[1] CHAPITRE VII. [2] Dès qu'il fit jour chez Rosette, d'Albert se fit annoncer avec un empressement qui ne lui était pas habituel. [3] Vous voilà, fit Rosette, je dirais de bien bonne heure, si vous pouviez jamais arriver de bonne heure. [4] Aussi, pour vous récompenser de votre galanterie, je vous octroie ma main à baiser. [5] Et elle tira de dessous le drap de toile de Flandre garni de dentelles la plus jolie petite main que l'on ait jamais vue au bout d'un bras rond et potelé. [6] D'Albert la baisa avec componction : - Et l'autre, la petite soeur, est-ce que nous ne la baiserons pas aussi? [7] Mon Dieu si! rien n'est plus faisable. [8] Je suis aujourd'hui dans mon humeur des dimanches; tenez. [9] Et elle sortit du lit son autre main dont elle lui frappa légèrement la bouche. [10] Est-ce que je ne suis pas la femme la plus accommodante du monde? [11] Vous êtes la grâce même, et l'on vous devrait élever des temples de marbre blanc dans des bosquets de myrtes. [12] En vérité, j'ai bien peur qu'il ne vous arrive ce qui est arrivé à Psyché, et que Vénus ne devienne jalouse de vous, dit d'Albert en joignant les deux mains de la belle et en les portant ensemble à ses lèvres. [13] Comme vous débitez tout cela d'une haleine! on dirait que c'est une phrase apprise par coeur, dit Rosette avec une délicieuse petite moue. [14] Point : vous valez bien que la phrase soit tournée exprès pour vous, et vous êtes faite à cueillir des virginités de madrigaux, répliqua d'Albert. [15] Oh çà! décidément, qui vous a piqué aujourd'hui? est-ce que vous êtes malade que vous êtes si galant? je crains que vous ne mouriez. [16] Savez-vous que, lorsque quelqu'un change tout à coup de caractère, et sans raison apparente, cela est de mauvais augure? [17] Or, il est constaté, aux yeux de toutes les femmes qui ont pris la peine de vous aimer, que vous êtes habituellement on ne peut plus maussade, et il est non moins sûr que vous êtes on ne peut plus charmant en ce moment-ci et d'une amabilité tout à fait inexplicable. [18] Là, vraiment, je vous trouve pâle, mon pauvre d'Albert : donnez-moi le bras, que je vous tâte le pouls ; et elle lui releva la manche, et compta les pulsations avec une gravité comique. [19] Non ---. [20] Vous êtes au mieux, et vous n'avez pas le plus léger symptôme de fièvre. [21] Alors il faut que je sois furieusement jolie ce matin! [22] Allez donc me chercher mon miroir, que je voie jusqu'à quel point votre galanterie a tort ou raison. [23] D'Albert fut prendre un petit miroir qui était sur la toilette, et le posa sur le lit. [24] Au fait, dit Rosette, vous n'avez pas tout à fait tort. [25] Pourquoi ne faites-vous pas un sonnet sur mes yeux, monsieur le poète? [26] Vous n'avez aucune raison pour n'en pas faire. [27] Voyez donc, que je suis malheureuse! avoir des yeux comme cela et un poète comme ceci, et manquer de sonnets, comme si l'on était borgne et que l'on eût un porteur d'eau pour amant! [28] Vous ne m'aimez pas, monsieur ; vous ne m'avez pas même fait un sonnet acrostiche. [29] Et ma bouche, comment la trouvez-vous! je vous ai pourtant embrassé avec cette bouche-là, et je vous embrasserai peut-être encore, mon beau ténébreux ; et en vérité c'est une faveur dont vous n'êtes guère digne (ce que je dis n'est pas pour aujourd'hui, car vous êtes digne de tour) ; mais, pour ne pas parler toujours de moi, vous êtes, ce matin, d'une beauté et d'une fraîcheur nonpareilles, vous avez l'air d'un frère de l'Aurore ; et, quoiqu'il fasse à peine jour, vous êtes déjà paré et godronné comme pour un bal. [30] D'aventure, est-ce que vous avez des desseins à mon endroit? et auriez-vous monté un coup de Jarnac à ma vertu? voudriez-vous faire ma conquête? [31] Mais j'oubliais que c'était déjà fait et de l'histoire ancienne. [32] Rosette, ne plaisantez pas comme cela ; vous savez bien que je vous aime. [33] Mais c'est selon. [34] je ne le sais pas bien; et vous? [35] Très parfaitement, et à telles enseignes que, si vous aviez la bonté de faire défendre votre porte, j'essayerais de vous le démontrer, et j'ose m'en flatter, d'une manière victorieuse. [36] Pour cela, non : quelque envie que j'aie d'être convaincue, ma porte restera ouverte . [37] je suis trop jolie pour l'être à huis clos ; le soleil luit pour tout le monde, et ma beauté fera aujourd'hui comme le soleil, si vous le trouvez bon. [38] D'honneur, je le trouve fort mauvais ; mais faites comme si je le trouvais excellent. [39] je suis votre très humble esclave, et je dépose mes volontés à vos pieds. [40] Voilà qui est on ne peut mieux ; restez en de pareils sentiments, et laissez, ce soir, la clef à la porte de votre chambre. [41] M- le chevalier Théodore de Sérannes, dit une grosse tête de nègre souriante et joufflue qui se fit voir entre les deux battants de la porte, demande à vous rendre ses hommages et vous supplie que vous daigniez le recevoir. [42] Faites entrer M. [43] le chevalier, dit Rosette en remontant le drap jusqu'à son menton. [44] Théodore fut tout d'abord au lit de Rosette, à laquelle il fit le salut le plus profond et le plus gracieux, qu'elle lui rendit d'un signe de tête amical, et ensuite il se tourna vers d'Albert, qu'il salua d'un air libre et courtois. [45] Où en étiez-vous ? dit Théodore. [46] J'ai peut-être interrompu une conversation intéres- sante : continuez, de grâce, et mettez-moi au fait en quelques mots. [47] Oh non! répondit Rosette avec un sourire malicieux ; nous parlions d'affaires. [48] Théodore s'assit au pied du lit de Rosette, car d'Albert avait pris place du côté du chevet, par droit de premier arrivé ; la conversation flotta quelque temps de sujet en sujet, très spirituelle, très gaie et très vive, et c'est pourquoi nous n'en rendrons pas compte ; nous craindrions qu'elle ne perdît trop à être transcrite. [49] L'air, le ton, le feu des paroles et des gestes, les mille manières de prononcer un mot, tout cet esprit, semblable à de la mousse de vin de Champagne qui pétille et s'évapore sur-le-champ, sont des choses qu'il est impossible de fixer et de reproduire. [50] C'est une lacune que nous laissons à remplir au lecteur, et dont il s'acquittera assurément mieux que nous; qu'il imagine à cette place cinq ou six pages remplies de tout ce qu'il y a de plus fin, de plus capricieux, de plus curieusement fantasque, de plus élégant et de plus pailleté. [51] Nous savons bien que nous usons ici d'un artifice qui rappelle un peu celui de Timanthe, qui, désespérant de pouvoir bien rendre la figure d'Agamemnon, lui jeta une draperie sur la tête; mais nous aimons mieux être timide qu'imprudent. [52] Il ne serait peut-être pas hors de propos de chercher les motifs pour lesquels d'Albert s'était levé si matin, et quel aiguillon l'avait poussé à venir chez Rosette d'aussi bonne heure que s'il en eût encore été amoureux, - il y a apparence que c'était un petit mouvement de jalousie sourde et inavouée. [53] Assurément il ne tenait pas beaucoup à Rosette, et il eût même été fort aise d'en être débarrassé, - mais au moins il voulait la quitter lui-même et ne pas en être quitté, chose qui blesse toujours profondément l'orgueil d'un homme, si bien éteinte d'ailleurs que soit sa première flamme. [54] Théodore était si beau cavalier qu'il était difficile de le voir survenir dans une liaison sans appréhender ce qui en effet était déjà arrive bien des fois, c'est-à-dire que tous les yeux ne se tournassent de son côté et que les coeurs ne suivissent les yeux ; et chose singulière, quoiqu'il eût enlevé bien des femmes, aucun amant n'avait gardé ce long ressentiment que l'on a d'ordinaire pour les personnes qui vous ont supplanté. [55] Il y avait dans toutes ses façons un charme si vainqueur, une grâce si naturelle, quelque chose de si doux et de si fier que les hommes mêmes y étaient sensibles. [56] D'Albert, qui était venu chez Rosette avec l'envie de parler fort sèchement à Théodore, s'il l'y rencontrait, fut tout surpris de ne pas se sentir en sa présence le moindre mouvement de colère, et de se laisser aller avec autant de facilité aux avances qu'il lui fit. [57] Au bout d'une demi-heure, vous eussiez dit deux amis d'enfance, et pourtant d'Albert était intimement convaincu que, si jamais Rosette devait aimer, ce serait cet homme, et il avait tout lieu d'être jaloux, pour l'avenir du moins, car pour le présent il ne supposait rien encore ; qu'eût-ce été, s'il avait vu la belle en peignoir blanc se glisser comme un papillon de nuit sur un rayon de lune dans la chambre du beau jeune homme, et n'en sortir que trois ou quatre heures après avec des précautions mystérieuses? [58] Il eût pu, en vérité, se croire plus malheureux qu'il ne l'était, car ce sont de ces choses que l'on ne voit guère, qu'une jolie femme amoureuse qui sort de la chambre d'un cavalier non moins joli exactement comme elle y était entrée. [59] Rosette écoutait Théodore avec beaucoup d'attention et comme on écoute quelqu'un qu'on aime ; mais ce qu'il disait était si amusant et si varié que cette attention n'avait rien que de naturel et s'expliquait facilement. [60] Aussi d'Albert n'en prit-il pas autrement d'ombrage. [61] Le ton de Théodore envers Rosette était poli, amical, mais rien de plus. [62] Que ferons-nous aujourd'hui, Théodore? dit Rosette : - si nous allions nous promener en bateau? que vous en semble? ou si nous allions à la chasse? [63] Allons à la chasse, cela est moins mélancolique que de glisser sur l'eau côte à côte avec quelque cygne ennuyé et de plier les feuilles de nénuphar à droite et à gauche, - n'est-ce pas votre avis, d'Albert? [64] J'aimerais peut-être autant me laisser couler dans le batelet au fil de la rivière que de galoper éperdument à la poursuite d'une pauvre bête ; mais où que vous alliez, j'irai; il ne s'agit maintenant que de laisser madame Rosette se lever, et d'aller prendre un costume convenable. [65] Rosette fit un signe d'assentiment, et sonna pour qu'on la vînt lever. [66] Les deux jeunes gens s'en allèrent bras dessus bras dessous, et il était facile de conjecturer, à les voir si bien ensemble, que l'un était l'amant en pied et l'autre l'amant aimé de la même personne. [67] Tout le monde fut bientôt prêt. [68] D'Albert et Théodore étaient déjà à cheval dans la première cour, quand Rosette, en habit d'amazone, parut sur les premières marches du perron. [69] Elle avait sous ce costume un petit air allègre et délibéré qui lui allait on ne peut pas mieux : elle sauta sur la selle avec sa prestesse ordinaire, et donna un coup de houssine à son cheval qui partit comme un trait. [70] D'Albert piqua des deux et l'eut bientôt rejointe. [71] Théodore les laissa prendre quelque avance, étant sûr de les rattraper dès qu'il le voudrait. [72] Il semblait attendre quelque chose, et se retournait souvent du côté du château. [73] Théodore! [74] Théodore! arrivez donc! est-ce que vous êtes monté sur un cheval de bois ? lui cria Rosette. [75] Théodore fit prendre un temps de galop à sa bête et diminua la distance qui le séparait de Rosette, sans toutefois la faire disparaître. [76] Il regarda encore du côté du château, qu'on commençait à perdre de vue ; un petit tourbillon de poussière, dans lequel s'agitait très vivement quelque chose qu'on ne pouvait encore discerner, parut au bout du chemin. [77] En quelques instants le tourbillon fut à côté de Théodore, et laissa voir, en s'entrouvrant comme les nuées classiques de l'Iliade, la figure rose et fraîche du page mystérieux. [78] Théodore, allons donc! cria une seconde fois Rosette, donnez donc de l'éperon à votre tortue et venez à côté de nous. [79] Théodore lâcha la bride à son cheval qui piaffait et se cabrait d'impatience, et en quelques secondes il eut dépassé de plusieurs têtes d'Albert et Rosette. [80] Qui m'aime me suive, dit Théodore en sautant une barrière de quatre pieds de haut. [81] Eh bien! monsieur le poète, dit-il quand il fut de l'autre côté, - vous ne sautez pas ? votre monture est pourtant ailée, à ce qu'on dit. [82] Ma foi, j'aime mieux faire le tour; je n'ai qu'une tête à casser, après tout ; si j'en avais plusieurs, j'essayerais, répondit d'Albert en souriant. [83] Personne ne m'aime donc, puisque personne ne me suit, dit Théodore en faisant descendre encore plus que de coutume les coins arqués de sa bouche. [84] Le petit page leva sur lui ses grands yeux bleus d'un air de reproche, et rapprocha les deux talons du ventre de son cheval. [85] Le cheval fit un bon prodigieux. [86] Si quelqu'un, - lui dit-il, de l'autre côté de la barrière. [87] Rosette jeta sur l'enfant un regard singulier et rougit jusqu'aux yeux ; puis, appliquant un furieux coup de cravache sur le cou de sa jument, elle franchit la traverse de bois vert pomme qui barrait l'allée. [88] Et moi, Théodore, croyez-vous que je ne vous aime pas? [89] L'enfant lui lança une ceillade oblique et en dessous et s'approcha de Théodore. [90] D'Albert était déjà au milieu de l'allée, - et ne vit rien de tout cela; car, depuis un temps immé- morial, les pères, les maris et les amants sont en possession du privilège de ne rien voir. [91] Isnabel, dit Théodore, vous êtes un fou, et vous, Rosette, une folle! [92] Isnabel, vous n'avez pas pris assez de champ pour sauter, et vous, Rosette, vous avez manqué d'accrocher votre robe dans les poteaux. [93] Vous auriez pu vous tuer. [94] Qu'importe? répliqua Rosette avec un son de voix si triste et si mélancolique qu'Isnabel lui pardonna d'avoir aussi sauté la barrière. [95] On chemina encore quelque temps, et l'on arriva au rond-point où se devaient trouver la meute et les piqueurs. [96] Six arches, coupées à travers l'épaisseur de la forêt, aboutissaient à une petite tour de pierre à six pans sur chacun desquels était gravé le nom de la route qui venait s'y terminer. [97] Les arbres s'élevaient si haut qu'ils semblaient vouloir carder les nuages laineux et floconneux qu'une brise assez vive faisait flotter sur leurs cimes, une herbe haute et drue, des buissons impénétrables offraient des retraites et des forts au gibier, et la chasse promettait d'être heureuse. [98] C'était une vraie forêt d'autrefois, avec de vieux chênes plus que séculaires et comme on n'en voit plus maintenant que l'on ne plante plus d'arbres, et qu'on n'a pas la patience d'attendre que ceux qui le sont soient poussés ; une forêt héréditaire, plantée par les arrière-grands-pères pour les pères, par les pères pour les petits-fils, avec des allées d'une largeur prodigieuse, l'obélisque surmonté d'une boule, la fontaine de rocaille, la mare de rigueur, et les gardes poudrés à blanc, en culotte de peau jaune et en habit bleu de ciel; - une de ces forêts touffues et sombres où se détachent admirablement les croupes satinées et blanches des gros chevaux de Wouvermans et les larges pavillons de ces trompes à la Dampierre, que le Parrocel aime à faire rayonner au dos des piqueurs. [99] Une multitude de queues de chiens pareilles à des croissants ou à des serpes s'arrondissaient en frétillant dans un nuage poussiéreux. [100] On donna le signal, on découpla les chiens qui tendaient leur corde à s'étrangler, et la chasse commença. [101] Nous ne décrirons pas très exactement les détours et les crochets du cerf à travers la forêt ; nous ne savons même pas très au juste si c'était un cerf dix cors, et, quelques recherches que nous ayons faites, nous n'avons pu nous en assurer, - ce qui est véritablement affligeant. [102] Néanmoins, nous pensons que dans une telle forêt, si antique, si ombreuse, si seigneuriale, il ne devait se trouver que des cerfs dix cors, et nous ne voyons pas pourquoi celui après lequel galopaient, sur des chevaux de différentes couleurs et non passibus aquis, les quatre principaux personnages de cet illustre roman n'en eût pas été un. [103] Le cerf courait comme un vrai cerf qu'il était, et une cinquantaine de chiens qu'il avait aux trousses n'étaient pas un médiocre éperon à sa vélocité naturelle. [104] La course était si rapide qu'on n'entendait que quelques rares abois. [105] Théodore, comme le mieux monté et le meilleur écuyer, talonnait la meute avec une ardeur incroyable. [106] D'Albert le suivait de près. [107] Rosette et le petit page Isnabel suivaient, séparés par un intervalle qui s'augmentait de minute en minute. [108] L'intervalle fut bientôt assez grand pour ne pouvoir plus espérer de rétablir l'équilibre. [109] Si nous nous arrêtions un peu, dit Rosette, pour laisser souffler les chevaux? [110] La chasse va du côté de l'étang, et je sais un chemin de traverse par lequel nous pourrons arriver en même temps qu'eux. [111] Isnabel tira la bride de son petit cheval des montagnes, qui baissa la tête en secouant sur ses yeux les mèches pendantes de sa crinière, et se mit à creuser le sable avec ses ongles. [112] Ce petit cheval formait avec celui de Rosette le contraste le plus parfait; il était noir comme la nuit, l'autre d'un blanc de satin : il était tout hérissé et tout échevelé ; l'autre avait la crinière nattée de bleu, la queue peignée et frisée. [113] Le second avait l'air d'une licorne et le premier d'un barbet. [114] La même différence antithétique se faisait remarquer dans les maîtres et dans les montures. [115] Rosette avait les cheveux aussi noirs qu'Isnabel les avait blonds ; ses sourcils étaient dessinés très nettement et d'une manière très apparente ; ceux du page n'avaient guère plus de vigueur que sa peau et ressem- blaient au duvet de la pêche. [116] La couleur de l'une était éclatante et solide comme la lumière du midi; le teint de l'autre avait les transparences et les rou- geurs de l'aube naissante. [117] Si nous tâchions maintenant de rattraper la chasse? dit Isnabel à Rosette ; les chevaux ont eu le temps de reprendre haleine. [118] Allons! répondit la jolie amazone, et ils se lancèrent au galop dans une allée transversale assez étroite qui conduisait à la mare ; les deux bêtes couraient de front et en occupaient presque toute la largeur. [119] Du côté d'Isnabel, un arbre entortillé et noueux avançait une grosse branche comme un bras et sem- blait montrer le poing aux chevaucheurs. [120] L'enfant ne la vit pas. [121] Prenez garde, cria Rosette, couchez-vous sur la selle! vous allez être désarçonné. [122] L'avis était donné trop tard ; la branche frappa Isnabel au milieu du corps. [123] La violence du coup lui fit perdre les étriers, et, son cheval continuant son galop et la branche étant trop forte pour ployer, il se trouva enlevé de la selle et tomba rudement en arrière. [124] L'enfant resta évanoui sur le coup. [125] Rosette, fort effrayée, se jeta à bas de sa bête et fut au page, qui ne donnait pas signe de vie. [126] Sa toque s'était détachée, et ses beaux cheveux blonds ruisselaient de toutes parts éparpillés sur le sable. [127] Ses petites mains ouvertes avaient l'air de mains de cire, tant elles étaient pâles : Rosette s'agenouilla auprès de lui et tâcha de le faire revenir. [128] Elle n'avait sur elle ni sels, ni flacon, et son embarras était grand. [129] Enfin elle avisa une ornière assez profonde où l'eau de pluie s'était amassée et clarifiée ; elle y trempa ses doigts, au grand effroi d'une petite grenouille qui était la naïade de cette onde, et elle en secoua quelques gouttes sur les tempes bleuâtres du jeune page. [130] Il ne parut pas les sentir, et les perles d'eau roulaient au long de ses joues blanches comme les larmes d'une sylphide au long d'une feuille de lis. [131] Rosette, pensant que ses habits le pouvaient gêner, déboucla sa ceinture, défit les boutons de son justaucorps et ouvrit sa chemise pour que sa poitrine pût jouer plus librement. [132] Rosette vit alors quelque chose qui aurait été pour un homme la plus agréable des surprises du monde, mais qui ne parut pas à beaucoup près lui faire plaisir, - car ses sourcils se rapprochèrent, et sa lèvre supérieure trembla légèrement, - c'est-à-dire une gorge très blanche, encore peu formée, mais qui faisait les plus admirables promesses, et tenait déjà beaucoup ; une gorge ronde, polie, ivoirine, pour parler comme les ronsardisants, délicieuse à voir, plus délicieuse à baiser. [133] Une femme! dit-elle, une femme! ah! [134] Théodore! [135] Isnabel, car nous lui conservons ce nom, quoique ce ne soit pas le sien, commença à respirer un peu, et souleva languissamment ses longues paupières ; il n'était blessé en aucune sorte, mais seulement étourdi. [136] Il se mit bientôt sur son séant, et, avec l'aide de Rosette, il put se dresser sur ses pieds et remonter sur son cheval qui s'était arrêté dès qu'il n'avait plus senti son cavalier. [137] Ils s'en furent à petits pas jusqu'à la mare, où en effet ils, ou plutôt elles, retrouvèrent le reste de la chasse. [138] Rosette raconta en peu de mots à Théodore ce qui venait de se passer. [139] Celui-ci changea plusieurs fois de couleur pendant le récit de Rosette, et tout le reste de la route tint son cheval à côté de celui d'Isnabel. [140] On rentra au château de très bonne heure! cette journée, commencée si joyeusement, se termina d'une manière assez triste. [141] Rosette était rêveuse, et d'Albert semblait aussi plongé dans de profondes réflexions. [142] Le lecteur saura bientôt ce qui y avait donné lieu. [143] CHAPITRE VIII. [144] Non, mon cher Silvio, non, je ne t'ai pas oublié; je ne suis pas de ceux qui marchent dans la vie sans jamais jeter un regard en arrière; mon passé me suit et empiète sur mon présent, et presque sur mon avenir ; ton amitié est une des places frappées du soleil qui se détachent le plus nettement à l'horizon déjà tout bleu de mes dernières années ; - souvent, du faîte où je suis, je me retourne pour la contempler avec un sentiment d'ineffable mélancolie. [145] Oh! quel beau temps c'était! - que nous étions angéliquement purs! [146] Nos pieds touchaient à peine la terre ; nous avions comme des ailes aux épaules, nos désirs nous enlevaient, et la brise du printemps faisait trembler autour de nos fronts la blonde auréole de l'adolescence. [147] Te souviens-tu de cette petite île plantée de peupliers à cet endroit où la rivière forme un bras? [148] Il fallait pour y aller passer sur une planche assez longue, très étroite et qui ployait étrangement par le milieu ; un vrai pont pour des chèvres, et qui en effet ne servait guère qu'à elles : c'était délicieux. [149] Un gazon court et fourni, où le souviens-toi de moi ouvrait en clignotant ses jolies petites prunelles bleues, un sentier jaune comme du nankin qui faisait une ceinture à la robe verte de l'île et lui serrait la taille, une ombre toujours émue de trembles et de peupliers n'étaient pas les moindres agréments de ce paradis : - il y avait de grandes pièces de toile que les femmes venaient étendre pour les blanchir à la rosée ; on eût dit des carrés de neige et cette petite fille, toute brune et toute hâlée, dont les grands yeux sauvages brillaient d'un éclat si vif sous les longues mèches de ses cheveux, et qui courait après les chèvres en les menaçant et en agitant sa baguette d'osier, quand elles faisaient mine de vouloir marcher sur les toiles dont elle avait la garde, - te la rappelles-tu? [150] Et les papillons couleur de soufre, qu vol inégal et tremblotant, et le martin-pêcheur que nous avons tant de fois essayé d'attraper et qui avait son nid dans ce fourré d'aunes? et ces descentes à la rivière avec leurs marches grossièrement taillées, leurs poteaux et leurs pieux tout verdis par le bas et presque toujours fermées par une claire-voie de plantes et de branchages ? [151] Que cette eau était limpide et miroitante! comme elle laissait voir un fond de gravier doré! et quel plaisir c'était, assis sur la rive, d'y laisser pendre le bout de ses pieds! [152] Les nénuphars à fleurs d'or, qui s'y déroulaient gracieusement, avaient l'air de verts cheveux flottant sur le dos d'agate de quelque nymphe au bain. [153] Le ciel se regardait à ce miroir avec des sourires azurés et des transparences d'un gris de perle on ne peut plus ravissant, et, à toutes les heures de la journée, c'étaient des turquoises, des paillettes, des ouates et des moires d'une variété inépuisable. [154] Que j%imais ces escadres de petits canards à cous d'émeraude, qui naviguaient incessamment d'un bord à l'autre et formaient quelques rides sur cette pure glace! [155] Que nous étions bien faits pour être les figures de ce paysage! - comme nous allions à cette nature si douce et si reposée, et comme nous nous harmonisions facilement avec elle! [156] Printemps au-dehors, jeunesse au-dedans, soleil sur le gazon, sourire sur les lèvres, neige de fleurs à tous les buissons, blanches illusions épanouies dans nos âmes, pudique rougeur sur nos joues et sur l'églantine, poésie chantant dans notre coeur, oiseaux cachés gazouillant dans les arbres, lumière, roucoulements, parfums, mille rumeurs confuses, le coeur qui bat, l'eau qui remue un caillou, un brin d'herbe ou une pensée qui pousse, une goutte d'eau qui roule au long d'un calice, une larme qui déborde au long d'une paupière, un soupir d'amour, un bruissement de feuille. [157] . [158] . [159] quelles soirées nous avons passées là à nous promener à pas lents, si près du bord que souvent nous marchions un pied dans l'eau et l'autre sur la terre. [160] Hélas! - cela a peu duré, chez moi du moins, - car toi, en acquérant la science de l'homme, tu as su garder la candeur de l'enfant. [161] Le germe de corruption qui était en moi s'est développé bien vite, et la gangrène a dévoré impitoyablement tout ce que j'avais de pur et de sain. [162] Il ne m'est resté de bon que mon amitié pour toi. [163] J'ai l'habitude de ne te rien cacher, - ni actions ni pensées. [164] J'ai mis à nu devant toi les plus secrètes fibres de mon coeur ; si bizarres, si ridicules, si excentriques que soient les mouvements de mon âme, il faut que je te les décrive; mais, en vérité, ce que j'éprouve depuis. [165] quelque temps est d'une telle étrangeté que j'ose à peine en convenir devant moi-même. [166] je t'ai dit quelque part que j'avais peur, à force de chercher le beau et de m'agiter pour y parvenir, de tomber à la fin dans l'impossible ou dans le monstrueux. [167] J'en suis presque arrivé là ; quand donc sortirai-je de tous ces courants qui se contrarient et m'entraînent à gauche et à droite? quand le pont de mon vaisseau cessera-t-il de trembler sous mes pieds et d'être balayé par les vagues de toutes ces tempêtes? où trouverai-je un port où je puisse jeter l'ancre et un rocher inébranlable et hors de la portée des flots où je puisse me sécher et tordre l'écume de mes cheveux? [168] Tu sais avec quelle ardeur j'ai recherché la beauté physique, quelle importance j'attache à la forme extérieure, et de quel amour je me suis pris pour le monde visible : - cela doit être, je suis trop corrompu et trop blasé pour croire à la beauté morale, et la poursuivre avec quelque suite. [169] J'ai perdu complè- tement la science du bien et du mal, et, à force de dépravation, je suis presque revenu à l'ignorance du sauvage et de l'enfant. [170] En vérité, rien ne me paraît louable ou blâmable, et les plus étranges actions ne m'étonnent que peu. [171] Ma conscience est une sourde et muette. [172] L'adultère me paraît la chose la plus innocente du monde; je trouve tout simple qu'une jeune fille se prostitue; il me semble que je trahirais mes amis sans le moindre remords, et je ne me ferais pas le plus léger scrupule de pousser du pied dans un précipice les gens qui me gênent, si je marchais sur le bord avec eux. [173] je verrais de sang-froid les scènes les plus atroces, et il y a dans les souffrances et dans les malheurs de l'humanité quelque chose qui ne me déplaît pas. [174] J'éprouve à voir quelque calamité tomber sur le monde le même sentiment de volupté âcre et amère que l'on éprouve quand on se venge enfin d'une vieille insulte. [175] monde, que m'as-tu fait pour que je te haïsse ainsi? [176] Qui m'a donc enfiellé de la sorte contre toi? qu'attendais-je donc de toi pour te conserver tant de rancoeur de m'avoir trompé? à quelle haute espérance as-tu menti? quelles ailes d'aiglon as-tu coupées? [177] Quelles portes devais-tu ouvrir qui sont restées fermées, et lequel de nous deux a manqué à l'autre? [178] Rien ne me touche, rien ne m'émeut; - je ne sens plus, à entendre le récit des actions héroïques, ces sublimes frémissements qui me couraient autrefois de la tête aux pieds. [179] Tout cela me paraît même quelque peu niais. [180] Aucun accent n'est assez profond pour mordre les fibres détendues de mon cceur et les faire vibrer : - je vois couler les larmes de mes semblables du même oeil que la pluie, à moins qu'elles ne soient d'une belle eau, et que la lumière ne s'y reflète d'une manière pittoresque et qu'elles ne coulent sur une belle joue. [181] Il n'y a guère plus que les animaux pour qui j'aie un faible reste de pitié. [182] Je laisserais bien rouer de coups un paysan ou un domestique, et je ne supporterais pas patiemment qu'on en fît autant d'un cheval ou d'un chien en ma présence ; et pourtant je ne suis pas méchant, je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et n'en ferai probablement jamais ; mais cela tient plutôt à ma nonchalance et au mépris souverain que j'ai pour toutes les personnes qui me déplaisent, et qui ne me permet pas de m'en occuper, même pour leur nuire. [183] J'abhorre tout le monde en masse, et, parmi tout ce tas, j'en juge à peine un ou deux dignes d'être haïs spécialement. [184] Haïr quelqu'un, c'est s'en inquiéter autant que si on l'aimait ; - c'est le distinguer, l'isoler de la foule ; c'est être dans un état violent à cause de lui ; c'est y penser le jour et y rêver la nuit ; c'est mordre son oreiller et grincer des dents en songeant qu'il existe ; que fait-on de plus pour quelqu'un qu'on aime? [185] Les peines et les mouvements qu'on se donne pour perdre un ennemi, se les donnerait-on pour plaire à une maîtresse? [186] J'en doute - pour haïr bien quelqu'un, il faut en aimer un autre. [187] Toute grande haine sert de contrepoids à un grand amour : et qui pourrais-je haïr, moi qui n'aime rien ? [188] Ma haine est comme mon amour un sentiment confus et général qui cherche à se prendre à quelque chose et qui ne le peut ; j'ai en moi un trésor de haine et d'amour dont je ne sais que faire et qui me pèse horriblement. [189] Si je ne trouve à les répandre l'un ou l'autre ou tous les deux, je crèverai, et je me romprai comme ces sacs trop bourrés d'argent qui s'éventrent et se décousent. [190] Oh! si je pouvais abhorrer quelqu'un, si l'un de ces hommes stupides avec qui je vis pouvait m'insulter de façon à faire bouillonner dans mes veines glacées mon vieux sang de vipère, et me faire sortir de cette morne somnolence où je croupis ; si tu me mordais à la joue avec tes dents de rat et que tu me communiquasses ton venin et ta rage, vieille sorcière au chef branlant; si la mort de quelqu'un pouvait être ma vie ; - si le dernier battement du coeur d'un ennemi se tordant sous mon pied pouvait faire passer dans ma chevelure des frissons délicieux, et si l'odeur de son sang devenait plus douce à mes narines altérées que l'arôme des fleurs, oh! que volontiers je renoncerais à l'amour, et que je m'estimerais heureux! [191] Étreintes mortelles, morsures de tigre, enlacements de boa, pieds d'éléphant posés sur une poitrine qui craque et s'aplatit, queue acérée du scorpion, jus laiteux de l'euphorbe, kriss ondulés du Javan, lames qui brillez la nuit, et vous éteignez dans le sang, c'est vous qui remplacerez pour moi les roses effeuillées, les baisers humides et les enlacements de l'amour! [192] Je n'aime rien, ai-je dit, hélas! j'ai peur maintenant d'aimer quelque chose. [193] Il vaudrait cent mille fois mieux haïr que d'aimer comme cela! [194] Le type de beauté que je rêvais depuis si longtemps, je l'ai rencontré. [195] J'ai trouvé le corps de mon fantôme; je l'ai vu, il m'a parlé, je lui ai touché la main, il existe ; ce n'est pas une chimère. [196] je savais bien que je ne pouvais me tromper, et que mes pressentiments ne mentaient jamais. [197] Oui, Silvio, je suis à côté du rêve de ma vie ; - ma chambre est ici, la sienne est là ; je vois trembler d'ici le rideau de sa fenêtre et la lumière de sa lampe. [198] Son ombre vient de passer sur le rideau : dans une heure nous allons souper ensemble. [199] Ces belles paupières turques, ce regard limpide et profond, cette chaude couleur d'ambre pâle, ces longs cheveux noirs lustrés, ce nez d'une coupe fine et fière, ces emmanchements et ces extrémités déliées et sveltes à la manière du Parmeginiano, ces délicates sinuosités, cette pureté d'ovale qui donnent tant d'élégance et d'aristocratie à une tête, tout ce que je voulais, ce que j'aurais été heureux de trouver disséminé dans cinq ou six personnes, j'ai tout cela réuni dans une seule personne! [200] Ce que j'adore le plus entre toutes les choses du monde, - c'est une belle main. [201] Si tu voyais la sienne! quelle perfection! comme elle est d'une blancheur vivace! quelle mollesse de peau! quelle pénétrante moiteur! comme le bout de ses doigts est admirablement effilé! comme l'oeil de ses ongles se dessine nettement! quel poli et quel éclat! on dirait des feuilles intérieures d'une rose, - les mains d'Anne d'Autriche, si vantées, si célébrées, ne sont, à celles-là, que des mains de gardeuse de dindons ou de laveuse de vaisselle. [202] Et puis quelle grâce, quel art dans les moindres mouvements de cette main! comme ce petit doigt se replie gracieusement et se tient un peu écarté de ses grands frères! [203] La pensée de cette main me rend fou, et fait frémir et brûler mes lèvres. [204] Je ferme les yeux pour ne plus la voir ; mais du bout de ses doigts délicats elle me prend les cils et m'ouvre les paupières, fait passer devant moi mille visions d'ivoire et de neige. [205] Ah! sans doute, c'est la griffe de Satan qui s'est gantée de cette peau de satin; - c'est quelque démon railleur qui se joue de moi; - il y a ici du sortilège. [206] C'est trop monstrueusement impossible. [207] Cette main --- je m'en vais partir en Italie voir les tableaux des grands maîtres, étudier, comparer, dessiner, devenir un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est, comme je la vois, comme je la sens ; ce sera peut-être un moyen de me débarrasser de cette espèce d'obsession. [208] J'ai désiré la beauté; je ne savais pas ce que je demandais. [209] C'est vouloir regarder le soleil sans paupières, c'est vouloir toucher la flamme. [210] je souffre horriblement. [211] Ne pouvoir s'assimiler cette perfection, ne pouvoir passer dans elle et la faire passer en soi, n'avoir aucun moyen de la rendre et de la faire sentir! [212] Quand je vois quelque chose de beau, je voudrais le toucher de tout moi-même, partout et en même temps. [213] je voudrais le chanter et le peindre, le sculpter et l'écrire, en être aimé comme je l'aime; je voudrais ce qui ne se peut pas et ce qui ne se pourra jamais. [214] Ta lettre m'a fait mal, - bien mal, - pardonne-moi ce que je te dis là. [215] Tout ce bonheur calme et pur dont tu jouis, ces promenades dans les bois rougissants, - ces longues causeries, si tendres et si intimes, qui se terminent par un chaste baiser sur le front; cette vie séparée et sereine; ces jours, si vite passés que la nuit vous semble avancer, nie font encore trouver plus tempétueuses les agitations intérieures où je vis. [216] Ainsi donc vous devez vous marier dans deux mois; tous les obstacles sont levés, vous êtes sûrs maintenant de vous appartenir à tout jamais. [217] Votre félicité présente s'augmente de toute votre félicité future. [218] Vous êtes heureux, et vous avez la certitude d'être plus heureux bientôt. [219] Quel sort que le vôtre! [220] Ton amie est belle, mais ce que tu as aimé en elle, ce n'est pas la beauté morte et palpable, la beauté matérielle, c'est la beauté invi- sible et éternelle, la beauté qui ne vieillit point, la beauté de l'âme. [221] Elle est pleine de grâce et de candeur; elle t'aime comme savent aimer ces âmes-là. [222] Tu n'as pas cherché si l'or de ses cheveux se rapprochait pour le ton des chevelures de Rubens et du Giorgione ; mais ils t'ont plu, parce que c'étaient ses cheveux. [223] Je parie bien, heureux amant que tu es, que tu ne sais pas seulement si le type de ta maîtresse est grec ou asiatique, anglais ou italien. [224] Silvio! combien sont rares les coeurs qui se contentent de l'amour pur et simple et qui ne souhaitent ni ermitage dans les forêts, ni jardin dans une île du lac Majeur. [225] Si j'avais le courage de m'arracher d'ici, j'irais passer un mois avec vous ; peut-être me purifierais-je à l'air que vous respirez, peut-être l'ombre de vos allées jetterait-elle un peu de fraîcheur à mon front brûlant ; mais non, c'est un paradis où je ne dois pas mettre le pied. [226] A peine doit-il m'être permis de regarder de loin, et par-dessus le mur, les deux beaux anges qui s'y promènent la main dans la main, les yeux sur les yeux. [227] Le démon ne peut entrer dans l'Éden que sous la forme d'un serpent, et, cher Adam, pour tout le bonheur du ciel, je ne voudrais pas être le serpent de ton Ève. [228] Quel effroyable travail s'est-il donc fait dans mon âme depuis ces derniers temps ? qui a donc fait tourner mon sang et l'a changé en venin? [229] Monstrueuse pensée, qui déploie tes rameaux d'un vert pâle et tes ombelles de ciguë dans l'ombre glaciale de mon coeur, quel vent empoisonné y a déposé le germe dont tu es éclose! [230] C'était donc là ce qui m'était réservé, voilà donc où devaient aboutir tous ces chemins si déses- pérément tentés! - 0 sort, comme tu te joues de nous! [231] Tous ces élans d'aigle vers le soleil, ces pures flammes aspirantes du ciel, cette divine mélancolie, cet amour profond et contenu, cette religion de la beauté, cette fantaisie si curieuse et si élégante, ce flot intarissable et toujours montant de la fontaine intérieure, cette extase aux ailes toujours ouvertes, cette rêverie plus en fleur que l'aubépine de mai, toute cette poésie de ma jeunesse, tous ces dons si beaux et si rares ne me devaient servir qu'à me mettre au-dessous du dernier des hommes! [232] Je voulais aimer. [233] J'allais comme un forcené appelant et invoquant l'amour ; - je me tordais de rage sous le sentiment de mon impuissance; j'allumais mon sang, je traînais mon corps aux bourbiers des plaisirs ; j'ai serré à l'étouffer contre mon coeur aride une femme et belle et jeune et qui m'aimait; - j'ai couru après la passion qui me fuyait. [234] Je me suis prostitué, et j'ai fait comme une vierge qui s'en irait dans un mauvais lieu espérant trouver un amant parmi ceux que la débauche y pousse, au lieu d'attendre patiemment, dans une ombre discrète et silencieuse, que l'ange que Dieu me réserve m'apparût dans une pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. [235] Toutes ces années que j'ai perdues à m'agiter puérilement, à courir çà et là, à vouloir forcer la nature et le temps, j'aurais dû les passer dans la solitude et la méditation, à tâcher de me rendre digne d'être aimé; - c'eût été sagement fait; - mais j'avais des écailles sur les yeux et je marchais droit au précipice. [236] J'ai déjà un pied suspendu sur le vide, et je crois que je m'en vais bientôt lever l'autre. [237] J'ai beau résister, je le sens, il faut que je roule jusqu'au fond de ce nouveau gouffre qui vient de s'ouvrir en moi. [238] Oui, c'est bien ainsi que je m'étais figuré l'amour. [239] je sens maintenant ce que j'avais rêvé. [240] Oui, voilà bien les insomnies charmantes et terribles où les roses sont des chardons et où les chardons sont des roses; voilà bien la douce peine et le bonheur misérable, ce trouble ineffable qui vous entoure d'un nuage doré et fait trembler devant vous la forme des objets ainsi que fait l'ivresse, ces bourdonnements d'oreille où tinte toujours la dernière syllabe du nom bien aimé, ces pâleurs, ces rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante et glacée : c'est bien cela les poètes ne mentent pas. [241] Quand je suis au moment d'entrer au salon où nous avons l'habitude de nous trouver, mon coeur bat avec une telle violence qu'on le pourrait voir à travers mes habits, et je suis obligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur qu'il ne s'échappe. [242] Si je l'aperçois au bout d'une allée, dans le parc, la distance s'efface sur-le-champ, et je ne sais pas où le chemin passe : il faut que le diable J'emporte ou que j'aie des ailes. [243] Rien ne peut m'en distraire je lis, son image s'interpose entre le livre et mes yeux - je monte à cheval, je cours au grand galop, et je crois toujours sentir dans le tourbillon ses longs cheveux qui se mêlent aux miens, et entendre sa respiration précipitée et son souffle tiède qui m'effleure la joue. [244] Cette image m'obsède et me suit partout, et je ne la vois jamais plus que lorsque je ne la vois pas. [245] Tu m'as plaint de ne pas aimer, - plains-moi maintenant d'aimer, et surtout d'aimer qui j'aime. [246] Quel malheur, quel coup de hache sur ma vie déjà si tronçonnée! - quelle passion insensée, coupable et odieuse s'est emparée de moi! [247] C'est une honte dont la rougeur ne s'éteindra jamais sur mon front. [248] C'est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n'y conçois rien, je n'y comprends rien, tout en moi est brouillé et renverse; je ne sais plus qui je suis ni ce que sont les autres, je doute si je suis un homme ou une femme, j'ai horreur de moi-même, j'éprouve des mouvements singuliers et inexpli- cables, et il y a des moments où il me semble que ma raison s'en va, et où le sentiment de mon existence m'abandonne tout à fait. [249] Longtemps je n'ai pu croire à ce qui était; je me suis écouté et observé attenti- vement. [250] J'ai tâché de démêler cet écheveau confus qui s'enchevêtrait dans mon âme. [251] Enfin, à travers tous les voiles dont elle s'enveloppait, j'ai découvert l'affreuse vérité --- Silvio, j'aime---. [252] Oh! non, je ne pourrai jamais te le dire --- j'aime un homme!