[3,0] LES DIALOGUES DE S. GRÉGOIRE LE GRAND SUR LA VIE ET LES MIRACLES DES PÈRES D'ITALIE. LIVRE TROISIEME. [3,1] Pendant que je me suis attaché aux faits qui se sont accomplis dans les temps les plus modernes, j'ai omis ceux d'autres personnages plus anciens, à tel point que j'ai même paru oublier le miracle de saint Paulin, évêque de Nole, qui pour le mérite, aussi bien que pour l'époque, en a devancé plusieurs dont nous avons déjà parlé. Maintenant je reviens aux événements les plus reculés, que je vais esquisser avec toute la rapidité dont je suis capable. Ordinairement, ceux qui connaissent le mieux les actions des gens de bien sont ceux qui leur ressemblent. Aussi nos ancêtres qui marchaient sur les traces des justes n'ont point ignoré le nom de l'illustre Paulin, et un admirable trait de sa part a toujours puissamment édifie leur conduite. J'ai dû m'en rapporter à l'autorité de ces graves témoins, avec autant de sécurité que si j'eusse vu de mes yeux les faits qu'ils nous racontent. CHAPITRE I : Saint Paulin, évêque de Nole. (Ve ou VIe siècle) GRÉGOIRE. À l'époque où les Vandales exerçaient leurs affreux brigandages dans la Campanie, un grand nombre de personnes furent transportées sur le sol africain. L'homme de Dieu, saint Paulin, sacrifia tout ce qui était à sa disposition en faveur des captifs et des pauvres. Toutes ses ressources étaient épuisées, et il ne lui restait plus rien pour les personnes qui recourraient à sa charité. Un jour, cependant, il vint se présenter à lui une veuve dont le fils s'était vu traîné en captivité par le gendre même du roi des Vandales ; elle représenta son malheur à l'homme de Dieu, et lui demanda le prix de la rançon d'un captif si cher à son cœur, afin de l'offrir à cet homme puissant, et d'obtenir, s'il daignait l'agréer, le retour de son fils dans ses foyers. Mais l'homme de Dieu eut beau chercher la somme que sollicitait avec tant d'instance cette mère affligée, il ne trouva rien chez lui que sa propre personne. Il lui répondit donc : « Bonne femme, je n'ai rien à vous donner ; mais prenez-moi, déclarez que je suis votre propriété, votre esclave, et, pour recouvrer votre fils, livrez-moi à son maître : je le servirai en sa place. » Cette proposition, sortie de la bouche d'un si grand homme, lui parut plutôt une dérision qu'un acte de compassion réelle. Mais comme Paulin était fort éloquent et parfaitement instruit dans les lettres humaines, il eut bientôt dissipé les doutes de cette femme, gagné sa confiance, et obtenu d'elle qu'elle livrât sans crainte son évêque à l'esclavage pour recouvrer son fils. Ils se rendirent tous deux en Afrique. Le gendre du roi, qui possédait le fils de la veuve désolée, s'étant produit en public, elle se présenta devant lui pour le conjurer de vouloir bien le lui rendre. Enflé d'orgueil et enivré des délices d'une prospérité éphémère, le barbare ne daigna pas même écouter sa prière. Alors la pauvre femme ajouta : « Voilà un homme que je vous offre en sa place ; veuillez, je vous en prie, avoir pitié de moi, et me rendre mon fils unique. » À la vue de cet homme au front gracieux et vénérable, le Vandale lui demanda quel métier il savait, « Aucun, lui répondit l'homme de Dieu ; mais je sais bien cultiver le jardin. » Flatté d'apprendre qu'il possédait la science du jardinage, le barbare le reçut comme esclave, et rendit le fils aux prières de la veuve. Elle quitta aussitôt la plage africaine, et Paulin resta chargé de la culture qu'il avait souhaitée. Le gendre du roi se rendait fréquemment près de son jardinier et lui adressait diverses questions. Il trouvait en lui une grande sagesse, à tel point que, renonçant aux conversations de ses plus intimes amis, il venait souvent s'entretenir avec son jardinier, charmé qu'il était de ses discours. Paulin apportait pour la table de son maître des herbes vertes et odoriférantes ; puis, après avoir reçu un morceau de pain, il retournait au travail : c'était là sa tache journalière. Déjà depuis longtemps il agissait de la sorte, lorsqu'un jour, dans une de leurs conversations, il dit secrètement à son maître : « Songez à vos affaires et aux sages dispositions que réclame l'empire des Vandales : bientôt le roi mourra, victime d'un accident imprévu. » Le Vandale, objet de la prédilection du roi, ne lui fit point mystère de cette révélation ; il lui communiqua ce que lui avait appris son jardinier, homme plein de sagesse. Cette confidence accueillie, le roi repartit : « Je voudrais bien voir la personne dont vous me parlez. » Le gendre du roi, maître passager du vénérable Paulin, lui répondit : « C'est son habitude de m'apporter à mon dîner des herbes vertes et odoriférantes ; par mon ordre, il vous les portera à vous-même lorsque vous serez à table, et alors il vous sera donné de connaître l'auteur de cet avis. » La chose fut ainsi exécutée. Le roi était à table pour dîner, lorsque Paulin vint lui apporter des fleurs et de la verdure. En le voyant entrer, le roi fut saisi d'une frayeur soudaine ; il manda son maître, celui que son alliance avec sa fille attachait si intimement à sa personne, et lui révéla en ces termes un secret dont jusque alors il lui avait fait mystère. « Rien de plus vrai que ce que vous avez appris ; cette nuit j'ai vu devant moi des juges assis sur leurs tribunaux ; cet homme siégeait parmi eux, et, sur leur sentence, on m'arrachait la verge qui autrefois m'avait été remise entre les mains. Mais demandez-lui qui il est ; pour moi, je ne crois pas qu'un personnage d'un si grand mérite soit, comme il le paraît, un homme du peuple. » Alors le gendre du roi prit Paulin en particulier, et lui demanda qui il était. L'homme de Dieu lui répondit : « Je suis votre esclave, que vous avez reçu en échange pour le fils de la veuve. » Le Vandale le pressa instamment de lui découvrir non pas ce qu'il était alors, mais ce qu'il avait été autrefois dans son pays, et réitéra plusieurs fois ses vives sollicitations. Vaincu par l’importunité de ces prières, l'homme de Dieu ne put échapper plus longtemps, et il déclara qu'il était évêque. Saisi d'effroi à cet aveu, le seigneur lui dit humblement : « Demandez-moi ce que vous souhaitez ; car je ne veux pas que vous me quittiez, pour vous en retourner dans votre pays, sans un présent considérable. — Il est un bienfait que vous pouvez m'accorder, lui dit l'homme de Dieu, c'est de délivrer tous les captifs de ma ville épiscopale. » Aussitôt l'illustre seigneur les fit rechercher dans toute l'Afrique, les remit obligeamment entre les mains du vénérable Paulin, et les renvoya avec lui sur des vaisseaux chargés de froment. Quelques jours après, le roi des Vandales mourut, et se vit ravir la verge que Dieu, dans ses desseins, lui avait remise pour châtier les fidèles, mais dont il avait abusé pour son propre malheur. Ainsi se vérifia la prophétie de saint Paulin, serviteur du Dieu tout-puissant. Ainsi celui qui s'était seul livré à l'esclavage s'est vu rendre à la liberté avec une foule de compagnons d'infortune. En cela il a imité Celui qui a revêtu la forme d'esclave pour nous affranchir de l'esclavage du péché. En marchant sur ses traces, Paulin a bien voulu se faire seul esclave momentanément, pour revenir ensuite à la liberté avec une foule de captifs. PIERRE. Lorsqu'il m'arrive d'entendre le récit d'un fait que je n'ai pas la force d'imiter, j'ai plutôt envie d'en pleurer que de le commenter. GRÉGOIRE. La mort de saint Paulin est consignée dans les annales de son Eglise. Une douleur au côté l'avait en peu de jours conduit à l'extrémité. Alors, tandis que toute la maison demeurait ferme sur ses bases, la chambre où se trouvait couché le moribond éprouva un violent tremblement de terre, et un mortel effroi saisit tous ceux qui environnaient le lit de Paulin. Dans ce moment, au milieu de l'épouvante universelle de tous ceux qui assistaient à ce funèbre spectacle, cette âme fut affranchie des liens de son corps. Mais, après avoir fait ressortir dans le récit précédent la vertu du saint évêque de Nole, il nous faut en venir, si cela vous plaît, à des miracles plus sensibles et plus frappants. Ils sont fort célèbres, et d'ailleurs je les ai appris de la bouche de personnes d'une si grande piété, qu'il m'est impossible d'en douter d'aucune sorte. [3,2] CHAPITRE II : Le saint pape Jean. GRÉGOIRE. Sous la domination des Goths, le bienheureux Jean, pontife de l'Église romaine, se rendait à la cour de Justinien Ier. Arrivé à Corinthe, il se vit dans la nécessité de chercher un cheval pour lui servir de monture durant son voyage. Un homme d'une naissance distinguée en fut instruit, et il lui offrit un cheval d'une admirable douceur : c'était la monture ordinaire de son épouse. Pour ne pas l'en priver à jamais, le saint pape devait le renvoyer aussitôt qu'il en aurait trouvé un autre à son usage. Ce cheval le conduisit effectivement jusqu'à un certain pays. Là on en rencontra un autre, et l'on renvoya au noble personnage celui qu'il avait eu l'obligeance de prêter. Mais lorsque son épouse voulut s'en servir, selon sa coutume, elle n'en put venir à bout. Ayant eu pour cavalier un si illustre pontife, il refusait de porter une femme. En effet, la violence de son souffle, son frémissement, son agitation incessante montraient, pour ainsi dire, le mépris qu'il faisait d'un tel fardeau, après avoir eu l'honneur de porter le souverain pontife. Le mari pénétra sans peine le secret de ce mystère, et sur-le-champ il renvoya le cheval au vénérable pontife, avec d'instantes prières de regarder comme sa propriété une monture qu'il avait, en s'en servant, consacrée à son usage. Voici encore un miracle que nos anciens nous racontent au sujet de ce pontife. Sur le point d'entrer à Constantinople, et arrivé à la porte qu'on appelle la porte d'Or, au milieu d'un concours immense de peuple, il posa la main sur les yeux d'un aveugle qui sollicitait sa guérison, dissipa les ténèbres de sa cécité, et lui rendit la vue en présence de toute la foule. [3,3] CHAPITRE III : Le pape saint Agapit. (Au VIe siècle.) GRÉGOIRE. Peu de temps après, les intérêts des Goths conduisirent aussi vers l'empereur Justinien le bienheureux Agapit, pontife de l'Église romaine, dont le souverain dispensateur a daigné me donner la conduite. Déjà il poursuivait son chemin à travers la Grèce, lorsqu'on lui présenta, pour le guérir, un homme tout à la fois muet et boiteux, qui ne pouvait jamais ni articuler une parole, ni se lever lorsqu'il était à terre. Tandis que les parents qui le lui présentaient versaient des larmes, l'homme de Dieu s'empressa de leur demander s'ils croyaient que cet infortuné pût être guéri. Ils l'assurèrent que c'était là leur ferme confiance, fondée sur la puissance qu'il tenait de Dieu par l'autorité de saint Pierre. Aussitôt le vénérable pontife, se mettant à prier avec ferveur, commença la célébration des divins mystères, et offrit le saint sacrifice en présence du Dieu tout-puissant. Lorsqu'il eut achevé la messe, il quitta l'autel, prit la main du boiteux, puis, à la vue de tous les assistants, il le souleva de terre et le fit tenir debout sur ses jambes. Ensuite il mit dans sa bouche le corps du Seigneur, et sa langue, muette depuis si longtemps, se délia, prête à articuler des paroles. Alors, dans un sentiment d'admiration universelle, tous les assistants se mirent à pleurer de joie, pénétrés qu'ils étaient de crainte et de respect à la vue du miracle que venait d'opérer Agapit, par la puissance de Notre-Seigneur et le secours de saint Pierre. [3,4] CHAPITRE IV : Saint Datius, évêque de Milan. GRÉGOIRE. Sous le règne du même prince, Datius, évêque de Milan, fut chassé de son siège par les ennemis de la foi orthodoxe. Il se rendait à Constantinople, lorsque, chemin faisant, il arriva à Corinthe. Il cherchait, mais en vain, un spacieux hôtel pour se loger, lui et tout son cortège, lorsqu'il aperçut dans le lointain une maison d'une capacité convenable ; aussitôt il donna des ordres pour y préparer des appartements. Les habitants du lieu lui représentèrent qu'elle était totalement inhabitable, parce que, depuis plusieurs années déjà, le diable y avait fixé son séjour ; aussi était-elle restée déserte. Le vénérable prélat répondit : « C'est précisément parce que le malin esprit l'a envahie et qu'il la rend inhabitable aux hommes, que nous devons loger en cette maison. » Ainsi il y fit préparer son lit et y entra plein de sécurité, tout prêt à soutenir les assauts de l'ancien ennemi. Tout à coup, dans le silence d'une nuit profonde, alors que Datius reposait tranquillement, l'ancien ennemi des hommes fit entendre des cris prolongés et de bruyantes clameurs : c'était le rugissement du lion, le bêlement de la brebis, le braiment de l'âne, le sifflement du serpent, le grognement du pourceau, le cri perçant de la souris. Éveillé aux cris de tant d'animaux, Datius se lève soudain, plein de courroux, et se met à crier de toutes ses forées à l'ancien ennemi : « Cela te convient bien, misérable ! c'est toi qui as dit : Je placerai mon trône vers l’aquilon, et je serai semblable au Très-Haut ! Voilà que ton orgueil t'a rendu semblable aux souris et aux pourceaux ! Toi qui as refusé si indignement d'imiter Dieu, te voilà digne d'imiter les bêtes ! » A ces paroles le démon rougit, pour ainsi dire, de sa dégradation. N'a-t-il pas été couvert de confusion, en effet, puisqu'il n'est plus entré désormais dans cette maison, pour en faire, comme auparavant, le théâtre de ses scènes d'épouvante ? Elle devint dans la suite le séjour des fidèles. Dès lors qu'un homme véritablement fidèle y était entré, sur-le-champ l'esprit de mensonge et d'infidélité s'en était retiré. Mais il faut laisser de côté les miracles anciens pour aborder ceux qui ont eu lieu de nos jours. [3,5] CHAPITRE V : Saint Sabinus, évêque de Canose. (Vers 560) GRÉGOIRE. Il est dans la Pouille des personnages distingués par leur piété qui racontent un fait dont la connaissance est parvenue à une foule de personnes : il concerne Sabinus, évêque de Canose, dont une longue vieillesse avait tellement affaibli la vue, qu'il en avait totalement perdu l'usage. Informé qu'il était doué de l'esprit de prophétie, Totila, roi des Goths, refusa d'y croire et voulut vérifier ce que la renommée en publiait. L'occasion ne tarda pas à se présenter. Le prince venant d'arriver dans la Pouille, Sabinus l'invita à diner. On se mit à table ; Totila refusa de se coucher sur un lit à la façon des anciens, et il s'assit à la droite du vénérable prélat. Selon l'usage, le garçon offrit à l'évêque du vin dans une coupe ; mais le roi étendit la main sans rien dire, prit la coupe, et la lui présenta lui-même à la place du serviteur. Il voulait éprouver s'il devinerait, à l'aide de l'esprit de prophétie, quel était celui qui lui présentait la coupe. L'homme de Dieu la reçut, et, quoiqu'il ne vît point la personne qui la lui offrait, il s'écria : Vive cette main ! Cette parole causa tout à la fois au roi de la confusion et de la joie : il avait été découvert, et en même temps il trouvait dans l'homme de Dieu ce qu'il avait cherché. Cependant la vie du vénérable vieillard se prolongeait étonnamment, afin de servir d'exemple à ceux qui viendraient après lui. Son archidiacre, que dévorait l'ambition d'occuper son siège, forma l'affreux projet d'en finir avec lui par l'empoisonnement. Il corrompit son échanson, lui persuada de mêler du poison dans son vin, et de lui présenter à l'heure du repas ce mortel breuvage. L'homme de Dieu s'étant mis à table, le garçon, qui s'était laissé corrompre à prix d'argent, lui présenta dans une coupe le poison qu'il avait reçu de son archidiacre. Alors le vénérable prélat lui dit : « Buvez vous-même ce que vous me présentez. » Le serviteur, effrayé, comprit qu'il était découvert, et il aima mieux avaler la mort que de subir le supplice réservé à un tel crime. Déjà il approchait la coupe de ses lèvres, lorsque l’homme de Dieu l'arrêta et lui dit : « Non, ne la buvez pas ; donnez-la-moi, je vais boire, moi ; mais allez porter ces paroles à celui qui vous a procuré ce breuvage : « J'ai bu le poison, mais vous ne serez pas évêque. » Sabinus fit le signe de la croix, et avala sans crainte la fatale boisson. Au même instant son diacre mourut, à l'endroit où il se trouvait ; on eût dit que le poison était passé de la bouche de l'évêque aux entrailles de l'archidiacre. Ce ne fut pas, il est vrai, le poison matériel qui lui causa la mort ; mais le poison de sa malice le tua en présence du Juge éternel. PIERRE. Vous nous dites là des choses merveilleuses, et il est étonnant qu’elles se soient passées de nos jours. Au reste, la vie de ce saint homme est telle que, quand on la connaît, on ne doit pas s'étonner de la puissance qui lui a été départie. [3,6] CHAPITRE VI : Saint Frigidien, évêque de Lucques. (VIe siècle.) GRÉGOIRE. Je ne dois point taire ce que j'ai eu le bonheur d'apprendre, il y a deux jours, du vénérable Venance, évêque de Luna. Il me raconta qu'il y avait eu à l'église de Lucques, voisine de la sienne, un prélat d'une admirable vertu nommé Frigidien, dont on raconte un miracle fameux, attesté par tous les habitants du lieu. La rivière du Serchio, qui coulait au pied des murailles de cette cité, abandonnait souvent son lit pour inonder les campagnes et porter partout le ravage à travers les plantations et les guérets. Ces accidents se renouvelaient souvent et causaient de grands dommages aux habitants. Ils se mirent à l'œuvre et entreprirent de tracer un autre lit au Serchio. Mais leurs longs travaux furent inutiles : ils ne purent lui faire quitter celui qu'il s'était creusé lui-même. Alors l’homme de Dieu, Frigidien, se fit un petit râteau, s'approcha de la rivière, et, retiré à l'écart, il se livra à l'oraison. Puis il enjoignit à la rivière de le suivre, et en même temps il lui marqua avec son râteau une ligne dont elle ne devait pas s'écarter. Aussitôt toutes les eaux de la rivière quittèrent leur propre lit pour se mettre à sa suite, et elles abandonnèrent complètement les lieux où elles coulaient auparavant, pour se creuser un nouveau canal, conformément au tracé que le serviteur de Dieu leur avait fait avec son râteau. De cette sorte le Serchio n'endommagea plus à l'avenir ce que les habitants avaient semé ou planté pour leur subsistance. [3,7] CHAPITRE VII : Saint Sabin, évêque de Plaisance. (Fin du IVe siècle.) GRÉGOIRE. Ce même homme si vénérable, l'évêque Venance, m'a encore raconté un miracle qui s'est passé, nous assure-t-il, dans la ville de Plaisance. Jean, qui a reçu le jour, qui a été élevé dans son enceinte, et qui aujourd'hui exerce les fonctions de préfet dans cette ville de Rome, atteste le même prodige ; or il est aussi un homme de Dieu et grandement ami de la vérité. Il y avait à Plaisance, nous assurent-ils, un évêque d'une vertu consommée. Un jour, son diacre lui ayant annoncé que le Pô, après avoir quitté son lit, avait envahi le domaine de l'Église, et qu'il avait inondé tous les champs dont la fécondité promettait de riches récoltes, le vénérable Sabin répondit : « Allez, et dites-lui : L'évêque te commande de t'arrêter et de rentrer dans ton lit. » Ces paroles furent pour le diacre un objet de mépris et de dérision. Alors l'homme de Dieu manda un notaire, et lui dicta ces paroles : « Sabin, serviteur « de notre Seigneur Jésus-Christ, envoie cet ordre « au Pô ; Je te commande, au nom de Jésus-Christ « notre Seigneur, de ne plus désormais sortir de « ton lit, ni de te permettre d'endommager les terres « de l'Église. » Après quoi il dit au même notaire « Allez, écrivez cela et jetez-le dans le fleuve. » Le Pô reçut les ordres du saint homme et retira aussitôt ses eaux des terres de l'Église ; puis, une fois rentré dans son lit, il n'osa plus désormais en sortir pour inonder ces lieux. La dureté des hommes désobéissants n'est-elle pas, mon cher Pierre, couverte de confusion à la vue d'un élément dépourvu de raison, et qui, par la vertu de Jésus, obéit à l'ordre d'un saint ? [3,8] CHAPITRE VIII : Saint Cerboine, évêque de Populonie. (Vers le milieu du VIe siècle.) GRÉGOIRE. Cerboine, évêque de Populonie, fut aussi un homme vénérable, qui, de nos jours, a donné une grande preuve de sa sainteté. Son zèle pour l'exercice de l'hospitalité lui ayant fait recevoir un jour des soldats qui passaient, il les cacha à la soudaine arrivée des Goths, et leur sauva la vie en les mettant à couvert de la brutalité de leurs ennemis. Le barbare Totila, leur roi, en fut informé. Dans sa fureur sanguinaire, il se fit amener le charitable prélat dans un endroit où il campait avec son armée, à huit milles de Populonie ; ce lieu s'appelait Mérules. La victime arrivée, il ordonna de la jeter en pâture aux ours, à l'aspect de tout le peuple. Lorsque ce prince hérétique eut pris place à l'amphithéâtre pour jouir du spectacle de la mort de ce saint évêque, il accourut une foule immense. On amena l'illustre victime, et en même temps on choisit pour lui donner la mort un ours des plus farouches, qui, en déchirant ses membres par de cruelles morsures, devait assouvir la colère du roi. On ouvrit la loge du monstre, qui s'élança d'abord vers l'évêque avec toute l'impétuosité de sa furie ; mais tout à coup il s'arrêta, baissa humblement la tête et se mit à lécher les pieds de l'homme de Dieu ; de telle sorte qu'aux yeux de toute l'assemblée il fut manifeste que les animaux sauvages avaient, en quelque sorte, un cœur humain pour le serviteur de Dieu, tandis que les hommes n'avaient à son endroit qu'un cœur de bête féroce. Alors le peuple, qui était venu à un spectacle sanglant, changea subitement de dispositions, et poussa des cris qui témoignèrent de son enthousiasme et de sa vénération. Le roi lui-même fut touché, et conçut pour le saint prélat un profond respect. Ainsi, par l'effet d'un jugement céleste, celui qui avait refusé d'écouter la voix de Dieu pour épargner les jours du saint évêque, suivit du moins l'exemple de l'ours pour les lui conserver. Il existe encore plus d'un témoin qui affirme avoir vu de ses yeux, avec tout le peuple, cet étonnant spectacle. Venance, évêque de Luna, m'a encore raconté un autre miracle du respectable Cerboine. Il s'était fait préparer un tombeau dans l'église de Populonie qu'il gouvernait. Mais les Lombards, à leur arrivée en Italie, ayant semé de toutes parts la désolation, il se retira à l'île d'Elbe. Bientôt une maladie dont il fut saisi le conduisit aux portes du tombeau ; alors il intima en ces termes ses dernières volontés au clergé placé sous ses ordres : « Mettez-moi au tombeau que je me suis préparé à Populonie. — Comment pourrons-nous y ramener votre corps ? lui répliqua-t-on ; les Lombards occupent tout le pays et y font des excursions de toutes parts. — Ramenez-y-moi en toute sécurité, répondit-il ; loin de rien craindre, hâtez-vous de m'y procurer la sépulture. Puis, lorsque vous y aurez déposé mes mortelles dépouilles, quittez cette ville au plus tôt. » Après sa mort, on mit son corps sur un vaisseau, et on cingla vers Populonie, malgré une pluie torrentielle qui tombait du ciel. Mais depuis Elbe jusqu'à Populonie, c'est-à-dire pendant une traversée de douze milles, l'extrême violence de la pluie battit en vain les flancs du navire ; pas une goutte d'eau ne tomba dans le vaisseau. Le Ciel voulait ainsi manifester à tous le mérite du prélat dont on transportait les dépouilles. Les ecclésiastiques, arrivés au lieu de leur destination, ensevelirent le corps de leur saint évêque ; puis, fidèles à ses recommandations, ils s'empressèrent de retourner au navire, A peine y furent-ils rentrés, que le cruel Gummarith, chef des Lombards, parvint dans l'endroit même où l’on venait d'ensevelir le serviteur de Dieu. Cette subite arrivée prouva que le saint homme était doué de l'esprit de prophétie, alors qu'il avait ordonné à ses ecclésiastiques de quitter au plus vite le lieu de sa sépulture. [3,9] CHAPITRE IX : Saint Fulgence, évêque d'Otricoli. (Au VIe siècle.) GRÉGOIRE. Il s'était déjà opéré, dans une autre circonstance, un prodige semblable à la division miraculeuse de la pluie, dont nous venons de parler. Un ecclésiastique âgé et encore existant nous assure qu'il a été témoin de cette merveille. Fulgence, évêque d'Otricoli, nous dit-il, avait encouru la disgrâce du cruel roi Totila. Ce prince s'étant approché de cette ville avec son armée, l’évêque n'oublia pas de députer des membres de son clergé, avec ordre de lui offrir des présents et de calmer de la sorte, s'il était possible, l'excès de sa fureur. Leur aspect n'excita que le dédain du roi barbare ; dans son courroux, il envoya des satellites avec ordre d'enchaîner impitoyablement l'évêque, et de le garder jusqu'à ce qu'on instruisît son procès. Les farouches émissaires, dignes ministres de la cruauté de leur maître, se saisirent de sa personne et la consignèrent dans un cercle tracé autour d'elle, avec défense expresse d'oser le franchir en aucune sorte. L'homme de Dieu était en proie aux ardeurs d'un soleil brûlant, environné de ses gardes et enfermé dans son cercle infranchissable, lorsque, au milieu des tonnerres et des éclairs, il vint à tomber une si furieuse pluie, que ceux qui avaient reçu la consigne de le surveiller n'en purent endurer la violence. Mais, tandis que d'affreux torrents inondaient la terre, pas une goutte ne vint mouiller l'espace contenu dans le cercle qui renfermait l'homme de Dieu. A la nouvelle de ce prodige, Totila fit succéder à son impitoyable cruauté de profonds sentiments de vénération envers un prélat dont son insatiable fureur ne respirait que la mort. C'est ainsi que le Seigneur fait éclater contre l'orgueil des hommes charnels les miracles de sa puissance, par l'intermédiaire de ceux-là même qui sont l'objet de leurs mépris : il veut que la vérité, par le ministère des humbles, fasse courber la tête aux superbes qui s'élèvent contre les préceptes de la vérité. [3,10] CHAPITRE X : Saint Herculan, évêque de Pérouse. (Vers l'an 546) GRÉGOIRE. Naguère l’évêque Floride, dont la sainteté répond si bien à son caractère, m'a raconté en ces termes un miracle extraordinairement mémorable. Herculan, homme d'une grande sainteté à qui je suis redevable de mon éducation, fut tiré de son monastère pour être élevé à la dignité du sacerdoce, puis placé sur le siège episcopal de Pérouse. Or, sous le règne de l'hérétique Totila, l'armée des Goths assiégea cette ville pendant sept années consécutives ; une foule de citoyens, ne pouvant supporter plus longtemps les rigueurs de la famine, abandonnèrent leur patrie. Avant la fin de la septième année, les Goths forcèrent la ville et s'en emparèrent. Alors le comte qui commandait l'armée envoya demander au roi Totila ses ordres au sujet de l'évêque et du peuple trouvés dans la ville. Ils furent dignes de lui. « Levez d'abord sur l'évêque, répondit-il, une courroie depuis la tête jusqu'aux pieds ; puis coupez-lui la tête. Quant au peuple qui se trouve encore dans la ville, faites-le passer tout entier au fil de l’épée. » Alors le comte conduisit le vénérable évêque Herculan sur les murs de la ville, lui coupa la tête, fit faire dans sa peau une incision qui s'étendit du haut de la tête jusqu'au talon, de sorte qu'on eût dit qu'il avait levé une lanière sur tout son corps. Ensuite on jeta le cadavre lui-même au bas des remparts. Cédant aux sentiments de l'humanité, des personnes réunirent la tête au tronc et rendirent les honneurs de la sépulture aux dépouilles de l'évêque, ainsi qu'à un petit enfant qu'elles trouvèrent mort près de la muraille. Quarante jours après cette sanglante exécution, Totila ayant fait annoncer que les citoyens de cette malheureuse cité, dispersés en divers lieux, pouvaient y rentrer sans aucune crainte, ceux qui s'étaient enfuis pour se soustraire à la famine y revinrent à la faveur de cette liberté. Alors ils se rappelèrent la vie de leur vertueux prélat, et cherchèrent le lieu de sa sépulture, afin d'inhumer, avec les honneurs qui lui étaient dus, ses mortelles dépouilles dans l'église du bienheureux apôtre saint Pierre. Arrivés à son tombeau, on creusa la terre, et l'on trouva le corps de l'enfant déjà en proie aux vers et à la pourriture, après une sépulture de quarante jours ; mais celui du prélat, près duquel le petit enfant était inhumé, était aussi frais que si on l'eût enterré le jour même. Ensuite, par un prodige qui redouble notre étonnement et notre vénération, la tête se trouva aussi bien réunie au corps que si jamais elle n'en eût été séparée, tant il était impossible d'y remarquer aucune trace qui témoignât qu'il eût eu la tête tranchée. Enfin, après avoir retourné le corps, on examina s'il apparaissait encore quelque vestige de l'excoriation qu'on lui avait faite ; mais ou le trouva dans une netteté, dans une intégrité aussi parfaites que si jamais il n'eût éprouvé l'atteinte du fer. PIERRE. Qui ne serait frappé de stupeur et d'admiration en voyant de tels miracles opérés par des morts pour l'édification des vivants ? [3,11] CHAPITRE XI : Saint Isaac, serviteur de Dieu. (Vers l'an 550) GRÉGOIRE. Au commencement du règne des Goths, il existait près de la ville de Spolète un homme d'une vertu exemplaire, nommé Isaac, dont la vie se prolongea presque jusqu'à la fin de la domination des Goths. Il était parfaitement connu de plusieurs des nôtres, surtout de la pieuse vierge Grégorie, qui maintenant habite dans la ville de Rome, près de l'église de la bienheureuse Marie, toujours vierge. Grégorie était à la fleur de la jeunesse, et le jour de ses noces était déjà fixé, lorsqu'elle s'enfuit à l'église, dans le but d'embrasser la profession religieuse. Le vertueux Isaac lui servit de protecteur, et, avec le secours du Seigneur, il lui fut enfin donné de recevoir le saint habit qu'elle désirait. En refusant un époux sur la terre, elle mérita d'en avoir un dans le ciel. J'ai encore appris bien des choses touchant Isaac, par le récit du révérend Père Eleuthère, qui le connaissait intimement, et dont la vie confirmait si bien les paroles. Le vénérable Isaac n'est point né en Italie, mais je raconte les miracles qu'il a opérés pendant son séjour dans ce pays. Aussitôt qu'il fut arrivé de Syrie à Spolète, il entra dans l'église, et pria les gardiens de lui accorder pour la prière toute la liberté qu'il voudrait, sans le forcer de sortir aux heures ordinaires. Alors il se mit à prier, passant tout le jour et même la nuit suivante dans ce saint exercice. Le second jour et la nuit qui suivit, il persévéra dans sa ferveur ; ce fut encore là son occupation le troisième jour. Au lieu d'édifier l'un des gardiens, que possédait l'esprit d'orgueil, ce spectacle devint pour lui un sujet de scandale. Dans son grossier langage, il le traita d'hypocrite et l'appela un imposteur, parce que depuis trois jours et trois nuits il affichait sa piété à la vue du monde. Puis, s'élançant aussitôt, il donna un soufflet à l'homme de Dieu, afin de chasser ignominieusement de l'église un fourbe qui se parait, selon lui, du masque de la dévotion. Sa punition fut prompte : à l'instant le démon le saisit, le renversa aux pieds de l'homme de Dieu et se mit à crier par son organe : « Isaac me chasse ! Isaac me chasse ! » On ignorait le nom de cet étranger ; l'esprit malin le découvrit en criant que c'était lui qui avait le pouvoir de le chasser. Alors l'homme de Dieu se coucha sur le corps du possédé, et le malin esprit qui s'en était saisi se retira. Aussitôt la ville entière apprit ce qui s'était passé à l'église. Hommes et femmes, nobles et roturiers, tous d'accourir de concert, tous de l'entraîner chez eux à l’envi. Les uns le pressaient d'accepter des domaines pour bâtir un monastère, les autres de l'argent ; d'autres ce qu'ils avaient à leur disposition. Le serviteur du Dieu tout-puissant ne reçut rien de tout cela ; il sortit de la ville et choisit, à quelque distance, un lieu où il se bâtit un modeste ermitage, A force de le visiter, bon nombre de personnes se trouvèrent, à son exemple, embrasées du désir de la vie éternelle, et se consacrèrent sous sa conduite au service du Seigneur. Ses disciples lui adressèrent d'humbles et de fréquentes sollicitations, afin de le déterminer à recevoir pour l'usage du monastère les propriétés qu'on lui offrait ; mais, gardien scrupuleux de sa pauvreté, il leur opposait inébranlablement cette maxime : « Un moine qui cherche des possessions sur la terre n'est pas moine. » Ainsi il redoutait autant de perdre sa tranquille pauvreté que les riches avares désirent conserver leurs trésors périssables. Aussi l'esprit de prophétie et d'éclatants miracles proclamèrent-ils au loin la sainteté de sa vie. Un soir, il fit jeter au jardin du monastère des instruments en fer vulgairement connus sous le nom de bêches. « Jetez tant de bêches dans le jardin, dit-il à ses disciples ; puis revenez vite. La nuit, s'étant levé avec ses frères pour chanter les louanges de Dieu, il leur dit : « Allez préparer à manger pour nos ouvriers, et que tout soit prêt de grand matin. » Le lendemain, il fit apporter ce qu'on avait préparé par son ordre, entra au jardin avec ses religieux, et trouva autant d'ouvriers au travail qu'il avait fait jeter de bêches. Les voleurs y étaient entrés ; mais Dieu ayant changé leurs dispositions, ils avaient saisi les outils qu'ils avaient trouvés sous leurs mains, et, depuis l'heure où ils étaient entrés jusqu'à l'arrivée de l'homme de Dieu, ils avaient cultivé tous les endroits du jardin restés incultes. Dès que le saint homme fut entré, il leur dit : « Courage, mes frères, vous avez bien travaillé, reposez-vous maintenant. » Aussitôt il leur présenta les aliments qu'il avait apportés, afin qu'ils pussent réparer leurs forces épuisées par un si long travail. Lorsqu'ils eurent pris une réfection suffisante, il leur dit : « Gardez-vous de faire le mal ; toutes les fois que vous désirerez quelque chose de ce jardin, venez à l'entrée, demandez-le tranquillement, recevez-le avec action de grâces, et renoncez au détestable métier de voleur. » Sur-le-champ il fit arracher des légumes et leur en donna leur charge. Ainsi, ceux qui étaient venus au jardin dans de mauvaises intentions, s'en retournèrent sans avoir fait aucun mal, avec le prix de leurs travaux et comblés des faveurs d'Isaac. Dans une autre circonstance, des étrangers vinrent lui demander l'aumône tout couverts de haillons, à tel point qu'ils paraissaient presque nus. Ils lui demandèrent des vêtements. L'homme de Dieu écouta tranquillement leurs paroles ; puis, ayant mandé secrètement et à l'instant même un de ses disciples, il lui dit : « Allez en tel endroit de cette forêt, cherchez au creux d'un arbre, et apportez-moi les vêtements que vous y trouverez. » Le disciple obéit, fit les recherches ordonnées, trouva des habits et les apporta secrètement à son maître. L'homme de Dieu les prit, les montra aux étrangers qui sollicitaient sa charité tout couverts de lambeaux, et leur dit en les leur présentant. « Tenez, vous êtes nus, prenez ces vêtements et revêtez-les. » A cette vue, ils reconnurent les habits qu'ils venaient de quitter, restèrent accablés sous le poids d'une honte inexprimable, et, après avoir employé la fraude pour se procurer les habits des autres, ils furent obligés de recevoir les leurs avec une extrême confusion. Une autre fois, un homme qui se recommandait aux prières d'Isaac lui envoya son garçon avec deux paniers de fruits ; le serviteur en déroba un qu'il cacha en chemin ; l'autre, il le porta à l'homme de Dieu et lui exposa l'intention de celui qui lui faisait ce présent. L'homme de Dieu l'accueillit avec bonté, et en même temps il lui adressa une petite admonition. « Merci, mon ami, lui dit-il, mais prenez garde au panier que vous avez caché en chemin, et ne vous avisez pas de le saisir trop brusquement, car un serpent y est entré. Ainsi, craignez que le reptile ne vous morde, si vous prenez le panier trop étourdiment. » Ces paroles couvrirent le serviteur de confusion ; il tressaillait d'avoir échappé à la mort, mais il était extrêmement affligé d'avoir essuyé une si humiliante mortification, quelque salutaire qu'elle fût. Arrivé à son panier, il le considéra avec une prudente anxiété, et, conformément à la prédiction de l'homme de Dieu, il trouva qu'un serpent s'en était emparé. Ainsi, abstinence rigoureuse, mépris de tout ce qui passe, esprit de prophétie, grande application à la prière, toutes les vertus brillaient dans Isaac. Cependant il y avait en lui une chose, ce semble, répréhensible : c'est que parfois il s'abandonnait tellement à la joie, que si l'on n'avait pas su qu'il était rempli de toutes sortes de mérites, on ne l'aurait jamais cru. PIERRE. Que penser, je vous prie, d'une pareille conduite ? Donnait-il volontairement carrière à la joie ? ou bien, au milieu de toutes les vertus dont il était doué, un accès de gaieté venait-il emporter son esprit malgré lui ? GRÉGOIRE. C'est là l'effet d'une admirable disposition de la divine Sagesse que nous voyons souvent se manifester, mon cher Pierre ; elle refuse quelquefois de légères faveurs à ceux qui en ont reçu de sa part de fort considérables, afin de laisser en eux une source continuelle d'imperfection. Tandis que, malgré leurs désirs et leurs efforts pour arriver à la plus haute sainteté, ils se voient dans l'impuissance de triompher sur les points où ils n'en ont pas reçu la grâce, ils ne s'élèvent pas au sujet des faveurs reçues. L'impossibilité de vaincre d'eux-mêmes les petits défauts qui leur restent leur apprend que ce n'est pas d'eux-mêmes qu'ils tiennent leurs grandes vertus. Voilà pourquoi, après avoir conduit son peuple à la terre promise, le Seigneur, loin de détruire tous ses ennemis les plus puissants et les plus redoutables, conserva longtemps les Philistins et les Chananéens, afin de tenir Israël, selon la parole sainte, dans une continuelle épreuve. Plus d'une fois, comme nous l'avons dit, Dieu laisse quelques légers défauts même aux personnes qu'il a comblées de ses dons. C'est pour qu'elles aient toujours les armes à la main ; c'est afin qu'après avoir vaincu les ennemis les plus terribles elles ne s'enorgueillissent point, dès lors qu'elles sont encore sans cesse harcelées par de chétifs adversaires. Ainsi, par une admirable économie, la même âme tout à la fois s'élève par la vertu et s'affaisse par la faiblesse, de telle sorte qu'elle se voit édifiée d'un côté et en ruine de l'autre. Ainsi ses efforts infructueux pour obtenir un bien qu'elle n'a pas sont une humble sauvegarde des biens qu'elle possède. Mais pourquoi nous étonner de ce qui se passe dans l'humanité, lorsque nous voyons l'édifice de la cité céleste éprouver d'un côté de larges brèches, et de l'autre rester debout sur ses colonnes ? C'était pour que la vue des démons, tombés par l'effet de leur orgueil, fût pour l'élite des anges un sujet de persévérance d'autant plus inébranlable qu'il serait plus humble. Ainsi ils ont mis à profit la perte de leurs concitoyens, et c'est sur leurs ruines qu'ils ont établi solidement leur félicité éternelle. Or, c'est ce qui se passe dans chaque âme ; le moindre dommage la conserve sous la sauvegarde de l'humilité, et lui procure les plus précieux avantages. PIERRE. Je goûte fort ce que vous dites. [3,12] CHAPITRE XII : Saint Eutyque et saint Florent, serviteurs de Dieu. (Au VIe siècle.) GRÉGOIRE. Je ne veux point omettre ce que m'a raconté un prêtre du même pays ; c'est le vénérable Sanctule, dont vous ne mettrez point le récit en doute, parce que vous n'ignorez ni sa vie ni sa sincérité. Vers le même temps il y avait dans la province de Norsie deux hommes qui portaient l'habit de la profession religieuse et en pratiquaient les vertus ; Eutyque était le nom du premier ; Florent, celui du second. Le premier se livrait à ses exercices spirituels avec beaucoup de zèle et de ferveur : ramener par ses exhortations une foule d'âmes au service de Dieu était son occupation. Le second menait une vie simple et s'appliquait à la prière. La mort ayant ravi l'abbé d'un monastère situé à peu de distance, les religieux voulurent lui donner Eutyque pour successeur. Il se rendit à leurs prières, et gouverna le monastère pendant de longues années, en faisant pratiquer à ses disciples les exercices de la vie religieuse. Pour ne pas complètement délaisser la chapelle de l'ermitage, lieu de son premier séjour, il y laissa le vénérable Florent. Tandis que celui-ci y menait une vie solitaire, il se mit un jour en prière, et conjura le Dieu tout-puissant de vouloir bien le consoler dans son isolement. Lorsque sa prière fut finie, il sortit de la chapelle et trouva un ours à la porte. Une tête baissée vers la terre et des mouvements qui ne trahissaient aucune férocité faisaient clairement comprendre qu'il était venu pour servir l'homme de Dieu ; et c'est aussi ce que Florent reconnut sans peine. Or, il était resté à son ermitage quatre ou cinq brebis, totalement privées de gardien pour les conduire aux pâturages. L'homme de Dieu dit à l'ours : « Va mener paître ces brebis, et tu les ramèneras à l'heure de sexte. » Le docile animal exécuta sur-le-champ ces ordres. L'ours se chargea de l'office de berger, et la bête féroce qui avait coutume de dévorer les brebis les faisait paître, sans y toucher jamais. L'homme de Dieu voulait-il jeûner jusqu'à none, il recommandait à l'ours de ramener les brebis à cette heure-là ; devait-il manger à l'heure de sexte, l'ours recevait l’ordre d'arriver pour ce moment. Le farouche animal obéissait ponctuellement à toutes ces injonctions de l'homme de Dieu. Avait-il l'ordre de revenir à sexte il ne revenait point à none ; devait-il au contraire arriver à none, il ne venait pas à sexte. Cela se pratiquait ainsi depuis longtemps, lorsque le bruit de cet étrange prodige se répandit au loin dans les pays d'alentour. Mais l'ancien ennemi des hommes fait que la gloire des justes devient pour les méchants une source d'envie et de ruine. Quatre disciples du vénérable Eutyque éprouvèrent une furieuse jalousie de voir que leur maître ne faisait pas de miracles, tandis qu'un étonnant prodige rendait si célèbre celui qu'il avait laissé seul à l'ermitage ; ils dressèrent des pièges au merveilleux animal et le tuèrent. Voyant qu'il n'arrivait pas à l'heure déterminée, l'homme de Dieu conçut des soupçons, et, après avoir attendu jusqu'au soir, il finit par se livrer à une amère affliction en ne voyant point revenir l'ours, que, dans son extrême simplicité, il aimait à appeler son frère. Le lendemain, il se rendit à la campagne pour chercher tout à la fois le gardien et les brebis ; mais il ne trouva plus que le cadavre du premier. A l’aide de recherches empressées, il découvrit bientôt les auteurs de sa mort. Alors il se prit à se lamenter, déplorant bien moins la perte de l'ours que la malice des religieux. Le vénérable Eutyque le fit venir, et s'empressa de le consoler. Mais, en proie à l'amertume de sa douleur, l'homme de Dieu prononça en sa présence cette terrible imprécation : « J'espère du Dieu tout-puissant que ceux qui ont tué mon ours, alors qu'il ne leur faisait aucun mal, recevront dans cette vie, aux yeux de tout le monde, le châtiment de leur malice. » La vengeance divine suivit de près cette malédiction. A l'instant les quatre moines qui avaient tué l'ours furent frappés de la lèpre ; la pourriture envahit tout leur corps, et ils moururent. Ce malheur jeta l'épouvante dans l'esprit de Florent, et la malédiction qu'il avait prononcée contre ses frères le remplit d'effroi. Tout le reste de sa vie il pleura d'avoir été exaucé, se taxant de cruauté et d'homicide au sujet de leur mort. Le Dieu tout-puissant en avait agi de la sorte, ce me semble, pour que cet homme, d'une merveilleuse simplicité, ne se permît plus désormais, quelle que fût la vivacité de sa douleur, de lancer l'anathème contre personne. PIERRE. Devons-nous regarder comme une faute bien grave l'imprécation qui nous échappe dans les transports de la colère ? GRÉGOIRE. Pourquoi me demander si c'est là un grand péché ? Saint Paul n'a-t-il pas dit : Ceux qui maudissent les autres ne posséderont pas le royaume de Dieu ? Voyez combien est grave une faute qui ferme le royaume des deux ! PIERRE. Mais si ce n'est point par malice qu'on prononce de telles malédictions, si c'est l'effet de l'inattention et de la légèreté ? GRÉGOIRE. Si le souverain Juge condamne une parole inutile, à plus forte raison une parole pernicieuse. Considérez donc, mon cher Pierre, combien est condamnable la parole qui n'est pas exempte de malice, dès lors que celle qui n'a pas le mérite de l'utilité est justement punissable. PIERRE. Je partage votre sentiment. GRÉGOIRE. L'homme de Dieu fit encore un autre prodige que je ne dois point passer sous silence. Sa réputation s'étant répandue au loin, un diacre fort éloigné eut la pensée de se rendre vers lui pour se recommander à ses prières. Il allait aborder son ermitage, lorsqu'il trouva tous les alentours remplis de serpents innombrables. A cette vue il fut glacé d'effroi, et s'écria : « Priez, serviteur de Dieu ! » Le temps était alors d'une sérénité ravissante. Florent sortit, leva les yeux et les mains au ciel, et pria le Seigneur de détruire, comme il lui plairait, ces affreux reptiles. Il avait à peine parlé, que le ciel tonna et fit aussitôt périr tous les reptiles qui se trouvaient en cet endroit. A ce spectacle, l'homme de Dieu s'écria : « Voilà, Seigneur, que vous les avez tués, mais qui les enlèvera d'ici ? » A ces mots, il vint autant d'oiseaux qu'il y avait de serpents sur la place. Chacun de ces messagers emporta un serpent et l'alla jeter au loin. Ainsi furent purgés de tous les reptiles qui les infestaient les alentours de cette habitation. PIERRE. Quelle était la vertu, quel était le mérite de cet homme, dont Dieu exauçait si promptement les prières ? GRÉGOIRE. La pureté et la simplicité, mon cher Pierre, ont un grand pouvoir sur le cœur du Dieu tout-puissant, dont la pureté est infinie, et l'essence la simplicité même. Dès lors que ses serviteurs, séquestrés des préoccupations du siècle, évitent de se souiller par des conversations oiseuses et un flux de paroles inutiles, ils obtiennent plus facilement de Dieu l'objet de leurs prières. La pureté et la simplicité même de leurs pensées les rapprochent de lui, autant qu'il est possible, par une sorte de ressemblance. Pour nous, mêlés au tumulte du monde, nous nous permettons souvent des paroles oiseuses, et quelquefois même, ce qui est bien plus grave, des paroles pernicieuses ; et alors le Seigneur est d'autant plus éloigné de nos prières, que notre cœur est plus rapproché de ce monde. En effet, nos pensées sont grandement rabaissées vers la terre, lorsque nous nous entretenons sans cesse des intérêts du siècle. C'est ce que condamne en lui, avec de grands sentiments de repentir, le prophète Isaïe, lorsque, après avoir vu le Seigneur Dieu des armées, il s'écrie : Malheur à moi, parce que je me suis tu ! Je suis un homme dont les lèvres sont souillées. Bientôt, pour faire connaître pourquoi ses lèvres sont impures, il ajoute : J'habite au milieu d'un peuple dont les lèvres sont souillées. Il déplore la souillure de ses lèvres, mais il en révèle la cause lorsqu'il nous apprend qu'il habite au sein d'un peuple dont les lèvres sont impures. Effectivement, il est bien difficile que la langue des mondains ne souille pas les âmes qu'elle atteint. Souvent, dans les conversations, nous usons à leur égard d'une condescendance qui nous fait contracter sans nous en apercevoir, puis conserver avec plaisir l'habitude d'un langage qui n'est pas digne de nous ; si bien que, après nous y être laissé entraîner par une sorte de déférence et malgré nous, nous finissons par ne plus vouloir y renoncer. Ainsi les paroles oiseuses nous conduisent à des paroles coupables, les discours légers aux discours gravement répréhensibles ; et alors plus un langage insensé nous souille, moins le Seigneur exauce les prières qui sortent de notre bouche ; car il est écrit : Il y a une prière exécrable, c'est celle de l'homme qui détourne l'oreille pour ne pas entendre la loi. Qu'y a-t-il donc d'étonnant que le Seigneur soit si lent à nous exaucer dans nos prières, nous qui sommes si lents a écouter, ou qui même n'écoutons nullement les ordres du Seigneur ? Et pourquoi nous étonner que Florent ait été si vite exaucé dans sa demande, lui qui écoutait avec tant d'empressement la voix du Seigneur ? PIERRE. Il n'y a rien à répliquer à un raisonnement si palpable. GRÉGOIRE. Eutyque, compagnon de Florent dans la voie du Seigneur, reçut, après sa mort, une grande illustration de l'éclat de ses miracles. Parmi les nombreux prodiges que ses concitoyens aiment à raconter, le plus fameux est celui que le Seigneur n'a cessé d'opérer, par le moyen de son vêtement, jusqu'à l'invasion des Lombards en Italie. Toutes les fois que la pluie venait à faire défaut, et qu'une longue sécheresse brûlait la terre par une chaleur excessive, les habitants de cette ville se rassemblaient pour élever sa tunique en présence du Seigneur, et la lui présenter avec leurs prières. Aussitôt qu'ils la portaient en procession dans les campagnes, le ciel leur accordait une pluie qui abreuvait abondamment la terre. L'effet d'un vêtement dont l'exhibition suffisait pour apaiser la colère de Dieu, révèle les trésors de vertu et de mérite renfermés dans l'âme de ce saint homme. [3,13] CHAPITRE XIII : Saint Marcius, solitaire du mont Marsique, (VIe siècle.) GRÉGOIRE. Naguère un homme infiniment recommandable par la sainteté de sa vie menait au mont Marsique, dans la Campanie, une vie solitaire, renfermé dans une grotte étroite où il passa plusieurs années. Marcius était son nom. Plusieurs des nôtres l'ont connu et ont été les témoins de ses actions. Le pape Pelage, mon prédécesseur d'heureuse mémoire, et d'autres personnages d'une grande piété m'ont raconté plusieurs traits de ce saint solitaire. Voici quel fut son premier miracle. A peine se fut-il rendu dans la caverne de la montagne dont nous avons parlé, qu'aussitôt l'eau se mit à distiller goutte à goutte du rocher, dont l'excavation formait une grotte étroite. Chaque jour elle fournissait si exactement au besoin du serviteur de Dieu, qu'il n'en avait ni trop ni trop peu. En renouvelant le miracle qu'il avait autrefois opéré au désert, dans le but d'étancher la soif de Marcius avec l'eau d'un rocher, le Dieu tout-puissant fit éclater le soin qu'il prenait de son serviteur. Mais l'ancien ennemi du genre humain mit en jeu ses artifices ordinaires pour le chasser de la caverne. Il entra dans le corps d'un animal depuis longtemps ami, et tâcha, à force d'effroi, d'expulser de sa retraite le pieux solitaire. Le serpent pénétra dans la caverne ; seul avec Marcius, il se déroulait devant lui pendant sa prière et couchait à côté de lui. Plein d'intrépidité, le saint homme présentait la main ou le pied à la gueule du reptile, et lui disait : « Si tu as reçu le pouvoir de me mordre, je ne t'en empêche pas. » L'ennemi continua ainsi ses attaques pendant trois ans. Mais un jour, vaincu par cette invincible constance, le serpent frémit de dépit et de rage, et se précipita sur le penchant de la colline, vomissant un tourbillon de flammes qui dévorèrent tous les arbres d'alentour. En consumant ainsi tout le bois de la colline, il manifesta, malgré lui et par l'ordre du Ciel, toute l’étendue de sa puissance, même après sa défaite. Considérez, je vous prie, à quelle hauteur s'était élevée la vertu d'un homme qui pendant trois ans coucha avec un serpent dans une sécurité parfaite. PIERRE. J'en frissonne au simple récit. GRÉGOIRE. Dès les premiers jours de sa retraite, cet homme vénérable avait résolu de ne plus voir de femme. Ce n'était point par mépris pour ce sexe ; mais il craignait que l'aspect de cette beauté périssable ne lui suscitât quelque tentation funeste. Informée de cette détermination, une personne gravit audacieusement la montagne et pénétra effrontément dans la caverne, Marcius s'aperçut, lorsqu'elle était encore un peu loin, qu'une personne en habits de femme venait lui faire visite ; aussitôt il se mit en prière, le visage contre terre. Il resta prosterné de la sorte jusqu'à ce qu'il eût fatigué cette impudente, postée à la fenêtre de sa cellule. Alors elle se retira ; mais à peine fut-elle descendue de la montagne qu'elle expira le jour même, En contrastant le serviteur de Dieu par une effronterie calculée, cette méchante femme avait grandement déplu au Dieu tout-puissant : sa mort subite en est une preuve irréfragable. Dans une autre circonstance, tandis qu'un sentiment de piété conduisait vers la cellule du solitaire une foule empressée, imprudent comme tous ceux de son âge, un petit enfant fit un faux pas dans l'étroit sentier par où l'on gravissait la colline, el roula jusqu'au fond de la vallée qui s'ouvre comme un abîme au pied de la montagne. En effet, dans cet endroit elle s'élève à une telle hauteur, que les grands arbres placés dans la vallée ne paraissent au sommet que de chétifs arbrisseaux. A la chute de l'enfant, l'effroi fut universel ; tous s'empressèrent de le chercher, et on ne négligea aucun moyen de retrouver le cadavre de l'innocente victime. Comment, en effet, s'imaginer qu'il ne fut pas mort ? comment supposer que son petit corps eût pu arriver à terre parfaitement intact, dans un lieu tout hérissé de rochers qui devaient le mettre en pièces ? Mais à force de recherches on le découvrit dans la vallée, plein de vie et même sans aucune atteinte. Tous reconnurent manifestement que s'il ne s'était point blessé, c'est que la prière de Marcius l'avait soutenu à l'instant de sa chute. La grotte de Marcius était dominée par un énorme rocher qui, ne paraissant tenir à la montagne que par une faible partie de lui-même, s'avançait sur la cellule du solitaire, le menaçant journellement de fondre sur lui et de l'écraser dans sa chute. Le petit-fils d'Armentarius, l'illustre Mascator, s'étant rendu vers Marcius à la tête d'une grande troupe de paysans, le pria de vouloir bien sortir de sa grotte, afin de leur laisser la faculté d'arracher au corps de la montagne cette roche menaçante, et de procurer ainsi au serviteur de Dieu une habitation exempte de péril et d'inquiétude. L’homme de Dieu ne se rendit point à son désir ; toutefois il lui recommanda de faire tout ce qui était en son pouvoir, et, en attendant, il s'enfonça dans la partie la plus reculée de la grotte. On ne doutait pas que si cette énorme masse venait à tomber, elle ne dût tout à la fois détruire la caverne et tuer Marcius. Tandis que la foule, accourue à cet effet, s'efforçait, s'il était possible, de détacher sans péril pour le serviteur de Dieu l'énorme rocher dont la proéminence s'avançait sur sa tête, tout à coup un fait extraordinaire vint frapper tous les regards. Cédant à tant d'efforts redoubles, le rocher, qu'on minait à force de travaux, bondit dans les airs afin de ne porter aucune atteinte à la caverne de Marcius, et vint tomber au loin, comme pour éviter de blesser le serviteur de Dieu. Lorsqu'on est fortement convaincu que la divine Providence préside à tous les événements, on comprend sans peine qu'un ange ait opéré ce prodige par l'ordre du Dieu tout-puissant. Lorsque Marcius fixa son séjour dans cette caverne, il y habita d'abord sans que l'ouverture en fût fermée ; mais il attacha à son pied une chaîne de fer qu'il fixa ensuite au rocher, si bien que la longueur de sa chaîne était la mesure de ses modestes excursions. Saint Benoît, si vénérable par la sainteté de sa vie, en fut instruit, et lui fit dire par l'organe de son disciple : « Si vous êtes serviteur de Dieu, ce n'est pas une chaîne de fer, mais l'amour de Jésus-Christ, qui doit vous fixer dans votre solitude. A cet avis, Marcius ôta la chaîne qu'il avait aux pieds ; mais, quoiqu'il fût affranchi de ces entraves, il n'en dépassa pas davantage la limite qu'il s'était tracée, et, malgré le vaste espace qui s'ouvrait devant lui, il resta renfermé dans le cercle étroit où sa chaîne le retenait auparavant. Dans la suite il ferma l'entrée de la caverne, et reçut des disciples qui fixèrent leur habitation hors de cette grotte. C'étaient eux qui tiraient de l'eau d'un puits pour son usage ; mais la corde à laquelle était attaché le seau destiné à puiser cette eau se rompait souvent. Les disciples de Marcius lui demandèrent la chaîne qu'il avait détachée de son pied, la joignirent à la corde et la fixèrent au seau. Dès lors, quoiqu'elle fût imprégnée d'eau tous les jours, la corde ne se rompit plus jamais : le contact de la chaîne de l'homme de Dieu lui avait fait contracter la force du fer pour souffrir impunément l'humidité de l'eau. PIERRE. Voilà des traits qui m'enchantent à cause de leur merveilleux, et plus encore parce qu'ils sont de date récente. [3,14] CHAPITRE XIV : Religieux du mont Argentaro. (VIe siècle) GRÉGOIRE. Il y eut de notre temps un sous-diacre de l'église de Buxente, nommé Quadragésime, qui s'occupait à faire paître ses brebis dans le petit pays d'Aurélie. Cet homme, extrêmement ami de la vérité, m'a raconté une chose merveilleuse qui s'est passée en secret. Tandis qu'il prenait soin de son troupeau dans les pâturages de l'Aurélie, il y avait au mont Argentaro un homme d'une haute sainteté, qui honorait par la pureté de ses mœurs l'habit religieux dont il était revêtu. Tous les ans il se rendait du mont Argentaro à l'église de saint Pierre, prince des Apôtres, et descendait chez le diacre Quadragésime, qui, d'après son propre récit, se faisait un bonheur de lui donner l'hospitalité. A peine, un jour, était-il entré dans la maison de son hôte, située à quelques pas de l'église, qu'une pauvre femme du voisinage vint à perdre son mari. Après l'avoir lavé, selon l'usage, on le revêtit de ses habits et on l'enveloppa d'un suaire ; mais la nuit qui survint ne permit pas de l'ensevelir. Assise près du défunt, l'épouse désolée se livra à sa douleur et passa toute la nuit dans les larmes, les lamentations et les sanglots. Comme elle continuait ses pleurs sans aucune interruption, l'homme de Dieu, logé chez le sous-diacre Quadragésime, en fut vivement pénétré, et dit à son hôte : « Mon âme compatit à la douleur de cette pauvre femme ; levez-vous, je vous en conjure, et prions. » Ils se dirigèrent tous deux vers l'église voisine, et se mirent de concert à prier le Seigneur. Leur oraison s'était déjà bien prolongée, lorsque le serviteur de Dieu demanda au sous-diacre Quadragésime de terminer la prière. Cela fait, il ramassa de la poussière au pied de l'autel, s'approcha avec Quadragésime du corps du défunt, et se mit en prière à côté de lui. Après avoir prolongé cet exercice assez longtemps, au lieu de témoigner au sous-diacre le désir qu'il mit fin à la prière, il donna lui-même la bénédiction et se leva sur-le-champ. Comme il tenait de la main droite la poussière qu'il avait ramassée, il ôta de la main gauche le drap qui couvrait le visage du défunt. A cette vue, bien surprise de ce qu'il voulait faire, la femme s'y opposa de toutes ses forces. Après avoir ôté le linge, le religieux frotta longtemps le visage du mort avec la poussière. Pendant cette opération le mort ressuscita, se mit à bâiller, ouvrit les yeux, et se souleva sur son séant, tout étonné de ce qu'on lui faisait, et comme réveillé d'un profond sommeil. A cet aspect, sa femme, quoique fatiguée de ses propres lamentations et de ses pleurs, se prit à pleurer bien davantage et à pousser des cris plus éclatants encore ; mais c'étaient des pleurs, et des cris de joie. L'homme de Dieu réprima cette explosion avec beaucoup de douceur, et lui dit : « Taisez-vous, taisez-vous ; et si l'on vous demande comment cela s'est fait, contentez-vous de répondre : C'est le Seigneur Jésus-Christ qui a fait là son œuvre. » A ces mots il sortit de la maison, quitta le sous-diacre Quadragésime et ne reparut plus en cet endroit. Pour fuir les honneurs passagers de ce monde, il évita de reparaître jamais pendant cette vie aux yeux de ceux qui l'avaient vu opérer un si grand miracle. PIERRE. Je ne sais ce qu'en pensent les autres ; mais, pour moi, je regarde comme le premier de tous les miracles de rendre la vie aux morts et de rappeler secrètement les âmes dans leurs corps, GRÉGOIRE. A ne considérer que les choses visibles, il faut être absolument de votre avis. Mais si nous songeons aux choses invisibles, il est incontestable que la conversion par la prédication de la parole de Dieu et le secours de la prière, est un miracle bien supérieur à la résurrection d'un homme mort selon la chair. Dans le dernier cas, on ressuscite la chair, qui doit mourir de nouveau ; dans le second, c'est la résurrection d'une âme qui doit vivre éternellement. Parmi les deux miracles que je vais vous proposer, dites-moi celui qui, dans votre pensée, est l'effet d'une plus grande puissance ? Le Seigneur ressuscita dans la chair Lazare, qui, selon nous, était déjà du nombre des fidèles ; pour Paul, il lui rendit la vie spirituelle. Après la résurrection corporelle de Lazare, on ne dit rien de ses vertus ; mais lorsque Paul a recouvré la vie de l'âme, les saintes Écritures font un si pompeux éloge de ses mérites, que la faiblesse de notre intelligence ne peut s'en former une juste idée. A des projets de sang et de carnage succèdent les entrailles d'une tendre compassion. Il désire mourir pour ses frères, lui qui faisait sa joie de leur supplice. Tout rempli de la science des Ecritures, il juge qu'il ne sait rien sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Après avoir persécuté, le glaive à la main, Jésus-Christ dans ses disciples, il se glorifie d'être battu de verges pour son amour. Élevé au suprême honneur de l'apostolat, il veut bien se conduire comme un petit enfant au milieu de ses disciples. Quoiqu'il eût été ravi au troisième ciel, sa charité compatissante daigne abaisser ses regards vers les époux, afin de régler leurs rapports, en prononçant cet oracle ; Que le mari rende à la femme ce qu'il lui doit, et la femme également ce quelle doit à son mari. Admis par la sublimité de sa contemplation parmi les chœurs des anges, il ne dédaigne pas de songer à l'œuvre du mariage pour en régler l’usage légitime. Il se réjouit dans les infirmités et se complaît dans les opprobres. Pour lui, Jésus-Christ est sa vie, et mourir un gain. Tout en vivant dans la chair, sa vie est déjà tout étrangère à la chair. Telle est la vie de celui dont l'âme est retirée de l'enfer pour vivre conformément aux règles de la piété. Ainsi la résurrection de la chair est inférieure à celle de l'âme, à moins que la vivification corporelle ne ramène l'âme à la vie, et qu'ainsi le miracle de la résurrection extérieure ne soit le moyen d'arriver, par la conversion, à la vivification spirituelle. PIERRE. Je regardais comme bien inférieur ce que je reconnais maintenant comme incomparablement supérieur. Mais, je vous en prie, poursuivez votre récit pendant que nous en avons le loisir ; il ne faut pas que le temps se passe sans nous édifier. [3,15] CHAPITRE XV : Le moine saint Benoît. (VIe siècle.) GRÉGOIRE. Il y avait avec moi au monastère un frère très appliqué à l’étude de l'Écriture sainte ; il était plus âgé que moi et se plaisait à m'apprendre une foule de choses édifiantes que je ne savais pas. Ainsi, il m'a raconté qu'il y avait autrefois en Campanie, à environ quarante milles de Rome, un moine nommé Benoît, jeune encore, si l'on compte les années, mais bien vieux déjà, si l'on compte la maturité de la vertu. Il suivait avec une exactitude inflexible les règles de la sainte observance. Sous le règne de Totila, les Goths le rencontrèrent, et entreprirent de le brûler avec son petit ermitage. Ils y mirent le feu ; mais, tandis que les alentours devenaient la proie des flammes, ils ne purent parvenir à brûler son modeste réduit. Cette vue redoubla la fureur des barbares ; ils arrachèrent le religieux de son habitation, puis, voyant qu'à quelque distance de là on chauffait un four pour y cuire du pain, ils y jetèrent Benoît et en fermèrent l'entrée. Le lendemain on le retrouva dans une santé parfaite ; son corps n'avait rien souffert des flammes, et le bord même de ses vêtements n'avait éprouvé aucune atteinte. PIERRE. Il me semble entendre raconter l'ancien miracle des trois enfants qui furent jetés dans la fournaise de Babylone sans en éprouver aucun dommage. GRÉGOIRE. Ce miracle, à mon avis, diffère en quelque point de celui-ci. On jeta, pieds et mains liés, les trois enfants dans les flammes, et le lendemain, lorsque le roi vint voir ce qu'ils étaient devenus, il les trouva se promenant dans la fournaise, sans que leurs habits eussent éprouvé aucune atteinte. Le feu où ils furent jetés épargna leurs vêtements et consuma leurs liens ; d'où il faut conclure que la flamme, humble servante de ces justes, conservait son activité pour les consoler, et n'en avait aucune pour les tourmenter. [3,16] CHAPITRE XVI : Eglise de saint Zénon, martyr, où l'eau ne pénétra point, quoique l'inondation s'étendît au-delà, et que la porte en fût ouverte. (IIIe ou IVe siècle.) GRÉGOIRE. Il arriva de nos jours un événement qui offre beaucoup d'analogie avec l'ancien miracle des enfants dans la fournaise, bien qu'il soit le produit d'un élément tout contraire. Dernièrement le tribun Jean m'a raconté que le comte Pronulfe se trouvait avec le roi Autharit sur le théâtre de cet étrange prodige, et qu'il avait affirmé qu'il était parfaitement instruit de cette affaire. Voici la version du tribun. Il y a environ cinq ans, lorsque le Tibre, franchissant ses limites, inonda la ville de Rome, à tel point que les flots accumulés passaient par-dessus les murailles pour envahir ensuite de vastes contrées, l'Athesis déborda également à Vérone, et s'éleva jusqu'à l'église de saint Zénon, martyr et pontife. Quoique les portes de cette église fussent ouvertes, l'eau cependant n'y entra pas. Elle crût insensiblement, parvint jusqu'aux fenêtres placées à quelque distance du toit et ferma l'entrée de l'église en s'arrêtant à la porte. On eût dit que le liquide élément s'était changé en un mur solide. Beaucoup de personnes se trouvèrent surprises à l'intérieur de l'église, environnée d'eau de toutes parts. Comme il ne s'offrait aucune issue pour en sortir, elles craignaient de mourir de faim et de soif ; mais elles vinrent à la porte de l'église, et puisèrent à boire dans la masse d'eau qui, comme nous l'avons dit, s'était élevée jusqu'aux fenêtres sans pourtant s'écouler aucunement dans l'église. Arrêtée à la porte, pour faire éclater à tous les regards le mérite du saint martyr, elle offrait l'avantage de l'eau, qu'on peut puiser, et cessait de paraître effectivement de l'eau lorsqu'il s'agissait d'inonder le lieu saint. C'est donc à juste titre que j'ai comparé ce miracle à l'ancien miracle de la fournaise, qui respecta les habits des trois enfants, tout en consumant leurs liens. PIERRE. Elles sont fort merveilleuses les actions des saints que vous me racontez ; elles sont pour la faiblesse des hommes actuels un sujet de profonde stupéfaction. Mais, puisque vous me dites qu'il y a eu naguère en Italie des hommes d'une si étonnante vertu, je voudrais bien savoir si l'ancien ennemi leur a tendu des pièges, et quel profit ils en ont retiré. GRÉGOIRE. Sans les fatigues du combat on ne remporte point la palme de la victoire. Or, comment est-on victorieux, sinon en combattant les artifices de l'ennemi ? En effet, le malin esprit épie nos pensées, nos paroles, nos actions, pour y trouver quelque sujet d'accusation devant le tribunal du souverain Juge. Voulez-vous savoir comme il nous observe sans cesse pour nous surprendre ? [3,17] CHAPITRE XVII : Etienne, prêtre de la province de Valérie. GRÉGOIRE. Quelques personnes, actuellement avec nous, attestent le fait que je vais rapporter. Il y avait dans la province de Valérie un prêtre respectable par sa sainteté, très proche parent de Boniface, notre diacre et économe de notre église ; son nom était Etienne. Un jour qu'il rentrait à sa maison au retour d'un voyage, il dit inconsidérément à son esclave : « Viens, diable, déchausse-moi. » A l'instant les cordons de ses souliers se délièrent avec une extrême vitesse : c'était une preuve incontestable que le diable, dont il avait prononcé le nom, était venu lui ôter ses souliers. Aussitôt que le prêtre s'en fut aperçu, il fut saisi d'un terrible effroi et se prit à crier de toutes ses forces : « Retire-toi, misérable, retire-toi ; ce n'est point à toi que j'ai adressé la parole, mais à mon esclave. » A ces mots, le démon se retira, et les cordons qui se trouvaient déliés en grande partie restèrent en cet état. Si l'ancien ennemi est sitôt prêt lorsqu'il s'agit d'actes extérieurs, quelles affreuses embûches ne tend-il pas à nos pensées ? c'est la conclusion naturelle que nous devons tirer de ce qui précède. PIERRE. C'est une bien rude et bien terrible tâche que de lutter contre les artifices du démon, et d'avoir toujours les armes à la main. GRÉGOIRE. Ce ne sera point chose difficile si ce n'est point à nous, mais à la grâce céleste, que nous confions notre garde, à condition toutefois que nous veillerons à notre défense autant qu'il est en notre pouvoir, sous la protection de Dieu. Si l'on se met en devoir de chasser l'ancien ennemi, ordinairement, par un effet de la bonté divine, il cesse d'être redoutable, tandis que lui-même redoute, au contraire, le pouvoir des gens de bien. [3,18] CHAPITRE XVIII : Sœur converse qui, par son seul commandement, délivra un homme possédé du démon. GRÉGOIRE. Le fait que je vais raconter a pour garant le saint et vénérable vieillard Éleuthère, dont j'ai fait mention ci-dessus. Il a bien voulu m'apprendre que la fille d'un citoyen distingué de la ville de Spolète, étant parvenue à l'âge nubile, avait conçu le désir de mener une vie céleste. Son père s'était efforcé de s'opposer à son pieux dessein ; mais, au lieu d'en tenir compte, elle prit l'habit religieux. En retour, son père la déshérita et ne lui laissa de tous ses biens que la moitié d'une toute petite terre. L'ascendant de son exemple amena bientôt à cette vertueuse fille une foule de jeunes personnes d'une haute naissance, qui consacrèrent leur virginité au service du Seigneur. Un jour, l'abbé Eleuthère, si respectable par la sainteté de sa vie, était venu lui faire visite dans le but de lui adresser quelques paroles d'édification. Tandis qu'il s'entretenait pieusement avec elle, un villageois vint de la petite terre que son père lui avait laissée, lui offrir un modeste présent. Il était encore en leur présence, lorsque le malin esprit le saisit et le tourmenta avec tant de furie, qu'il lui faisait pousser une sorte de bêlement et des cris déchirants. Alors la religieuse se leva, le visage enflammé d'une sainte indignation, et se mit à lui crier à haute voix : « Misérable, sors de cet homme, sors, misérable ! » Aussitôt le démon répondit par la bouche de sa victime : « Hé ! si je sors de cet homme, où me retirerai-je ? » Or, il se trouva qu'un petit cochon passait à quelques pas de là. La religieuse lui dit : « Sors de cet homme et entre dans ce pourceau. » A l'instant il quitta le villageois, s'empara de l'animal qu'on lui avait indiqué, et s'enfuit. PIERRE. Je voudrais bien savoir si elle pouvait livrer ainsi ce pourceau à l'esprit immonde ? GRÉGOIRE. Les actions de Jésus-Christ, qui est la Vérité même, nous sont proposées comme règles de notre conduite. Notre Seigneur voulant délivrer un homme possédé par une légion de démons, celle-ci lui avait dit : « Si vous nous chassez, envoyez-nous dans ce troupeau de pourceaux. » Or, le Sauveur, en la chassant du possédé, lui permit d'entrer dans ces animaux immondes et de les précipiter dans la mer. Par là, il nous est donné de conclure que, sans la permission du Dieu tout-puissant, le malin esprit n'a aucun pouvoir contre les hommes, dès lors qu'il n'a pu entrer dans des pourceaux qu'à cette condition. Ainsi il est indispensable de nous soumettre spontanément à Celui qui, dans cette vie, tient malgré eux tous ses ennemis sous son empire ; de cette sorte, nous serons d'autant plus terribles à nos ennemis que l'humilité nous unira plus intimement au Créateur de toutes choses. Qu'y a-t-il d'étonnant que les élus, encore revêtus d'une chair mortelle, puissent opérer de nombreux miracles, lorsque leurs ossements, après leur mort, font éclater leur puissance par une foule de prodiges ? [3,19] CHAPITRE XIX : Un prêtre de la province de Valérie arrête un voleur sur son tombeau. (VIe siècle.) GRÉGOIRE. C'est dans la province de Valérie que s'est passé ce que je vais rapporter ; je tiens le fait de la bouche de mon abbé Valentin, d'heureuse mémoire. Or, il y avait là un vénérable prêtre qui menait une vie sainte. Son occupation incessante était de chanter les louanges de Dieu avec ses clercs, et de faire des bonnes œuvres. Le jour où le Seigneur devait l'appeler à lui étant arrivé, il mourut et fut enterré à la porte de l'église. Auprès de cette église était une bergerie à laquelle on arrivait en passant sur le tombeau du serviteur de Dieu. Une nuit que les clercs chantaient l'office à l'église, un voleur vint, entra dans la bergerie pour commettre un larcin, prit un mouton et sortit au plus vite. Arrivé au lieu où le serviteur de Dieu était inhumé, il se trouva tout à coup arrêté, sans pouvoir faire un pas. Jl déposa son fardeau et essaya de lâcher le mouton ; mais il ne put en dégager sa main. Ainsi force fut au malheureux de rester là, attaché à une proie qui déposait contre lui. Voulait-il sortir avec le mouton, cela lui était impossible. Ainsi, par un prodige étonnant, le voleur qui avait redouté les regards des vivants, un mort le tenait enchaîné ! Ses mains et ses pieds se trouvant cloués de la sorte, il resta immobile. Le matin, après avoir chanté les louanges de Dieu, les clercs sortirent de l’église et trouvèrent un inconnu qui tenait un mouton. Emportait-il cet animal, ou l'apportait-il à la bergerie, c'était à en douter. Mais bientôt le coupable confessa et son crime et le châtiment qu'il en essuyait. Tout le monde fut saisi d'admiration, en voyant que la vertu de l'homme de Dieu tenait le voleur enchaîné à son larcin. Aussitôt on se mit à prier pour sa délivrance, et les prières des clercs obtinrent enfin, mais à grand-peine, que celui qui était venu ravir leur bien pût du moins s'en retourner les mains vides. Ainsi, après avoir subi une assez longue captivité avec son butin, le voleur eut la liberté de se retirer sans rien emporter. PIERRE. En nous instruisant par des prodiges aussi intéressants, Dieu nous montre parfaitement sa bonté paternelle à notre égard. [3,20] CHAPITRE XX : Saint Théodore, clerc habitué de l'église Saint-Pierre à Rome. (VIe siècle.) GRÉGOIRE. Il existe encore des personnes qui ont connu Théodore, clerc habitué de l'église Saint-Pierre ; il lui est arrivé une chose fort remarquable dont il a fait lui-même le récit. Une nuit qu'il s'était levé plus tôt que d'ordinaire pour rallumer les luminaires placés vers la porte, il était debout, selon son habitude, sur un gradin de bois tout près de la lampe dont il alimentait la flamme. Soudain, en bas et sur le pavé, le bienheureux apôtre saint Pierre lui apparut, revêtu d'une étole blanche, et lui dit : « Mon ami, pourquoi vous êtes-vous levé de si bonne heure ? » A ces mots, il se déroba soudain à ses regards. Théodore fut saisi d'une grande frayeur ; toutes ses forces l'abandonnèrent, et il resta plusieurs jours sur son lit sans pouvoir se lever. Que voulait le bienheureux apôtre dans cette circonstance ? Son but était sans doute de montrer à ceux qui se dévouent à son service qu'il est sans cesse présent pour voir tout ce qu'ils font en son honneur, afin de leur en assurer la récompense. PIERRE. Ce que je trouve de merveilleux ici, c'est moins l'apparition de saint Pierre, que la maladie de celui qui en fut l'objet. GRÉGOIRE. Et pourquoi, mon cher Pierre, vous étonner de cela ? Avez-vous donc oublié que le prophète Daniel, après la grande et terrible vision qui le remplit d'épouvante, s'écria aussitôt : « Et j'ai été frappé de langueur, et j'ai été malade pendant plusieurs jours ? » La chair ne peut comporter ce qui est de l'esprit ; aussi, lorsque l'esprit humain est élevé au-dessus de lui-même pour considérer des choses de cette nature, il est indispensable que ce corps de chair, incapable de porterie poids d'une si haute faveur, tombe en défaillance. [3,21] CHAPITRE XXI : Saint Abonde, clerc habitué de l’église Saint-Pierre. (VIe siècle.) GRÉGOIRE. Il n'y a pas fort longtemps, un officier de l'église Saint-Pierre, nommé Abonde, se montra, au récit de nos anciens, si humble, si grave, si zélé dans le service de Dieu, que saint Pierre voulut témoigner par des miracles l'estime qu'il avait de sa personne. On voyait habituellement dans l'église du saint apôtre une fille frappée dans la région des reins d'une paralysie qui la réduisait à se traîner par terre, et à ramper sur ses mains. Depuis longtemps elle demandait à saint Pierre de vouloir bien la guérir, lorsqu'une nuit le saint apôtre lui apparut en songe, et lui dit : « Allez trouver l'officier Abonde, priez-le de vous rendre lui-même la santé, et il vous guérira. » La malade était bien assurée de la précieuse vision ; mais elle ne connaissait pas Abonde. Aussitôt de se traîner de tous côtés par l'église pour chercher qui était Abonde. Tout à coup elle le rencontre et lui adresse cette question : « Veuillez m'indiquer, mon Père, quel est le gardien Abonde. — C'est moi, » lui répondit-il. A l'instant elle répliqua : « Le bienheureux apôtre saint Pierre, notre pasteur et notre père, m'a envoyée vers vous pour que vous daigniez me délivrer de cette infirmité. — Si c'est lui qui vous envoie, levez-vous, » répondit-il ; en même temps il lui prit la main, la redressa et la rétablit dans son premier état. A dater de ce moment, tous ses muscles, tous ses membres se consolidèrent, à tel point qu'il ne resta plus aucune trace de paralysie. Si nous entreprenions d'exposer tous les faits à notre connaissance qui se sont passés dans cette église, il nous faudrait, sans aucun doute, renoncer à tout autre récit. Aussi devons-nous revenir aux Pères les plus récents dont la sainteté a éclaté dans les diverses provinces d'Italie. [3,22] CHAPITRE XXII : Le religieux solitaire saint Ménas. GRÉGOIRE. Naguère un homme respectable menait une vie solitaire dans le Samnium ; Ménas était son nom. Beaucoup des nôtres l'ont connu, et il y a dix ans à peine qu'il est mort. Ce n'est pas sur la foi d'un seul garant que je vais raconter ses œuvres ; j'ai presque autant de témoins de sa vie qu'il en est qui connaissent le Samnium. Menas ne possédait pour son usage que quelques ruches d'abeilles. Un Lombard voulut les lui ravir ; le solitaire l'en reprit d'abord ; ensuite le démon, ayant saisi le barbare, le tourmenta aux pieds de l'homme de Dieu. Cet événement rendit le nom de Menas célèbre parmi les habitants de la province, et même chez les barbares ; personne n'osait entrer dans sa cellule sans éprouver une certaine frayeur. Souvent les ours, accourus de la forêt voisine, essayaient de manger ses abeilles. Lorsqu'il les y surprenait, il les frappait de la férule qu'il avait habituellement à la main. Les bêtes féroces rugissaient sous ses coups et prenaient la fuite. Elles auraient à peine redouté le tranchant du glaive, et elles tremblaient à la vue d'une férule ! Ne rien posséder, ne rien désirer en ce monde, telle était la vie et la tendance de Menas. Venait-on lui faire des visites de bonne amitié, il cherchait à allumer dans les cœurs le désir de l'éternelle vie ; connaissait-il les fautes de quelqu'un, il ne lui épargnait pas la correction ; embrasé du feu de la charité, son zèle impétueux lui adressait des reproches foudroyants. Ses voisins, et même des personnes éloignées de son ermitage, avaient la coutume de lui envoyer leurs offrandes chaque semaine, à des jours déterminés : c'était pour le mettre en état d'offrir quelques présents aux visiteurs qui abordaient son ermitage. Un propriétaire nommé Cartère avait, dans le délire d'une passion coupable, ravi une personne consacrée au Seigneur, et contracté avec elle une union illégitime. A cette nouvelle, Menas lui adressa, par l'intermédiaire des personnes qu'il en jugea capables, les réprimandes qu'il méritait, Cartère, qui sentait toute l'horreur de son crime, n'osa se permettre d'aborder l'homme de Dieu, dans la crainte de s'exposer à la rude correction qu'il infligeait ordinairement aux pécheurs. Cependant il prépara ses présents et les mêla aux autres, afin qu'il les reçût, étant dans l'impossibilité de les discerner. Mais, lorsqu'on eut présenté collectivement toutes les offrandes, il s'assit en silence, considéra chacune d'elles d'un œil attentif, puis, après avoir démêlé et détourné toutes les autres, il connut par l'esprit de Dieu celles que Cartère lui avait envoyées, et les rejeta avec mépris, en disant : « Allez, et dites-lui : Tu as ravi son offrande au Seigneur du ciel et de la terre, et tu oses m'envoyer les tiennes ! Je ne les reçois pas, puisque tu as enlevé la sienne au Seigneur. » A ces paroles, tous ceux qui étaient présents furent saisis d'une grande crainte, en voyant que l'homme de Dieu appréciait avec tant de lumière ce qui s'était fait en son absence. PIERRE. Je me figure que beaucoup de ces grands hommes auraient pu souffrir le martyre, s'ils se fussent rencontrés à l'époque des persécutions. GRÉGOIRE. Il y a deux sortes de martyres, mon cher Pierre : l'un est secret, l'autre est public. Bien que la persécution fasse défaut extérieurement, le mérite du martyre n'en existe pas moins au fond du cœur, lorsque, soutenu par une vertu généreuse, on brûle d'amour pour les souffrances. Que le martyre puisse exister sans souffrir ouvertement les tortures, c'est ce que nous affirme le Sauveur dans son Évangile. Lorsque les enfants de Zébédée, dont la vertu était encore si faible, demandaient au Sauveur les premières places de son royaume, il leur répondit : Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même ? Après qu'ils eurent répondu : Nous le pouvons, il dit à tous deux : A la vérité, vous boirez mon calice ; mais pour siéger à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi à vous l’accorder. Que signifie le mot calice, sinon la coupe amère de la passion ? Or, il est incontestable que saint Jacques mourut par le martyre, et que saint Jean reposa doucement au sein de la paix de l'Église, d'où il est donné de conclure qu'il y a un martyre sans souffrance extérieure, attendu que saint Jean, qui n'est pas mort par l'effet de la persécution, a bu, selon l'Écriture, le calice du Seigneur. Quant à ces hommes si fameux et si distingués dont nous avons parlé, pourquoi ne dirions-nous pas qu'ils auraient pu être martyrs, s'ils eussent vécu dans un temps de persécution ? Par là même qu'ils se sont défendus contre les embûches secrètes du démon, qu'ils ont aimé leurs ennemis en ce monde, qu'ils ont lutté contre tous les désirs de la chair, ils se sont immolés au Dieu tout-puissant sur l'autel de leurs cœurs, et, même au sein de la paix, ils ont conquis la palme du martyre. Une preuve manifeste de ce que nous avançons, c'est que des personnes dont la condition était obscure, la vie toute séculière, et le mérite si modeste qu'on ne les aurait jamais crues réservées à tant de gloire dans les cieux, ont remporté la couronne du martyre lorsque l'occasion s'en est présentée. [3,23] CHAPITRE XXIII : Quarante paysans égorgés par les lombards, parce qu'ils refusèrent à manger des victimes immolées à un démon. (Vers 579) GRÉGOIRE. Il y a environ quinze ans que, sur le témoignage des personnes qui en ont été témoins, quarante paysans, tombés entre les mains des Lombards, se virent pressés de manger des viandes offertes aux idoles. Ils résistèrent courageusement et refusèrent positivement de toucher à ces mets sacrilèges. Alors les Lombards, qui les avaient en leur puissance, se mirent à les menacer de la mort s'ils ne mangeaient des victimes immolées. Mais eux, préférant l'éternelle vie à cette vie présente et éphémère, restèrent inébranlables et périrent tous victimes de leur invincible constance. Ne sont-ils pas des martyrs de la vérité, ces généreux chrétiens qui, dans la crainte d'offenser leur Créateur, ont mieux aimé unir leur vie par le tranchant du glaive que de manger des viandes défendues ? [3,24] CHAPITRE XXIV : Multitude de captifs immolés pour avoir refusé d'adorer une tête de chèvre. GRÉGOIRE. A peu près à la même époque, les Lombards, après s'être saisis de quarante autres chrétiens, immolèrent au démon, selon leur coutume, une tête de chèvre, qu'ils lui offrirent en courant alentour et en chantant des airs abominables. D'abord ils l'adorèrent en s'inclinant devant elle, et pressèrent leurs prisonniers de lui rendre les mêmes hommages. Mais la majeure partie des captifs préféra conquérir la vie immortelle au prix de son sang, plutôt que de conserver à une telle condition une vie éphémère. Ainsi elle refusa d'obéir à ces ordres sacrilèges, et ne daigna pas incliner devant la créature un front qu'elle avait toujours courbé devant son Créateur. Dans les violents transports de leur courroux, les barbares livrèrent au tranchant du glaive tous les captifs qu'ils ne purent entraîner dans leurs coupables erreurs. Est-il étonnant qu'à l'époque d'une persécution ils eussent pu remporter la palme du martyre, ces fidèles qui, en se consacrant à de continuelles austérités dans la paix de l'Église, marchaient dans la voie étroite du martyre, lorsque les personnes qui paraissaient suivre, pendant des jours sereins, les larges voies du siècle, ont mérité de recevoir cette glorieuse couronne en un instant de persécution passagère ? Toutefois ce que nous disons de ces élus, nous ne prétendons pas en faire une règle applicable à tous les chrétiens. En effet, lorsque le feu de la persécution éclate, une foule qui, pendant la paix, ne paraissait digne que de mépris, obtient la gloire du martyre, tandis que ceux que l'on croyait dans l'Église animés d'un courage héroïque tombent de faiblesse et de crainte. Mais pour les fidèles reconnus et proclamés par nous capables du martyre, c'est une assertion que nous avançons en toute confiance, appuyés sur leur fin glorieuse. Comment auraient-ils pu tomber dans une persécution ouverte, ceux qui jusqu'à la fin de leur vie (et c'est une vérité incontestable) ont persévéré intérieurement dans leur invariable constance ? PIERRE. Ce que vous dites là est vrai ; mais j'admire la miséricordieuse sagesse de Dieu envers nous, indignes de tant de faveurs : il sait si bien enchaîner la fureur des Lombards, qu'il ne permet point à leurs prêtres sacrilèges, vainqueurs des fidèles, pour ainsi dire, de persécuter en rien la foi des orthodoxes. [3,25] CHAPITRE XXV : Évêque arien frappé de cécité. (Vers 573) GRÉGOIRE. Les Lombards ont entrepris plus d'une fois, mon cher Pierre, de persécuter la foi catholique ; mais le Ciel a opposé des miracles à leur fureur. Je n'en raconterai qu'un seul ; je l'ai appris de la bouche de Boniface, religieux de mon monastère. Or, Boniface, si l'on excepte les trois ans qui viennent de s'écouler, s'est toujours trouvé avec les Lombards. Arrivé à Spolète, leur évêque, imbu des erreurs de l'arianisme et privé d'un local pour l'exercice de son culte, demanda une église à l'évêque de cette ville, afin de la consacrer à l'arianisme. Le prélat lui opposa un refus inébranlable. Alors l'hérétique qui était venu lui adresser ses sollicitations déclara que le lendemain il pénétrerait de vive force dans l'église de l'apôtre saint Paul, située à quelques pas. A cette nouvelle, l'ecclésiastique chargé de veiller à sa garde courut aussitôt en fermer la porte à clef ; puis, le soir, il en éteignit toutes les lampes, et se coucha dans la nef. Le lendemain, à l'aube du jour, l’évêque arien arriva, suivi d'une grande multitude, tout prêt à enfoncer les portes de l'église qu'il trouva fermées. Mais soudain la puissance divine les ébranle toutes à la fois ; les serrures tombent, les portes du temple s'ouvrent toutes ensemble avec un affreux fracas, et une lumière, descendue du ciel, vient allumer les lampes éteintes la veille. L'évêque arien, disposé à employer la force pour pénétrer dans le saint lieu, est frappé d'un aveuglement subit et reconduit à son domicile par des mains étrangères. Le prodige parvint à la connaissance de tous les Lombards de la contrée, qui n'osèrent plus désormais se permettre de violer les temples catholiques. La lumière avait été rendue à l'église Saint-Paul, précisément au même moment qu'elle avait été ravie au sacrilège arien, à l'occasion duquel on avait éteint les lampes ; et c'était là un miracle bien capable de faire sur les esprits une salutaire impression. [3,26] CHAPITRE XXVI : Église arienne, à Rome, nouvellement consacrée au culte catholique. (VIe siècle.) GRÉGOIRE. Je ne veux pas omettre les prodiges que la bonté divine fit éclater dans cette ville (Rome), il y a deux ans, pour la condamnation de l'hérésie arienne. Le peuple connaît une partie des faits que je vais raconter, l'autre a eu pour témoins oculaires et auriculaires le prêtre et les gardiens de l'église. Une église des ariens, dans le quartier de la ville qu'on appelle Subure, était restée close ; elle l'était encore il y a deux ans. Je jugeai à propos de la consacrer au culte catholique, en y plaçant des reliques des martyrs saint Sébastien et sainte Agathe ; et c'est ce que nous fîmes. Nous entrâmes dans cette église à la tête d'un peuple immense, en chantant les louanges de Dieu. Pendant qu'on y célébrait les saints mystères, au milieu d'une foule compacte et entassée dans cet étroit local, quelques personnes placées en dehors du sanctuaire, sentirent courir de côté et d'autre, entre leurs jambes, un animal immonde. Chacun s'en aperçut et en fit part à ses voisins. Pendant ce temps-là le pourceau se dirigea vers les portes de l'église, excitant l'étonnement de tous ceux parmi lesquels il passait ; mais si on put le sentir, il fut impossible de le voir. La bonté divine fit éclater ce prodige afin de montrer à tous que cet hôte immonde sortait du temple. Après la célébration des saints mystères, nous nous retirâmes ; mais, la nuit suivante, un bruit affreux se fit entendre sur le toit de l'église ; on eût dit que quelqu'un y courait de toute part avec fracas. Le bruit augmenta la nuit suivante ; il devint tout à coup aussi bruyant et aussi terrible que si l'église entière eût croulé de fond en comble. Puis il cessa-à l'instant, et l'ancien ennemi ne suscita plus d'inquiétude de ce côté ; mais l'effroyable tintamarre qu'il avait fait entendre était la preuve qu'il ne sortait que malgré lui du saint lieu qu'il avait occupé. Quelques jours après, tandis que le temps était parfaitement serein, une nuée descendit du ciel sur l'autel de cette église, le couvrit de son ombre, et remplit tout à la fois l'église d'une terreur et d'une odeur de suavité telles que, bien que les portes fussent ouvertes, personne n'osait entrer. Le prêtre, ceux qui étaient chargés du soin de l'église, ceux qui venaient célébrer les saints mystères, étaient témoins de ce spectacle et respiraient l'odeur de ce parfum délicieux ; mais ils ne pouvaient entrer. Un autre jour, les lampes, qu'on y avait trouvées éteintes, furent allumées par une lumière céleste. A quelques jours de là, le sacristain les éteignit après la célébration des saints mystères, et sortit de l’église. Il y rentra un instant après, et trouva rallumées les lampes qu'il avait éteintes. Il s'imagina qu'il l'avait fait maladroitement, les éteignit avec soin et ferma l'église en la quittant. Mais trois heures après, lorsqu'il revint, il les trouva encore allumées : ce prodige avait sans doute pour but de montrer manifestement que cette église était passée des ténèbres à la lumière. PIERRE. Quoique nous soyons en proie à d'immenses tribulations, cependant les miracles étonnants que vous me racontez prouvent que notre Dieu ne nous méprise pas totalement. GRÉGOIRE. Je m'étais proposé de ne vous rapporter que ce qui s'est passé en Italie ; voulez-vous néanmoins que, dans le but de mieux établir la condamnation de l'hérésie arienne, nous passions en Espagne dans notre entretien, pour revenir en Italie par l'Afrique ? PIERRE. Allez où bon vous semblera : je me laisserai emmener et ramener avec joie. [3,27] CHAPITRE XXVII : Le saint roi Herménigilde, fils de Lévigilde, roi des Visigoths, tué par l'ordre de son père, à cause de son attachement à la foi catholique. (586) GRÉGOIRE. Beaucoup de personnes venues d'Espagne m'ont appris que le roi Herménigilde, fils du roi Lévigilde, converti par les prédications du vénérable Léandre, évêque de Séville, auquel je suis uni par les liens d'une ancienne amitié, avait quitté l'hérésie arienne pour embrasser la foi catholique. Son père, engagé dans l'hérésie d'Arius, employa les menaces et les promesses, la persuasion et la terreur, pour le replonger dans les ténèbres de l'hérésie. Il répondit avec une constance inébranlable qu'il ne pourrait jamais quitter la vraie foi, après l'avoir une fois connue. Lévigilde, irrité, lui ôta la couronne et le dépouilla de tous ses biens. Un traitement si dur ne put faire fléchir son courage ; son père inhumain le fit jeter dans une étroite prison, et charger de fers au cou et aux mains. Alors le jeune roi Herménigilde se prit à mépriser les royaumes de la terre pour aspirer de tout l'élan de son âme au céleste royaume. Couvert d'un cilice, accablé de chaînes et gisant à terre, il conjurait avec ferveur le Dieu tout-puissant de fortifier son courage ; plus il avait reconnu dans sa prison le néant des biens qui se peuvent ravir, plus il se sentait un généreux dédain pour la gloire d'un monde qui passe. La solennité de Pâques étant arrivée, le perfide Lévigilde députa vers son fils, dans le silence d'une nuit profonde, un évêque arien, chargé de lui donner la sainte communion de sa main sacrilège, et de lui faire acheter à ce prix les bonnes grâces de son père. Mais, tout dévoué au Seigneur, le jeune confesseur accabla l'évêque arien de reproches justement mérités, et repoussa ses insinuations perfides ; car, s'il était couché sous le poids de ses fers, intérieurement il se tenait debout, tel qu'une colonne, dans le calme d'une sécurité profonde. Lorsque l'évêque arien fut de retour, Lévigilde se livra à de violents transports, et aussitôt il envoya ses appariteurs pour tuer dans sa prison le généreux confesseur de la foi ; ses ordres furent accomplis. A peine les satellites furent-ils entrés, qu'ils lui fendirent la tête à coups de hache et tranchèrent le fil de ses jours. Ils ne purent lui enlever, après tout, que ce que l'héroïque victime avait constamment méprisé en sa personne. Mais, pour manifester sa véritable gloire, le Ciel fit éclater plus d'un miracle. Auprès du corps de ce roi immolé pour sa foi, et d'autant plus véritablement roi qu'il avait obtenu la couronne du martyre, on entendit dans le silence de la nuit retentir le chant sacré des psaumes. On rapporte aussi que dans ce même moment on vît des lampes allumées. C'était pour montrer que ses mortelles dépouilles, telles que les reliques d'un martyr, devaient être à juste titre l'objet de la vénération des fidèles. Son impie et parricide père fut touché de repentir ; il déplora son crime ; mais ses remords ne suffirent pas pour lui obtenir la grâce du salut. Il reconnut la vérité de la foi catholique ; mais comme il redoutait de froisser sa nation par une profession ouverte, il ne mérita pas de l'embrasser. Les chagrins et la maladie l'ayant conduit au terme de sa carrière, il manda l’évêque Léandre, qu'il avait auparavant persécuté avec tant de rigueur, et lui recommanda instamment son fils Récarède, qu'il laissait plongé dans l'hérésie, afin que les exhortations du saint prélat opérassent en lui l'heureux changement qu'elles avaient produit dans son frère. Après cette recommandation il mourut. Alors, au lieu de suivre les égarements du roi son père, Récarède marcha sur les traces du roi martyr son frère, renonça aux coupables erreurs de l'hérésie arienne, convertit à la vraie foi toute la nation des Visigoths, et refusa de recevoir sous ses étendards, dans toute l'etendue de son royaume, ceux qui ne craignaient pas de se constituer les ennemis de Dieu en restant infectés du venin de l'hérésie. Il ne faut pas s'étonner que le frère d'un martyr soit devenu le prédicateur de la vraie foi : les mérites du second obtinrent au premier la grâce de ramener dans le sein de Dieu une foule de personnes. Il importe de nous convaincre qu'une si belle entreprise n'eût pu se réaliser si le roi Herménigilde n'eût versé son sang pour la vérité ; car il est écrit : Si le grain de blé tombé en terre ne vient à mourir, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Nous voyons se renouveler dans les membres ce qui a lieu dans notre chef. Parmi la nation des Visigoths, un homme est mort pour procurer la vie à une multitude. Un seul grain tombé dans une terre fidèle a fait surgir une riche moisson d'âmes qui ont obtenu la foi. PIERRE. C'est là une merveille d'autant plus saisissante qu'elle est arrivée de notre temps. [3,28] CHAPITRE XXVIII : Evêques d’Afrique, défenseurs de la foi catholique, à qui les Vandales ariens coupèrent la langue, et qui cependant ne laissèrent pas de parler aussi bien qu'auparavant. (484) GRÉGOIRE. Sous le règne de l'empereur Justinien, les Vandales, livrés à l'hérésie d'Arius, suscitèrent en Afrique une persécution furieuse et sanglante. Des évêques, persistant courageusement dans la défense de la vérité, furent forcés de comparaître en public. Perfides insinuations, flatteuses promesses, rien ne fut oublié par le roi des Vandales pour les pervertir et les engager dans l’erreur. Comme ses efforts étaient inutiles, il s'imagina qu'il pourrait les dompter par la violence des tourments. Plus d'une fois il leur avait imposé silence lorsqu'ils parlaient pour la défense de la vérité ; mais ils ne s'étaient pas tus en face de l'hérésie : ils craignaient que leur silence ne passât pour une approbation tacite. Dans les transports de sa fureur, le roi leur fit couper la langue jusqu'à la racine. Mais, ô prodige connu d'une foule de vieillards privés de leurs langues, ils parlaient pour la défense de la vraie foi aussi bien qu'ils le faisaient auparavant à l'aide de cet organe. PIERRE. Voilà qui est extraordinairement étonnant, et il y a lieu d'en être surpris. GRÉGOIRE. Mon cher Pierre, il est écrit du Fils unique du Père céleste : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Puis l'Esprit saint ajoute, en parlant de sa puissance : Tout a été fait par lui. Pourquoi donc nous étonner, si le Verbe, qui a fait la langue, a pu former des paroles sans le secours de la langue ? PIERRE. Je goûte bien ce que vous dites. GRÉGOIRE. Pendant cette persécution, les évêques dont nous avons parlé se réfugièrent à Constantinople. Ce fut aussi à cette époque que je fus envoyé vers l'empereur pour traiter des affaires de l'Église. Or, j'y trouvai un évêque déjà fort âgé qui attestait les avoir entendus parler sans langue, si bien qu'ils ouvraient la bouche et s'écriaient : « Regardez bien : Nous n'avons point de langues, et nous parlons ! » Et alors, selon son témoignage, on apercevait, à la place de ces langues coupées jusqu'à la racine, une ouverture profonde qui se prolongeait dans l'intérieur du gosier. Cependant, quoiqu'elles fussent dépourvues de cet organe, leurs bouches articulaient des paroles pleines et entières. Un de ces glorieux martyrs, étant tombé dans l'impureté, perdit à l'instant ce don miraculeux ; c'était un juste jugement de Dieu : celui qui n'avait pas su conserver sa chair dans la continence, ne devait pas proférer les paroles de la vérité sans une langue de chair. Mais c'est assez de ces divers récits pour condamner l'hérésie arienne, revenons aux miracles qui se sont tout récemment accomplis en Italie. [3,29] CHAPITRE XXIX : Saint Eleuthère, serviteur de Dieu. (VIe siècle.) GRÉGOIRE. Eleuthère, dont j'ai fait mention plus haut, était abbé du monastère de Saint-Marc-l’Évangéliste, situé à l’entrée de la ville de Spolète, il a demeuré longtemps avec moi dans mon monastère de Rome, et c'est là qu'il a fini ses jours. Ses disciples racontaient que ses larmes avaient ressuscité un mort. Cet homme était doué d'une telle candeur et d'une telle componction, que ses larmes, émanées d'un cœur si simple et si humble, devaient, sans aucun doute, exercer sur le cœur de Dieu un immense pouvoir. J'en rapporterai un miracle que, sur mes instances, il me raconta lui-même avec simplicité. Un jour qu'il était en route, il ne se trouva point, sur le soir, d'hôtellerie pour loger, et il prit le parti de se rendre dans un monastère de religieuses. Là se trouvait un petit enfant que le malin esprit se plaisait à tourmenter toutes les nuits. Après avoir reçu l'homme de Dieu chez elles, les religieuses lui adressèrent cette prière : « Faites, notre père, que cet enfant passe cette nuit avec vous. » Eleuthère l'accueillit avec bonté, et lui permit de coucher avec lui. Le lendemain matin les religieuses s'informèrent soigneusement près du vénérable Eleuthère si l'enfant qu'elles lui avaient confié lui avait fait quelque peine, « Aucune, » leur répondit-il, fort surpris de leurs questions empressées. Alors elles lui découvrirent le mal auquel il était sujet ; elles lui apprirent que le démon ne le quittait pas une seule nuit, et le conjurèrent de l'emmener dans son monastère, parce qu'elles ne pouvaient plus supporter ses cruelles tortures. Le vieillard y consentit. L'enfant séjourna longtemps au monastère sans que l'ancien ennemi osât l'aborder. Sa guérison remplit le cœur du bon vieillard d'une joie excessive, et il dit en présence des religieux de son monastère : "Mes frères, le diable se jouait de ces bonnes sœurs ; mais depuis qu'il a eu affaire aux serviteurs de Dieu, il n'a plus osé porter atteinte à cet enfant." A peine avait-il parlé, qu'à l'instant et dans un clin d'œil le démon se ressaisit de sa victime, et la tortura cruellement en présence des religieux. A cette vue, le vieillard poussa un cri de douleur. Pour essuyer ses pleurs, les frères essayèrent de lui prodiguer les consolations ; mais il leur répondit : « Croyez-moi, il n'entrera pas aujourd'hui un morceau de pain dans la bouche de personne d'entre nous, avant que cet enfant soit délivré du démon. » Alors ils se prosternèrent contre terre, et ne cessèrent point de prier que l'innocente victime n'eût été affranchie de la tyrannie de Satan. Sa délivrance fut parfaite, et le malin esprit ne se permit plus de l'attaquer. PIERRE. Il me semble qu'il s'était glissé dans l'esprit du vieillard un petit grain de vanité, et c'est le motif pour lequel le Seigneur a voulu que ses disciples partageassent la gloire de ce miracle. GRÉGOIRE. C'est bien cela. Il ne pouvait seul porter le poids de ce prodige ; il le répartit sur tous ses frères, et alors cette gloire ne fut plus pour lui un fardeau accablant. J'ai personnellement éprouvé l’efficacité de sa prière. A la suite d'une opération douloureuse que j'avais subie au monastère de Saint-André, j'éprouvai de fréquentes et terribles oppressions qui, par intervalles, me conduisaient aux portes du tombeau ; c'étaient de ces accidents que les médecins appellent syncopes. Si les religieux ne m'avaient soutenu d'instants en instants en me donnant quelque nourriture, la respiration m'aurait manqué, et avec elle la vie m'aurait échappé totalement. Cependant la fête de Pâques arrivait. Le samedi saint, jour où tout le monde jeûne, même les petits enfants, je me vis dans l'impossibilité de le faire, et le chagrin, plus que la maladie, me jeta dans une mélancolie profonde. Mais la tristesse m'inspira une excellente résolution : ce fut de conduire l'homme de Dieu à la chapelle, et de le conjurer de vouloir bien m'obtenir, par ses prières auprès du Seigneur, la force de jeûner. C'est précisément ce que nous fîmes. A peine entré dans le lieu saint, l'homme de Dieu se prosterna humblement et se mit à prier avec larmes ; puis, un instant après, il acheva sa prière et sortit. La bénédiction qu'il me donna fortifia mon estomac délabré : il oublia totalement et le besoin de manger et la maladie qui me travaillait. Je m'étonnai d'un état si différent du premier ; lorsque je me rappelais mon infirmité, je ne retrouvais plus rien en moi de ce que m'offrait ce souvenir. Me livrais-je aux occupations que réclamait la direction du monastère, j'oubliais totalement la maladie dont j'étais affligé, el quand celle-ci, encore une fois, me revenait à l'esprit, j'étais surpris de me trouver tant de force sans avoir pris de nourriture. Arrivé au soir, ma vigueur était si grande, que j'aurais pu, si j'eusse voulu, continuer mon jeûne jusqu'au lendemain. C'est ainsi que j'ai fait personnellement l'expérience de la vérité des prodiges dont je n'ai pas été le témoin. [3,30] CHAPITRE XXX : Saint Amance, prêtre de la province de Toscane. (Au VIe siècle.) GRÉGOIRE. Votre charité n'ignore pas quelle est la sainteté de Floride, évêque de Tibur, ainsi que son amour de la vérité. Or, il m'a raconté qu'il avait chez lui un prêtre d'une admirable simplicité. Son nom est Amance. Cet homme extraordinaire possède le pouvoir de rendre la santé en imposant, à l'exemple des apôtres, les mains aux malades. Si violente que soit la maladie, Amance n'a qu'à toucher celui qui s'y trouve en proie, et sur-le-champ le mal est dissipé. Il possède encore, a-t-il ajouté, un autre pouvoir également miraculeux. Rencontre-t-il un serpent, quelque furieux que soit le reptile, le saint homme trace sur lui le signe de la croix, et il est exterminé à l'instant ; la vertu de ce signe sacré, formé par Je doigt de l'homme de Dieu, lui déchire les entrailles et le fait périr. Le reptile s'est-il retiré dans le trou d'un rocher, Amance fait à l'entrée le signe de la croix, et l’on retire aussitôt le serpent sans mouvement et sans vie. J'ai eu à cœur de voir personnellement un homme revêtu d'une si grande puissance ; on me l'amena, et je le fis séjourner quelque temps dans un hôpital, afin d'éprouver incessamment son pouvoir pour la guérison des malades. Or, il s'y trouvait un de ces aliénés que les médecins, appellent frénétiques. Une nuit, il se prit, dans son délire, à pousser de grands cris et à jeter, par d'affreuses clameurs, le trouble et l'épouvante parmi les autres malades. Personne ne put goûter un instant de sommeil, et le mal de cet infortuné augmenta celui de tous les autres. Alors le vénérable prêtre quitta son lit, s'approcha doucement de celui du frénétique, et fit sa prière en lui imposant les mains. Bientôt, voyant qu'il se trouvait mieux, il le prit avec lui et le mena à la chapelle, dans la partie supérieure de la maison. Là il pria pour sa guérison, en donnant à son zèle une libre carrière ; après quoi il le ramena à son lit, dans une santé parfaite. Dès lors le frénétique ne fit plus entendre de ces cris qui troublaient les autres et aggravaient le mauvais état des malades : le pauvre aliéné avait recouvré le parfait usage de sa raison. C'est le très révérend évêque Floride, alors logé dans l'hôpital avec le prêtre Amance, et le garçon chargé cette nuit-là du soin des malades, qui m'ont donné les détails circonstanciés de cette guérison. Sur l'autorité de ce seul fait, ne pouvons-nous pas croire avec une entière assurance tous les autres prodiges qu'on raconte d'Amance ? PIERRE. C'est un grand sujet d'édification que de voir des hommes opérer de telles merveilles, que de contempler sur la terre la Jérusalem céleste dans la personne de ses concitoyens. [3,31] CHAPITRE XXXI : Saint Maximien, évêque de Syracuse. (VIe siècle.) GRÉGOIRE. Je ne crois pas devoir passer sous silence le miracle que le Dieu tout-puissant fit éclater en faveur de son serviteur Maximien, maintenant évêque de Syracuse, et alors abbé de mon monastère. Lorsque, par l'ordre du souverain pontife, j'étais à la cour de Constantinople, pour y prendre soin des affaires ecclésiastiques, le vénérable Maximien, cédant à son affection pour moi, m'y vint trouver avec quelques religieux. Lors de son retour à mon monastère de Rome, par une disposition merveilleuse et ineffable, il s'éleva sur la mer Adriatique une affreuse tempête qui manifesta tout à la fois, à l'endroit de Maximien et de ceux qui l'accompagnaient, la colère et la miséricorde du Seigneur. Soulevées par là violence des vents, les vagues en furie avaient rompu les mats, emporté les voiles, ébranlé la construction tout entière et entr'ouvert le vaisseau de toutes parts. L'eau, pénétrant par ces ouvertures, envahit tout le navire jusqu'au tillac, si bien qu'on apercevait moins le vaisseau au milieu des ondes que les ondes au milieu du vaisseau. Effrayés aux approches, ou plutôt à l'aspect de la mort qui s'offrait à leurs regards, tous les passagers se firent leurs derniers adieux, reçurent le corps et le sang du Sauveur, et se recommandèrent à Dieu en le conjurant d'accueillir leurs âmes dans sa bonté, puisqu'il livrait leurs corps à un si horrible trépas. Mais, après avoir fait peser sur leurs esprits une prodigieuse épouvante, le Ciel leur sauva la vie d'une façon non moins prodigieuse encore. Pendant huit jours le vaisseau, rempli d'eau jusqu'au pont, continua sa course sans s'abîmer sous les flots. Le neuvième il entra au port de Crotone. Tous les passagers qui montaient ce bâtiment avec le vénérable Maximien en sortirent sans avoir éprouvé aucun mal. Mais à peine le saint abbé eut-il quitté le vaisseau, à la suite des autres, qu'il s'engloutit dans le port même, comme si la descente des passagers l'eût surchargé d'un poids énorme. Ainsi, après avoir vogué plein d'hommes et plein d'eau, le navire, à la sortie de Maximien et de ses frères, n'eut pas la force, dans le port même, de porter l'eau sans les passagers. C'était pour montrer que s'il n'avait pu se soutenir sur les flots, une fois débarrassé de ceux qui le montaient, c'était évidemment la main toute-puissante de Dieu qui l'avait soutenu lorsqu'il était chargé. [3,32] CHAPITRE XXXII : Sanctule, prêtre de la province de Norsie. GRÉGOIRE. Il y a environ quarante jours que vous avez vu chez moi un homme dont j'ai parlé plus haut ; c'est Sanctule, prêtre respectable par la sainteté de sa vie. Tous les ans il aimait à venir de la province de Norsie pour me visiter. Mais il y a trois jours, un moine de ce pays m'a causé la plus cuisante peine en m'annonçant la mort de ce respectable vieillard. Quoique je ne puisse me rappeler ses miracles sans que je sente couler de mes yeux des larmes de tendresse, toutefois je les raconterai sans crainte, parce que je les ai appris de prêtres de son voisinage, doués d'une grande vertu et d'une admirable candeur. Entre personnes qui s'aiment, la familiarité et l'affection inspirent une grande hardiesse, et plus d'une fois mes instances, pleines de tendresse, arrachèrent à Sanctule le secret de ses plus grands prodiges. Un jour que les Lombards foulaient les olives au pressoir pour en exprimer l'huile, Sanctule s'y rendit une outre à la main, la sérénité sur le front, et la joie dans le cœur ; il salua d'un air charmant les Lombards occupés à ce travail, leur présenta son outre, et leur demanda d'un ton impératif, qui ne sentait en rien la prière, de vouloir bien l'emplir. Mais les paysans, qui s'étaient consumés toute la journée en de vains labeurs sans avoir pu exprimer une goutte d'huile des olives qu'ils pressuraient, accueillirent fort mal sa demande et le chargèrent d'injures. L'homme de Dieu leur répondit d'un air encore plus gai : « Si vous me voulez du bien, emplissez ce vaisseau à Sanctule, après quoi il prendra congé de vous. » Les barbares, voyant d'une part que les olives ne donnaient aucun résultat, et que de l'autre l'homme de Dieu les pressait de remplir son vaisseau, entrèrent en fureur et se mirent à l'accabler d'outrages plus sanglants encore. Alors l'homme de Dieu, considérant qu'il ne coulait pas une goutte d'huile du pressoir, demanda de l'eau, la bénit devant tout le monde, et la jeta lui-même dans le pressoir ; de cette source bénite l'huile jaillit par torrents, et les Lombards, qui s'étaient d'abord épuisés en d'inutiles efforts, remplirent tous leurs vaisseaux sans en excepter celui de l'homme de Dieu, qu'ils remercièrent avec effusion d'être venu leur demander de l'huile, parce qu'il avait procuré par sa bénédiction l'objet de sa demande. Dans une autre circonstance, alors que la famine exerçait partout ses rigueurs, l'église de saint Laurent, martyr, avait été brûlée par les Lombards. L'homme de Dieu conçut le dessein de la restaurer : il prit à ses ordres des chefs et des ouvriers subalternes, à l'entretien desquels il lui fallait subvenir chaque jour et sans délai. Mais, sous l'empire de cette cruelle famine, le pain manqua, et les ouvriers se prirent à réclamer vivement leur subsistance, protestant que les privations ne leur laissaient plus de forces pour travailler. L'homme de Dieu répondit à leurs plaintes par des paroles de consolation et la promesse formelle de les satisfaire ; mais au fond il éprouvait de cruelles angoisses en se voyant dans l'impossibilité de réaliser ses engagements. Tandis qu'il promenait de côté et d'autre ses inquiétudes, il rencontra un four où les femmes du voisinage avaient cuit la veille ; il s'inclina et se mit à regarder si elles n'y avaient point laissé quelque pain. Tout à coup il en vit un d'une grosseur surprenante et d'une extraordinaire blancheur ; il le prit, mais sans vouloir d'abord le porter à ses ouvriers ; il craignait de ravir ce qui peut-être appartenait à autrui, et de commettre une faute en se livrant au mouvement de sa charité. Ainsi il alla le montrer à toutes les femmes d'alentour, et s'informa si quelqu'une d'elles ne l'avait point laissé au four. Toutes celles qui avaient cuit la veille déclarèrent qu'il ne leur appartenait pas, et qu'elles avaient rapporté du four tous leurs pains sans exception. Transporté de joie, l'homme de Dieu s'en alla avec ce seul pain rejoindre ses nombreux ouvriers, et les exhorta à remercier le Seigneur. Il leur annonça qu'il leur avait procuré de quoi subsister, les invita sur-le-champ à prendre leur repas, et leur servit le pain qu'il avait trouvé. Après qu'ils se furent pleinement rassasiés, Sanctule recueillit plus de morceaux que le pain n'avait pu en produire. Il les leur servit le lendemain, et les morceaux qui restèrent surpassèrent encore en nombre ceux qu'il avait apportés. Pendant dix jours les maîtres et les ouvriers se nourrirent de ce seul pain ; chaque jour ils en mangeaient, et chaque jour il en restait encore assez pour le repas du lendemain : on eût dit que les morceaux se multipliaient au fur et à mesure qu'on en mangeait, et que la bouche des ouvriers reproduisait la nourriture même qu'ils absorbaient. PIERRE. C'est là un étonnant prodige, c'est un renouvellement merveilleux de la multiplication des pains opérée par notre Seigneur. GRÉGOIRE. Oui, mon cher Pierre, Celui qui, par le ministère de son serviteur, a nourri une foule d'ouvriers avec un seul pain, est précisément Celui qui a rassasié par lui-même cinq mille hommes avec cinq pains, Celui qui produit avec quelques grains de semence des moissons innombrables, Celui qui a fait sortir les semences mêmes du sein de la terre et a créé simultanément toutes choses de rien. Mais c'est assez admirer le prodige que le vénérable Sanctule a fait éclater par la puissance du Seigneur ; apprenez maintenant quelles vertus avait mises en son âme la grâce de Dieu. Un jour, les Lombards tenaient enchaîné un diacre qu'ils avaient pris, et projetaient d'immoler leur victime. Sur le soir, l'homme de Dieu leur demanda sa délivrance et la grâce de la vie. Ils répondirent que cela leur était impossible. Assuré qu'ils avaient décidé la mort de cet infortuné, Sanctule les pria de vouloir bien lui en confier la garde. Ils lui répondirent sur-le-champ : « Nous vous le confierons si vous voulez, mais à condition que, s'il échappe, votre tête répondra de la sienne. » L'homme de Dieu accepta volontiers la proposition, et prit le diacre sous sa responsabilité. Au milieu de la nuit, alors qu'un profond sommeil enchaînait tous les barbares, Sanctule réveilla le captif et lui dit ; « Levez-vous, fuyez vite, et que le Seigneur vous délivre. — Fuir, mon père ! je ne le puis, répliqua le diacre, qui n'avait point oublié l'engagement de l'homme de Dieu ; car si je viens à fuir, soyez-en sûr, vous mourrez à ma place. — Levez-vous, fuyez, et que le Dieu tout-puissant vous délivre, » répondit le vénérable Sanctule en le pressant de se rendre à son invitation. « Pour moi, ajouta-t-il, je suis en la main de Dieu ; ils ne peuvent rien sur moi que ce qu'il leur permettra. » Le diacre prit la fuite, et sa caution resta au milieu des Lombards comme dupe de celui qu'il venait de sauver. Le lendemain, ceux qui avaient confié la garde du diacre au vénérable Sanctule vinrent lui réclamer ce dépôt. Sanctule répondit qu'il avait pris la fuite. « Eh bien ! lui dirent les barbares, vous savez parfaitement ce dont nous sommes convenus. — Oui, je le sais, répliqua le serviteur de Dieu avec intrépidité. —Vous êtes un brave homme, lui dirent-ils ; nous ne voulons pas vous faire endurer toutes sortes de tortures ; choisissez le genre de mort que vous voulez. — Je suis au pouvoir du Seigneur, répondit l'homme de Dieu, faites-moi subir la mort qu'il permettra. » Tous les Lombards alors présents décidèrent à l'unanimité qu'il aurait la tête tranchée, pour diminuer par une prompte exécution la rigueur de ses souffrances. A la nouvelle que Sanctule, si révéré parmi eux à cause de sa rare sainteté, doit être mis à mort, tous les Lombards qui se trouvent dans ce quartier accourent avec la joie féroce qui les caractérise, afin d'assister à ce lugubre spectacle. Les troupes forment une vaste enceinte ; on amène le serviteur de Dieu au milieu d'elles, et parmi tous les guerriers on en choisit un qui doit, sans faillir, abattre d'un seul coup la tête de la victime. Amené au milieu des soldats armés, l'homme de Dieu recourt aussitôt à ses armes ; il demande qu'on veuille lui accorder quelques instants pour prier : ses vœux sont exaucés. Sanctule se prosterne et prie. Comme il prolonge sa prière, le guerrier choisi pour lui porter le coup de la mort le frappe du pied en lui criant : « Lève-toi, fléchis les genoux, et présente ta tête. » L'homme de Dieu se lève, s'agenouille, tend le cou ; puis, voyant le glaive tiré du fourreau, il s'écrie, dit-on, à haute voix : « Saint Jean, recevez-le ! » Alors le bourreau d'élite, tenant le glaive nu, lève le bras en l'air de toutes ses forces afin de décharger un coup terrible ; mais ce bras, il ne peut l'abaisser, il reste glacé, immobile, le glaive dressé vers le ciel ! Alors, ravie d'admiration, toute la multitude présente à ce lugubre spectacle change en des chants de louanges ses vœux sanguinaires, et conçoit pour l'homme de Dieu une vénération mêlée de crainte, tant éclate la sainteté d'un homme qui a enchaîné en l'air le bras de son bourreau ! On le prie de se lever, il se lève ; puis on lui demande de guérir le bras du guerrier, il s'y refuse. « Je ne prierai jamais pour lui, dit-il, à moins qu'il ne me promette avec serment de ne jamais se servir de ce bras pour tuer un chrétien. » Le Lombard, qui avait perdu pour ainsi dire son bras en le levant contre Dieu, se vit contraint, en punition de son crime, de jurer qu'il ne tuerait jamais de chrétien. Alors l'homme de Dieu lui dit avec un ton plein d'empire : « Abaissez votre bras, » et il l'abaissa ; puis il ajouta : « Remettez votre glaive dans le fourreau, » et il le fit à l'instant. A la vue de cette prodigieuse puissance, tous de lui offrir à l'envi des bœufs et des chevaux qu'ils avaient enlevés dans leurs pillages. Mais l'homme de Dieu refusa ces sortes de présents pour leur en demander d'autres d'un plus grand prix : « Si vous voulez m'accorder quelques faveurs, leur dit-il, remettez-moi tous les captifs que vous possédez, afin qu'en retour de votre obligeance je prie pour vous. » Sa demande fut exaucée : on le congédia avec tous les captifs, et par une disposition de la miséricorde divine, en s'offrant à la mort pour le salut d'un seul, un seul en a délivré plusieurs de la mort. PIERRE. C'est là une grande merveille, et quoique je la connaisse déjà par d'autres récits, néanmoins, je dois l'avouer, toutes les fois qu'on me la raconte elle devient nouvelle pour moi. GRÉGOIRE. Sanctule ne doit pas être à ce sujet l'objet de votre admiration ; mais considérez plutôt quel a été l'esprit qui a soutenu cette âme si simple et l’a élevée à un si haut degré de vertu. Où était son cœur lorsqu'il se détermina si généreusement à mourir pour son prochain, lorsqu'il sacrifia sa vie pour sauver la vie temporelle d'un de ses frères, et qu'il courba la tête sous le glaive menaçant ? De quel brûlant amour n'était-il pas embrasé, ce cœur qui n'a point redouté la mort pour sauver un de ses frères ! Nous savons, à n'en pas douter, que le vénérable Sanctule ne possédait pas très bien les éléments des lettres humaines, et qu'il ignorait les préceptes du Seigneur. Mais, parce que la charité est l'accomplissement de la loi, son amour de Dieu et du prochain lui en a procuré l'entier accomplissement, et la charité a fait vivre au fond de son cœur ce dont il ne possédait pas extérieurement la connaissance. Peut-être n'avait-il jamais lu ces paroles de saint Jean au sujet du Sauveur : De même qu'il a donné sa vie pour nous, de même devons-nous aussi donner notre vie pour nos frères. Et ce sublime précepte de l'Apôtre, sa conduite plutôt que sa science a prouvé qu'il le connaissait ! Comparons, s'il vous plaît, sa docte ignorance à notre ignorante science : la nôtre rampe à terre, la sienne s'élève dans les cieux. Nous tenons sur la vertu des discours stériles, et, semblables à des hommes placés entre des arbres chargés de fruits, nous aspirons leur parfum sans en manger. Mais Sanctule savait cueillir le fruit des vertus, quoiqu'il ne sût pas en les méditant en apprécier l'arôme.