[1,0] DIALOGUES - LIVRE PREMIER. Préface. Un jour, submergé par le flot des affaires séculières, qui souvent exigent un tribut de dévouement auquel nous ne sommes assurément pas obligés, je me retirai dans un secret asile, ami de la mélancolie, où il m'était loisible de faire éclater ostensiblement les déplaisirs que me causaient mes occupations, et de me représenter en masse et tout à mon aise mes divers sujets de douleur. J'étais là, plongé dans une amère affliction et dans un profond silence, lorsque survint mon bien-aimé fils, le diacre Pierre, qui m'est uni par les liens d'une tendre amitié dès l'aurore de la jeunesse, et qui seconde puissamment mon zèle dans l'étude de la parole sainte. Me voyant écrasé sous le poids d'un mortel abattement : Vous est-il arrivé quelque accident ? me dit-il, votre tristesse est plus grande que d’ordinaire. — Pierre, lui dis-je, le chagrin dont je suis abreuvé journellement est toujours ancien et toujours nouveau : toujours ancien, parce qu'il dure depuis longtemps ; toujours nouveau, parce qu'il va toujours croissant. Mon esprit, battu par les vagues de mes pénibles occupations, se rappelle le bonheur qu'il goûtait jadis au monastère, alors qu'il voyait à ses pieds tout ce qui passe, et qu'il planait au-dessus de ce monde éphémère. Les biens célestes étaient le seul objet de ses pensées ; dans l’élan de sa contemplation, il secouait les liens de sa mortalité et franchissait les barrières de sa prison de boue ; enfin la mort elle-même, que tous regardent comme un affreux supplice, il la chérissait comme le vestibule de la vie et la récompense de ses travaux. Mais maintenant la charge pastorale le force de subir les tracassantes affaires du siècle, et après avoir joui d'un si doux, d'un si magnifique repos, il lui faut se souiller de la poussière des choses de la terre. Une charitable condescendance l'a-t-elle obligé de se répandre au dehors, lorsqu'il veut rentrer en lui-même, incontestablement il se trouve moins d'aptitude pour ses exercices spirituels. Ainsi je pèse mes souffrances, je pèse mes pertes, et la considération des avantages dont je suis privé rend mon fardeau plus accablant encore. Les vagues de la grande mer me battent de toutes parts, et la tourmente d'une furieuse tempête brise la frêle nacelle de mon âme. Aux souvenirs de ma vie première, je soupire comme à la vue d'un tranquille rivage laissé derrière moi. Mais ce qu'il y a de plus fâcheux encore, c'est que, emporté par les vastes flots, je puis à peine, dans mon trouble, apercevoir le port que j'ai quitté. Voici, en effet, comment s'effectue la déchéance de notre esprit. D'abord, il perd le bien qu'il possède, en conservant toutefois le souvenir de sa perte ; puis, quand il met entre lui et ce bien une plus grande distance, il va jusqu'à oublier ce qu'il a perdu, de telle sorte qu'il ne garde pas même la mémoire du trésor dont il possédait la réalité. C'est ainsi que s'accomplit ce que j'ai dit : dans une traversée lointaine, nous perdons de vue le port où nous jouissions d'un tranquille repos. Mais ce qui parfois excite singulièrement ma douleur, c'est le souvenir de quelques personnes qui ont quitté le siècle présent de tout leur cœur. La vue de leur haute perfection me révèle bien mieux encore ma profonde bassesse. Plusieurs ont charmé les regards de Dieu dans la vie solitaire, et, pour que le contact du siècle ne flétrît point la pureté de leur cœur, le Dieu tout-puissant n'a point voulu les impliquer dans les emplois laborieux du monde. Mais je vous ferai bien mieux entendre ce que nous venons de dire, si nous procédons par demandes et par réponses, avec l'attention de placer nos noms en tête de chacune d'elles, pour les distinguer les unes des autres. PIERRE. Je ne sache guère que des miracles et des vertus extraordinaires aient signalé la sainteté de quelques personnes en Italie, et j'ignore quels sont ceux dont la vie, par un édifiant contraste, enflamme si fort votre zèle. Qu'il y ait eu des hommes vertueux dans ce pays, je n'en doute point ; mais qu'ils aient fait éclater de grandes vertus, d'étonnants prodiges, je ne le pense pas ; ou si cela est, ces choses ont été ensevelies dans un silence si profond, que nous en ignorons complètement l'existence. GRÉGOIRE. Mon cher Pierre, si, tout misérable que je suis, j'entreprends de vous raconter, au sujet de personnes d'une perfection, d'une sainteté consommées, ce que des témoins pieux et véridiques m'ont attesté, ou ce que j'ai appris moi-même, le jour, à ce que je crois, finira avant mon récit. PIERRE. Je voudrais bien qu'à ma prière vous m'en rapportassiez quelques traits. Il ne doit pas trop vous en coûter d'interrompre pour cela le cours de vos études et de vos instructions sur l'Écriture sainte, attendu que la considération des miracles n'offre pas un moindre sujet d'édification. En effet, si l'explication de la parole sainte nous révèle la source et la pratique de la vertu, le récit des miracles nous apprend avec quel éclat elle brille dans ceux qui possèdent et cultivent ce trésor. Il est des cœurs dans lesquels les exemples excitent plus puissamment que les prédications l'amour de la céleste patrie. Ordinairement ceux qui entendent le récit des miracles des Pères en retirent un double avantage. La conduite des saints, rapprochée de la nôtre, nous remplit d'ardeur pour l'éternelle vie, et si nous concevons quelque bonne opinion de nous-mêmes, la vue de la perfection des autres humilie notre orgueil. GRÉGOIRE. Ce que je sais, sur le témoignage de personnages infiniment respectables, je le raconte sans balancer, et en cela je suis l'exemple des écrivains sacrés ; car pour moi il est plus clair que le jour que saint Marc et saint Luc ont appris des autres, et non point vu de leurs yeux, ce qu'ils racontent dans leurs Évangiles. Mais pour bannir de l'esprit de mes lecteurs jusqu'au moindre nuage, je cite ouvertement, à chaque trait que je rapporte, les sources auxquelles je puise. De plus, je suis bien aise que vous sachiez que tantôt je rapporte seulement les choses, que tantôt, avec les choses, je cite littéralement les paroles ; si je me fusse astreint scrupuleusement aux termes de chaque personne, les récits des paysans n'auraient point été en harmonie avec le style de l'auteur. Mon premier récit repose sur le témoignage de vieillards infiniment respectables. [1,1] CHAPITRE I : Saint Honorât, abbé de Fondi. (De 541 à 552.) GRÉGOIRE. Le patrice Venance possédait autrefois dans le Samnium un domaine dont le métayer eut un fils nommé Honorât. Dès sa plus tendre jeunesse, cet enfant fut embrasé d'une sainte ardeur pour la céleste patrie, et la mortification fut la voie par laquelle il tendit à ce but. Il avait fait un tel progrès dans la vertu, que déjà il retranchait jusqu'aux paroles inutiles, et domptait sa chair par le moyen que nous venons de signaler. Un jour que ses parents donnaient un festin aux personnes du voisinage, on ne servit que de la viande aux convives. Comme le pieux enfant refusait d'y toucher par suite de son amour pour l'abstinence, ils se mirent à tourner ses scrupules en dérision : « Mange donc, lui disaient-ils ; hé ! crois-tu que, sur ces montagnes, nous allons te servir du poisson ? » Or, on parle souvent de poisson dans ce pays, mais on n'y en voit jamais. Tandis qu'Honorât était ainsi en butte à la raillerie, l'eau vint à manquer sur la table. Aussitôt l'esclave, prenant un seau de bois, selon l'usage, se dirige vers la fontaine. Pendant qu'il y puise, un poisson se glisse furtivement dans le seau. A son retour, l'esclave verse l'eau en présence des convives, et avec elle un poisson assez considérable pour nourrir Honorât toute une journée. L'étonnement fut universel, et les railleries de ses parents cessèrent totalement. On se prit à respecter dans Honorât une mortification que d'abord on avait prétendu ridiculiser, et la présence du poisson, sorti, pour ainsi dire, du sein des montagnes, mit fin à l'opprobre du serviteur de Dieu. Comme les étonnantes vertus d'Honorat allaient toujours croissant, le patrice Venance le gratifia de la liberté, et Honorât établit, en un lieu appelé Fondi, un monastère qui compta environ deux cents moines sous sa conduite. C'est là que sa vie devint un sujet d'universelle édification. Un jour, un énorme éclat de rocher se détacha de la haute montagne qui domine le monastère, et, se précipitant le long de la colline, il s'en allait menaçant l'abbaye d'une totale ruine et tous les religieux d'une mort inévitable. Le saint homme le vit fondre du haut de la montagne ; aussitôt invoquant à plusieurs reprises le nom du Sauveur, il étendit la main pour lui opposer le signe de la croix, et, selon le témoignage de Laurent, homme plein de piété, le rocher s'arrêta immobile sur le flanc de la montagne, quoique l'endroit ne lui offrît pas une assiette de nature à le fixer solidement ; aussi le spectateur le voit-il encore suspendu, pour ainsi dire, dans les airs, et tout près de se précipiter.PIERRE. Pensez-vous qu'un homme d'un tel mérite ait reçu les leçons d'un maître, avant d'avoir des disciples à son école ? GRÉGOIRE. Je ne sache pas qu'il ait été le disciple de personne ; mais il n'est pas de loi qui enchaîne les dons de l'Esprit saint. La règle d'une sage discipline, c'est de l'instruisant au dedans, elle l'a au dehors abandonné à sa propre indépendance. C'est ainsi que Moïse reçut les lumières et les ordres du Ciel par le ministère d'un ange, et non par l'intermédiaire des hommes ; mais pour les faibles, cela est un objet de respect et non d'imitation. PIERRE. Je suis charmé de ce que vous me racontez ; mais dites-moi, je vous prie, si cet excellent Père a laissé des disciples qui aient marché sur ses traces ? [1,2] CHAPITRE II : Libertinus, prieur du monastère de Fondi. (Au VIe siècle.) GRÉGOIRE. Le vénérable Libertinus, qui, au temps de Totila, roi des Goths, était prieur du monastère de Fondi, fut élevé et formé à l'école d'Honorat. Plusieurs personnes dignes de foi ont publié de lui une foule de choses merveilleuses. Je m'arrêterai de préférence au témoignage du pieux Laurent, actuellement encore existant, et autrefois son intime ami ; il m'a raconté de lui un grand nombre de traits ; je vais rapporter ceux qui s'offrent à mon souvenir. Les intérêts du monastère ayant obligé Libertinus de se mettre en route dans le Samnium, il y rencontra l'armée des Goths sous les ordres de Darida. Arracher le serviteur de Dieu de dessus son cheval, et s'emparer de sa monture, fut pour les soldats l'affaire d'un instant. Cette perte lui fut si peu sensible, qu'il offrit encore aux voleurs le fouet qu'il avait en main, en leur disant : « Tenez, voilà pour faire marcher la bête. » Ces mots prononcés, il se mit en prière. L'armée de Darida fut bientôt arrivée au fleuve Vulturne ; là, tous de frapper leurs chevaux avec le bois de leurs lances, tous de les déchirer à coups d'éperons ; les éperons, les lances purent bien fatiguer les chevaux, mais les forcer à faire un pas en avant, jamais ; ils ne redoutaient pas moins l'eau du fleuve qu'un abîme dévorant. Tous les cavaliers s'étaient épuisés à frapper leurs montures, lorsque l'un d'eux s'avisa de s'écrier que, s'ils étaient entravés dans leur marche, c'était sans doute en punition de l'insulte qu'ils venaient de faire au serviteur de Dieu. Aussitôt ils retournent sur leurs pas, et trouvent Libertinus en prière, la face prosternée contre terre. « Levez-vous, lui dirent-ils, et prenez votre cheval. » Le saint homme leur répondit : « Emmenez-le, s'il vous plait ; pour moi, je n'en ai que faire. » Alors ils mirent pied à terre, le replacèrent malgré lui sur le cheval d'où ils l'avaient brutalement arraché, et se retirèrent sur-le-champ. Leurs chevaux franchirent le fleuve, qu'ils n'avaient pas voulu traverser, avec autant de vitesse que s'il n'eût pas renfermé une goutte d'eau dans son lit. C'est ainsi que la restitution de son cheval au serviteur de Dieu leur fit recouvrer à tous l'usage de leurs chevaux. Dans les mêmes circonstances, Bucellin vint à la tête des Francs en Campanie. Or il s'était répandu le bruit que le monastère de l'illustre serviteur de Dieu possédait des sommes considérables. Les Francs, ayant pénétré dans l'église, se mirent à fureter de toutes parts, appelant d'un ton menaçant le vénérable Libertinus, qui priait alors dans ce sanctuaire, prosterné la face contre terre. Mais, ô prodige ! malgré leurs recherches et leurs furibondes clameurs, les Francs, qui se heurtaient à chaque pas contre l'homme de Dieu, ne purent jamais l'apercevoir, et ainsi, déçus par leur propre aveuglement, ils revinrent du monastère les mains vides. Dans une autre circonstance, Libertinus, sur l'ordre de l'abbé qui avait succédé à Honorât son maître, venait d'entreprendre un voyage à Ravenne, dans l'intérêt du monastère. Or, son affection pour le vénérable Honorât lui avait inspiré la pensée de porter dans son sein une de ses chaussures partout où il dirigeait ses pas. Dans sa route, il rencontre une femme qui tenait entre ses bras le cadavre glacé de son petit enfant. A la vue du serviteur de Dieu, elle saisit la bride du cheval et dit avec serment : « Vous ne partirez point d'ici que vous n'ayez ressuscité mon fils. » Mais lui, n'étant point habitué à opérer de tels prodiges, pâlit d'effroi et fit tout au monde pour échapper à de telles instances ; ses efforts furent impuissants, et il flottait incertain. Il importe de considérer le terrible combat qui se livrait alors dans son cœur : ses habitudes d'humilité et sa compassion pour une mère étaient aux prises ; d'un côté, il craignait de se hasarder témérairement dans une entreprise si nouvelle ; de l'autre, il lui en coûtait de refuser son assistance à une mère éplorée. Mais, pour la plus grande gloire de Dieu, la charité triompha dans ce cœur vertueux, qui se montra fort précisément parce qu'il succomba. Ainsi il met pied à terre, tombe à genoux, lève les mains vers le ciel, retire la chaussure de son sein et la place sur la poitrine du mort. A sa prière, l'âme de l'enfant rentre dans son petit corps. Il le prend par la main, le rend plein de vie à sa mère en pleurs, et poursuit sa route, PIERRE. Que dire d'un si grand prodige ? Ce miracle est-il l'effet du mérite d'Honorat, ou de la prière de Libertinus? GRÉGOIRE. Dans l'accomplissement de cet admirable prodige, la foi de la mère agit de concert avec la vertu de ces deux personnages, et, à mon avis, s'il a été donné à Libertinus de l'opérer, c'est parce qu'il avait appris à compter sur le mérite de son maître plus que sur sa propre vertu. Il pensait sans doute que l'âme de celui dont il plaçait la chaussure sur la poitrine du petit cadavre lui obtiendrait l'objet de ses vœux. C'est ainsi qu'Elisée, s'étant rendu vers le Jourdain avec le manteau de son maître, frappa d'abord les eaux sans pouvoir les diviser. Mais lorsqu'il se fut écrié, Où est maintenant le Dieu d'Élie ? il frappa le fleuve une seconde fois avec le manteau du prophète, et un chemin s'ouvrit devant lui à travers les eaux. Considérez, mon cher Pierre, quelle est la puissance de l'humilité, lorsqu'il s'agit d'opérer des prodiges. Si Elisée put obtenir ce miracle, ce fut par le mérite de son maître, ce fut lorsqu'il rappela son nom à sa mémoire : si bien que c'est en se mettant sous sa direction, par un sentiment d'humilité, qu'il lui fut donné de faire à son tour ce qu'avait fait l'illustre prophète. PIERRE. Je goûte bien vos paroles ; mais, je vous en prie, avez-vous encore à nous raconter quelque trait pour notre édification ? GRÉGOIRE. Assurément ; mais à condition que ce trait, on voudra bien l'imiter ; pour mon compte, en effet, je mets la patience de cet illustre Père bien au-dessus des prodiges et des miracles. Un jour, celui qui gouvernait le monastère après la mort du vénérable Honorât s'emporta violemment contre le révérend Libertinus, à tel point qu'il alla jusqu'à le frapper de ses propres mains. Comme il ne trouvait point de baguette à sa disposition, il se saisit de son marchepied, et lui en donna si rudement à la tête et au visage, qu'il le couvrit de meurtrissures livides. Après ce cruel traitement, Libertinus se retira vers son lit sans mot dire. Le lendemain il y avait une affaire qui intéressait la communauté. Les matines terminées, Libertinus vint trouver l'abbé dans son lit, et lui demanda humblement sa bénédiction. L'abbé n'ignorait pas le respect et l'affection dont ce religieux était universellement environné ; il s'imagina qu'il voulait quitter le monastère, à cause de l'outrage qu'il lui avait fait. Là-dessus il lui dit : « Où voulez-vous aller ? — Mon père, répondit Libertinus, j'ai promis hier de sortir aujourd'hui pour une affaire de l'abbaye qui réclame nécessairement ma présence, et je me suis mis en mesure d'accomplir ma promesse. » Alors, considérant au fond de son cœur, d'un côté la barbarie de ses procédés, de l'autre l'humble mansuétude de sa victime, l'abbé s'élance de son lit et se jette aux pieds de l'homme de Dieu, en se confessant coupable d'un énorme crime, pour n'avoir pas craint de faire essuyer à une personne d'un pareil mérite de si nombreux et de si cruels outrages. De son côté, Libertinus tombe à terre, se prosterne aux genoux de l'abbé, et soutient qu'au lieu d'avoir éprouvé les effets de sa sévérité, il n'a fait que subir le châtiment de sa propre faute. Cette conduite inspira une grande douceur à l'abbé, et l'humilité du disciple servit de leçon au maître. Les intérêts du monastère ayant appelé Libertinus pour traiter l'affaire en question, un grand nombre de personnes distinguées par leur naissance et leur mérite, et qui d'ailleurs honoraient ce bon religieux d'une particulière estime, ne pouvaient revenir de leur étonnement à la vue de la tumeur et des meurtrissures qui défiguraient son visage ; chacun à l'envi s'empressait de lui en demander la cause. Il leur répondait : « Hier au soir, en punition de mes péchés, je me suis heurté contre un escabeau, et voilà ce que j'y ai gagné. » C'est ainsi que ce saint homme, respectant dans son cœur les droits de la vérité et l'honneur de son maître, sut éviter tout à la fois et de trahir la faute de son père, et de se rendre coupable de mensonge. PIERRE. Pensez-vous que ce vénérable Libertinus, dont vous venez de nous raconter tant de prodiges et tant de miracles, ait laissé dans sa communauté des imitateurs de ses vertus ? [1,3] CHAPITRE III : Moine jardinier au monastère de Fondi. GRÉGOIRE. Félix, appelé le Courbe, que vous connaissez parfaitement, et qui naguère était prieur de ce même monastère de Fondi, m'a raconté une foule de traits admirables touchant les religieux de cette abbaye. J'en supprime quelques-uns qui se présentent à mon souvenir, pour arriver à d'autres sujets. Toutefois il en est un que je tiens de la même source, et que je vais rapporter, parce que je ne crois point devoir le passer sous silence. Il y avait dans le monastère de Fondi un moine d'une grande vertu ; ce moine était chargé du jardin. Or, un voleur venait d'habitude en franchir la haie et dérober les légumes ; plus le religieux multipliait ses plantations, moins il en tirait de profit. C'est assez dire quelle doit être à nos yeux, l'autorité de son témoignage. Voyant que les fruits de ses travaux étaient les uns foulés aux pieds, les autres pillés, il se mit à parcourir tout le jardin, et découvrit enfin l'endroit par où le voleur avait coutume de pénétrer. Tandis qu'il se promenait dans l'enceinte de cette propriété, ii rencontra un serpent. « Suis-moi, » lui dit-il ; puis, arrivé au passage frayé par le voleur, il lui intima ses ordres en ces termes : « Je te commande de garder cette entrée, et d'empêcher le voleur de passer par là. » Aussitôt, déroulant ses replis, le serpent se mit à barrer tout le chemin, et le moine revint au monastère. Vers l'heure de midi, alors que les frères prenaient leur repos, le voleur arrive, selon sa coutume, et franchit la clôture. Mais à peine a-t-il mis le pied au jardin qu'il voit un énorme serpent lui fermer le passage ; saisi d'effroi, il tombe à la renverse, son soulier s'engage dans un pieu de la clôture, et, en cet état, il reste suspendu, la tête en bas, jusqu'au retour du jardinier. Celui-ci arrive à l'heure ordinaire, et, trouvant le voleur dans cette position, il dit au serpent : « Je remercie Dieu de ce que tu as si bien exécuté mes ordres ; retire-toi maintenant ; » et le reptile disparut aussitôt. Arrivé au voleur, le bon moine lui dit : « Eh quoi ! mon frère, voilà que Dieu vous a livré entre mes mains, en punition des brigandages que vous avez osé tant de fois exercer sur les travaux des moines ! » Ayant ainsi parlé, il dégage son pied de la haie à laquelle il est suspendu, le dépose à terre sans lui faire aucun mal ; puis il lui dit : « Suivez-moi. » Alors il le conduit à l'entrée du jardin, lui offre avec une admirable douceur les légumes qu'il avait dessein de dérober, et il ajoute : « Allez, et ne volez plus désormais ; mais, lorsque vous aurez besoin de quelque chose, venez me trouver ici, et de bon cœur je vous donnerai par charité ce que vous avez tant de peine à ravir criminellement. » PIERRE. Jusque alors, à ce que je vois, je m'étais imaginé bien à tort qu'il n'y avait pas eu en Italie de Pères signalés par leurs miracles. [1,4] CHAPITRE IV : Saint Equice, abbé de la province de Valérie. (Au VIe siècle.) GRÉGOIRE. C'est de la bouche du vénérable Fortunat, abbé du monastère appelé le Bain de Cicéron, et de celle d'autres personnages fort respectables que j'ai appris ce que je vais vous raconter. Il y avait dans la province de Valérie un saint homme du nom d'Équice, que son mérite avait rendu l'objet de l'admiration universelle, et dont Fortunat était l'intime ami. Grâce à l'étonnante sainteté de sa vie, une foule de monastères de la même province s'étaient rangés sous ses ordres. Les passions qui bouillonnent au cœur de la jeunesse le fatiguant de leurs terribles assauts, les angoisses de la tentation lui inspirèrent l'amour et l'habitude de la prière. Tandis qu'il conjurait incessamment le Dieu tout-puissant de le délivrer de cette épreuve, une nuit il lui sembla voir à ses côtés l'ange du Seigneur arracher de son sein tous les germes de la concupiscence, et dès lors il fut aussi étranger aux tentations que s'il eût dépouillé la nature humaine. Un jour une servante de Dieu, du nombre des vierges dont se composait le monastère placé sous la conduite d'Équice, entra dans le jardin et vit une laitue qui excita sa sensualité. Aussitôt, oubliant de la bénir avec le signe de la croix, elle s'empressa de la porter à sa bouche. Saisie par le démon, elle tomba à l'instant même. Tandis qu'elle était en proie à de violentes tortures, on courut en porter la nouvelle à l'abbé Équice, en lui recommandant de venir au plus vite prêter à cette infortunée le secours de ses prières. A peine eut-il mis le pied au jardin, que le démon, voulant pour ainsi dire se justifier, s'écria : « Qu'ai-je fait, moi, qu'ai-je fait ? Je reposais sur cette laitue, elle est venue, elle, et m'a blessé de ses dents. » Alors, d'un ton plein d'indignation, le saint homme lui ordonna de sortir et de ne pas demeurer plus longtemps dans le corps de la servante du Dieu tout-puissant. A l'instant le démon la quitta, et depuis il ne fut plus en son pouvoir de lui porter aucune atteinte. Equice portait un habit extrêmement pauvre, et son extérieur était si méprisable, que, lorsqu'on ne le connaissait pas, on ne daignait pas même lui rendre son salut. Allait-il en voyage, il montait le plus mauvais cheval du monastère ; le licol lui tenait lieu de frein, et il se servait d'une peau de mouton en guise de selle. Il portait sur lui, à droite et à gauche, les saintes Ecritures, qu'il plaçait dans des sacs de peau, et, partout où il se rencontrait, il ouvrait cette source sacrée pour en abreuver les âmes. Pressé de conquérir à Dieu de fidèles adorateurs, il parcourait, dans l'ardeur de son zèle, les églises, les bourgs, les villages, et jusqu'aux maisons des particuliers, pour allumer dans les cœurs l'amour de la céleste patrie. Le bruit de ses prédications retentit jusqu'à Rome. La langue du flatteur distille, au milieu de perfides caresses, de mortels poisons pour quiconque a le malheur de l'écouter. Or le clergé adressa au pontife qui occupait alors le siège apostolique des plaintes adulatrices : « Quel est ce paysan qui s'arroge le droit de prêcher, et qui ose, malgré son ignorance, usurper les fonctions de notre Seigneur le successeur des apôtres ? Ordonnez, s'il vous plaît, de l'amener devant vous, afin de lui apprendre une bonne fois les règles de la discipline ecclésiastique. » L'adulation se glisse aisément dans un esprit livré à mille préoccupations diverses, si on n'a soin de lui fermer à l'instant la porte de son cœur. Le souverain pontife souscrivit à l'avis de son clergé. Il envoya Julien, alors défenseur, et plus tard évêque de Sabine, avec la recommandation expresse d'environner le serviteur de Dieu de beaucoup de considération, et de ne pas lui faire essuyer le moindre outrage pendant la route. Dans son empressement à répondre aux vœux du clergé, Julien vole au monastère et n'y trouve que des religieux occupés à la transcription des livres ; il leur demande où est l'abbé. « Il fauche, lui répondent-ils, dans cette vallée qui est au bas du monastère. » L'envoyé avait un domestique au caractère arrogant et superbe, à tel point qu'il avait peine à le dominer lui-même. Il l'envoie chercher l'abbé en toute hâte. Le domestique part, et dans un clin d'œil le voilà à la prairie avec sa morgue habituelle. Il examine tous les faucheurs, et leur demande qui d'entre eux est Equice ; on le lui montre. Aussitôt, quoiqu'il soit encore loin du serviteur de Dieu, il est saisi d'un effroi indicible ; ses forces l'abandonnent, et ses pieds chancelants peuvent le porter à peine. Il aborde, tout tremblant, le vénérable abbé ; il embrasse, il baise humblement ses genoux en lui annonçant l'arrivée de son maître. Le serviteur de Dieu lui rend son salut, et lui dit avec l'accent de l'autorité : « Prenez et emportez de l'herbe pour les chevaux qui vous ont amenés ; quant à moi, je finis le peu qui me reste, et je vous suis à l'instant. » Le défenseur Julien s'étonnait singulièrement du retard de son domestique. Lorsqu'il le vit revenir avec une botte de foin sur le cou, il entra dans une grande colère, et s'écria : « Eh quoi, ne t'ai-je pas envoyé chercher un homme, au lieu d'une botte de foin ? — Voici derrière moi celui que vous demandez, » repartit le domestique. L'homme de Dieu s'en revenait avec de gros souliers ferrés et la faux sur l'épaule. Il était encore loin lorsque le domestique le montra à son maître. À peine Julien eut-il aperçu l’homme de Dieu, que la vue de son extérieur le remplit de mépris ; déjà il cherchait dans son orgueil les paroles hautaines qu'il allait lui adresser. Mais lorsque le serviteur de Dieu l'eut abordée une frayeur mortelle s'empara de son cœur ; il tremblait de tous ses membres, et sa langue pouvait à peine articuler le motif de son voyage. Bientôt il tomba humblement à ses genoux, lui demanda le secours de ses prières, et lui apprit que son Père, le souverain pontife, désirait de le voir. Equice se mit à rendre de grandes actions de grâces au Dieu tout-puissant, et protesta que l'ordre du successeur des Apôtres était pour lui une grâce du Ciel. Sur-le-champ il appela les religieux, leur ordonna de préparer les chevaux à l'heure même, et pressa son appariteur de partir au plus vite. « C'est absolument impossible, répondit Julien ; la fatigue du voyage ne me le permet pas. —Vous me contristez, mon fils, repartit l'abbé ; car si nous ne partons pas aujourd'hui, demain nous ne sortirons point, » La fatigue de l'envoyé força l'homme de Dieu de passer la nuit au monastère. Le lendemain, dès l'aube du jour, il arrivait à cheval et à course forcée à sa barre. Julien se leva sur-le-champ, et, après s'être recommandé aux prières du vénérable abbé, il lui dit : « Notre Saint-Père vous prie de ne pas vous donner la peine de venir. » A ces mois le serviteur de Dieu, vivement contristé, lui répliqua : « Ne vous avais-je pas bien dit hier que si nous ne partions à l'instant, il ne nous serait plus donné de le faire ? » En dédommagement de cette privation, il retint quelque temps au monastère l'envoyé du souverain pontife, pour exercer les devoirs de la charité à son égard ; et, malgré sa résistance, il le paya généreusement de ses peines. Apprenez donc, mon cher Pierre, avec quel soin Dieu veille sur ceux qui savent se mépriser en ce monde, et à quel rang il élève spirituellement, parmi les citoyens de la Jérusalem céleste, ceux qui ne rougissent pas d'être extérieurement conspués de la part des hommes. Au contraire, il est sans prix devant Dieu celui que le désir de la vaine gloire enfle aux yeux du monde et à ses propres yeux. De là cet oracle de la Vérité : « Vous êtes de ceux qui veulent paraître justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs ; ce qui est grand aux yeux des hommes est souvent abominable devant Dieu. » PIERRE. Je m'étonne singulièrement qu'on ait pu surprendre le pape au sujet d'un tel personnage. GRÉGOIRE. Pourquoi, mon cher Pierre, vous étonner que nous nous trompions, nous autres hommes ? Avez-vous oublié que David, ordinairement assisté de l'esprit de prophétie, a condamné l'innocent fils de Jonathas sur la déposition mensongère de son serviteur ? Quoi de surprenant que l'imposture nous égare, nous qui ne sommes pas des prophètes ? D'ailleurs, comme nous l'avons déjà dit, la multiplicité des préoccupations énerve l'esprit en le partageant, et favorise d'autant la surprise. PIERRE. Ce que vous dites là est d'une vérité frappante. GRÉGOIRE. Je ne puis taire ce que j'ai appris du vénérable Valentin, autrefois mon abbé. Le corps d'Équice était inhumé dans l'église du bienheureux Laurent, martyr. Un jour, certain paysan s'avisa de déposer un boisseau de blé sur le tombeau de l'homme de Dieu, sans considérer l'éminence de sa vertu et le respect qu'elle méritait. Aussitôt il s'éleva dans les airs un tourbillon qui emporta au loin ce profane objet, tandis qu'il laissa tout le reste dans une immobilité parfaite. Par là tout le monde apprit la grandeur du mérite de celui dont les mortelles dépouilles reposaient en cet endroit. Ce que je vais ajouter, je le tiens du vénérable Fortunat, dont l'âge, la sainteté, la droiture sont d'un si grand poids à mes yeux. Lorsque les Lombards entrèrent dans la province de Valérie, les moines quittèrent le monastère pour se réfugier vers le tombeau du vénérable Equice, dans l'église dont nous avons parlé. Les barbares y entrèrent tout furieux, et se mirent à en arracher les moines pour les livrer aux tortures ou au tranchant du glaive. Alors l'un d'eux, outré de douleur, se prit à s'écrier en gémissant : « Hélas ! hélas ! saint Équice, approuvez-vous qu'on nous entraîne de la sorte, sans que vous songiez à nous défendre ? » A ce cri l'esprit immonde s'empare des Lombards en fureur. Ils tombent par terre, et leurs tourments ne cessent que lorsque tous les barbares, même ceux qui étaient hors de l'enceinte sacrée, ont appris à ne plus se permettre désormais de violer un lieu si auguste. C'est ainsi qu'en défendant ses disciples, le saint homme assura pour l'avenir un asile à une foule de personnes. [1,5] CHAPITRE V : Saint Constance, gardien et officier de l'église Saint-Etienne. GRÉGOIRE. Ce que je vais vous raconter, je le tiens d'un de mes frères dans l'épiscopat, qui pendant plusieurs années a porté l'habit monastique et mené une vie des plus régulières dans la ville d'Ancône. Nous avons aussi près de nous, comme garants de ce fait, des personnes du même pays et d'un âge déjà avancé. Il y avait près de la ville d'Ancône une église du bienheureux martyr Etienne, à laquelle était attaché par office un homme vénérable nommé Constance ; le bruit de sa sainteté s'était répandu au loin. Plein de mépris pour les intérêts de la terre, il aspirait de tout son cœur aux seuls biens célestes. Un jour que l'huile manquait à l'église, et que le serviteur de Dieu n'avait absolument rien pour alimenter les lampes, il les remplit d'eau, y mit des mèches à l'ordinaire, puis il les alluma, et l'eau brûla dans les lampes absolument comme si c'eût été de l'huile. Considérez, mon cher Pierre, le mérite d'un homme qui, dans une nécessité extrême, a changé la nature d'un élément. PIERRE. Vous me dites là des choses bien merveilleuses ; mais je voudrais savoir quelle était intérieurement l'humilité d'un homme qui se signalait extérieurement par de tels prodiges ? GRÉGOIRE. Vous avez raison de chercher à connaître, au milieu des miracles, les dispositions du cœur ; car il est bien incontestable que les prodiges éclatants sont une tentation qui lui livre de terribles assauts ; mais un seul trait du vénérable Constance vous apprendra en deux mots son humilité profonde. PIERRE. Après m'avoir raconté le miracle des lampes, il vous reste encore à m'édifier par cet exemple d'humilité. GRÉGOIRE. Comme le bruit de sa sainteté avait retenti au loin, bien des personnes de diverses provinces désiraient ardemment de le voir. Un jour un paysan vint d'une contrée lointaine pour jouir de ce spectacle. A la même heure, le saint homme, monté sur un gradin de bois, s'occupait à raccommoder les lampes. Il avait une fort petite taille, un physique grêle et misérable. La personne qui était venue le voir cherchait à le reconnaître, et demandait instamment qu'on voulût bien le lui montrer. Ceux qui le connaissaient lui rendirent ce service. Mais comme les insensés jugent du mérite d’après les qualités extérieures, le villageois, à la vue d'un petit homme sans apparence, ne put se persuader que ce fût véritablement lui. La renommée et la vue d'un tel objet engageaient une sorte de lutte dans l'esprit du manant. Il ne pouvait s'imaginer que celui dont l'opinion lui avait tellement prôné la grandeur fût en réalité si petit à ses yeux. Sur de nombreuses assertions que c'était bien Constance lui-même, il le méprisa et le tourna en ridicule, en s'écriant ; » J'ai cru, moi, que c'était un grand homme, et celui-là n'a rien de l'homme ! » A ces mots, le serviteur de Dieu quitte les lampes qu'il répare, descend avec un joyeux empressement, se jette, dans l'excès de sa charité, au cou du paysan, le serre étroitement dans ses bras, le couvre de baisers, et le remercie avec effusion de ce qu'il a si bien jugé de sa personne. « Vous êtes, lui dit-il, le seul qui ayez sur moi les yeux ouverts. » Jugez par là de l'humilité d'un homme qui paie par un surcroît de charité le mépris dont il est l'objet ! Les outrages que nous essuyons révèlent les sentiments de nos cœurs. Ordinairement l'orgueil se complaît dans les honneurs, et l'homme humble dans son propre mépris. Est-il méprisable aux yeux des autres, il se réjouit de voir leur jugement confirmer ses propres pensées. PIERRE. A ce que je vois, cet homme a été grand extérieurement par ses miracles, mais plus grand encore par l'humilité de son cœur. [1,6] CHAPITRE VI : Saint Marcellin, évêque d'Ancône. GREGOIRE. Marcellin, prélat vénérable par la sainteté de sa vie, eut l'administration de cette même église d'Ancône dont nous venons de parler. Les excessives douleurs de la goutte avaient tellement paralysé l'action de ses jambes, que ses domestiques, lorsqu'il lui fallait aller quelque part, étaient obligés de le porter à force de bras. Or il advint qu'un jour une coupable négligence occasionna un incendie dans la ville d'Ancône. Elle était toute en feu lorsqu'on accourut pour l'éteindre. Mais on avait beau y jeter de l'eau à profusion, la flamme allait toujours croissant, et menaçait la ville entière d'une ruine inévitable. Déjà la flamme gagnait de proche en proche, déjà une bonne partie de la ville venait d'en être la proie, sans que personne eût pu enchaîner le fléau. Dans ce moment arrive l'évêque, porté sur les bras de ses gens ; frappé de l'imminence du péril, il dit aux domestiques qui conduisaient ses pas : « Placez-moi en face de l'incendie. » On obéit, on le met à l'endroit où la flamme semble concentrer toute son intensité. Aussitôt, ô prodige ! les tourbillons enflammés se replient sur eux-mêmes, et reculent avec une telle vitesse, qu'ils semblent s'écrier en se retirant : Nous ne pouvons passer sur l’évêque ! Ainsi refoulées par cette barrière insurmontable, les flammes s'amortirent et n'osèrent plus porter aucune atteinte à un édifice quelconque. Jugez, mon cher Pierre, de l’éminente sainteté d'un homme qui, quoique assis et malade, a étouffé un incendie par la puissance de ses prières ! PIERRE. C'est ce que je considère et ce qui me ravit d'admiration. [1,7] CHAPITRE VII : Saint Nonnose, prieur du monastère du mont Soracte. GRÉGOIRE. Je vais maintenant vous raconter, d'un lieu voisin de Rome, un fait que je tiens du vénérable évêque Maximien et d'un ancien moine nommé Laurion, que vous connaissez ; l'un et l'autre sont encore actuellement existants. Laurion fut élevé par le saint homme Anastase dans un monastère situé près de la ville de Nepi. Or, la proximité des lieux, la sainteté des mœurs, le zèle pour la vertu avaient établi de continuels rapports entre Anastase, si vénérable par sa piété, et Nonnose, prieur d'un monastère au mont Soracte. Nonnose était sous les ordres d'un abbé extrêmement sévère ; mais son admirable égalité d'âme souffrait sans se démentir sa mauvaise humeur. Ainsi, grâce à son humilité, il gouverna les religieux avec douceur et apaisa plus d'une fois la colère de l'abbé. Or, le monastère était situé au sommet le plus élevé de la montagne, et il n'était pas de plaine qui offrît aux religieux le moindre jardin à cultiver. Une seule petite place sur le flanc de la montagne eût été propre à cette destination ; mais elle était occupée par la proéminence d'un énorme rocher que la nature prolongeait jusque-là. Un jour le vénérable Nonnose considérait combien cet endroit eût été convenable pour y cultiver quelques légumes, si le rocher n'y eût fait obstacle, lorsqu'il réfléchit que cinq cents paires de bœufs ne seraient pas en état d'ébranler l'énorme masse. Désespérant d'en triompher par des moyens humains, il recourut au Seigneur, et se mit en prière dans cet endroit même durant le silence de la nuit. Le lendemain matin, les religieux, étant venus en ce lieu, reconnurent avec surprise que le vaste rocher s'était éloigné, et que sa retraite leur laissait un espace considérable pour y faire un jardin. Dans une autre circonstance, cet homme vénérable nettoyait les lampes de l'église ; une d'elles lui échappa des mains et vola en mille éclats. Redoutant le violent courroux de l'abbé du monastère, il ramassa aussitôt les morceaux de l'objet fracturé, les plaça devant l'autel, et se mit à prier avec de grands gémissements. Après sa prière il releva la tête, et trouva en son état naturel la lampe dont sa frayeur avait recueilli les fragments. C'est ainsi que dans ces deux miracles Nonnose imita les prodiges de deux Pères de l'Église : le rocher rappelle la montagne déplacée par saint Grégoire le Thaumaturge, et la restauration de la lampe, celle du calice que Donat rétablit dans son premier état. PIERRE. Nous avons, à ce que je vois, de nouveaux miracles modelés sur les anciens. GREGOIRE. Voulez-vous apprendre ce que fit une fois saint Nonnose, à l'imitation d'Élie ? PIERRE. Je le désire ardemment. GRÉGOIRE. Un jour la provision d'huile fit défaut au monastère ; la récolte des olives approchait, il est vrai ; mais malheureusement on ne voyait point de fruit aux oliviers. L'abbé jugea donc à propos d'envoyer de toutes parts ses religieux offrir leurs services aux gens du dehors pour la récolte des olives, afin de rapporter, à titre de salaire, un peu d'huile à l'abbaye. Nonnose, qui était un homme de Dieu, s'y opposa avec beaucoup d'humilité : il craignait qu'en sortant du monastère pour gagner de l'huile, les religieux ne le fissent au détriment de leurs âmes. Il ordonna de cueillir le peu de fruits qu'on voyait sur les oliviers du monastère, de les mettre au pressoir et de lui en apporter le produit, quelque peu qu'on en tirât. On obéit ; les religieux recueillirent l'huile dans un petit vase et l'apportèrent au serviteur de Dieu. Aussitôt Nonnose la plaça devant l'autel, et, lorsque tout le monde fut sorti, il fit sa prière. Ensuite, ayant appelé les frères, il leur ordonna d'enlever le vase qu'ils avaient apporté et d'en verser un peu dans tous les tonneaux du monastère, afin qu'ils participassent à la bénédiction de cette huile. Cette répartition effectuée, il les fit aussitôt boucher, tout vides qu'ils étaient. Le lendemain on les ouvrit : ils étaient pleins ! PIERRE. Nous sommes journellement témoins de l'accomplissement de cet oracle de la Vérité : Mon Père jusqu'à présent agit toujours, et moi aussi. [1,8] CHAPITRE VIII : Saint Anastase, abbé au monastère de Suppenton. (Vers 560.) GRÉGOIRE. Vers la même époque le vénérable Anastase, dont il a été question au chapitre précédent, était notaire de l'Eglise romaine que Dieu a confiée à mes soins. Dans le désir de se consacrer tout entier au service de Dieu, il renonça à ses fonctions et choisit pour retraite le monastère de Suppenton, où il passa de longues années dans de saints exercices, et qu'il gouverna avec autant de vigilance que d'habileté. Un énorme rocher s'élève au-dessus de cet endroit, et à ses pieds s’ouvre un abîme profond. Or, une nuit que le Seigneur avait résolu de récompenser les travaux de son pieux serviteur, du haut de ce rocher une grande voix articula distinctement et fit retentir avec éclat ces paroles : « Anastase ! venez ! » Sept autres religieux furent ensuite appelés nommément. La voix se tut un instant, puis elle appela encore un autre frère. Après avoir clairement entendu cet appel, la communauté ne douta pas que la mort de huit religieux ne fût imminente. Au bout de quelques jours, Anastase, et après lui tous les autres, sortirent de ce monde dans le même ordre que les avait appelés la voix descendue du sommet du rocher. Mais le frère que la voix n'avait appelé qu'après s'être tue un instant, survécut de quelques jours et mourut ensuite ; alors il fut évident que le léger intervalle placé entre son appel et celui des autres figurait le faible espace de temps qui devait séparer sa mort de leur mort. Mais il est une circonstance merveilleuse que nous ne devons point oublier. Le pieux Anastase allait rendre le dernier soupir, lorsqu'un religieux du monastère, qui ne pouvait se résigner à lui survivre, se jeta à ses pieds, les yeux baignés de larmes, et lui adressa cette prière : « Au nom de Celui à qui vous allez, je vous adjure de ne pas me laisser plus de sept jours en ce monde après votre trépas. » Or, avant l'expiration du septième jour, le religieux mourut, et cependant il n'avait pas été appelé avec les autres par la voix nocturne ; il fut donc manifeste que l'intercession du pieux Anastase lui avait seule obtenu ce trépas désiré. PIERRE. Voilà un religieux qui, sans être désigné avec les autres, quitte ce monde en vertu de la médiation de ce saint homme. GRÉGOIRE. Il est impossible d'obtenir ce qui n'est point prédéterminé, et lorsque les prières des saints obtiennent quelques faveurs, c'est parce qu'il était décrété à l'avance qu'elles seraient accordées à leurs vœux. Il n'en est point autrement, même de la prédestination à la gloire éternelle ; les élus n'y parviennent par leurs travaux qu'autant qu'ils méritent par leurs prières ce qu'avant tous les siècles le Dieu tout-puissant a résolu de leur donner. PIERRE. Prouvez-moi plus clairement, je vous prie, s'il est possible, que les prières contribuent à la prédestination, GRÉGOIRE. Il est aisé, mon cher Pierre, d'établir ce que j'ai avancé. Vous savez bien, assurément, que le Seigneur avait dit à Abraham : C'est Isaac qui vous donnera de la postérité ; et ailleurs : Je vous établis le père de beaucoup de nations. Ces promesses, il les renouvela en ces termes : Je vous bénirai et je multiplierai votre race comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est au rivage de la mer. Ces passages prouvent évidemment que le Dieu tout-puissant avait décrété de multiplier par son fils Isaac la postérité d'Abraham, Et cependant il est écrit : Isaac pria le Seigneur pour son épouse, parce qu'elle était stérile, et le Seigneur accorda à Rebecca la faveur de concevoir. S'il est arrêté d'avance qu'Isaac multipliera la postérité d'Abraham, pourquoi épouse-t-il une femme stérile ? C'est pour montrer incontestablement que ce qui est préordonné s'accomplit par la prière : en effet, c'est par la prière qu'Isaac obtient d'avoir des enfants, tout prédestiné qu'il est à multiplier la race d'Abraham. PIERRE. Votre raisonnement m'a fait pénétrer le mystère, et il ne me reste plus aucun doute. GRÉGOIRE. Voulez-vous que je vous raconte quelque chose de ce qui s'est passé dans la Toscane ? Vous verrez quels hommes ont fleuri dans cette province, et combien était grand leur pouvoir sur le cœur de Dieu. PIERRE. Volontiers, et même je vous demande instamment cette grâce. [1,9] CHAPITRE IX : Saint Boniface, évêque de Ferentino. (Au VIe siècle.) GRÉGOIRE. Il y eut un homme vénérable par sa sainteté, qui remplit autrefois dans la ville de Ferentino les fonctions de l’épiscopat avec un zèle et une vertu en harmonie avec cette haute dignité : Boniface était son nom. Le prêtre Gaudence, qui est encore en vie, m'en a raconté une foule de miracles ; c'est un garant d'autant plus sûr, qu'élevé à son école, il lui a été donné d'être témoin de ce qu'il raconte. La pauvreté, cette gardienne de l'humilité chez les personnes sages, était le partage de cette Église. Elle était si grande qu'elle n'avait qu'une vigne pour toute ressource, et encore survint-il une grêle qui la ravagea complètement, de telle sorte qu'il ne resta plus sur quelques ceps que de rares et de misérables grappes. Le vénérable prélat, y étant entré, rendit de grandes actions de grâces à Dieu de ce qu'au sein même de la pauvreté il voyait redoubler pour lui les angoisses de l'indigence. Le temps de la maturité approchant, il plaça comme d'ordinaire une personne dans sa vigne, en lui ordonnant de la garder avec une exacte vigilance. Un autre jour il commanda au prêtre Constance, son neveu, de préparer et de goudronner selon l'usage toutes les futailles de la maison. Cet ordre surprit extrêmement son neveu. C'était une sorte de folie à ses yeux, que de préparer des tonneaux alors qu'il n'y avait pas de raisins. Toutefois il ne se permit pas de demander la raison d'une pareille injonction ; il obéit, et disposa tout comme de coutume. Alors l'homme de Dieu entra dans sa vigne, détacha les grappes, les porta au pressoir, et, après avoir fait sortir tout le monde, il resta seul avec un petit enfant qu'il descendit dans la cuve, en lui ordonnant de fouler ce peu de grappes. Le saint homme recueillit lui-même dans un vase les quelques gouttes qui en tombèrent, et les répartit dans tous les tonneaux comme une source de bénédiction, mais en si petite quantité que c'était à peine s'ils en étaient humectés. Cela fait, il appela aussitôt le prêtre Constance, et lui recommanda de faire venir les pauvres. Alors le vin se multiplia dans la cuve, à tel point qu'il put en remplir tous les vases que les pauvres avaient apportés. Lorsqu'il les eut bien satisfaits, il enjoignit à l'enfant de quitter le pressoir, ferma la porte du cellier et y apposa son propre sceau, puis il revint à l'église. Le lendemain il appela Constance, ouvrit le cellier après avoir fait sa prière, et trouva que le vin coulait à flots par-dessus les tonneaux qui n'en avaient reçu que peu de gouttes, de telle sorte qu'il eût inondé tout le pavé si l’évêque eût encore tardé à venir. Alors il défendit sévèrement à Constance de jamais découvrir ce miracle tant qu'il serait en vie. Il craignait sans doute que les applaudissements qui l'exalteraient aux yeux des hommes ne détruisissent la vertu au fond de son cœur ; et en cela il suivait l'exemple du divin Maître, qui, voulant nous conduire dans la voie de l'humilité, avait défendu à ses disciples, en parlant de sa personne, de ne rien dire de ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme fût ressuscité d'entre les morts. PIERRE. Puisque l'occasion se présente, j'oserai vous demander pourquoi, après avoir rendu la vue à deux aveugles, notre Seigneur leur défend d'en parler à personne, et pourquoi eux, un instant après, s'en vont le publier dans tout le pays ? Est-ce que, dans cette circonstance, le Fils unique de Dieu, coéternel au Père et au Saint-Esprit, voulut une chose qu'il ne pût accomplir, de telle sorte que le miracle qu'il voulait taire ne pût être caché ? GRÉGOIRE. Toutes les actions de notre Sauveur pendant sa vie mortelle étaient destinées à nous servir d'exemple ; il voulait qu'en suivant ses traces selon la mesure de nos forces, nous pussions marcher sans encombre dans le chemin de la vie. Il opère un miracle qu'il commande de taire, et qui cependant ne peut demeurer secret. C'est pour que ses élus, se conformant à l'instruction que nous donne son exemple, aient l'intention de rester inconnus lorsqu'ils accomplissent de grandes choses, et que, d'autre part, ils soient découverts malgré eux pour l'édification des autres. De cette sorte, le désir d'ensevelir ses bonnes œuvres dans le silence constitue un acte d'humilité profonde, et l'impossibilité de les taire produit un immense avantage. Il n'est point vrai que notre Seigneur ait eu une volonté impuissante ; mais le divin Maître a voulu nous apprendre par son exemple, et ce que ses membres doivent vouloir, et ce qui leur arrive même contre leur intention. PIERRE. Je goûte fort ce que vous me dites. GRÉGOIRE. Puisque nous sommes à parler de l’évêque Boniface, achevons ce qui nous reste encore à dire de quelques autres de ses œuvres. Dans une certaine circonstance, la fête du saint martyr Proculus approchait. Un noble, appelé Fortunat, conjura instamment le vénérable prélat de venir, après avoir célébré les augustes mystères dans l'église du saint martyr, donner sa bénédiction à sa maison. L'homme de Dieu ne put se refuser à ce que sollicitait la charité par la bouche de son religieux hôte. La sainte messe achevée, il vînt s'asseoir à la table de Fortunat. Il n'avait pas encore dit la prière qui précède le repas, lorsqu'un de ces hommes qui mendient leur pain en jouant des instruments se présente tout à coup à la porte avec un singe et des cymbales, qu'il se met à frapper l'une contre l'autre. Au bruit d'une sérénade pour laquelle il n'a que du mépris, le saint s'écrie : « Hélas ! hélas ! le malheureux ! il est mort ; il est mort, le malheureux ! Je suis venu à table prendre ma réfection, je n'ai pas encore ouvert la bouche pour bénir le Seigneur, et voilà qu'il est venu avec un singe jouer de ses cymbales ! » Puis il ajoute : « Au nom de la charité, allez lui donner à boire et à manger ; toutefois sachez qu'il est mort. » L'infortuné avait reçu du pain et du vin de cette maison ; il allait sortir. Soudain une énorme pierre roule du haut du toit et lui tombe sur la tête. Le coup le terrasse ; on le relève à demi-mort, et, le lendemain, conformément à la sentence de l'homme de Dieu, il expire. Ce tragique événement nous montre, mon cher Pierre, quel respect nous devons porter aux saints, qui sont les temples de Dieu. Si vous excitez leur indignation, alors de qui provoquez-vous la colère, sinon de Celui qui habite ces sanctuaires ? Ainsi nous devons d'autant plus redouter le courroux des justes, que le Tout-Puissant, présent dans leurs cœurs, est plus à même de faire éclater de terribles vengeances. Une autre fois le prêtre Constance, neveu de l'évêque Boniface, vendit un cheval douze pièces d'or, trésor qu'il serra soigneusement dans un coffre ; après quoi il alla vaquer à ses travaux. Dans ce moment arrivèrent des pauvres qui conjurèrent le saint prélat avec les dernières instances de vouloir bien soulager leur misère par quelque aumône, l'homme de Dieu, qui n'avait rien à leur donner, cherchait avec angoisse le moyen de ne pas renvoyer les mains vides ces malheureux. Soudain il se rappelle que le prêtre Constance, son neveu, a vendu le cheval qui lui servait de monture, et en a déposé le prix dans un coffre. Son neveu était absent. Boniface approche du trésor, ses pieux efforts forcent la serrure, et sa charité distribue à son gré les douze pièces d'or aux pauvres. Au retour de ses travaux, Constance trouve son coffre fracturé, et la somme qu'il y avait serrée complètement disparue. Alors il fait retentir les appartements d'un affreux vacarme, et dans l'excès de sa fureur il s'écrie : « Tout le monde vit ici à son aise, il n'y a que pour moi seul que la vie y est intolérable ! » A ces clameurs, l'évêque accourt avec toutes les personnes de la maison. Vainement le prélat essaie-t-il de l'apaiser par la douceur de ses paroles ; Constance lui réplique par un insolent reproche : « Tous les autres vivent avec vous, moi seul je ne puis subsister en votre présence. Rendez-moi mon or. » Vivement ému de ces plaintes, l'évêque entre à l'église de la bienheureuse Vierge Marie ; là il déploie le devant de son vêtement, et, les mains élevées vers le ciel, il se met à le conjurer de lui fournir de quoi apaiser la colère de ce prêtre insensé. Ensuite, abaissant les regards sur la robe qu'il tient étendue entre ses bras, il aperçoit douze pièces d'or aussi étincelantes que si elles fussent sorties à l'heure même de la fabrique du monnayeur. Aussitôt il quitte l'église et va les jeter au sein du prêtre furibond, en disant : « Voilà l'or que tu as demandé ; mais sache qu'en punition de ton avarice tu ne seras pas, après ma mort, élu évêque de cette Église. Cette sentence, émanée de la Vérité même, nous le prouve incontestablement : ce prêtre n'amassait de l'argent que pour se frayer les voies à l'épiscopat. Mais la parole du serviteur de Dieu se vérifia, et Constance termina sa vie dans les modestes fonctions du sacerdoce. Un ecclésiastique déjà avancé en âge, et récemment venu de la ville de Ferentino, a raconté de Boniface des choses que je ne crois pas devoir passer sous silence. « Aux jours de son enfance, dit-il, il habitait avec sa mère. Sortait-il de la maison, quelquefois il y rentrait sans chemise, et souvent sans tunique ; car il ne pouvait rencontrer un pauvre nu sans le vêtir, heureux qu'il était de dépouiller son corps sur la terre pour embellir son âme aux yeux de Dieu. Sa mère lui adressait souvent des reproches, en lui représentant qu'il n'était pas juste qu'un pauvre prodiguât ainsi ses vêtements à d'autres pauvres. Un jour, étant montée au grenier, elle découvrit que son fils avait donné aux indigents presque tout le blé dont elle avait fait provision pour la subsistance de la famille. Désolée d'une pareille perte, elle se frappait rudement le sein et le visage, lorsque le petit serviteur de Dieu survint et se mit à la consoler de son mieux. La voyant insensible à toutes ses caresses, le pieux enfant la pria de sortir du grenier, où il ne se trouvait plus que de faibles restes de l'abondante provision, et aussitôt il se mit en prière. Un instant après il alla chercher sa mère ; le grenier renfermait une quantité de froment égale à celle que la bonne femme s'était plu à considérer comme la subsistance de toute l'année. Vivement frappée à la vue d'un tel prodige, elle ne craignit pas d'exhorter elle-même son fils à faire libéralement l'aumône, puisqu'il possédait si bien le secret d'obtenir sur-le-champ l'objet de ses vœux. « Cette femme essayait en vain de nourrir des poules devant sa maison : le renard venait de la campagne voisine les lui ravir. Un jour que le petit Boniface se trouvait en cet endroit, le fléau de la modeste basse-cour vint, selon sa coutume, enlever une poule. Le pieux enfant se rendit aussitôt à l'église, et, prosterné sur le pavé, il fit à haute voix cette prière : « Voulez-vous, Seigneur, que je ne puisse goûter des volailles que ma mère nourrit ? Voilà que le renard vient les manger toutes. » Sa prière finie, il se leva et sortit de l'église. Bientôt le renard reparut, mais ce fut pour relâcher la proie qu'il tenait à la gueule, et tomber sur la poussière, expirant aux yeux du pieux enfant. » PIERRE. Il me semble bien étonnant que Dieu daigne exaucer, pour des choses de si peu d'importance, les prières de ceux qui se confient en lui. GRÉGOIRE. C'est le résultat, mon cher Pierre, de la haute sagesse de notre Dieu. Les petites faveurs que nous obtenons ont pour but de nous en faire espérer de plus grandes. Si le Ciel a exaucé pour de si chétifs intérêts ce petit enfant, dont la candeur égalait la piété, c'était pour lui apprendre avec quelle confiance il devait, dans les circonstances graves recourir au Seigneur. PIERRE. Je suis charmé de vos discours. [1,10] CHAPITRE X : Saint Fortunat, évêque de Todi. GRÉGOIRE. Il y eut dans le même pays un autre personnage également vénérable par la sainteté de sa vie : c'était Fortunat, évêque de Todi. Il possédait pour l'expulsion des démons un pouvoir immense, à tel point qu'il les chassait quelquefois par légions des personnes qui en étaient possédées, et que son application assidue à la prière triomphait des assauts de leurs armées immondes. Julien, autrefois défenseur de notre Église, et mort depuis peu en cette ville, eut l'honneur de vivre dans son intimité. C'est à ses récits que j'emprunte ce que je vais raconter. Son étroite liaison avec Fortunat le rendit souvent témoin de ses actions, dont il conserva depuis pour notre édification le doux souvenir dans son cœur. Une dame, aux confins de le Toscane, avait sa bru avec elle. Celle-ci, les premiers jours de son mariage, fut invitée avec sa belle-mère à la consécration d'une église dédiée au bienheureux martyr Sébastien. Malheureusement elle n'eut pas assez de vertu pour se conserver aussi pure qu'elle l'eût dû. Le lendemain, d'une part les reproches de sa conscience la détournaient d'y assister, tandis que de l'autre le respect humain l'y poussait ; enfin, redoutant plus les censures des hommes que le jugement de Dieu, elle se rendit à la cérémonie. Mais à peine les reliques du saint martyr furent-elles déposées dans l'église, que le malin esprit se saisit de cette jeune femme, et la tourmenta en présence de tout le peuple. Témoin de ces violentes tortures, le prêtre de ce saint lieu prit aussitôt la nappe de l'autel pour l'en couvrir ; mais à l'instant le démon se saisit de lui à son tour. Pour avoir, dans sa présomption, hasardé une entreprise au-dessus de ses forces, de cruelles souffrances lui apprirent forcément son impuissance. Les assistants prirent la jeune femme entre leurs bras et la transportèrent à sa maison. Cependant l'ancien ennemi des hommes ne cessait de lui faire subir les plus violentes tortures. Dans leur affection charnelle, et conséquemment ennemie, ses proches la livrèrent à des magiciens pour la guérir, s'exposant ainsi à étouffer tout sentiment religieux en son âme, dans le but de rendre à son corps une santé éphémère par de magiques enchantements. On la conduisit à la rivière, et on l'y tint longtemps plongée pendant que les magiciens épuisaient tous les secrets de leur art pour chasser le démon qui la tenait en sa possession. Mais, o admirable jugement de Dieu ! tandis que ces maléfices coupables expulsaient un démon, une légion d'autres entraient à l'instant ; dès lors la multiplicité des convulsions et les cris les plus affreux répondirent au nombre des démons auxquels la victime était en proie. Reconnaissant la faute de leur impie et perfide tendresse, ses parents résolurent de la présenter au vénérable évêque Fortunat et de la laisser entre ses mains. Le saint homme, s'en étant chargé, se livra plusieurs jours et plusieurs nuits à de ferventes prières, persuadé qu'il lui fallait déployer d'autant plus d'efforts qu'il avait à lutter contre une légion d'esprits infernaux retranchés dans le corps de cette personne comme dans une citadelle. Il lui suffit de quelques jours pour lui procurer une santé aussi parfaite que si jamais le démon n'eût eu aucun droit sur elle. Dans une autre circonstance, le serviteur du Dieu tout » puissant chassa l'esprit immonde du corps d'un autre possédé. Sur le soir, voyant qu'il n'y avait presque plus personne hors des habitations, l'esprit malin prit la forme d'un étranger, et se mit à parcourir les rues et les places de la ville en s'écriant : « O le saint homme que l'évêque Fortunat ! Voilà ce qu'il a fait : il a chassé de chez lui un pauvre étranger. Je cherche un asile pour prendre un peu de repos, et je n'en trouve point dans la ville. » Assis auprès du feu de sa maison avec sa femme et son enfant, un habitant entend ces plaintes, s'informe de la conduite de l'évêque, offre l'hospitalité à cet homme et le fait asseoir près de son foyer à côté de lui. Pendant qu'ils conversent ensemble, le malin esprit saisit son petit enfant, le jette au feu, et dans un moment lui arrache la vie. Le père, désolé, sut alors quel était celui qu'il avait si imprudemment accueilli après son expulsion par l'évêque. PIERRE. Comment l'antique ennemi a-t-il osé commettre un meurtre dans la maison d'un homme qui, le prenant pour un étranger, lui avait si gracieusement offert l'hospitalité ? GRÉGOIRE. Mon cher Pierre, il y a bien des actions qui nous paraissent bonnes sans l'être réellement, parce qu'elles ne se font pas avec une bonne intention. C'est pourquoi la Vérité dit dans l'Évangile : Si votre œil est mauvais, tout votre corps sera dans les ténèbres. L'intention précède l'action ; si donc l'intention est perverse, toute l'action qui en découle est vicieuse, quoiqu'elle paraisse bonne. Cet homme privé de son enfant alors qu'il semblait exercer l'hospitalité, n'agissait pas, à mon avis, dans un esprit de charité, mais bien pour discréditer le prélat. Le châtiment dont fut suivi cet accueil prouve qu'il n'avait pas été exempt de faute. Il en est qui s'étudient à faire des bonnes œuvres pour obscurcir l'éclat de celles des autres. Ce n'est pas le bien lui-même qu'ils goûtent, mais la gloire qui leur en revient et dont ils abusent pour opprimer les autres. Ainsi, selon moi, l'homme qui a reçu le malin esprit avait moins en vue une bonne œuvre qu'un acte d'ostentation. Faire dire de lui qu'il s'était mieux comporté que l'évêque en donnant l'hospitalité à un étranger chassé par l'homme de Dieu Fortunat, telle était son hypocrite prétention. PIERRE. C'est exactement cela ; le résultat de cette démarche prouve que l'intention n'en était pas pure. GRÉGOIRE. Un jour on amena au vénérable Fortunat un homme qui avait perdu la vue ; celui-ci sollicita le secours de ses prières et obtint sa guérison. En effet, à peine l'homme de Dieu eut-il fait sa prière, à peine eut-il tracé sur les yeux du malade le signe de la croix, que la lumière lui fut aussitôt rendue et que les ténèbres de sa cécité se dissipèrent. Le cheval d'un militaire était devenu si furieux, que plusieurs personnes avaient beaucoup de peine à le tenir, et lorsqu'il pouvait se jeter sur quelqu'un, il le déchirait à belles dents. On parvint enfin à l'enchaîner, et on l'amena à l'homme de Dieu. La main étendue, il forma sur sa tête le signe de la croix ; aussitôt la rage fit place à la douceur, à tel point qu'il devint dans la suite plus traitable qu'avant ses accès de fureur. La puissance de ce miracle, qui dans un clin d'œil avait totalement changé son cheval, inspira au militaire la pensée de l'offrir au saint homme. Fortunat refusa de le recevoir ; mais le militaire le conjura opiniâtrement de ne point mépriser son offrande. Alors l'homme de Dieu prit un parti mitoyen, à l'aide duquel, en exauçant les vœux du militaire, il refusait de recevoir un présent pour le miracle qu'il venait d'opérer : ainsi il lui présenta le prix de son cheval, et après cela il accepta ce qu'il lui offrait. Dans la crainte de le contrister par un refus absolu, la charité lui fit acheter ce qui ne lui était point nécessaire. Je ne dois pas taire non plus ce que j'ai appris, il y a environ douze jours, des vertus de ce grand homme. On m'amena un pauvre vieillard, et, comme j'aime beaucoup à causer avec les personnes avancées en âge, je lui demandai avec empressement d'où il était. « Je suis de Todi, me répondit-il. — Eh bien ! mon bon père, avez-vous connu l'évêque Fortunat ?— Oui, répondit-il, et parfaitement. » Alors j'ajoutai : « Dites-moi, je vous prie, les miracles que vous en savez, et apprenez-moi ce qu'était ce prélat. — Cet homme, répondit-il, était bien différent de ceux que nous voyons maintenant. Tout ce qu'il demandait au bon Dieu, il l'obtenait à son gré. Je vais vous en raconter un miracle qui dans ce moment me revient à l'esprit. « Un jour les Goths, se dirigeant rapidement du côté de Ravenne, passèrent sous les murs de Todi et enlevèrent deux petits enfants dans une terre qui dépendait de cette ville. A cette nouvelle, le saint évêque manda les ravisseurs près de sa personne. Il s'étudia d'abord à adoucir par des paroles insinuantes l'âpreté de leurs caractères ; puis, faisant un pas en avant, il leur dit : « Que voulez-vous que je vous donne en retour des enfants que vous avez enlevés ? Je les réclame comme un témoignage de votre bienveillance. » Alors le représentant et le chef des barbares lui répondit : « Pour toutes autres choses nous sommes à vos ordres ; mais ces enfants, nous ne vous les rendrons jamais. » Le vénérable prélat lui fit de douces menaces : « Vous me contristez, mon fils, lui dit-il, en n'écoutant point votre père. Ne m'affligez pas, je vous prie ; car ce ne serait point à votre avantage. » Mais le Goth insensible soutint son farouche refus et se retira. Le lendemain avant son départ, il revint trouver l'évêque, qui lui renouvela sa demande à peu près dans les mêmes termes. Le barbare ne voulut toujours point consentir à lui rendre les deux enfants. Alors l'évêque, profondément consisté, lui dit : Je sais qu'il n'est pas de votre intérêt de me laisser plongé dans l'amertume. » Le Goth, méprisant cette menace, rentre à son hôtel, met à cheval les deux enfants et les envoie en avant, sous la conduite de ses gens. Pour lui, il monte à cheval à l'instant même et les suit. Il n'était pas encore sorti de la ville, lorsque, passant devant l'église de l'apôtre saint Pierre, son cheval fait un faux pas et tombe avec son cavalier, qui se casse la cuisse ; l'os est rompu et partagé en deux ; on relève le barbare à force de bras, et on le reporte à son hôtel. Aussitôt il fait revenir les enfants qui ont pris les devants par son ordre, et mande ces paroles au vénérable Fortunat : « Je vous conjure, mon père, envoyez-moi votre diacre. » Lorsque le diacre fui arrivé près de son lit, il fit venir en sa présence les enfants qu'il avait opiniâtrement refusé de rendre à l’évêque, et les remit entre les mains de son envoyé, en lui disant : « Allez, et dites à monseigneur l'évêque : Vous m'avez maudit, et j'ai été frappé ; mais recevez, je vous prie, les enfants que vous avez réclamés, et daignez intercéder pour moi. » Le diacre prit les enfants et les conduisit à l’évêque. Ensuite le vénérable Fortunat lui donna de l'eau bénite, et lui dit ; « Allez vite, et jetez de cette eau sur le blessé. » Le diacre obéit et aborda le Goth, dont il aspergea les membres. Mais, ô prodige étonnant ! à peine l'eau bénite a-t elle touché la cuisse du malade, le membre fracturé se consolide et se trouve si bien rétabli dans son premier état, qu'à l'heure même le Goth se lève, monte à cheval et fait sa route comme s'il n'eût jamais éprouvé aucun mal. Ainsi les enfants que ce Goth insubordonné avait refusé de rendre au vénérable Fortunat en retour d'une somme d'argent, le châtiment le força de les lui rendre sans rançon. » Ce récit achevé, le bon vieillard cherchait à nous en faire d'autres encore ; malheureusement il y avait là des personnes que j'étais occupé à instruire ; et puis le jour était sur son déclin. Force me fut donc de renoncer à entendre sur le vénérable Fortunat des traits que je ne me lasserais jamais d'entendre, si j'en avais le loisir. Cependant, un autre jour, l'intéressant vieillard m'en raconta un fait bien plus admirable que tous les autres ; le voici. Dans la même ville de Todi, un homme de bien, appelé Marcel, demeurait avec ses deux sœurs. Il lui survint une indisposition le soir du samedi saint, veille de la grande fête de Pâques, et le voilà mort ! Comme il fallait porter son corps au loin, on ne put l'enterrer ce jour-là. Pendant le délai exigé pour son inhumation, ses deux sœurs, désolées d'une telle perte, coururent tout en pleurs au vénérable prélat, et, dans l’excès de leur douleur, elles s'écrièrent : « Nous savons que vous marchez sur les traces des apôtres ; vous purifiez les lépreux, vous rendez la vue aux aveugles : venez ressusciter notre frère. » A la nouvelle de cette mort, Fortunat se mit à pleurer lui-même ; puis il leur dit : « Retirez-vous et ne parlez pas de la sorte : si ce malheur vous a frappées, c'est par ordre du Tout-Puissant, auquel personne ne peut résister. » Les deux sœurs se retirèrent, et l’évêque resta profondément affligé de cette mort. Le lendemain, c'était le dimanche, avant le crépuscule, il appelle ses deux diacres et se rend à la maison du défunt ; il approche du lieu où gisait son cadavre glacé, puis il se met en prière. Ensuite il se lève, s'assied près du défunt et l'appelle par son nom d'un ton de voix assez bas, en disant : « Mon frère Marcel ! » Semblable à un homme qui dort d'un léger sommeil, Marcel, éveillé à la voix de son charitable voisin, toute faible qu'elle est, ouvre aussitôt les yeux, regarde l'évêque et lui dit : « Hélas ! qu'avez-vous fait ? qu'avez-vous fait ? — Hé ! qu'ai-je fait ? lui répond l'évêque. — Il vint hier, continue Marcel, deux personnes qui me chassèrent de mon corps pour me conduire dans un heureux séjour. Mais aujourd'hui un autre a reçu la mission de venir me dire : Ramenez-le, parce que l'évêque Fortunat est venu dans sa maison. » Dès qu'il eut prononcé ces paroles, il recouvra une parfaite santé, et vécut encore longtemps en ce monde. Il ne faut pas croire cependant qu'il perdit la place par lui obtenue dans les cieux. Comment douter, en effet, que celui qui avant sa mort s'était appliqué à être agréable au Seigneur, n'ait pu mener après sa résurrection, grâce aux prières de son intercesseur, une vie plus vertueuse encore ? Mais pourquoi parler davantage des actions du bienheureux Fortunat, dès lors qu'aujourd'hui même nous voyons éclater tant de miracles sur son tombeau ? Dans la poussière de la tombe, comme au sein de la vie, il ne cesse de délivrer les possédés et de guérir les malades qui l'implorent avec confiance. Mais il faut, mon cher Pierre, retourner dans la province de Valérie ; il m'a été donné d'en apprendre d'éclatants miracles de la bouche du vénérable Fortunat, dont il a été question plus haut. Encore actuellement, il vient souvent me visiter, et en me racontant les actions des anciens, il fournit à mon cœur un aliment toujours nouveau. [1,11] CHAPITRE XI : Saint Martyrius, moine de la province de Valérie. (VIe siècle) GRÉGOIRE. Il y avait dans ce pays un fort pieux serviteur de Dieu appelé Martyrius, qui donna jadis un gage de sa haute puissance. C'est l'usage dans cette province de tracer sur la pâte le signe de la croix, de telle sorte qu'on la croirait partagée en quatre. Or les frères de Martyrius, ayant fait un pain destiné à cuire sous la cendre, oublièrent de former sur lui ce signe sacré. Le serviteur de Dieu était là présent. Instruit par les frères eux-mêmes qu'ils n'avaient pas eu recours à cette pieuse précaution avant de le recouvrir de cendres et de charbons ardents, il s'écria : « Pourquoi ne l'avez-vous pas marqué du signe de la croix ? » A ces mots, il traça du doigt ce signe divin sur les charbons. Aussitôt le pain fit un grand bruit, semblable à celui d'une vaste chaudière qui éclate sur les flammes. Lorsqu'il fut cuit, on le retira du feu, marqué de la croix qu'avait tracée non point le contact de la main, mais la puissance de la foi. [1,12] CHAPITRE XII : Saint Sévère, prêtre de la même province. (Environ en 530.) GRÉGOIRE. C'est encore dans ce pays que se trouve la vallée d'Intérorine, que beaucoup de villageois, dans leur langage, appellent Intérocrine. Là demeurait un homme d'une vie admirable, appelé Sévère, occupé à desservir l'église de la bienheureuse Marie, mère de Dieu et toujours vierge. Un jour un père de famille arrivé à sa dernière heure envoya promptement le prier de venir au plus tôt, sollicitant pour l'expiation de ses péchés les suffrages de ses prières et la grâce de mourir délivré de toutes ses fautes, après en avoir fait pénitence. Or le prêtre, par hasard, s'occupait à tailler sa vigne ; il répondit aux envoyés : « Marchez devant, je vais vous suivre à l'instant même. » Voyant qu'il ne lui restait plus que peu de chose à faire, il voulut terminer et tarda quelque temps encore. Sa besogne achevée, il s'achemina vers le malade. Pendant le trajet, ceux qui étaient venus d'abord s'avancèrent à sa rencontre, et lui dirent : « Mon père, pourquoi avez-vous différé ? Ne vous donnez pas la peine de venir : il est mort ! » A cette nouvelle, Sévère frémit d'horreur et s'écrie à haute et intelligible voix qu'il est un assassin. Les yeux baignés de larmes, la poitrine oppressée de sanglots, il arrive près du corps du défunt et tombe au pied de son lit. Tandis qu'il verse un torrent de larmes, qu'il se frappe la tête contre terre, et qu'il s'accuse hautement de cette funeste mort, soudain l’âme du défunt rentre dans son corps. Les nombreux témoins de ce spectacle poussent des cris d'admiration et versent des larmes de joie. On demande à cet homme où il était allé, et comment il était revenu. « Ils étaient affreux, répond-il, les hommes qui me conduisaient ; de leur bouche, de leurs narines sortait un feu que je ne pouvais supporter. Ils m'entraînaient dans des lieux obscurs, lorsqu'un jeune homme d'une beauté ravissante vint à notre rencontre avec quelques autres, et dit à ceux qui m'entraînaient : « Ramenez-le ; car le prêtre Sévère pleure, et le Seigneur l'a accordé à ses vœux et à ses larmes. » Sévère se releva sur-le-champ, et lui offrit le secours de son intercession pour l’aider à faire pénitence. Le malade ressuscité passa sept jours à expier les péchés qu'il avait commis, et le huitième jour il mourut plein de joie. Considérez, mon cher Pierre, la bonté du Seigneur envers ce serviteur bien-aimé, et son attention à ne pas souffrir qu'il fût contristé un seul instant. PIERRE. Vous me dites là des choses admirables, que jusque alors, à ce que je vois, j'avais totalement ignorées. Mais d'où vient qu'on ne trouve plus maintenant des hommes semblables ? GRÉGOIRE. Je suis persuadé, mon cher Pierre, que de tels hommes ne font pas défaut à notre siècle, même aujourd'hui : de ce qu'on n'opère pas de pareils prodiges, s'ensuit-il qu'on ne les égale point en vertu ? Or c'est la vertu, ce sont ses œuvres et non point l'éclat extérieur des miracles, qui sont la véritable pierre de touche de la vie. La plupart, bien qu'ils ne fassent point de miracles, ne le cèdent en rien à ceux qui en opèrent. PIERRE. Comment démontrer, je vous prie, que certains serviteurs de Dieu à qui n'est point accordé le don des miracles, ne sont point au-dessous des thaumaturges eux-mêmes ? GREGOIRE. Ne savez-vous pas que l'apôtre saint Paul est le coassocié de l'apôtre saint Pierre, chef des apôtres, dans la principauté apostolique ? PIERRE. Je ne l'ignore pas, et je ne doute point que le dernier des apôtres n'ait cependant plus travaillé que les autres. GREGOIRE Vous ne l'avez point oublié, Pierre a marché sur la mer, et Paul y a fait naufrage ; Pierre a voyagé à pied sur un élément que Paul dans un vaisseau n'a pu traverser sans péril. Il est donc bien évident que leur pouvoir au sujet des miracles a été fort inégal, tandis que leur mérite n'est pas inégal dans les cieux. PIERRE. Je suis enchanté de vos discours, je vous l'avoue ; voilà que je le vois clairement, c'est la vertu et non le don des miracles qu'il faut acquérir. Mais, parce que l'opération des miracles témoigne de la sainteté de la vie, racontez-moi, je vous prie, ceux que vous savez encore, afin de fortifier par les exemples des saints mon âme avide des leçons de la piété. GRÉGOIRE. Je voudrais bien vous raconter, à la gloire de notre Rédempteur, quelques-uns des miracles du vénérable Benoît ; mais ce jour ne pourrait suffire à remplir une telle tâche. Ainsi nous en causerons plus à notre aise dans un autre entretien.