparavant, ce n'est pas pour s'en glorifier par un esprit d'ostentation et de vanité, mais seulement pour ranimer son espérance et relever son courage abattu par tant d'injures et tant de malheurs. Et en effet, l'esprit est comme jeté dans le désespoir, lorsqu'il est affligé tout à la fois et par les fléaux que la Colère de Dieu répand sur lui, et par les reproches et les opprobres dont il est chargé de la part des hommes. Ainsi le bienheureux Job, étant percé des traits de tant de douleurs, rappelle dans son âme la confiance par le souvenir de sa vie passée, de crainte de tomber dans le dernier découragement. Il n'agit donc pas, en cette occasion, par un sentiment de vaine gloire, mais il combat seulement ce mouvement intérieur de désespoir par la mémoire de ses bonnes actions, afin qu'en racontant tout le bien qu'il avait fait, il ne désespérât point du bien qu'il prévoyait devoir obtenir. [4] CHAPITRE IV. Voyons maintenant l'ordre dont le démon se servit dans les tentations qu'il excita contre ce saint homme. Ce cruel ennemi du genre humain, s'efforçant d'ébranler la fermeté de sa vertu, dressa contre lui toutes sortes de tentations comme autant de fortes machinations, pour le terrasser. Il enleva ses biens, il tua ses enfants, il entama sa chair, il excita sa femme contre lui, puis des amis qu'il lui avait amenés sous prétexte de le consoler, et les porta à lui faire de reproches offensants : il réserva celui qu'il jugeait propre à le reprendre avec plus d'aigreur, pour lui insulter sur la fin par de plus piquantes invectives, afin qu'en réitérant ainsi plus souvent ses coups, il pénétrât plus cruellement son coeur, qu'il entamait à tous moments par de nouvelles blessures. Car, le voyant riche et grand dans le monde, il crut l'ébranler par la perte de ses biens; et le trouvant à l'épreuve de cette disgrâce, il le frappa de nouveau par la perte de ses enfants. Puis, connaissant que toutes ces afflictions n'avaient d'autre effet que de le porter à en louer Dieu, il demanda le pouvoir d'affliger son corps. Comme il vit ensuite que les douleurs de sa chair ne pouvaient passer jusqu'à son esprit, il souleva sa femme. Car il reconnut bien que la ville dont il pouvait s'emparer était très forte et très bien munie, et ainsi il l'attaqua comme par les formes, en se servant de tous les maux extérieurs, comme d'autant de corps différents de gens de guerre pour environner cette forte place; et lorsqu'il excita sa femme pour le séduire par ses persuasions artificieuses, ce fut comme une secrète intelligence qu'il forma au-dedans de cette ville, pour corrompre la fidélité de ses citoyens. Et en effet, ce qui se passe dans les guerres extérieures nous apprend à juger des intérieures. Ainsi lorsqu'un ennemi, ayant conduit son armée devant une ville, l'a investie de toutes parts, s'il reconnaît que son assise et ses fortifications la rendent imprenable par la force, il a recours à d'autres moyens de s'en rendre maître. Il travaille à de secrètes pratiques au-dedans pour gagner les coeurs d'une partie de ceux qui la gardent, afin que pendant que ses plus fidèles défenseurs sont occupés à repousser ceux qui l'assaillent, les autres qui sont gagnés puissent introduire les troupes qu'il a destinées pour s'en emparer, et lui aident par leur perfidie à surprendre cette forte place. Ainsi, les nouvelles qu'on venait à tous moments apporter à Job, des pertes qui lui arrivaient, étaient comme autant de coups de bélier dont le démon battait la muraille de cette forteresse imprenable. Les fausses persuasions dont il inspira sa femme de se servir contre son mari étaient comme des intelligences, qu'il semait dans le coeur de la ville pour corrompre les citoyens. De sorte qu'en attaquant au-dehors à force ouverte, il employait secrètement au-dedans tous les artifices pour la surprendre, afin que, se servant tout à la fois d'efforts extérieurs et intérieurs, il s'en rendît maître plus facilement. Et parce qu'il arrive quelquefois qu'on est plus touché des paroles qui offensent que des douleurs même que le corps endure, le démon s'arma encore contre Job des langues de ses amis. Et comme ce saint homme eût pu être moins ému de leurs paroles, parce que ce n'était que des vieillards, Satan leur substitua le jeune Elihu, afin d'entamer le coeur de Job par une blessure d'autant plus profonde, qu'il excitait contre lui un adversaire dont les coups étaient plus rudes et plus violents. Voyez combien le cruel ennemi du saint homme Job employa de traits pour entamer ce coeur invincible; voyez de combien de machinations il se servit pour le renverser; voyez combien de dards il lui lança pour percer son âme. Mais ce coeur demeura toujours intrépide au milieu de tous ces dangers; cette forteresse se conserva toujours imprenable malgré tous ces grands efforts. Quand ceux qui font la guerre s'avancent pour combattre leurs ennemis, souvent ils détachent secrètement quelques troupes de leur armée, qui, marchant par des chemins détournés, les surprennent en flanc et les mettent en désordre avec d'autant plus de facilité qu'ils les chargent au moment où ils ne pensaient qu'à se défendre de ceux qu'ils avaient en tête. Ainsi Job, s'étant trouvé en une semblable guerre, s'opposa d'une part aux pertes qui lui arrivèrent comme à des ennemis qui l'attaquaient par-devant, et soutint de l'autre les discours injurieux de ses faux amis qui le consolaient comme des ennemis qui venaient le prendre en flanc. Et en opposant de toutes parts la force de sa vertu comme un bouclier impénétrable, il s'en couvrit de tous côtés et para heureusement tous les coups que l'on lui portait. Il souffre sans se plaindre la perte de tous ses biens; il supporte patiemment la mort même dans la personne de ses enfants; il endure courageusement toutes les plaies dont il fut frappé dans sa propre chair; et il instruit sagement un autre lui-même, en la personne de sa femme, qui le reprenait mal à propos. Enfin pour comble de douleur, ses amis surviennent avec des répréhensions aigres et piquantes, de sorte que bien loin d'adoucir son affliction, ainsi qu'ils paraissaient vouloir faire, ils la lui rendent encore plus cuisante et moins supportable. Mais toutes ces différentes manoeuvres de tentations ne servirent qu'à accroître la vertu de ce saint homme. Car sa patience ne fut pas moins éprouvée par les pertes et par les douleurs que sa sagesse fut exercée par les répréhensions et par les injures. Il résista aux maux qu'on lui fit, par la force de son courage; il surmonta les fléaux dont il fut frappé, par la fermeté de sa constance, et il résista aux paroles outrageuses que l'on lui dit, par la vertu de la raison. [5] CHAPITRE V. Ce n'est pas que ses amis, qui, étant venus pour le consoler, s'emportèrent jusqu'à le reprendre d'une manière si outrageuse, n'aient plutôt failli par ignorance que par malice. Car il n'est pas vraisemblable qu'un personnage si vertueux ait eu pour amis des injustes et des méchants; mais ils tombèrent dans cette faute pour n'avoir pas bien discerné la différence qui existe entre les fléaux que Dieu nous envoie. Car il y en a de diverses sortes. Les uns frappent le pécheur si mortellement qu'ils le punissent sans retour; les autres le frappent seulement pour le corriger. D'autres ne nous frappent pas tant pour châtier nos fautes passées que pour empêcher nos fautes futures. D'autres enfin ne nous frappent ni pour châtier nos péchés passés, ni pour prévenir nos péchés futurs, mais seulement afin qu'en étant délivrés lorsque nous nous y attendions le moins, ce salut inespéré nous enflamme d'un plus grand amour pour la Bonté de Dieu qui nous sauve. Or quand une personne innocente est ainsi frappée de la Main de Dieu, sa patience met le dernier comble à tous ses mérites. Quelquefois Dieu décharge ses fléaux sur le pécheur afin de le punir sans retour, selon ces paroles que Dieu adresse à la Judée par la bouche d'un prophète : Je vous ai frappé d'une plaie d'ennemi et d'une punition cruelle. Et un peu après : A quoi vous sert de M'adresser vos cris dans l'extrémité de votre douleur ? Votre mal est sans remède. D'autres fois, Dieu frappe le pécheur pour le corriger, ainsi qu'il arriva à cet homme de l'évangile auquel Jésus dit : Voici, tu as été guéri; ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive quelque chose de pire. Car ces Paroles du Sauveur font connaître assez que c'étaient ses péchés passés qui avaient attiré sur lui cette maladie, dont Il le guérit. Quelquefois Dieu étend sa Main sur nous, non pas tant pour guérir les péchés commis que pour nous empêcher d'en commettre à l'avenir, selon ces paroles que l'Apôtre saint Paul dit de lui-même : Et pour que je ne sois pas enflé d'orgueil, à cause de l'excellence de ces révélations, il m'a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter et m'empêcher de m'enorgueillir. Car en disant : «pour m'empêcher de m'enorgueillir» et non «parce que je me suis enorgueilli», ce grand Apôtre fait assez voir que cette épreuve ne lui était pas envoyée pour le purifier des péchés qu'il avait commis, mais plutôt pour le préserver d'en commettre à l'avenir. Enfin, Dieu nous afflige quelquefois sans considérer nos fautes passées, mais seulement dans le dessein de faire éclater la grandeur de son Pouvoir, lorsque Lui seul nous en délivre. Cela apparaît dans la réponse que le Seigneur fit dans l'évangile à ceux qui disaient : Rabbi, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle ? Car Il leur répartit : Ce n'est pas que lui ou ses parents aient péché; mais c'est afin que les oeuvres de Dieu soient manifestées en lui. Or qu'arrive-t-il par cette manifestation de la souveraine Puissance de Dieu, sinon que l'épreuve dont Il exerce ses élus sert à accroître les mérites de leur vertu; et que n'y ayant point en eux de crimes à purifier, elle les remplit de nouvelles forces par la patience ? C'est pourquoi le bienheureux Job reçoit des louanges de la Bouche de son Dieu avant d'être livrée entre les mains du tentateur; et Dieu, le récompensant ensuite de tous ces maux qu'il avait soufferts, et lui parlant avec beaucoup plus de familiarité qu'auparavant, fait assez connaître combien la vertu de ce saint homme s'était accrue en passant par tant de rudes épreuves. Les amis de Job n'ayant pas bien distingué ces diverses sortes de fléaux, crurent que Dieu lui en envoyait pour le châtiment de ses péchés; et ainsi, en s'efforçant de justifier la conduite de la souveraine Justice, ils sont obligés d'accuser d'injustice un homme si juste. Car ils ne savaient pas que Dieu n'affligeait son fidèle serviteur qu'afin de faire éclater davantage la Gloire divine et non pour châtier en lui des péchés qu'il n'avait jamais commis. Aussi voyons-nous qu'ils ont d'autant plus facilement recours au pardon que c'était moins par malice que par ignorance qu'ils avaient péché : et la divine Justice, pour les humilier davantage, ne veut les recevoir en grâce que par l'entremise de celui même qu'ils avaient méprisé si indignement; parce que rien n'humilie tant un coeur orgueilleux que de le rabaisser au-dessous de ceux par-dessus lesquels ils avaient voulu s'élever. [6] CHAPITRE VI. Cependant, il faut admirer ici la conduite de la divine Providence, qui a disposé avec un ordre si merveilleux les astres destinés à éclairer la nuit de la vie présente; en les faisant paraître chacun à leur tour sur la face du ciel de l'Église, et jusqu'à ce que le Sauveur vienne à la fin de cette nuit ténébreuse comme le vrai Lucifer, cette claire étoile qui brille au matin. Car la nuit reçoit de grandes beautés de cette vicissitude des étoiles, qui, se succédant continuellement les unes aux autres, parent merveilleusement la face du ciel. Afin donc que les ténèbres de notre nuit fussent éclairées de temps en temps par le cours successifs de ces étoiles spirituelles, Abel est venu pour faire paraître l'innocence; Énoch pour montrer la pureté dans les actions; Noé pour faire voir la persévérance dans l'espérance et les bonnes oeuvres; Abraham pour enseigner l'obéissance; Isaac pour apprendre la chasteté dans le mariage; Jacob pour marquer la constance dans les travaux; Joseph pour apprendre à rendre le bien pour le mal; Moïse pour faire paraître la douceur; Josué pour témoigner la confiance dans toutes les adversités; et enfin Job est venu au monde pour faire éclater la patience dans les plus extraordinaires afflictions. Voilà ces étoiles si brillantes qui nous éclairent durant l'obscurité de cette nuit, afin que nous puissions marcher d'un pas assuré dans le chemin de la vie présente. Et en effet, tous les saints que la divine Providence a fait paraître dans le cours des siècles sont comme autant d'astres lumineux que le ciel découvre pour illuminer les ténèbres des pécheurs, jusqu'à ce que le vrai Lucifer se lève et qu'il nous annonce le matin de l'éternité avec des rayons d'autant plus brillants que ceux des autres étoiles, qu'ils partent du Sein de la Divinité même. Les élus qui L'ont devancé en vivant bien L'ont tous promis et prophétisé par leurs actions et par leurs paroles; et il n'y a eu aucun des justes qui n'en ait été la figure et qui ne L'ait annoncé. Car il était bien raisonnable qu'ils représentassent tous en leurs personnes ce bien souverain, par la participation duquel ils étaient tous bons, et qu'ils n'ignoraient pas se devoir aussi communiquer à tous les autres. D'où vient qu'on a dû promettre sans cesse dans tous les temps Celui qui devait Se donner sans mesure à nous, et que nous devions posséder sans fin; en sorte que tous les siècles reconnussent le bien de la Rédemption générale, qui devait s'accomplir dans la consommation des siècles. C'est pourquoi il a été nécessaire que le bienheureux Job, qui avait publié le grand mystère de son Incarnation, figurât par ses actions Celui qu'il avait annoncé prophétiquement par ses paroles; qu'il marquât par les choses qu'il a souffertes celles que son Sauveur devait endurer; qu'il publiât par avance les mystères de sa Passion, avec d'autant plus de vérité qu'il ne se contentait pas de les prédire seulement par ses discours, mais qu'il les prophétisait même par ses souffrances. Mais parce que le Sauveur ne fait qu'une même Personne avec la sainte Église qu'Il a jointe à Lui, puisqu'il est dit de l'un que c'est le Chef de nous tous et de l'autre que c'est le Corps de Jésus Christ, il faut savoir que c'est quelquefois dans sa Tête et quelquefois dans son Corps que les saints nous Le représentent, empruntant tantôt la voix de l'un et tantôt la voix de l'autre pour Le figurer. C'est pourquoi Isaïe, parlant en la Personne de Jésus Christ, dit : Il a mis une mitre sur ma tête comme un époux, et Il m'a parée des ornements d'une épouse. De sorte que comme l'Époux est la Tête et que l'Épouse est le Corps, il faut que, toutes les fois que l'Écriture divine parle de la Tête, on étende aussitôt le sens de ses paroles à son Corps et que de même lorsqu'il est parlé du Corps, on remonte aussi jusqu'à la Tête. Ainsi le bienheureux Job était la figure du Sauveur qui devait un jour venir avec son Corps, et la femme de ce saint homme, qui voulait le porter à maudire son Créateur, représentait les hommes charnels qui, menant une vie déréglée dans l'Eglise, tourmentent d'autant plus sensiblement les saints par leurs mauvaises actions que leur foi les en approche davantage : parce que les vrais fidèles, ne pouvant éviter ces fidèles apparents, en reçoivent une persécution d'autant plus rude qu'elle est plus intestine et moins éloignée. [7] CHAPITRE VII. Les amis de Job, qui le persécutaient sous prétexte de vouloir le consoler dans sa douleur, représentent les hérétiques, qui, sous l'apparence de servir l'Eglise, la trahissent indignement. C'est pourquoi, en parlant de Job, ils semblent prendre le parti de Dieu, et néanmoins Dieu ne les approuve pas, parce que tous les hérétiques L'offensent effectivement, lorsqu'ils paraissent vouloir soutenir sa cause. Ainsi, ce saint homme leur dit fort bien : Avant que de parler, je veux montrer que vous êtes des fabricateurs de mensonges et des défenseurs d'opinions erronées. Il est donc indubitable que ces amis de Job étaient la figure des hérétiques, puisque Job les reprend si fortement de soutenir de faux dogmes. Or tout hérétique est ennemi de la Vérité divine, en cela même où il paraît vouloir la défendre, selon que David le marque dans ces paroles d'un psaume : Afin que vous détruisiez l'ennemi et le défenseur. Parce que celui-là est tout ensemble un ennemi et un défenseur, qui combat par ses actions celui dont il publie les louanges. Or le bienheureux Job témoigne assez par son nom qu'il représentait la Personne du Sauveur qui devait venir. Car le mot Job signifie affligé; et cette affliction marque la Passion du Médiateur, ou les travaux de la sainte Église, qui est tourmentée de mille manières différentes par les maux de la vie présente. Les amis de Job marquent aussi par leurs noms la manière dont ils agissent. Ainsi Eliphaz signifie le mépris de Dieu : et que font les hérétiques, sinon Le mépriser avec orgueil, en concevant de faux sentiments de Lui et indignes de la Vérité ? Baldad signifie la seule vieillesse. Or tous les hérétiques qui, parlant de Dieu, s'ingèrent d'être les prédicateurs de sa Gloire, non avec une droite intention, mais par esprit de vanité, méritent d'être appelés de la sorte : parce que ce n'est pas le zèle du nouvel homme qui les fait parler, et qu'ils n'y sont portés que par le mouvement du vieil homme. Sophar signifie qui détruit celui qui contemple. Car les esprits des fidèles s'élèvent pour contempler les choses sublimes, de sorte que quand les hérétiques veulent détourner par leurs paroles trompeuses ceux qui considèrent les choses célestes d'un oeil droit et pur, ils s'efforcent de détruire les contemplateurs de la Vérité. Ainsi les trois noms des amis de Job marquent fort bien les différents degrés par lesquels ordinairement les esprits des hérétiques se précipitent. Car s'ils ne méprisaient point Dieu, ils n'en concevraient jamais de faux sentiments; si aussi l'orgueil ne leur mettait point dans la bouche les paroles du vieil homme, ils ne se tromperaient pas comme ils font dans la connaissance de la vie nouvelle; et enfin, s'ils ne détournaient point les fidèles de la méditation de la Vérité, la Justice divine ne les réprouverait pas si sévèrement, dans la rigueur de son examen, pour les fautes qu'ils commettent par leurs paroles. Ils demeurent donc dans la vieillesse de la lettre, en méprisant Dieu; et en demeurant dans cette vieillesse mortelle, ils troublent par leurs discours empoisonnés l'attention sainte avec laquelle les justes contemplent l'immuable et éternelle Vérité. [8] CHAPITRE VIII. Mais parce que les hérétiques reçoivent parfois une si grande abondance de grâce qu'ils rentrent dans l'unité de la sainte Église, ce retour est admirablement bien figuré par la réconciliation des amis de Job. Car les sacrifices des hérétiques ne peuvent être agréables à Dieu s'ils ne sont offerts pour eux par les mains de l'Eglise universelle, afin qu'ils reçoivent le remède du salut par les mérites de celle-là même contre laquelle ils ont si souvent lancé des traits de leurs paroles envenimées et pleines d'erreur. C'est pourquoi il est dit qu'on offrit pour les amis de Job sept sacrifices, parce que quand les hérétiques reconnaissent cet Esprit saint qui communique les sept Dons de grâce, et qu'ils le reçoivent en eux-mêmes, ils sont comme purifiés par sept oblations différentes. C'est pour cette même raison que l'Eglise universelle est marquée dans l'Apocalypse par le nombre de sept Églises auxquelles écrit l'apôtre saint Jean, et que le Sagesse éternelle dit par la bouche de Salomon : La Sagesse S'est bâtie une maison; elle y a érigé sept colonnes. Ainsi, les hérétiques, étant réconciliés par sept sacrifices, font assez voir par ce nombre mystérieux comment ils étaient auparavant, puisqu'ils ne participent à la perfection des sept Grâces du saint Esprit qu'en rentrant dans l'union de l'Eglise. Or ce n'est pas sans raison que l'Écriture remarque qu'ils offrirent pour eux des taureaux et des béliers. Car le taureau figure l'orgueil et le bélier la conduite des brebis qui suivent. Que signifie donc sacrifier pour eux des taureaux et des béliers, sinon faire mourir en eux cette conduite superbe, afin de les porter à de plus humbles sentiments et à ne plus séduire les coeurs innocents des fidèles, en les attirant après eux dans le précipice ? Car étant bouffis d'orgueil, ils s'étaient écartés de l'unité de l'Eglise et ils entraînaient après eux le simple peuple comme d'innocentes brebis qui ne font que suivre ceux qui les mènent. Qu'ils viennent donc trouver le bienheureux Job, c'est-à-dire qu'ils retournent à l'Eglise, et qu'ils offrent des taureaux et des brebis pour être égorgés dans sept sacrifices; parce qu'il est nécessaire, pour rentrer dans l'unité de l'Eglise universelle, qu'ils immolent par l'entremise de l'humilité tous les restes de l'enflure de leur conduite superbe. Les arrogants sont exprimés dans la personne d'Élihu, qui, ne tombant point dans l'erreur, s'emportent néanmoins en des discours d'ostentation et de vanité. Car il y en a plusieurs, dans le sein de l'Eglise même, qui expriment mal ce qu'ils pensent bien. C'est pourquoi, encore qu'Elihu soit repris de Dieu, on n'offre toutefois pour lui aucun sacrifice, parce que, s'il est arrogant, il est néanmoins fidèle. Ainsi, quoique l'enflure de sa vanité empêche que Dieu ne l'approuve, il demeure cependant toujours dans le sein de son unité par la vérité de sa foi. De sorte que Dieu le reprend, mais Il ne l'oblige point, pour revenir à Lui, à offrir des sacrifices. Parce que, le trouvant dans la vraie foi qu'il devait avoir, Il blâme seulement en lui la vanité et la superfluité de ses paroles. Ainsi ce n'est pas sans raison qu'Elihu signifie celui-là est mon Dieu, ou bien mon Seigneur, car, encore que les arrogants qui sont dans l'Eglise s'éloignent de Dieu en menant une vie superbe, ils ne laissent pas toutefois de Le confesser par la vérité de leur foi. Que veut donc dire : c'est mon Dieu, sinon faire voir par une profession publique que c'est Celui auquel on croit; ou bien en disant : c'est mon Seigneur et mon Dieu, l'on signifie qu'on Le croit Dieu par la foi en sa Naissance divine, et l'on témoigne qu'Il est homme par l'aveu de son Incarnation. [9] CHAPITRE IX. C'est avec beaucoup de raison que Job, après la perte de ses biens, la mort de ses enfants, les douleurs de ses plaies et la persécution de ses proches et de ses amis, reçoit en récompense de tous ces maux le double de ce qu'il avait perdu, parce que la sainte Église recevra, même dès cette vie, une double récompense des travaux qu'elle y endure, lorsque, après avoir fait entrer en son sein tout le reste des Gentils, elle convertira les Juifs même, à la fin du monde. C'est pourquoi il est écrit : Afin que la multitude des nations entrât cependant dans l'Eglise et qu'ainsi tout Israël fût sauvé. L'Église recevra encore après une double récompense; parce qu'à la fin des travaux de cette vie, elle obtiendra la béatitude non seulement des âmes, mais aussi des corps. D'où vient qu'un prophète dit : Ils posséderont les biens au double dans leur terre. Car les saints jouiront dans la terre des vivants de la double félicité, de l'âme et du corps. Et si saint Jean n'a vu recevoir à chacune des âmes des saints qu'une seule robe, c'est que ce fut avant la résurrection des corps qu'il eut cette vision, ainsi qu'il le marque dans son livre de l'Apocalypse : L'on donna à chacune des âmes une robe blanche et il leur fut dit qu'ils se reposassent encore un peu de temps, jusqu'à ce que le nombre de leurs conserviteurs et de leurs frères fût accompli. Il est donc écrit qu'avant la résurrection dernière, les âmes des saints n'auront qu'une robe, parce qu'elles ne jouissent jusqu'à ce temps-là que de la seule béatitude de l'esprit; mais elles en recevront deux quand, par-dessus la parfaite joie qu'elles ressentent déjà, elles seront revêtues de l'incorruption de leurs corps. Or l'affliction de Job est bien marquée dans l'Écriture; mais il n'y est point dit combien de temps elle dura; parce que, encore que l'on voie les maux que l'Eglise souffre en ce monde, l'on ignore néanmoins combien ces souffrances doivent durer, et pour combien de temps sa délivrance sera encore différée. Ainsi la Vérité nous dit elle-même : Ce n'est pas à vous de savoir les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité. De sorte que la description des souffrances du saint homme Job est bien une chose que nous savons déjà par expérience; mais son histoire ne nous marquant point combien ces souffrances ont duré nous fait voir assez ce qu'elle veut que nous ignorions. Nous nous sommes un peu étendus dans cette Préface, afin de pouvoir toucher en général et en peu de mots les principales choses qui regardent cet ouvrage. Mais n'ayant fait autre chose, après avoir déjà beaucoup parlé, que d'arriver au lieu où il faut que nous commencions à parler, nous devons d'abord établir solidement la vérité de l'histoire comme la racine de tout ce discours, afin de pouvoir ensuite faire goûter plus agréablement à l'esprit le fruit des allégories.