[0] ELOGE FUNEBRE DE PULCHERIE De Grégoire, évêque de Nysse (Traduction de Léonce de Saporta) [1] Je ne sais, en vérité, mes frères, à quel texte je dois m’arrêter. Deux sujets se présentent à moi, et tous deux sous un aspect si triste, si affligeant, que, quelque soit mon choix, il me sera bien difficile de ne pas vous arracher des larmes. Ces jours de regrets et de deuil rappellent, comme nous le disait hier notre pasteur, les terribles désastres occasionnés jadis par un tremblement de terre, dans une cité voisine de la nôtre ; et qui pourrait en rapporter les détails sans se sentir profondément ému! Et voilà qu’aujourd’hui une ville grande et puissante, celle qui commande à tous les pays qu’éclaire le soleil, est bouleversée à son tour ; et privée tout à coup d’un astre resplendissant dont les rayons rehaussaient son éclat et sa gloire, il faut qu’elle confonde son deuil et sa tristesse avec la désolation des princes. Qu’est-il donc arrivé, mon Dieu ! Ah ! vous ne le savez que trop, vous tous qui remplissez cette enceinte ; le lieu où nous sommes, l’appareil qui nous entoure, les gémissements qui retentissent vous le disent assez : je ne sais donc auquel des deux sinistres donner la préférence. Dois-je vous entretenir de la perte que nous déplorons, ou de la catastrophe passée ? [2] Sans doute il vaut mieux nous arrêter au malheur qui nous est propre, au chagrin le plus sensible, et chercher les raisons qui peuvent apporter quelque consolation à la perte que nous venons d’éprouver. Je sais bien que ce temple ne renferme pas tous ceux que frappe en même temps ce coup terrible ; mais j’aime à croire que ceux qui m’écoutent rediront aux autres mes paroles de consolation. Nous appelons bons et sages les médecins qui emploient leurs soins à apaiser d’abord les maux les plus cuisants, laissant pour plus tard à s’occuper de ceux qui causent moins de souffrances ; car, comme le disent les gens de l’art, lorsque le corps est atteint de deux douleurs à la fois, il en sent que la plus forte dont l’intensité endort la moindre. Telle est la position dans laquelle nous nous trouvons en ce moment. L’accident funeste qui fait couler nos larmes doit nous toucher bien plus vivement que celui dont l’amertume est seulement de souvenir ; et s’il n’est pas de coeur insensible à ces anciens événements, en est-il un assez dépourvu d’affections, assez dur pour considérer celui-ci d’un oeil sec ? [3] Une jeune colombe croissait dans le palais des rois : à peine avait-elle revêtu ses blanches ailes, et déjà ses grâces et ses vertus dépassaient ses années. Comment a-t-elle disparu ? Comment s’est-elle éclipsée ? Comment nous a-t-elle été ravie ? J’ai dit une colombe ; c’était aussi une tendre fleur à peine éclose, un bouton faiblement entr’ouvert, qui n’avait pas encore déployé son calice vermeil, mais dont l’éclat naissant laissait entrevoir celui dont il brillerait un jour ; sa tige flexible devait croître encore et balancer bientôt dans les airs des couleurs resplendissantes, de suaves parfums, et voilà qu’elle penche et meurt sans qu’une main heureuse l’ait cueillie, sans qu’elle ait embelli une couronne : vainement nature s’est épuisée à l’orner, tout son bonheur était dans l’avenir, et la mort jalouse est venu de sa faux tranchante moissonner de si belles espérances. Ah ! mes frères, n’est-ce pas là aussi un affreux tremblement de terre ? Les conséquences en sont-elles moins désastreuses ? Il n’a pas, il est vrai, dégradé la beauté de nos édifices ; il a respecté ces riches tableaux, ces magnifiques statues ; mais il a détruit un chef-d’oeuvre de la nature, un monument rempli de tout l’éclat et de toute la beauté de la création, qui s’est écroulé sous ses secousses redoutables. [4] J’ai vu alors le sublime rejeton des rois, notre empereur, ce palmier au riche feuillage, qui étend au loin ses vertus comme un ombrage protecteur, ce héros accoutumé à triompher de tout, vaincu et terrassé à son tour. J’ai vu aussi la vigne bienfaisante enlacée dans ses bras, et qui nous avait donné une fleur si parfaite ; je l’ai vue aux prises avec la désolation ; pour elle se sont renouvelées les douleurs de l’enfantement ; elle a failli périr séparée de cette autre elle-même ! Qui a pu contempler ces désastres et rester insensible ? Qui n’a pas déploré la perte d’une vie si précieuse ? Qui a refusé des larmes à un si grand malheur ? Qui n’a pas mêlé ses gémissements à cette tristesse et à cette désolation générale ? Un spectacle merveilleux s’est passé sous nos yeux, et ceux qui en entendront les détails refuseront d’y croire. J’ai vu un océan de peuple, et cette multitude réunie s’offrait à mes regards comme une mer répandue çà et là. Le temple était rempli, ses murs ne suffisaient pas à contenir la foule ; on la voyait partout également nombreuse, sur la grand place où s’élève ce majestueux édifice, dans les rues, dans les carrefours, dans les lieux les plus reculés et jusque sur les toits de vos vastes demeures ; de quelque côté qu’on tournât la vue, c’étaient partout des hommes ; on eût dit que tous les habitants de la terre s’étaient réunis en un seul lieu pour déplorer ensemble cette infortune, cette calamité publique. Tous voulaient voir cette litière d’or qui renfermait une dépouille sacrée. Oh ! que les regards de ces hommes étaient tristes ! que leur affliction était profonde ! que leurs larmes étaient abondantes ! Tous avaient les mains jointes, et leurs longs gémissements attestaient les sincères regrets de leur coeur. [5] Vous le dirai-je, mes frères, et vous avez pu le remarquer vous-mêmes, l’or semblait avoir perdu son éclat naturel ; et cependant sa splendeur aurait dû être rehaussée par la richesse des draperies, le brillant des rubis, les lustres d’argent garnis de flambeaux de cire, toutes ces lueurs confondues auraient dû paraître plus brillantes ; mais le deuil obscurcissait tous ces objets, car tout semblait le partager. Le grand David prêta à nos lamentations ses hymnes et ses cantiques de louanges, changés en accords de tristesse. Pendant cette lugubre cérémonie, tous les plaisirs ont cessé et fait place aux larmes. Ce désastre a troublé notre coeur et notre raison. Cherchons donc dans notre esprit quelques motifs qui puissent adoucir et calmer nos pénibles regrets ; craignons surtout d’être condamnés avec ceux auxquels tout espoir est ravi, pour n’avoir pas écouté la parole de l’Apôtre. Vous venez de l’entendre, cette parole : “ Ne vous laissez point abattre au souvenir de ceux qui reposent du sommeil de la mort. ” [6] Mais, me dira peut-être un de ces hommes que j’appelle pusillanimes, le divin Apôtre exige l’impossible, ses préceptes sont au-dessus des forces de la nature. Comment, en effet, un simple mortel peut-il supporter sans gémir la perte de ses affections ? Comment ne pas succomber à sa douleur devant un pareil spectacle ? Quand la mort prend ses victimes, non dans la vieillesse qui doit s’attendre à ses coups, mais dans le jeune âge avec tout son éclat et sa beauté ; quand la pâleur s’étend sur des joues vermeilles, qu’une bouche enfantine devient muette, et que des lèvres naguère si fraîches se couvrent d’une teinte livide, un père et une mère peuvent-ils ne pas se désoler ? Un étranger même peut-il rester insensible ? Que répondrons-nous à ces paroles ? Nous ne leur opposerons pas les nôtres, mais le texte de l’Évangile. Vous venez de l’entendre : “Laissez, dit le Seigneur, laissez venir à moi ces enfants, car le royaume des cieux appartient à ceux qui leur ressemblent.” Sachez-le donc bien, mes frères, cette enfant vous a été ravie, mais c’est pour s’envoler dans le sein du Seigneur ; ses yeux se sont fermés pour vous, mais déjà ils sont ouverts à la lumière éternelle. Elle n’est plus assise à votre table, mais elle figure déjà à celle des anges. C’est une jeune plante arrachée à la terre pour être transportée dans le ciel, emportée de ce monde dans le monde des bienheureux. Elle était naguère revêtue de pourpre, et je la vois déjà avec la parure des enfants de l’Éternel ; et voulez-vous savoir de quoi se compose la robe des prédestinés dans la demeure céleste ? Ce n’est ni de lin, ni de laine, ni de soie ; écoutez David, il va vous l’apprendre : “Vous vous revêtez, ô mon Dieu, de grandeur et de magnificence ; vous vous couvrez de la lumière comme d’un pavillon.” Voyez donc quel échange précieux ! [7] Vous vous plaignez, vous vous désolez de n’avoir plus à contempler la beauté de ce corps ; c’est que vous ne voyez pas la véritable splendeur de son âme, celle qui fait son allégresse et sa joie dans l’assemblée bienheureuse. Qu’il est beau l’oeil qui voit Dieu face à face ! Qu’elles sont douces les lèvres qui font entendre ses divins cantiques ! Car, dit encore le roi-prophète au Très-Haut : “Vous tirez le fondement de votre puissance de la bouche des enfants et de ceux qui sont encore à la mamelle.” Qu’elles sont belles ces mains qui n’ont jamais touché au mal ! Qu’ils sont resplendissants ces pieds qui n’ont pas foulé la voie de la débauche et de la dépravation, qui n’ont pas suivi la trace des pécheurs dans le chemin du vice ! Qu’elles sont majestueuses toutes les parties de notre âme, revêtue, non de l’éclat des pierreries, mais brillante de candeur, de pureté et d’innocence ! Vous regrettez peut-être que cette enfant n’ait pas atteint la vieillesse ? Que trouvez-vous donc de si attrayant dans cet âge ? Sont-ce les yeux rouges et malades ? Les rides qui sillonnent le visage ? Les dents branlantes et gênant des paroles mal articulées ? Regretteriez-vous des mains tremblantes, un corps penché vers la terre ? Enviez-vous le sort du vieillard qui chancelle ou succombe sous le poids de sa frêle existence et qui a besoin d’un soutien pour le conduire ? Voyez-le : son coeur est froid, sa raison délire, et le son de sa voix est choquant et ridicule. Telles sont les infirmités compagnes inévitables de cette triste saison ; et nous murmurerions encore, mes frères et nous nous emporterions parce qu’elle n’a pas passé sur la terre le temps où l’on fait la pénible expérience de ces tristes misères. Ah ! réjouissez-vous plutôt ; félicitez ceux dont la vie n’a pas été abreuvée des dégoûts et des malheurs du monde, et sachez que, puisqu’ils n’ont pas ressenti ici-bas les souffrances de cette vie, ils n’endureront pas les tourments de l’autre. Car une âme pareille, pure de toute faute lorsque son juge l’appelle, n’a pas à redouter l’enfer ni la terrible sentence. Elle est calme et tranquille, rassurée qu’elle et sur le jugement qui l’attend, par le bon témoignage de sa conscience. [8] Mais il fallait au moins, dites-vous, que celle que nous pleurons arrivât à l’âge de la vie où l’on goûte les plaisirs du mariage. Je laisse, mes frères, à l’époux céleste le soin de vous répondre : il vous dira qu’il est dans le ciel un lit plus doux, une couche plus enivrante, où le veuvage n’est pas à redouter. Quand la mort arrive, quand cette vie toute remplie de jouissances de la chair s’éteint, quelle est, je vous le demande, la nature des biens que l’on regrette ? Voulez-vous connaître les avantages et les agréments de ce monde ? Tout n’est qu’infirmités et inquiétudes du coeur, passions, penchants, colères, craintes, espérances et regrets. Voilà la vie ! Oui, voilà les félicités attachées à notre existence ; voilà les avantages que nous possédons sur la terre. Quel est donc le malheur de celle qui a été ravie à tant de tyrans ? car chacun de ces biens, que j’appelle troubles et afflictions, venant à prévaloir et à triompher de la raison, sont autant de tyrans pour notre coeur. Regretterions-nous qu’elle n’ait pas souffert les douleurs de l’enfantement, subi les peines sans nombre attachées à la conservation et aux soins de l’enfance, et porté enfin le poids de ces mêmes inquiétudes que ses parents ont ressenties pour elle ? Ah ! mes frères, n’enviez pas ces misères que le monde appelle félicités, car je ne connais pas de bonheur plus parfait et plus capable de satisfaire la nature humaine que l’état de celui qui n’a éprouvé aucune de ces tristes conséquences de la vie. C’est pour ce motif que le sage Salomon nous assure dans ses livres que “celui qui meurt est plus heureux que celui qui reste sur la terre” et que David s’écrie que “le temps passé dans la chair n’est qu’une suite de lamentations et de gémissements”. Aussi vit-on ces deux rois, l’un et l’autre comblés sur leur trône de richesse et de magnificence, libres de se procurer ces biens que vous appelez agréments et d’en user, les rejeter néanmoins et s’en abstenir sur la terre. Bien plus encore, mes frères, lorsqu’à la pensée de ces biens invisibles qui succéderont à nos jours mortels, ils contemplaient cette vie qui s’écoule dans la chair, on les entendait gémir et pleurer sur les tristesses et les peines de ce monde. Voyez David dans plusieurs de ses psaumes. Animé du désir d’échapper à toutes ces misères, je l’entends s’écrier ici : “Mon âme désire ardemment après les parois de l’Éternel”. Ailleurs : “Tirez, ô mon Dieu, mon âme de prison”. Le prophète Jérémie va plus loin, il “maudit le jour de sa naissance” et l’instant qui l’a jeté au milieu d’une pareille vie est à ses yeux digne d’exécration. D’après les paroles de l’Écriture et bien d’autres sorties de la bouche des saints de l’ancienne loi, il n’est plus permis de douter combien étaient tristes et affligeants les jours qu’ils passaient sur la terre pour ces hommes qui désiraient posséder la vie véritable. [9] Aussi lorsque Abraham, ce vénérable patriarche, quitte sa maison pour offrir, sans murmure et sans plainte, son fils en sacrifice, pensez-vous qu’il ait des doutes sur le sort glorieux qui attend, après la mort, l’objet de son affection ? — Ceux qui ont quelques connaissances d’histoire n’ignorent pas, je pense, ce que l’Écriture raconte ; que dit-elle en effet ? Le voici, mes frères : Abraham jeune encore avait reçu de Dieu la promesse d’avoir un fils ; il était cependant parvenu à cet âge où la force et la vigueur nous abandonnent, à cet âge où, accablée et affaiblie par les années, la nature est impuissante à se reproduire, car la vieillesse est sourde à la voix des passions, quand envers et contre l’attente des hommes, la promesse reçoit son effet ; Isaac vient au monde. Quelques années s’étaient à peine écoulées, et semblable à une plante, il avait grandi en beauté et en sagesse ; mais tandis que le bel éclat de son âge faisait les délices des auteurs de ses jours, le coeur du vénérable père fut mis à l’essai et soumis à la plus rude épreuve. Le Seigneur voulut savoir s’il connaissait le seul bien désirable, et s’il n’était pas trop attaché à cette vie mortelle : “Immole ton fils, lui dit-il, et offre-le-moi en holocauste”. Vous qui êtes père, vous qui avez des enfants et qui puisez dans la nature la tendresse que vous leur portez, vous seuls pouvez sentir combien, dans une pareille circonstance, la douleur et l’affliction doivent être naturelles à l’homme, et combien le coeur d’Abraham aurait dû être saisi et pénétré, s’il n’avait considéré que la vie de ce monde, s’il avait été l’esclave de la nature, si enfin il avait fait consister le bonheur dans les jours que l’on passe sur la terre ? Mais que raconté-je du saint patriarche ? et pourquoi ne pas m’arrêter un instant pour considérer la modération de sa femme, sexe faible par nature ! si son époux ne lui eût pas révélé les secrets de Dieu, si elle n’avait été convaincue que les biens de ce monde ne sont rien en comparaison des délices de l’autre, pensez-vous qu’elle aurait consenti à voir un fils sacrifié par son père ? Non, mes frères, la tendresse maternelle aurait fait entendre sa voix, vous l’eussiez vue rester à côté de son fils, le serrer contre son sein, et dans cette position, recevoir la première le coup de la mort, ou bien, s’adressant à Abraham ; cher époux, se serait-elle écriée, épargnez mon enfant ! que votre nom ne passe pas ainsi taché à la postérité ! Arrêtez votre bras ! n’encourons pas la malédiction des hommes ! Ne tranchez pas les jours de notre fils, laissez-le jouir en paix de la douceur de cette lumière, et comme un bon père, préparez et ornez son lit nuptial et non son tombeau ! Tressez une couronne pour le jour de ses noces et déposez cette épée meurtrière ! Songez à son mariage et non aux apprêts du bûcher funèbre, et si un holocauste doit être offert et un sacrifice fait à Dieu, laissez-en le soin aux assassins et aux barbares. Mais épargnez au coeur de Sara un spectacle si terrible, et pour que mes yeux n’en soient pas les témoins, passez votre épée au travers de mon corps ; que je sois la première victime, car je suis la plus malheureuse ! Frappez ! un seul coup suffira pour nous détruire tous deux. Que nos cendres reposent dans le même tombeau et qu’une même inscription annonce au monde notre fin déplorable. [10] Oui, mes frères, voilà quel eût été le langage de Sara si elle n’avait contemplé les biens qui se dérobent à nos regards. Mais elle savait qu’à la fin de cette vie commencent les jours de la félicité bienheureuse pour ceux qui s’en sont occupés sur la terre : qu’on abandonne dans ce grand jour le règne des ténèbres pour jouir de la lumière, et qu’alors les erreurs, les tentations et les orages de ce monde sont dissipés. Elle savait qu’à la mort l’âme entre en possession de cette récompense que l’oeil n’a pas vue, que l’oreille n’a pas entendue, que le coeur de l’homme n’a pas pu concevoir, de cette demeure où l’amour ne causera plus ses tourments, où les passions honteuses cesseront de nous combattre, et où l’orgueil n’aura plus de puissance ; elle était fortement pénétrée que là nous n’avons plus à redouter ces maux et ces inquiétudes qui s’abattent sur le coeur de l’homme, mais que tout s’unit à Dieu. Et voilà pourquoi elle fait à Dieu, sans se plaindre le sacrifice de son fils. Que vous dirai-je de Job ? On lui annonce coup sur coup la perte de ses possessions et de ses immenses richesses ; et à peine a-t-il pu recueillir toutes ses forces pour supporter tant de revers qu’un dernier message lui apporte la terrible nouvelle de la mort de ses enfants. Eh bien ! mes frères, comment la reçoit-il ? On vantait son sort de père, et certes, il était digne d’envie, quand on voyait les belles qualités de sa famille et l’espoir qu’elle donnait d’une longue postérité. Il avait trois filles et sept fils, et tous, étroitement unis par l’amitié, n’avaient qu’un seul et même coeur ; jamais séparés, mais toujours ensemble, ils vivaient les uns chez les autres, se recevant chacun à son tour ; en sorte que leur vie s’écoulait dans cet échange continuel de devoirs, et au milieu de ce plaisir réciproque que l’on éprouve à visiter et à recevoir. C’est de cette manière qu’ils étaient un jour réunis à la table chez le frère aîné. Les jeux, les plaisanteries et la gaieté présidaient au festin, puisqu’ils n’avaient qu’un même goût, une même volonté, et que les habitudes de l’un étaient celles de l’autre ; déjà sans doute ils se livraient à la joie, aux rires et à cette aimable liberté qui règne dans un festin de jeunes gens disposés aux plaisirs d’une fête. Mais au moment où les coeurs étaient le plus satisfaits et où rien, ce semble, ne manquait à la joie, la maison s’écroule et devient le tombeau de toute la famille ; le vin se mêle au sang de ces malheureux et les restes du festin sont confondus avec les membres déchirés et meurtris. Voilà, mes frères, la nouvelle désastreuse qu’on annonce à ce père infortuné. Remarquez, je vous prie, la force d’âme de cet athlète et ne vous contentez pas d’admirer sa victoire, quel fruit pourriez-vous retirer d’une admiration stérile ? Mais voyez en lui un modèle à suivre dans de semblables circonstances, un héros à imiter dans les combats de cette vie, un exemple de patience et de vertu, lorsque, frappés par les revers, vous avez besoin de fortifier et de rassurer votre coeur. Que fait donc le malheureux Job ? Pas un mot, pas un geste, pas un signe qui annonce chez lui la faiblesse et la lâcheté d’un coeur pusillanime. Le voit-on déchirer son visage, s’arracher les cheveux, se couvrir la tête de cendres, frapper et meurtrir sa poitrine, se rouler par terre, ou s’entourer de ces hommes qui chantaient en l’honneur des morts des paroles de deuil et de tristesse ? Non, mes frères, rien de tout cela. Job reçoit la nouvelle des malheurs qui viennent de lui arriver, il apprend la fin déplorable de ses enfants ; et aussitôt, raisonnant en philosophe sur la nature des biens de ce monde, il comprend leur origine, adore la main qui les crée ; et, pénétré de ces grandes vérités, il rend hommage à la providence qui préside à leur ruine ou à leur conservation. “Le Seigneur me l’a donné, le Seigneur me l’a ôté, dit-il, les hommes viennent de Dieu, ils doivent, par conséquent, revenir à lui. Ainsi Dieu qui a le pouvoir de donner, a aussi le droit d’enlever ; ce qu’il fait est bon, puisqu’il est la bonté même ; ce qu’il fait est bien, puisqu’il est toute sagesse. Que la volonté de Dieu soit faite, que ses jugements soient exécutés, car il est juste et équitable dans tout ce qu’il ordonne ; que le nom du Seigneur soit béni.” Voyez-vous la grandeur d’âme de ce héros ? Il passe ses heures d’afflictions à méditer et à contempler la vérité, persuadé que la vie véritable, la vie bienheureuse repose sur l’espérance ; et que les jours de la terre ne sont en quelque sorte que le grain que l’on sème pour les jours de l’éternité. Ne l’oublions donc pas, sachez que ces biens qui nous sont réservés et promis sont de beaucoup préférables aux biens de ce monde. Autant l’épi l’emporte sur la semence qui l’a fait naître, autant la vie de la terre diffère de celle du ciel. Le grain, voilà notre existence terrestre ; l’épi avec sa beauté et son éclat, voilà la demeure éternelle. “Car il faut que ce corps corruptible soit revêtu de l’incorruptibilité, que ce corps mortel soit revêtu de l’immortalité. ” [11] C’est au souvenir de ces grandes vérités que Job félicite ses enfants d’être délivrés si tôt des chaînes de la vie et des misères qui l’accompagnent. Ce saint homme reçoit de Dieu la promesse d’avoir en double les biens qui lui avaient été enlevés ; cette promesse s’exécute pour tout ; pourquoi alors, pourriez-vous me dire, n’est-il pas devenu père d’un nombre double d’enfants, mais seulement de dix comme avant ? L’âme de l’homme étant immortelle, il ne peut voir naître dans sa famille que ce qu’il avait perdu, car les derniers ajoutés aux premiers et réunis après leur mort dans le sein du Seigneur, forment ensemble le double de ceux qu'il avait avant ses revers. La mort de l’homme n’est en effet que l’extirpation du péché ; Dieu a créé notre corps comme un vase qui devait être rempli de vertus, mais dans lequel l’ennemi de notre salut ayant versé le vice, il n’est plus resté de place pour le bien. Aussi, pour suspendre la durée du péché devenu notre apanage, la Providence envoie la mort qui brise à propos le vase. Alors le péché a cessé d’exister, l’espèce humaine s’améliore, et ce mélange de bien et de mal une fois renversé, nous devenons purs et remontons aux sources de la vie. Car la résurrection n’est autre chose, mes frères, que le retour à l’état primitif de notre nature ; si donc, il est impossible à l’homme d’être orné d’une beauté plus vive et d’un corps plus éclatant sans la résurrection ; si, sans la mort il n’y a point de résurrection, la mort est un bien, puisqu’elle sera le commencement de la vie bienheureuse et le moyen de nous la faire posséder. [12] Cessez donc de gémir et de verser des larmes au souvenir de ceux qui reposent du sommeil de la mort, car les larmes ne sont des consolations que pour ceux qui n’ont point d’espérance. Pour nous, nous avons un espoir, c’est le Christ à qui sont gloire et puissance dans les siècles des siècles. Amen.