CHAPITRE XIV. J'étais à ma fenêtre occupée à regarder les étoiles qui s'épanouissaient joyeusement aux parterres du ciel, et à respirer le parfum des belles-de-nuit que m'apportait une brise mourante. - Le vent de la croisée ouverte avait éteint ma lampe, la dernière qui restât allumée dans le château. Ma pensée dégénérait en vague rêverie, et une espèce de somnolence commençait à me prendre; cependant le restais toujours accoudée sur la balustrade de pierre, soit que je fusse fascinée par le charme de la nuit, soit par nonchalance et par oubli. - Rosette, ne voyant plus briller ma lampe et ne pouvant me distinguer à cause d'un grand angle d'ombre qui tombait précisément sur la fenêtre, avait cru sans doute que j'étais couchée, et c'était ce qu'elle attendait pour risquer une dernière et désespérée tentative. - Elle poussa si doucement la porte que je ne l'entendis pas entrer, et qu'elle était à deux pas de moi avant que je m'en fusse aperçue. Elle fut très étonnée de me voir encore levée ; mais, se remettant bientôt de sa surprise, elle vint à moi et me prit le bras en m'appelant deux fois par mon nom : - Théodore, Théodore! - Quoi! vous, Rosette, ici, à cette heure, toute seule, sans lumière, dans un déshabillé aussi complet! Il faut te dire que la belle n'avait sur elle qu'une mante de nuit en batiste excessivement fine, et la triomphante chemise bordée de dentelles que je n'avais pas voulu voir le jour de la fameuse scène dans le petit kiosque du parc. Ses bras, polis et froids comme le marbre, étaient entièrement nus, et la toile qui couvrait son corps était si souple et si diaphane qu'elle laissait voir les boutons des seins, comme à ces statues des baigneuses couvertes d'une draperie mouillée. -Est-ce un reproche, Théodore, oue vous me faites là ? ou n'est-ce qu'une simple phrase purement exclamative? Oui, moi, Rosette, la belle dame ici, dans votre chambre à vous, non dans la mienne où je devrais être, à onze heures du soir et peut-être minuit, sans duègne, ni chaperon, ni soubrette, presque nue, en simple peignoir de nuit; - cela est bien étonnant, n'est-ce pas? - J'en suis aussi surprise que vous, et je ne sais trop quelle explication vous en donner. En disant cela, elle me passa un de ses bras autour du corps, et se laissa tomber sur le pied de mon lit de façon à m'entraîner avec elle. - Rosette, lui dis-je en m'efforçant de me dégager, je m'en vais tâcher de rallumer la lumière; rien n'est triste comme l'obscurité dans une chambre ; et puis, c'est vraiment un meurtre de ne pas y voir clair quand vous êtes là et de se priver du spectacle de vos beautés. - Permettez qu'au moyen d'un morceau d'amadou et d'une allumette, je me fasse un petit soleil portatif qui mette en relief tout ce que la nuit jalouse efface sous ses ombres. - Ce n'est pas la peine; j'aime autant que vous ne voyiez pas ma rougeur ; je me sens les joues toutes brûlantes, car c'est à mourir de honte. Elle se jeta la figure contre ma poitrine ; elle resta quelques minutes ainsi, comme suffoquée par son émotion. Moi, pendant ce temps-là, je passais machinalement mes doigts dans les longues boucles de ses cheveux déroulés ; je cherchais dans ma cervelle quelque honnête échappatoire pour me tirer d'embarras, et je n'en trouvais point, car j'étais acculée dans mes derniers retranchements, et Rosette paraissait parfaitement décidée à ne pas sortir de la chambre comme elle y était entrée. - Son habillement avait une désinvolture formidable, et qui ne promettait rien de bon. je n'avais moi-même qu'une robe de chambre ouverte et qui eût fort mal défendu mon incognito, en sorte que j'étais on ne peut plus inquiète de l'issue de la bataille. - Théodore, écoutez-moi, dit Rosette en se relevant et en rejetant ses cheveux des deux côtés de sa figure, autant que je pus le discerner à la faible lueur que les étoiles et un croissant de lune très mince, qui commençait à se lever, jetaient dans la chambre dont la croisée était restée ouverte; - la démarche que je fais est étrange; - tout le monde me blâmerait de l'avoir faite. - Mais vous allez partir bientôt, et je vous aime! je ne puis vous laisser ainsi sans m'être expliquée avec vous. - Peut-être ne reviendrez-vous jamais; peut-être est-ce la première et la dernière fois que je dois vous voir. - Qui sait où vous irez? Mais où que vous alliez, vous emporterez mon âme et ma vie avec vous. - Si vous étiez resté, je n'en serais pas venue à cette extrémité. Le bonheur de vous contempler, de vous entendre, de vivre à côté de vous m'eût suffi : je n'eusse rien demandé de plus. J'aurais renfermé mon amour dans mon coeur; vous auriez cru n'avoir en moi qu'une bonne et sincère amie ; - mais cela ne peut pas être. Vous dites qu'il faut absolument que vous partiez. - Cela vous ennuie, Théodore, de me voir ainsi attachée à vos pas comme une ombre amoureuse qui ne peut que vous suivre et qui voudrait se fondre à votre corps ; il doit vous déplaire de retrouver toujours derrière vous des yeux suppliants et des mains tendues pour saisir le bord de votre manteau. - Je le sais, mais je ne puis m'empêcher de le faire. - Au reste, vous ne pouvez pas vous en plaindre; c'est votre faute. - J'étais calme, tranquille, presque heureuse avant de vous connaître. - Vous arrivez beau, jeune, souriant, pareil à Phcebus le dieu charmant. - Vous avez pour moi les soins les plus empressés, les plus délicates attentions ; jamais cavalier ne fut plus spirituel et plus galant. Vos lèvres chaque minute laissaient tomber des roses et des rubis; - tout devenait pour vous une occasion de madrigal, et vous savez détourner les phrases les plus insignifiantes pour en faire d'adorables compliments. - Une femme qui vous aurait d'abord mortellement haï aurait fini par vous aimer, et moi, je vous aimais dès l'instant où je vous avais vu. - Pourquoi paraissiez-vous donc surpris, ayant été si aimable, d'être tant aimé? N'est-ce pas une conséquence toute naturelle? je ne suis ni une folle, ni une évaporée, ni une petite fille romanesque qui s'éprend de la première épée qu'elle voit. J'ai du monde, et je sais ce que c'est que la vie. Ce que je fais, toute femme, même la plus vertueuse ou la plus prude, en eût fait autant. - Quelle idée et quelle intention aviez-vous? celle de me plaire, j'imagine, car je n'en puis supposer d'autre. Comment se fait-il donc que vous avez, en quelque sorte, l'air fâché d'y avoir si bien réussi? Ai-je fait, sans le vouloir, quelque chose qui vous ait déplu? - je vous en demande pardon. Est-ce que vous ne me trouvez plus belle, ou avez-vous découvert en moi quelque défaut qui vous rebute? - Vous avez le droit d'être difficile en beauté, mais ou vous avez menti étrangement, ou je suis belle aussi, moi! - je suis jeune comme vous, et je vous aime; pourquoi maintenant me dédaignez-vous? Vous vous empressiez tant autour de moi, vous souteniez mon bras avec une sollicitude si constante, vous pressiez si tendrement la main que je vous abandonnais, vous leviez vers moi des paupières si langoureuses : si vous ne m'aimiez pas, à quoi bon tout ce manège? Auriez-vous eu par hasard cette cruauté d'allumer l'amour dans un coeur pour vous en faire ensuite un sujet de risée? Ah! ce serait une horrible raillerie, une impiété et un sacrilège! ce ne pourrait être que l'amusement d'une âme affreuse, et je ne puis croire cela de vous, tout inexplicable que soit votre conduite envers moi. Quelle est donc la cause de ce revirement subit? Quant à Moi, je n'y en vois point. - Quel mystère cache une pareille froideur? - je ne puis croire que vous ayez de la répugnance pour moi; ce que vous avez fait prouve que non, car on ne courtise pas aussi vivement une femme pour qui l'on a du dégoût, fût-on le plus grand fourbe de la terre. 0 Théodore, qu'avez-vous contre moi? qui vous a changé ainsi? que vous ai-je fait? - Si l'amour que vous paraissiez avoir pour moi s'est envolé, le mien, hélas! est resté, et je ne puis l'arracher de mon coeur. - Ayez pitié de moi, Théodore, car je suis bien malheureuse. - Faites du moins semblant de m'aimer -un peu, et dites-moi quelques douces paroles ; cela ne vous coûtera pas beaucoup, à moins que vous n'ayez pour moi une insurmontable horreur ---. En cet endroit pathétique de son discours, ses sanglots étouffèrent complètement sa voix ; elle croisa ses deux mains sur mon épaule et s'y appuya le front dans une attitude tout à fait désespérée. Tout ce qu'elle disait était on ne peut plus juste, et je n'avais rien de bon à répondre. - je ne pouvais prendre la chose sur le ton du persiflage. Cela n'eût pas été convenable. - Rosette n'était pas de ces créatures que l'on pût traiter aussi légèrement ; - j'étais d'ailleurs trop touchée pour le pouvoir faire. - je me sentais coupable de m'être jouée ainsi du coeur d'une femme charmante, et j'en éprouvais le plus vif et le plus sincère remords du monde. Voyant que je ne répondais rien, la chère enfant poussa un long soupir et fit un mouvement comme pour se lever, mais elle retomba affaissée sous son émotion ; - puis elle m'entoura de ses bras dont la fraîcheur pénétrait mon pourpoint, posa sa figure sur la mienne et se mit à pleurer silencieusement. Cela me fit un effet singulier de sentir ainsi ruisseler sur ma joue cet intarissable courant de larmes qui ne partait pas de mes yeux. - je ne tardai pas à y mêler les miennes, et ce fut une véritable pluie amère à causer un nouveau déluge, si elle eût duré seulement quarante jours. La lune en cet instant-là vint donner précisément sur la fenêtre; un pâle rayon plongea dans la chambre et éclaira d'une lueur bleuâtre notre groupe taciturne. Avec son peignoir blanc, ses bras nus, sa poitrine et sa gorge découvertes, presque de la même couleur que son linge, ses cheveux épars et son air douloureux, Rosette avait l'air d'une figure d'albâtre de la Mélancolie assise sur un tombeau. Quant à moi, je ne sais trop quelle figure je pouvais avoir, attendu que je ne me voyais pas et qu'il n'y avait point de glace qui pût réfléchir mon image, mais je pense que j'aurais très bien pu poser pour une statue de l'Incertitude personnifiée. J'étais émue, et je fis à Rosette quelques caresses plus tendres qu'à l'ordinaire ; de ses cheveux ma main était descendue à son cou velouté, et de là à son épaule ronde et polie que je flattais doucement et dont je suivais la ligne frémissante. L'enfant vibrait sous mon toucher comme un clavier sous les doigts d'un musicien ; sa chair tressaillait et sautait brusquement, et d'amoureux frissons couraient le long de son corps. Moi-même j'éprouvais une espèce de désir vague et confus dont je ne pouvais démêler le but, et je sentais une grande volupté à parcourir ces formes pures et délicates. - je quittai son épaule, et, profitant de l'hiatus d'un pli, j'enfermai subitement dans ma main sa petite gorge effarée, qui palpitait éperdument comme une tourterelle surprise au nid ; - de l'extrême contour de sa joue, que j'effleurais d'un baiser à peine sensible, j'arrivai à sa bouche mi-ouverte : nous restâmes ainsi quelque temps. - je ne sais pas, par exemple, si ce fut deux minutes, ou un quart d'heure, ou une heure ; car j'avais totalernent perdu la notion du temps, et le ne savais pas si j'étais au ciel ou sur la terre, ici ou ailleurs, morte ou vivante. Le vin capiteux de la volupté m'avait tellement enivrée à la première gorgée que j'avais bue que tout ce que j'avais de raison s'en était allé. - Rosette me nouait de plus en plus avec ses bras et m'enveloppait de son corps ; - elle se penchait sur moi convulsivement et me pressait sur sa poitrine nue et haletante ; à chaque baiser, sa vie semblait accourir tout entière à la place touchée, et abandonner le reste de sa personne. - Des idées singulières me passaient par la tête ; j'aurais, si je n'avais craint de trahir mon incognito, laissé un champ libre aux élans passionnes de Rosette, et peut-être aurais-je fait quelque vaine et folle tentative pour donner un semblant de réalité à cette ombre de plaisir que ma belle amoureuse embrassait avec tant d'ardeur; je n'avais pas encore eu d'amant ; et ces vives attaques, ces caresses réitérées, le contact de ce beau corps, ces doux noms perdus dans des baisers me troublaient au dernier point, - quoiqu'ils fussent d'une femme; - et puis cette visite nocturne, cette passion romanesque, ce clair de lune, tout cela avait pour moi une fraîcheur et un charme de nouveauté qui me faisaient oublier qu'au bout du compte je n'étais pas un homme. Pourtant, faisant un grand effort sur moi-même, je dis à Rosette qu'elle se compromettait horriblement en venant dans ma chambre à une pareille heure et y restant aussi longtemps, que ses femmes pourraient s'apercevoir de son absence et voir qu'elle n'avait pas passé la nuit dans son appartement. Je dis cela si mollement que Rosette, pour toute réponse, laissa tomber sa mante de batiste et ses pantoufles, et se glissa dans mon lit comme une couleuvre dans une jatte de lait; car elle imaginait que mes habits m'empêchaient seuls d'en venir à des démonstrations plus précises, et que c'était l'unique obstacle qui me retenait. Elle croyait, la pauvre enfant, que l'heure du berger, si laborieusement amenée, allait enfin sonner pour elle; mais il ne sonna que deux heures du matin. - Ma situation était on ne peut plus critique, lorsque la porte tourna sur ses gonds et donna passage au même chevalier Alcibiade en personne; il tenait un bougeoir d'une main et son épée de l'autre. Il alla droit au lit, dont il rejeta la couverture, et, mettant la lumière sous le nez de Rosette confondue, il lui dit d'un ton goguenard : - Bonjour, ma soeur. - La petite Rosette n'eut pas la force de trouver une parole pour répondre. - Il paraît donc, ma très chère et très vertueuse soeur, qu'ayant jugé dans votre sagesse que le lit du seigneur Théodore était plus douillet que le vôtre vous êtes venue vous y coucher? ou peut-être revient-il des esprits dans votre chambre, et avez-vous pensé que vous seriez plus en sûreté dans celle-ci, sous la garde du susdit seigneur? - C'est fort bien vu. - Ah! monsieur le chevalier de Sérannes, vous avez fait les doux yeux à madame notre soeur, et vous croyez qu'il n'en sera que cela. - J'estime qu'il ne serait pas malsain de nous couper un peu la gorge, et, si vous aviez cette complaisance, je vous serais infiniment obligé. - Théodore, vous avez abusé de l'amitié que j'avais pour vous, et vous me faites repentir de la bonne opinion que j'avais tout d'abord formée sur la loyauté de votre caractère : c'est mal, très mal. Je ne pouvais me défendre d'une manière valable les apparences étaient contre moi. Qui m'aurait crue, si j'avais dit, comme cela était en effet, que Rosette n'était venue dans ma chambre que malgré moi, et que, loin de chercher à lui plaire, je faisais tout mon possible pour la détourner de moi? - je n'avais qu'une chose à dire, je la dis. - Seigneur Alcibiade, nous nous couperons tout ce que vous voudrez. Pendant ce colloque, Rosette n'avait pas manqué de s'évanouir selon les plus saines règles du pathétique ; - j'allai à une coupe de cristal pleine d'eau où plongeait la queue d'une grosse rose blanche à moitié effeuillée, et je lui jetai quelques gouttes à la figure, ce qui la fit revenir à elle promptement. Ne sachant trop quelle contenance tenir, elle se blottit dans la ruelle et fourra sa jolie tête sous la couverture, comme un oiseau qui s'arrange pour dormir. - Elle avait tellement ramassé les draps et les coussins autour d'elle qu'il eût été fort difficile de discerner ce qu'il y avait sous ce monceau; - quelques petits soupirs flûtés, qui en sortaient de temps à autre, pouvaient seuls faire deviner que c'était une jeune pécheresse repentante, ou du moins excessivement fâchée de n'être pécheresse que d'intention et non de fait : ce qui était le cas de l'infortunée Rosette. Monsieur le frère, n'ayant plus d'inquiétude sur sa soeur, reprit le dialogue, et me dit d'un ton un peu plus doux : - Il n'est pas absolument indispensable de nous couper la gorge sur-le-champ, c'est un moyen extrême qu'on est toujours à temps d'employer. - Écoutez : - la partie n'est pas égale entre nous. Vous êtes de la première jeunesse et beaucoup moins vigoureux que moi, si nous nous battions, je vous tuerais ou je vous estropierais assurément, - et je ne voudrais ni vous tuer ni vous défigurer, - ce serait dommage ; Rosette, qui est là-bas sous la couverture et qui ne dit mot, m'en voudrait toute sa vie ; car elle est rancunière et mauvaise comme une tigresse quand elle s'y met, cette chère petite colombe. Vous ne savez pas cela, vous qui êtes son prince Galaor, et qui n'en recevez que de charmantes douceurs ; mais il n'y fait pas bon. Rosette est libre, vous aussi ; il paraît que vous n'êtes pas irréconciliablement ennemis ; son veuvage va finir, et la chose se trouve le mieux du monde. Épousez-la ; elle n'aura pas besoin de retourner coucher chez elle, et moi, de cette façon-là, je serai dispensé de vous prendre pour fourreau de mon épée, ce qui ne serait agréable ni pour vous ni pour moi que vous en semble? Je dus faire une horrible grimace, car ce qu'il me proposait était de toutes les choses du monde la plus inexécutable pour moi : j'aurais plutôt marché à quatre pattes contre le plafond comme les mouches, et décroché le soleil sans prendre de marchepied pour me hausser, que de faire ce qu'il me demandait, et cependant la dernière proposition était plus agréable incontestablement que la première. Il parut surpris que je n'acceptasse pas avec transport - et il répéta ce qu'il avait dit comme pour me donner le temps de répliquer. - Votre alliance est on ne peut plus honorable pour moi, et je n'eusse jamais osé y prétendre : je sais que c'est une fortune inouïe pour un jeune homme qui n'a point encore de rang ni de consistance dans le monde, et que les plus illustres slen estimeraient tout heureux; - mais cependant le ne puis que persister dans mon refus, et, puisque j'ai la liberté du choix entre le duel et le mariage, je préfère le duel. - Ç'est un goût singulier, - et que peu de gens auraient, - mais c'est le mien. Ici Rosette souffla le plus douloureux sanglot du monde, sortit sa tête de dessous l'oreiller, et l'y rentra aussitôt comme un limaçon dont on frappe les cornes, en voyant ma contenance impassible et délibérée. - Ce n'est pas que je n'aime point madame Rosette, je l'aime infiniment ; mais j'ai des raisons de ne point me marier, que vous-même trouveriez excellentes, s'il m'était possible de vous les dire. - Au reste, les choses n'ont pas été aussi loin que l'on pourrait le croire d'après les apparences ; hors quelques baisers qu'une amitié un peu vive suffit à expliquer et à justifier, il n'y a rien entre nous dont on ne puisse convenir, et la vertu de votre soeur est assurément la plus intacte et la plus nette du monde. - je lui devais ce témoignage. - Maintenant, à quelle heure nous battons-nous, monsieur Alcibiade, et à quel endroit? - Ici, sur-le-champ, cria Alcibiade ivre de fureur. - Y pensez-vous? devant Rosette! - Dégaine, misérable, ou je t'assassine, conti- nua-t-il en brandissant son épée et en l'agitant autour de sa tête. -Sortons au moins de la chambre. - Si tu ne te mets pas en garde, je vais te clouer contre le mur comme une chauve-souris, mon beau Céladon, et tu auras beau battre de l'aile, tu ne te décrocheras pas, je t'en avertis. - Et il fondit sur moi l'épée haute. Je tirai ma rapière, car il l'aurait fait comme il le disait, et je me contentai d'abord de parer les bottes qu'il me portait. Rosette fit un effort surhumain pour venir se jeter entre nos épées, car les deux combattants lui étaient également chers; mais ses forces la trahirent et elle roula sans connaissance sur le pied du lit. Nos fers étincelaient et faisaient le bruit d'une enclume, car le peu d'espace que nous avions nous forçait à engager nos épées de très près. Alcibiade manqua deux ou trois fois de m'atteindre, et, si je n'eusse pas eu un excellent maître en fait d'armes, ma vie aurait couru le plus grand danger ; car il était d'une adresse étonnante et d'une force prodigieuse. Il épuisa toutes les ruses et les feintes de l'escrime pour me toucher. Enragé de ne pouvoir y parvenir, il se découvrit deux ou trois fois; je n'en voulus pas profiter ; mais il revenait à la charge avec un empor- tement si acharné et si sauvage que je fus forcée de saisir les jours qu'il me laissait; et puis ce bruit et ces éclairs tourbillonnants de l'acier m'enivraient et m'éblouissaient. je ne pensais pas à la mort, je n'avais pas la moindre peur ; cette pointe aiguë et mortelle qui me venait devant les yeux à chaque seconde ne me faisait pas plus d'effet que si je me fusse battue avec des fleurets boutonnés ; seulement j'étais indignée de la brutalité d'Alcibiade, et le sentiment de mon innocence parfaite augmentait encore cette indignation. Je voulais seulement lui piquer le bras ou l'épaule pour lui faire tomber son épée des mains, car j'avais essayé vainement de la lui faire sauter. - Il avait un poignet de fer, et le diable ne le lui eût pas fait bouger. Enfin il me porta une botte si vive et si à fond que je ne pus la parer qu'à demi; ma manche fut traversée, et je sentis le froid du fer sur mon bras ; mais je ne fus pas blessée. A cette vue, la colère me prit, et, au lieu de me défendre, j'attaquai à mon tour ; - je ne songeai plus que c'était le frère de Rosette, et je fondis sur lui comme si c'eût été mon ennemi mortel. Profitant d'une fausse position de son épée, je lui poussai une flanconade si bien liée que je l'atteignis au côté : il fit ho! et tomba en arrière. Je le crus mort, mais il n'était réellement que blessé, et sa chute provenait d'un faux pas qu'il avait fait en essayant de rompre. - je ne puis t'exprimer, Graciosa, la sensation que j'éprouvai ; certes, ce n'est pas une réflexion difficile à faire qu'en frappant de la chair avec une pointe fine et tranchante on y percera un trou, et qu'il en jaillira du sang. Cependant je tombai dans une stupeur profonde en voyant ruisseler des filets rouges sur le pourpoint d'Alcibiade. - Je n'imaginais pas sans doute qu'il en sortirait du son, comme du ventre crevé d'un poupard ; mais je sais que jamais de ma vie je n'éprouvai une aussi grande surprise, et il me sembla qu'il venait de m'arriver quelque chose d'inouï. Ce qui était inouï, ce n'était pas, ainsi qu'il me paraissait, que du sang coulât d'une blessure, mais c'était que cette blessure eût été ouverte par moi, et qu'une jeune fille de mon âge (j'allais écrire un jeune homme, tant je suis bien entrée dans l'esprit de mon rôle) eût jeté sur le carreau un capitaine vigoureux, rompu à l'escrime comme l'était le seigneur Alcibiade : - le tout pour crime de séduction et refus de mariage avec une femme fort riche et fort charmante, qui plus est! J'étais véritablement dans un embarras cruel avec la soeur évanouie, le frère que je croyais mort, et moi-même qui n'étais pas très loin d'être évanouie ou morte, comme l'un ou comme l'autre. - je me pendis au cordon de la sonnette, et je carillonnai à réveiller des morts, tant que le ruban me resta à la main; et, laissant à Rosette pâmée et à Alcibiade éventré le soin d'expliquer les choses aux domestiques et à la vieille tante, j'allai droit à l'écurie. - L'air me remit sur-le-champ ; je fis sortir mon cheval, je le sellai et je le bridai moi-même; je m'assurai si la croupière tenait bien, si la gourmette était en bon état; je mis les étriers de la même longueur, je resserrai la sangle d'un cran : bref, je le harnachai complètement avec une attention au moins singulière dans un moment pareil, et un calme tout à fait inconcevable après un combat ainsi terminé. Je montai sur ma bête, et je traversai le parc par un sentier que je connaissais. Les branches d'arbres, toutes chargées de rosée, me fouettaient et me mouillaient la figure : on eût dit que les vieux arbres éten- daient les bras pour me retenir et me garder à l'amour de leur châtelaine. - Si j'avais été dans une autre disposition d'esprit, ou quelque peu superstitieuse, il n'aurait tenu qu'à moi de croire que c'étaient autant de fantômes qui voulaient me saisir et qui me montraient le poing. Mais réellement je n'avais aucune idée, ni celle-là ni une autre ; une stupeur de plomb, si forte que j'en avais à peine la conscience, me pesait sur la cervelle, comme un casque trop étroit; seulement il me semblait bien que j'avais tué quelqu'un par là et que c'était pour cela que je m'en allais. - J'avais, au reste, horriblement envie de dormir, soit à cause de l'heure avancée, soit que la violence des émotions de cette soirée eût une réaction physique et m'eût fatiguée corporellement. J'arrivai à une petite poterne qui s'ouvrait sur les champs par un secret que Rosette m'avait montré dans nos promenades. Je descendis de cheval, je touchai le bouton et je poussai la porte : je me remis en selle après avoir fait passer mon cheval, et je lui fis prendre le galop jusqu'à ce que j'eusse rejoint la grand-route de C---, où j'arrivai à la petite pointe du jour. Ceci est l'histoire très fidèle et très circonstanciée de ma première bonne fortune et de mon premier duel. CHAPITRE XV. Il était cinq heures du matin lorsque j'entrai dans la ville. - Les maisons commençaient à mettre le nez aux fenêtres; les braves indigènes montraient derrière leur carreau leur bénigne figure, surmontée d'un pyramidal bonnet de nuit. - Au pas de mon cheval ' dont les fers sonnaient sur le pavé inégal et caillouteux, sortaient de chaque lucarne la grosse figure curieusement rouge et la gorge matinalement débraillée des Vénus de l'endroit, qui s'épuisaient en conjectures sur cette apparition insolite d'un voyageur dans C---, à une pareille heure et en pareil équipage, car j'étais très succinctement habillée et dans une tenue au moins suspecte. Je me fis indiquer une auberge par un petit polisson qui avait des cheveux jusque sur les yeux, et qui éleva en l'air son museau de barbet pour me considérer plus à son aise ; je lui donnai quelques sous pour sa peine, et un consciencieux coup de cravache, qui le fit fuir en glapissant comme un geai plumé tout vif. Je me jetai sur un lit et je m'endormis profondément. Quand je me réveillai, il était trois heures après midi : ce qui suffit à peine pour me reposer complètement. En effet, ce n'était pas trop pour une nuit blanche, une bonne fortune, un duel, et une fuite très rapide, quoique très victorieuse. J'étais fort inquiète de la blessure d'Alcibiade mais, quelques jours après, je fus complètement rassurée, car j'appris qu'elle n'avait pas eu de suites dangereuses, et qu'il était en pleine convalescence. Cela me soulagea d'un poids singulief, car cette idée d'avoir tué un homme me tourmentait étrangement, quoique ce fût en légitime défense et contre ma propre volonté. je n'étais pas encore arrivée à cette sublime indifférence pour la vie des hommes ou je suis parvenue depuis. Je retrouvai à C-- plusieurs des jeunes gens avec qui nous avions fait route : - cela me fit plaisir ; je me liai avec eux plus intimement, et ils me donnèrent accès dans plusieurs maisons agréables. - J'étais parfaitement habituée à mes habits, et la vie plus rude et plus active que j'avais menée, les exercices violents auxquels je m 'étais livrée m'avaient rendue deux fois plus robuste que je n'étais. je suivais partout ces jeunes écervelés : je montais à cheval, je chassais, je faisais des orgies avec eux, car, petit, je m'étais formée à boire; sans atteindre à capacité tout allemande de certains d'entre eux, je vidais bien deux ou trois bouteilles pour ma part, et je n'étais pas trop grise, progrès fort satisfaisant. Je rimais en Dieu avec une excessive richesse, et j'embrassais assez délibérément les filles d'auberge. - Bref, j'étais un jeune cavalier accompli et tout à fait conforme au dernier patron de la mode. - je me défis de certaines idées provinciales que j'avais sur la vertu et autres fadaises semblables ; en revanche, je devins d'une si prodigieuse délicatesse sur le point d'honneur que je me battais en duel presque tous les jours : cela même était devenu une nécessité pour moi, une espèce d'exercice indispensable et sans lequel je me serais mal portée toute la journée. Aussi, quand personne ne m'avait regardée ou marché sur le pied, que je n'avais aucun motif pour me battre, plutôt que de rester oisive et ne point mener des mains, je servais de second à mes camarades ou même à des gens que je ne connaissais que de nom. J'eus bientôt une colossale renommée de bravoure, et il ne fallait rien moins que cela pour arrêter les plaisanteries qu'eussent: immanquablement fait naître ma figure imberbe et mon air efféminé. Mais trois ou quatre boutonnières de surplus que j'ouvris à des pourpoints, quelques aiguillettes que je levai fort délicatement sur quelques peaux récalcitrantes me firent trouver l'air plus viril qu'à Mars en personne, ou à Priape lui-même, et vous eussiez rencontré des gens qui eussent juré avoir tenu de mes bâtards sur les fonts de baptême. A travers toute cette dissipation apparente, dans cette vie gaspillée et jetée par les fenêtres, je ne laissais pas de suivre mon idée primitive, c'est-à-dire cette consciencieuse étude de l'homme et la solution du grand problème d'un amoureux parfait, problème un peu plus difficile à résoudre que celui de la pierre philosophale. Il en est de certaines idées comme de l'horizon qui existe bien certainement, puisqu'on le voit en face de soi de quelque côté que l'on se tourne, mais qui fuit obstinément devant vous et qui, soit que vous alliez au pas, soit que vous couriez au galop, se tient toujours à la même distance ; car il ne peut se manifester qu'avec une condition d'éloignement déterminée ; il se détruit à mesure que l'on avance, pour se former plus loin avec son azur fuyard et insaisissable, et c'est en vain que l'on essaye de l'arrêter par le bord de son manteau flottant. Plus j'avançais dans la connaissance de l'animal, plus je voyais à quel point la réalisation de mon désir était impossible, et combien ce que je demandais pour aimer heureusement était hors des conditions de sa nature. - je me convainquis que l'homme qui serait le plus sincèrement amoureux de moi trouverait le moyen, avec la meilleure volonté du monde, de me rendre la plus misérable des femmes, et pourtant j'avais déjà abandonné beaucoup de mes exigences de jeune fille. - J'étais descendue des sublimes nuages, non pas tout à fait dans la rue et dans le ruisseau, mais sur une colline de moyenne hauteur, accessible, quoiqu'un peu escarpée. La montée, il est vrai, était assez rude ; mais j'avais l'orgueil de croire que je valais bien la peine que l'on fît cet effort, et que je serais un dédommagement suffisant de la peine qu'on aurait prise. - je n'aurais jamais pu me résoudre à faire un pas au-devant : j'attendais, patiemment perchée sur mon sommet. Voici quel était mon plan : - sous mes habits virils j'aurais fait connaissance avec quelque jeune homme dont l'extérieur m'aurait plu; j'aurais vécu familièrement avec lui; par des questions adroites et des fausses confidences qui en auraient provoqué de vraies, je serais parvenue bientôt à une connaissance complète de ses sentiments et de ses pensées ; et, si je l'avais trouvé tel que je le souhaitais, j'aurais prétexté quelque voyage, je me serais tenue éloignée de lui trois ou quatre mois pour lui donner un peu le temps d'oublier mes traits ; puis je serais revenue avec mon costume de femme, j'aurais arrangé dans un faubourg retiré une voluptueuse petite maison, enfouie dans les arbres et les fleurs ; puis j'aurais disposé les choses de manière à ce qu'il me rencontrât et me fît la cour ; et, s'il avait montré un amour vrai et fidèle, je me serais donnée à lui sans restriction et sans précaution : - le titre de sa maîtresse m'eût paru honorable, et je ne lui en aurais pas demandé d'autre. Mais assurément ce plan-là ne sera pas mis à exécution, car c'est le propre des plans que l'on a de n'être point exécutés, et c'est là que paraissent principalement la fragilité de la volonté et le pur néant de l'homme. Le proverbe - ce que femme veut, Dieu le veut - n'est pas plus vrai que tout autre proverbe, ce qui veut dire qu'il ne l'est guère. Tant que je ne les avais vus que de loin et à travers mon désir, les hommes m'avaient paru beaux, et l'optique m'avait fait illusion. - Maintenant je les trouve du dernier effroyable, et je ne comprends pas comment une femme peut admettre cela dans son lit. Quant à moi, le coeur me lèverait, et je ne pourrais m'y résoudre. Comme leurs traits sont grossiers, ignobles, sans finesse, sans élégance! quelles lignes heurtées et disgracieuses! quelle peau dure, noire et sillonnée! - Les uns sont hâlés comme des pendus de six mois, hâves, osseux, poilus, avec des cordes à violon sur les mains, de grands pieds à pont-levis, une sale moustache toujours pleine de victuaille et retroussée en croc sur les oreilles, les cheveux rudes comme des crins de balai, un menton terminé en hure de sanglier, des lèvres gercées et cuites par les liqueurs fortes, des yeux entourés de quatre ou cinq orbes noirs, un cou plein de veines tordues, de gros muscles et de cartilages saillants. - Les autres sont matelassés de viande rouge, et poussent devant eux un ventre cerclé à grand-peine par leur ceinturon ; ils ouvrent en clignotant leur petit ceil vert de mer enflammé de luxure, et ressemblent plutôt à des hippopotames en culotte qu'à des créatures humaines. Cela sent toujours le vin, ou l'eau-de-vie, ou le tabac, ou son odeur naturelle, qui est bien la pire de toutes. - Quant à ceux dont la forme est un peu moins dégoûtante, ils ressemblent à des femmes mal réussies. - Voilà tout. Je n'avais pas remarqué tout cela. J'étais dans la vie comme dans un nuage, et mes pieds touchaient à peine la terre. - L'odeur des roses et des lilas du printemps me portait à la tête comme un parfum trop fort. je ne rêvais que héros accomplis, amants fidèles et respectueux, flammes dignes de l'autel, dévouements et sacrifices merveilleux, et j'aurais cru trouver tout cela dans le premier gredin qui m'aurait dit bonjour. - Cependant ce premier et grossier enivrement ne dura guère ; d'étranges soupçons me prirent, et je n'eus pas de repos que je ne les eusse éclaircis. Dans les premiers temps, l'horreur que j'avais pour les hommes était poussée au dernier degré d'exagération, et je les regardais comme d'épouvantables monstruosités. Leurs façons de penser, leurs allures, et leur langage négligemment cynique, leurs brutalités et leur dédain des femmes me choquaient et me révoltaient au dernier point, tant l'idée que je m'en étais faite répondait peu à la réalité. - Ce ne sont pas des monstres, si l'on veut, mais bien pis que cela, ma foi! ce sont d'excellents garçons de très joviale humeur, qui boivent et mangent bien, qui vous rendront toutes sortes de servic,s, spirituels et braves, bons peintres et bons musiciens, qui sont propres à mille choses, excepté cependant à une seule pour laquelle ils ont été créés, qui est de servir de mâle à l'animal appelé femme, avec qui ils n'ont pas le plus léger rapport, ni physique ni moral. J'avais peine d'abord à déguiser le mépris qu'ils m'inspiraient, mais peu à peu je m'accoutumai à leur manière de vivre. je ne me sentais pas plus piquée des railleries qu'ils décochaient sur les femmes que si j'eusse moi-même été de leur sexe. - J'en faisais au contraire de fort bonnes et dont le succès flattait étrangement mon orgueil; assurément aucun de mes camarades n'allait aussi loin que moi en fait de sarcasmes et de plaisanteries sur cet objet. La parfaite connaissance du terrain me donnait un grand avantage, et, outre le tour piquant qu'elles pouvaient avoir, mes épigrammes brillaient par un mérite d'exactitude qui manquait souvent aux leurs. - Car, bien que tout le mal que l'on dit des femmes soit toujours fondé par quelque point, il est néanmoins difficile aux hommes de garder le sang-froid nécessaire pour les bien railler, et il y a souvent bien de l'amour dans leurs invectives. J'ai remarqué que ce sont les plus tendres et ceux qui avaient le plus le sentiment de la femme qui les traitaient plus mal que tous les autres et qui revenaient à ce sujet avec un acharnement tout particulier, comme s'ils leur eussent gardé une mortelle rancune de n'être point telles qu'ils les souhaitaient, en faisant mentir la bonne opinion qu'ils en avaient conçue d'abord. Ce que je demandais avant tout, ce n'était pas la beauté physique, c'était la beauté de l'âme, c'était de l'amour; mais l'amour comme je le sens n'est peut-être pas dans les possibilités humaines. - Et pourtant il me semble que j'aimerais ainsi et que je donnerais plus que je n'exige. Quelle magnifique folie! quelle prodigalité sublime! Se livrer tout entier sans rien garder de soi, renoncer à sa possession et à son libre arbitre, remettre sa volonté entre les bras d'un autre, ne plus voir par ses yeux, ne plus entendre avec ses oreilles, n'être qu'un en deux corps, fondre et mêler ses âmes de façon à ne plus savoir si vous êtes vous ou l'autre, absorber et rayonner continuellement, être tantôt la lune et tantôt le soleil, voir tout le monde et toute la création dans un seul être, déplacer le centre de vie, être prêt, à toute heure, aux plus grands sacrifices et à l'abnégation la plus absolue ; souffrir à la poitrine de la personne aimée, comme si c'était la vôtre; ô prodige! se doubler en se donnant voilà l'amour tel que je le conçois. Fidélité de lierre, enlacements de jeune vigne, roucoulements de tourterelle, cela va sans dire, et ce sont les premières et les plus simples conditions. Si j'étais restée chez moi, sous les habits de mon sexe, à tourner mélancoliquement mon rouet ou à faire de la tapisserie derrière un carreau, dans l'embrasure d'une fenêtre, ce que j'ai cherché à travers le monde serait peut-être venu me trouver tout seul. L'amour est comme la fortune, il n'aime pas que l'on coure après lui. Il visite de préférence ceux qui dorment au bord des puits, et souvent les baisers des reines et des dieux descendent sur des yeux fermés. - C'est une chose qui vous leurre et vous trompe que de penser que toutes les aventures et tous les bonheurs n'existent qu'aux endroits où vous n'êtes pas, et c'est un mauvais calcul que de faire seller son cheval et de prendre la poste pour aller à la quête de son idéal. Beaucoup de gens font cette faute, bien d'autres encore la feront. - L'horizon est toujours du plus charmant azur, quoique, lorsque l'on y est arrivé, les collines qui le composent ne soient ordinairement que des glaises décharnées et fendues, ou des ocres lavées par la pluie. Je me figurais que le monde était plein de jeunes gens adorables, et que sur les chemins on rencontrait des populations d'Esplandian, d'Amadis et de Lancelot du Lac au pourchas de leur Dulcinée, et je fus fort étonnée que le monde s'occupât très peu de cette sublime recherche et se contentât de coucher avec la première catin venue. je suis très punie de ma curiosité et de ma défiance. Je me suis blasée de la plus horrible manière possible, sans avoir joui. Chez moi, la connaissance a devancé l'usage ; il n'est rien de pis que ces expériences hâtives, qui ne sont point le fruit de l'action. - L'ignorance la plus complète vaudrait cent mille fois mieux, elle vous ferait au moins commettre beaucoup de sottises qui serviraient à vous instruire et à rectifier vos idées; car, sous ce dégoût dont je parlais tout à l'heure il y a toujours un élément vivace et rebelle qui produit les plus étranges désordres : l'esprit est convaincu, le corps ne l'est pas, et ne veut point souscrire à ce dédain superbe. Le corps jeune et robuste s'agite et rue sous l'esprit comme un étalon vigoureux monté par un vieillard débile et que cependant il ne peut désarçonner, car le caveçon lui maintient la tête et le mors lui déchire la bouche. Depuis que je vis avec les hommes, j'ai vu tant de femmes indignement trahies, tant de liaisons secrètes imprudemment divulguées, les plus pures amours traînées avec insouciance dans la boue, des jeunes gens courant chez d'affreuses courtisanes en sortant des bras des plus charmantes maîtresses, les intrigues les mieux établies rompues subitement et sans motif plausible qu'il ne m'est plus possible de me décider à prendre un amant. - Ce serait se jeter en plein jour les yeux ouverts dans un abîme sans fond. - Cependant le voeu secret de mon coeur est toujours d'en avoir un. La voix de la nature étouffe la voix de la raison. - je sens bien que je ne serai jamais heureuse si je n'aime pas et si je ne suis pas aimée : - mais le malheur est que l'on ne peut avoir qu'un homme pour amant, et les hommes, s'ils ne sont pas des diables tout à fait, sont bien loin d'être des anges. Ils auraient beau se coller des plumes à l'omoplate et se mettre sur la tête une gloire de papier doré, je les connais trop pour m'y laisser tromper. - Tous les beaux discours qu'ils me pourraient débiter n'y feraient rien. je sais d'avance ce qu'ils vont dire, et j'achèverais toute seule. je les ai vus étudier leurs rôles et les repasser avant d'entrer en scène ; je connais leurs principales tirades à effet et les endroits sur lesquels ils comptent. - Ni la pâleur de la figure ni l'altération des traits ne me convaincraient. je sais que cela ne prouve rien. - Une nuit d'orgie, quelques bouteilles de vin et deux ou trois filles suffisent pour se grimer très convenablement. J'ai vu pratiquer cette belle rubrique à un jeune marquis, très rose et très frais de sa nature, qui s'en est trouvé on ne peut mieux, et qui n'a dû qu'à cette touchante pâleur, si bien gagnée, de voir couronner sa flamme. - je sais aussi comment les plus langoureux Céladons se consolent des rigueurs de leurs Astrées, et trouvent le moyen de patienter, en attendant l'heure du berger. - J'ai vu les souillons qui servaient de doublures aux pudibondes Arianes. En vérité, après cela, l'homme ne me tente pas beaucoup ; car il n'a pas la beauté comme la femme, la beauté, ce vêtement splendide qui dissimule si bien les imperfections de l'âme, cette divine draperie jetée par Dieu sur la nudité du monde, et qui fait qu'on est en quelque sorte excusable d'aimer la plus vile courtisane du ruisseau, si elle possède ce don magnifique et royal. A défaut des vertus de l'âme, je voudrais au moins la perfection exquise de la forme, le satiné des chairs, la rondeur des contours, la suavité de lignes, la finesse de peau, tout ce qui fait le charme des femmes. - Puisque je ne puis avoir l'amour, je voudrais la volupté, remplacer tant bien que mal le frère par la soeur. - Mais tous les hommes que j'ai vus me semblent affreusement laids. Mon cheval est cent fois plus beau, et j'aurais moins de répugnance à l'embrasser que certains merveilleux qui se croient fort charmants. - Certes, ce ne serait pas pour moi un brillant thème à broder des variations de plaisir qu'un petit-maître comme j'en connais. - Un homme d'épée ne me conviendrait non plus guère ; les militaires ont quelque chose de mécanique dans la démarche et de bestial dans la face qui fait que je les considère à peine comme des créatures humaines ; les hommes de robe ne me ravissent pas davantage, ils sont sales, huileux, hérissés, râpés, l'oeil glauque et la bouche sans lèvres : ils sentent exorbitamment le rance et le moisi, et je n'aurais nullement envie de poser ma figure contre leur mufle de loup-cervier ou de blaireau. Quant aux poètes, ils ne considèrent dans le monde que la fin des mots, et ne remontent pas plus loin que !a pénultième, et il est vrai de dire qu'ils sont difficiles a utiliser convenablement; ils sont plus ennuyeux que les autres, mais ils sont aussi laids et n'ont pas la moindre distinction ni la moindre élégance dans leur tournure et leurs habits, ce qui est vraiment singulier : - des gens qui s'occupent toute la journée de forme et de beauté ne s'aperçoivent pas que leurs bottes sont mal faites et leur chapeau ridicule! Ils ont l'air d'apothicaires de province ou de répétiteurs de chiens savants sans ouvrage, et vous dégoûteraient de poésie et de vers pour plusieurs éternités. Pour les peintres, ils sont aussi d'une assez énorme stupidité ; ils ne voient rien hors des sept couleurs. - L'un deux, avec qui j'avais passé quelques jours à R*** et à qui l'on demandait ce qu'il pensait de moi, fit cette ingénieuse réponse : - «Il est d'un ton assez chaud, et dans les ombres il faudrait employer, au lieu de blanc, du jaune de Naples pur avec un peu de terre de Cassel et de brun rouge». - C'était son opinion, et, de plus, il avai.t le nez de travers et les yeux comme le nez ; ce qui ne rendait pas son affaire meilleure. - Qui prendrai-je? un militaire à jabot bombé, un robin aux épaules convexes, un poète ou un peintre à la mine effarée, un petit freluquet efflanqué et sans consistance? Quelle cage choisirai-je dans cette ménagerie? je l'ignore complètement, et je ne me sens pas plus de penchant d'un côté que de l'autre, car ils sont aussi parfaitement égaux que possible en bêtise et en laideur. Après cela, il me resterait encore quelque chose à faire, ce serait de prendre quelqu'un que j'aimasse, fût-ce un portefaix ou un maquignon ; mais je n'aime même pas un portefaix. 0 malheureuse héroïne que je suis! tourterelle dépariée et condamnée à pousser éternellement des roucoulements élégiaques! Oh! que de fois j'ai souhaité être véritablement un homme comme je le paraissais! Que de femmes avec qui je me serais entendue, et dont le coeur aurait compris mon coeur! - comme ces délicatesses d'amour, ces nobles élans de pure passion auxquels j'aurais pu répondre m'eussent rendue parfaitement heureuse! Quelle suavité, quelles délices! comme toutes les sensitives de mon âme se seraient librement épanouies sans être obligées de se contracter et de se refermer à toute minute sous des attouchements grossiers! Quelle charmante floraison d'invisibles fleurs qui ne s'ouvriront jamais, et dont le mystérieux parfum eût doucement embaumé l'âme fraternelle! Il me semble que c'eût été une vie enchanteresse, une extase infinie aux ailes toujours ouvertes ; des promenades, les mains enlacées sans se quitter jamais sous des allées de sable d'or, à travers des bosquets de roses éternellement souriantes, dans des parcs pleins de viviers où glissent des cygnes, avec des vases d'albâtre se détachant sur le feuillage. Si j'avais été un jeune homme, comme j'eusse aimé Rosette! quelle adoration c'eût été! Nos âmes étaient vraiment faites l'une pour l'autre, deux perles destinées à se fondre ensemble et n'en plus faire qu'une seule! Comme j'eusse parfaitement réalisé les idées qu'elle s'était faites de l'amour! Son caractère me convenait on ne peut plus, et son genre de beauté me plaisait. Il est dommage que notre amour fût totalement condamné à un platonisme indispensable! Il m'est arrivé dernièrement une aventure. J'allais dans une maison où se trouvait une charmante petite fille de quinze ans tout au plus : je n'ai jamais vu de plus adorable miniature. - Elle était blonde, mais d'un blond si délicat et si transparent que les blondes ordinaires eussent paru auprès d'elle excessivement brunes et noires comme des taupes ; on eût dit qu'elle avait des cheveux d'or poudrés d'argent ; ses sourcils étaient d'une teinte si douce et si fondue qu'ils se dessinaient à peine visiblement ; ses yeux, d'un bleu pâle, avaient le regard le plus velouté et les paupières les plus soyeuses qu'il soit possible d'imaginer ; sa bouche, petite à n'y pas fourrer le bout du doigt, ajoutait encore au caractère enfantin et mignard de sa beauté, et les molles rondeurs et les fossettes de ses joues avaient un charme d'ingénuité inexprimable. - Toute sa chère petite personne me ravissait au-delà de toute expression ; j'aimais ses petites mains blanches et frêles qui se laissaient traverser par le jour, son pied d'oiseau qui se posait à peine par terre, sa taille qu'un souffle eût brisée, et ses épaules de nacre, encore peu formées, que son écharpe mise de travers, trahissait heureusement. - Son babil, où la naïveté donnait un nouveau piquant à l'esprit qu'elle a naturellement, me retenait des heures entières, et je me plaisais singulièrement à la faire causer ; elle disait mille délicieuses drôleries, tantôt avec une finesse d'intention extraordinaire, tantôt sans avoir l'air d'en comprendre la portée le moins du monde, ce qui en faisait quelque chose de mille fois plus attrayant. Je lui donnais des bonbons et des pastilles que je réservais exprès pour elle dans une boîte d'écaille blonde, ce qui lui plaisait beaucoup, car elle était friande comme une vraie chatte qu'elle est. - Aussitôt que j'arrivais, elle courait à moi et tâtait mes poches pour voir si la bienheureuse bonbonnière s'y trouvait, je la faisais courir d'une main à l'autre, et cela faisait une petite bataille où elle finissait nécessairement par avoir le dessus et me dévaliser complètement. Un jour cependant elle se contenta de me saluer d'un air très grave et ne vint pas, comme à son ordi- naire, voir si la fontaine de sucreries coulait toujours dans ma poche ; elle restait fièrement sur sa chaise toute droite et les coudes en arrière. - Eh bien! Ninon, lui dis-je, est-ce que vous aimez le sel maintenant, ou avez-vous peur que les bonbons ne vous fassent tomber les dents ? - Et, en disant cela, je frappai contre la boîte, qui rendait, sous ma veste, le son le plus mielleux et le plus sucré du monde. Elle avança à demi sa petite langue sur le bord de sa bouche, comme pour savourer la douceur idéale du bonbon absent, mais elle ne bougea pas. Alors je tirai la boîte de ma poche, je l'ouvris et je me mis à avaler religieusement les pralines, qu'elle aimait par-dessus tout : l'instinct de la gourmandise fut un instant plus fort que sa résolution ; elle avança la main pour en prendre et la retira-aussitôt en disant : - je suis trop grande pour manger des bonbons! Et elle fit un soupir. - Je ne m'étais pas aperçu que vous fussiez beaucoup grandie depuis la semaine passée; vous êtes donc comme les champignons qui poussent en une nuit? Venez que je vous mesure. - Riez tant que vous voudrez, reprit-elle avec une charmante moue ; je ne suis plus une petite fille ; et je veux devenir très grande. - Voilà d'excellentes résolutions dans lesquelles il faut persévérer ; - et pourrait-on, ma chère demoi- selle, savoir à propos de quoi ces triomphantes idées vous sont tombées dans la tête? Car, il y a huit jours, vous paraissiez vous trouver fort bien d'être petite, et vous croquiez les pralines sans vous soucier autrement de compromettre votre dignité. La petite personne me regarda avec un air singulier, promena ses yeux autour d'elle, et, quand elle se fut bien assurée que l'on ne pouvait nous entendre, se pencha vers moi d'une façon mystérieuse, et me dit : - J'ai un amoureux. - Diable! je ne m'étonne plus si vous ne voulez plus de pastilles ; vous avez cependant eu tort de n'en pas prendre, vous auriez joué à la dînette avec lui, ou vous les auriez troquées contre un volant. L'enfant fit un dédaigneux mouvement d'épaules et eut l'air de me prendre en parfaite pitié. - Comme elle gardait toujours son attitude de reine offensée, je continuai : - Quel est le nom de ce glorieux personnage? Arthur, je suppose, ou bien Henri. - C'étaient deux petits garçons avec lesquels elle avait l'habitude de jouer, et qu'elle appelait ses maris. - Non, ni Arthur, ni Henri, dit-elle en fixant sur moi son ceil clair et transparent, - un monsieur. - Elle leva sa main au-dessus de sa tête pour me donner une idée de hauteur. - Aussi haut que cela? Mais ceci devient grave. - Quel est donc cet amoureux si grand ? - Monsieur Théodore, je veux bien vous le dire, mais il ne faudra en parler à personne, ni à maman, ni à Polly (sa gouvernante), ni à vos amis qui trouvent que je suis une enfant et qui se moqueraient de moi. Je lui promis le plus inviolable secret, car j'étais fort curieuse de savoir quel était ce galant personnage, et la petite, voyant que je tournais la chose en plai- santerie, hésitait à me faire la confidence entière. Rassurée par la parole d'honneur que je lui donnai de m'en taire soigneusement, elle quitta son fauteuil, vint se pencher au dos du mien, et me souffla très bas à l'oreille le nom du prince chéri. Je restai confondue : c'était le chevalier de G---, - un animal fangeux et indécrottable, avec un moral de maître d'école et un physique de tambour-major, l'homme le plus crapuleusement débauché qu'il fût possible de voir, - un vrai satyre, moins les pieds de bouc et les oreilles pointues. Cela m'inspira des craintes sérieuses pour la chère Ninon, et je me promis d'y mettre bon ordre. Des personnes entrèrent, et la conversation en resta là. Je me retirai dans un coin, et je cherchai dans ma tête les moyens d'empêcher que les choses n'allassent plus loin, car c'eût été un véritable meurtre qu'une aussi délicieuse créature échût à un drôle aussi fieffé. La mère de la petite était une espèce de femme galante qui donnait à jouer et tenait un bureau d'esprit. On lisait chez elle de mauvais vers et l'on y perdait de bons écus ; ce qui était une compensation. - Elle aimait peu sa fille, qui était pour elle une manière d'extrait de baptême vivant qui la gênait dans la falsification de sa chronologie. - D'ailleurs, elle se faisait grandelette, et ses charmes naissants donnaient lieu à des comparaisons qui n'étaient pas à l'avantage du prototype déjà rendu un peu fruste par le frottement des années et des hommes. L'enfant était donc assez négligée et laissée sans défense aux entreprises des gredins familiers de la maison. - Si sa mère se fût occupée d'elle, ce n'eût été probablement que pour tirer bon parti de sa jeunesse et se faire une ferme de sa beauté et de son innocence. - D'une façon ou de l'autre, le sort qui l'attendait n'était pas douteux. - Cela me faisait de la peine, car c'était une charmante petite créature qui méritait assurément mieux, une perle de la plus belle eau perdue dans ce bourbier infect ; cette idée me toucha au point que je résolus de la tirer à tout prix de cette affreuse maison. La première chose à faire, c'était d'empêcher le chevalier de poursuivre sa pointe. - Ce que je trouvai de mieux et de plus simple, ce fut de lui chercher querelle et de le faire battre avec moi, et j'eus toutes les peines du monde, car il est poltron au possible et craint les coups plus que qui que ce soit au monde. Enfin je lui en dis tant et de si piquantes qu'il fallut bien qu'il se décidât à venir sur le pré, quoique fort à contre-coeur. - je le menaçai même de le faire rosser de coups de bâton par mon laquais, s'il ne faisait meilleure contenance. - Il savait pourtant assez bien tirer l'épée, mais la peur le troublait telle- ment qu'à peine les fers croisés je trouvai le moyen de lui administrer un joli petit coup de pointe qui le mit pour quinze jours au lit. - Cela me suffisait; je n'avais pas envie de le tuer, et j'aimais autant le laisser vivre pour qu'il fût pendu plus tard ; soin touchant dont il aurait dû me savoir plus de gré! - Mon drôle étendu entre deux draps et dûment ficelé de bandelettes, il n'y avait plus qu'à décider la petite à quitter la maison, ce qui n'était pas excessivement difficile. Je lui fis un conte sur la disparition de son amoureux, dont elle s'inquiétait extraordinairement. je lui dis qu'il s'en était allé avec une comédienne de la troupe qui était alors à C--- : ce qui l'indigna, comme tu peux croire. - Mais je la consolai en lui disant toute sorte de mal du chevalier, qui était laid, ivrogne et déjà vieux, et je finis par lui demander si elle n'aimerait pas mieux que je fusse son galant. - Elle répondit qu'elle le voulait bien, parce que j'étais plus beau, et que mes habits étaient neufs. - Cette naïveté, dite avec un sérieux énorme, me t rire jusqu'aux larmes. - je montai la tête de la petite, et fis si bien que je la décidai à quitter la maison. - Quelques bouquets, à peu près autant de baisers, et un collier de perles que je lui donnai la charmèrent à un point difficile à décrire, et elle prenait devant ses petites amies un air important on ne peut plus risible. Je fis faire un costume de page très élégant et très riche à peu près à sa taille, car je ne pouvais l'emmener dans ses habits de fille, à moins de me remettre moi-même en femme, ce que je ne voulais pas faire. - J'achetai un petit cheval doux et facile à monter, et pourtant assez bon coureur pour suivre mon barbe quand il me plaisait d'aller vite. Puis je dis à la belle de tâcher de descendre à la brume sur la porte, et que je l'y prendrais : ce qu'elle exécuta très ponctuellement. - Je la trouvai qui se tenait en faction derrière le battant entrebâillé. - Je passai fort près de la maison ; elle sortit, je lui tendis la main, elle appuya son pied sur la pointe du mien, et sauta fort lestement en croupe, car elle était d'une agilité merveilleuse. Je piquai mon cheval, et, par sept ou huit ruelles détournées et désertes, je trouvai moyen de revenir chez moi sans que personne nous vît. Je lui fis quitter ses habits pour mettre son travestissement, et je lui servis moi-même de femme de chambre ; elle fit d'abord quelques façons, et voulait s'habiller toute seule ; mais je lui fis comprendre que cela perdrait beaucoup de temps, et que, d'ailleurs, étant ma maîtresse, il n'y avait pas le moindre inconvénient, et que cela se pratiquait ainsi entre amants. - Il n'en fallait pas tant pour la convaincre, et elle se prêta à la circonstance de la meilleure grâce du monde. Son corps était une petite merveille de délicatesse.- Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeune fille, étaient d'une suavité de linéaments inexprimable, et sa gorge naissante faisait de si charmantes promesses qu'aucune gorge plus formée n'eût pu soutenir la comparaison. - Elle avait encore toutes les grâces de l'enfant et déjà tout le charme de la femme; elle était dans cette nuance adorable de transition de la petite fille à la jeune fille : nuance fugitive, insaisissable, époque délicieuse où la beauté est pleine d'espérance, et où chaque jour, au lieu d'enlever quelque chose à vos amours, y ajoute de nouvelles perfections. Son costume lui allait on ne peut mieux. Il lui donnait un petit air mutin très curieux et très récréatif, et qui la fit rire aux éclats quand je lui présentai le miroir pour qu'elle jugeât de l'effet de sa toilette. je lui fis ensuite manger quelques biscuits trempés dans du vin d'Espagne, afin de lui donner du courage et de lui faire mieux supporter la fatigue de la route. Les chevaux nous attendaient tout sellés dans la cour ; - elle monta assez délibérément sur le sien, j'enfourchai l'autre, et nous partîmes. - La nuit était complètement tombée, et de rares lumières, qui s'éteignaient d'instant en instant, faisaient voir que l'honnête ville de C--- était occupée vertueusement comme doit le faire toute ville de province au coup de neuf heures. Nous ne pouvions pas aller très vite, car Ninon n'était pas meilleure écuyère qu'il ne le fallait, et, quand son cheval prenait le trot, elle se cramponnait de toutes ses forces après la crinière. - Cependant, le lendemain matin, nous étions assez loin pour que l'on ne pût nous rattraper, à moins de faire une diligence extrême ; mais l'on ne nous poursuivit pas, ou du moins, si on le fit, ce fut dans une direction opposée à celle que nous avions suivie. Je m'attachai singulièrement à la petite belle. - je ne t'avais plus avec moi, ma chère Graciosa, et j'éprouvais un besoin immense d'aimer quelqu'un ou quelque chose, d'avoir avec moi soit un chien, soit un enfant à caresser familièrement. - Ninon était cela pour moi; - elle couchait dans mon lit, et passait pour dormir ses petits bras autour de mon corps ; - elle se croyait très sérieusement ma maîtresse, et ne doutait pas que je ne fusse un homme ; sa grande jeunesse et son extrême innocence l'entretenaient dans cette erreur que j'avais garde de dissiper. - Les baisers que je lui donnais complétaient parfaitement son illusion, car son idée n'allait pas encore au-delà, et ses désirs ne parlaient pas assez haut pour lui faire soupçonner autre chose. Au reste, elle ne se trompait qu'à demi. Et, réellement, il y avait entre elle et moi la même différence qu'il y a entre moi et les hommes. - Elle était si diaphane, si svelte, si légère, d'une nature si délicate et si choisie qu'elle est une femme même pour moi qui suis femme, et qui ai l'air d'un Hercule à côté d'elle. je suis grande et brune, elle est petite et blonde ; ses traits sont tellement doux qu'ils font paraître les miens presque durs et austères, et sa voix est un gazouillement si mélodieux que ma voix semble dure près de la sienne. Un homme qui l'aurait la briserait en morceaux, et j'ai toujours peur que le vent ne l'emporte quelque beau matin. - je la voudrais enfermer dans une boîte de coton et la porter suspendue à mon cou. - Tu ne te figures pas, ma bonne amie, combien elle a de grâce et d'esprit, de chatteries délicieuses, de mignardises enfantines, de petites façons et de gentilles manières. C'est bien la plus adorable créature qui soit, et il eût été vraiment dommage qu'elle fût restée avec son indigne mère. je mettais une joie maligne à dérober ainsi ce trésor à la rapacité des hommes. J'étais le griffon qui em- pêchait d'en approcher, et, si je n'en jouissais pas moi-même, au moins personne n'en jouissait : idée toujours consolante, quoi qu'en puissent dire tous les sots détracteurs de l'égoïsme. Je me proposais de la conserver aussi longtemps que possible dans l'ignorance où elle était, et de la garder auprès de moi jusqu'à ce qu'elle ne voulût plus y rester ou que j'eusse trouvé à lui assurer un sort. Sous son costume de petit garçon, je l'emmenais dans tous mes voyages, à droite et à gauche ; ce genre de vie lui plaisait singulièrement, et l'agrément qu'elle y prenait l'aidait à en supporter les fatigues. - Par- tout on me complimentait sur l'exquise beauté de mon page, et je ne doute pas qu'il n'ait fait naître à beaucoup de monde l'idée précisément inverse de ce qui était. Plusieurs même cherchèrent à s'en éclaircir ; mais je ne laissais la petite parler à personne, et les curieux furent tout à fait désappointés. Tous les jours je découvrais dans cette aimable enfant quelque nouvelle qualité qui me la faisait chérir davantage et m'applaudir de la résolution que j'avais prise. - Assurément les hommes n'étaient pas dignes de la posséder, et il eût été déplorable que tant de charmes du corps et de l'âme eussent été livrés à leurs appétits brutaux et à leur cynique dépravation. Une femme seule pouvait l'aimer assez délicatement et assez tendrement. - Un côté de mon caractère, qui Weût pu se développer dans une autre liaison et qui se mit tout à fait au jour dans celle-ci, c'est le besoin et l'envie de protéger, ce qui est habituellement l'affaire des hommes. Il m'eût extrêmement déplu, si j'eusse pris un amant, qu'il se donnât des airs de me défendre, par la raison que c'est un soin que j'aime à prendre avec les gens qui me plaisent, et que mon orgueil se trouve beaucoup mieux du premier rôle que du second, quoique le second soit plus agréable. - Aussi je me sentais contente de rendre à ma chère petite tous les soins que j'eusse dû aimer a recevoir, comme de l'aider dans les chemins difficiles, de lui tenir la bride et l'étrier, de la servir à table, de la déshabiller et de la mettre au lit, de la défendre si quelqu'un l'insultait, enfin de faire pour elle tout ce que l'amant le plus passionné et le plus attentif fait pour une maîtresse adorée. Je perdais insensiblement l'idée de mon sexe, et je me souvenais à peine, de loin en loin, que j'étais femme; dans les commencements, il m'échappait souvent de dire, sans y songer, quelque chose comme cela qui n'était pas congruent avec l'habit que je portais. Maintenant cela ne m'arrive plus, et même, lorsque je t'écris, à toi qui es dans la confidence de mon secret, je garde quelquefois dans les adjectifs une virilité inutile. S'il me reprend jamais fantaisie d'aller chercher mes jupes dans le tiroir où je les ai laissées, ce dont je doute fort, à moins que je ne devienne amoureuse de quelque jeune beau, j'aurai de la peine à perdre cette habitude, et, au lieu d'une femme déguisée en homme, j'aurai l'air d'un homme déguisé en femme. En vérité, ni l'un ni l'autre de ces deux sexes n'est le mien ; je n'ai ni la soumission imbécile, ni la timidité, ni les petitesses de la femme ; je n'ai pas les vices des hommes, leur dégoûtante crapule et leurs penchants brutaux : - je suis d'un troisième sexe à part qui n'a pas encore de nom : au-dessus ou au-dessous, plus défectueux ou supé- rieur : j'ai le corps et l'âme d'une femme, l'esprit et la force d'un homme, et j'ai trop ou pas assez de l'un et de l'autre pour me pouvoir accoupler avec l'un d'eux. 0 Graciosa! je ne pourrai jamais aimer complè- tement personne ni homme ni femme ; quelque chose d'inassouvi gronde toujours en moi, et l'amant ou l'amie ne répond qu'à une seule face de mon caractère. Si j'avais un amant, ce qu'il y a de féminin en moi dominerait sans doute pour quelque temps ce qu'il y a de viril, mais cela durerait peu, et je sens que je ne serais contentée qu'à demi; si j'ai une amie, l'idée de la volupté corporelle m'empêche de goûter entièrement la pure volupté de l'âme ; en sorte que je ne sais où m'arrêter, et que je flotte perpétuellement de l'un à l'autre. Ma chimère serait d'avoir tour à tour les deux sexes pour satisfaire à cette double nature : - homme aujourd'hui, femme demain, je réserverais pour mes amants mes tendresses langoureuses, mes façons sournises et dévouées, mes plus molles caresses, mes petits soupirs mélancoliquement filés, tout ce qui tient dans mon caractère du chat et de la femme ; puis, avec mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi, passionné, avec les manières triomphantes, le chapeau sur l'oreille, une tournure de capitan et d'aventurier. Ma nature se produirait ainsi tout entière au jour, et je serais parfaitement heureuse, car le vrai bonheur est de se pouvoir développer librement en tous sens et d'être tout ce qu'on peut être. Mais ce sont là des choses impossibles, et il n'y faut pas songer. J'avais enlevé la petite dans l'idée de donner le change à mes penchants et de détourner sur quelqu'un toute cette vague tendresse qui flotte dans mon âme et l'inonde ; je l'avais prise comme une espèce d'échappement à mes facultés aimantes ; mais je reconnus bientôt, malgré toute l'affection que je lui portais, quel vide immense, quel abîme sans fond elle laissait dans mon coeur, combien ses plus tendres caresses me satisfaisaient peuL.. - je résolus d'essayer d'un amant, mais il se passa longtemps sans que je rencontrasse quelqu'un qui ne me déplût pas. J'ai oublié de te dire que Rosette, ayant découvert où j'étais allée, m'avait écrit la lettre la plus suppliante pour que je l'allasse voir ; je ne pus le lui refuser, et j'allai la rejoindre à la campagne où elle était. - J'y suis retournée plusieurs fois depuis et même tout dernièrement. - Rosette, désespérée de ne pas m'avoir eue pour amant, s'était jetée dans le tourbillon du monde et dans la dissipation, comme toutes les âmes tendres qui ne sont pas religieuses et qui ont été froissées dans leur premier amour; - elle avait eu beaucoup d'aventures en peu de temps, et la liste de ses conquêtes était déjà fort nombreuse, car tout le monde n'avait pas pour lui résister les mêmes raisons que moi. Elle avait avec elle un jeune homme nommé d'Albert, qui était pour lors son galant en pied. - je parus lui faire une impression toute particulière, et il se prit tout d'abord pour moi d'une amitié fort vive. - Quoiqu'il la traitât avec beaucoup d'égards, et qu'il eût avec elle des manières assez tendres, au f-ond il n'aimait pas Rosette, - non par satiété ni par dégoût, mais plutôt parce qu'elle ne répondait pas à certaines idées, vraies ou fausses, qu'il s'était faites de l'amour et de la beauté. Un nuage idéal s'interposait entre elle et lui, et l'empêchait d'être heureux comme il aurait dû l'être sans cela. - Évidemment son rêve n'était pas accompli, et il soupirait après autre chose. - Mais il ne cherchait pas et restait fidèle à des liens qui lui pesaient ; car il a dans l'âme un peu plus de délicatesse et d'honneur que n'en ont la plupart des hommes, et son coeur est bien loin d'être aussi corrompu que son esprit. - Ne sachant pas que Rosette n'avait jamais été amoureuse que de moi, et l'était encore, à travers toutes ses intrigues et ses folies, il craignait de l'affliger en lui laissant voir qu'il ne l'aimait pas : cette considération le rete- nait, et il se sacrifiait le plus généreusement du monde. Le caractère de mes traits lui plut extraordinairement, car il attache une importance extrême à la forme extérieure, tant et si bien qu'il devint amou- reux de moi, malgré mes habits d'homme et la formidable rapière que je porte au côté. - J'avoue que je lui sus bon gré de la finesse de son instinct, et que j'eus pour lui quelque estime de m'avoir distinguée sous ces trompeuses apparences. - Dans le commencement, il se crut pourvu d'un goût beaucoup plus dépravé qu'il ne l'était en effet, et je riais intérieurement de le voir se tourmenter ainsi. - Il avait quelquefois, en m'abordant, des mines effarouchées qui me divertissaient on ne peut plus, et le penchant bien naturel qui l'entraînait vers moi lui paraissait une impulsion diabolique à laquelle on n'eût trop su résister. En ces occasions, il se rejetait sur Rosette avec furie, et s'efforçait de reprendre des habitudes d'amour plus orthodoxes ; puis il revenait à moi comme de raison plus enflammé qu'auparavant. Puis cette lumineuse idée que je pouvais bien être une femme se glissa dans son esprit. Pour s'en convaincre, il se mit à m'observer et à m'étudier avec l'attention la plus minutieuse ; il doit connaître particulièrement chacun de mes cheveux et savoir au juste combien j'ai de cils aux paupières; mes pieds, mes mains, mon cou, mes joues, le moindre duvet au coin de ma lèvre, il a tout examiné, tout comparé, tout analysé, et de cette investigation où l'artiste aidait l'amant il est ressorti, clair comme le jour (quand il est clair), que j'étais bien et dûment une femme, et de plus son idéal, le type de sa beauté, la réalité de son rêve - merveilleuse découverte! Il ne restait plus qu'à m'attendrir et à se faire octroyer le don d'amoureuse merci, - pour constater tout à fait de mon sexe. - Une comédie que nous jouâmes et dans laquelle je parus en femme le décida complètement. Je lui fis quelques oeillades équivoques, et je me servis de quelques passages de mon rôle, analogues à notre situation, pour l'enhardir et le pousser à se déclarer. - Car, si je ne Faimais pas avec passion, il me plaisait assez pour ne point le laisser sécher d'amour sur pied ; et comme depuis ma transformation il avait le premier soupçonné que j'étais femme, il était bien juste que je l'éclairasse sur ce point important, et j'étais résolue à ne pas lui laisser l'ombre du doute. Il vint plusieurs fois dans ma chambre avec sa déclaration sur les lèvres, mais il n'osa pas la débiter ; - car, effectivement, il est difficile de parler d'amour à quelqu'un qui a les mêmes habits que vous et qui essaye des bottes à l'écuyère. Enfin, ne pouvant prendre cela sur lui, il m'écrivit une longue lettre, très pindarique, où il m'expliquait fort au long ce que je savais mieux que lui. Je ne sais trop ce que je dois faire. - Admettre sa requête ou la rejeter, - ce serait immodérément vertueux ; - d'ailleurs, il aurait un trop grand chagrin de se voir refuser : si nous rendons malheureux les gens qui nous aiment, que ferons-nous donc à ceux qui nous haïssent? - Peut-être serait-il plus stricte- ment convenable de faire la cruelle quelque temps et d'attendre au moins un mois avant de dégrafer la peau de tigresse pour se mettre humainement en chemise. - Mais, puisque je suis résolue à lui céder, autant vaut tout de suite que plus tard ; - je ne conçois pas trop ces belles résistances mathématiquement graduées qui abandonnent une main aujourd'hui, demain l'autre, puis le pied, puis la jambe et le genou jusqu'à la jarretière exclusivement, et ces vertus intraitables toujours prêtes à se pendre à la sonnette, si l'on dépasse d'une ligne le terrain qu'elles ont résolu de laisser prendre ce jour-là, - cela me fait rire de voir ces Lucrèces méthodiques qui marchent à reculons avec les signes du plus virginal effroi, et jettent de temps en temps un regard furtif par-dessus leur épaule pour s'assurer si le sofa où elles doivent tomber est bien directement derrière elles. - C'est un soin que je ne saurais prendre. Je n'aime pas d'Albert, du moins dans le sens que je donne à ce mot, mais j'ai certainement du goût et du penchant pour lui; - son esprit me plaît et sa personne ne me rebute pas : il n'est pas beaucoup de gens dont je puisse en dire autant. Il n'a pas tout, mais il a quelque chose ; - ce qui me plaît en lui, c'est qu'il ne cherche pas à s'assouvir brutalement comme les autres hommes ; il a une perpétuelle aspiration et un souffle toujours soutenu vers le beau, - vers le beau matériel seulement, il est vrai, mais c'est encore un noble penchant, et qui suffit à le maintenir dans les pures régions. - Sa conduite avec Rosette prouve de l'honnêteté de coeur, honnê- teté plus rare que l'autre, s'il est possible. Et puis, s'il faut que je te le dise, je suis possédée des plus violents désirs, - je languis et je meurs de volupté; - car l'habit que je porte, en m'engageant dans toute sorte d'aventures avec les femmes, me protège trop parfaitement contre les entreprises des hommes; une idée de plaisir qui ne se réalise jamais flotte vaguement dans ma tête, et ce rêve plat et sans couleur me fatigue et m'ennuie. - Tant de femmes posées dans le plus chaste milieu mènent une vie de prostituées! et moi, par un contraste assez bouffon, je reste chaste et vierge comme la froide Diane elle-même, au sein de la dissipation la plus éparpillée et entourée des plus grands débauchés du siècle. - Cette ignorance du corps que n'accom- pagne pas l'ignorance de l'esprit est la plus misérable chose qui soit. Pour que ma chair n'ait pas à faire la fière devant mon âme, je veux la souiller également, si toutefois c'est une souillure plus que de boire et de manger, - ce dont je doute. - En un mot, je veux savoir ce que c'est qu'un homme, et le plaisir qu'il donne. Puisque d'Albert m'a reconnue sous mon travestissement, il est bien juste qu'il soit récompensé de sa pénétration; il est le premier qui ait deviné que j'étais une femme, et je lui prouverai de mon mieux que ses soupçons étaient fondés. - Il serait peu charitable de lui laisser croire qu'il n'a eu qu'un goût monstrueux. C'est donc d'Albert qui résoudra mes doutes et me donnera ma première leçon d'amour : il ne s'agit plus maintenant que d'amener la chose d'une façon toute poétique. J'ai envie de ne pas répondre à sa lettre et de lui faire froide mine pendant quelques jours. Quand je le verrai bien triste et bien désespéré, invectivant les dieux, montrant le poing à la création, et regardant les puits pour voir s'ils ne sont pas trop profonds pour s'y jeter, - je me retirerai comme Peau d'Ane au fond du corridor, et je mettrai ma robe couleur du temps, - c'est-à-dire mon costume de Rosalinde; car ma garde-robe féminine est très restreinte. Puis j'irai chez lui, radieuse comme un paon qui fait la roue, montrant avec ostentation ce que je dissimule ordinairement avec le plus grand soin, et n'ayant qu'un petit tour de gorge en dentelles très bas et très dégagé, et je lui dirai du ton le plus pathétique que je pourrai prendre : « 0 très élégiaque et très perspicace jeune homme! je suis bien véritablement une jeune et pudique beauté, qui vous adore par-dessus le marché, et qui ne demande qu'à vous faire plaisir et à elle aussi. - Voyez si cela vous convient, et, s'il vous reste encore quelque scrupule, touchez ceci, allez en paix, et péchez le plus que vous pourrez ». Ce beau discours achevé, je me laisserai tomber à demi pâmée dans ses bras, et, tout en poussant de mélancoliques soupirs, je ferai sauter adroitement l'agrafe de ma robe de façon à me trouver dans le costume de rigueur, c'est-à-dire à moitié nue. - D'Albert fera le reste, et j'espère que, le lendemain matin, je saurai à quoi m'en tenir sur toutes ces belles choses qui me troublent la cervelle depuis si longtemps. - En contentant ma curiosité, j'aurai de plus le plaisir d'avoir fait un heureux. Je me propose aussi d'aller rendre à Rosette une visite dans le même costume, et de lui faire voir que, si je n'ai pas répondu à son amour, ce n'était ni par froideur ni par dégoût. - je ne veux pas qu'elle garde de moi cette mauvaise opinion, et elle mérite, aussi bien que d'Albert, que je trahisse moi, incognito en sa faveur. - Quelle mine fera-t-elle à cette révélation? - Son orgueil en sera consolé, mais son amour en gemira. Adieu, toute belle et toute bonne; prie le bon Dieu que le plaisir ne me paraisse pas aussi peu de chose que ceux qui le dispensent. J'ai plaisanté tout le long de cette lettre, et cependant ce que je vais essayer est une chose grave et dont le reste de ma vie se peut ressentir. CHAPITRE XVI. Il y avait déjà plus de quinze jours que d'Albert avait déposé son épître amoureuse sur la table de Théodore, - et cependant rien ne semblait changé dans les manières de celui-ci. - D'Albert ne savait à quoi attribuer ce silence ; - on eût dit que Théodore n'avait pas eu connaissance de la lettre ; le déplorable d'Albert pensa qu'elle avait été détournée ou perdue ; cependant la chose était difficile à expliquer, car Théodore était rentré un instant après dans la chambre, et il eût été bien extraordinaire qu'il n'aperçût pas un grand papier posé tout seul au milieu d'une table, de façon à attirer les regards les plus distraits. Ou bien est-ce que Théodore était réellement un homme et non point une femme, comme d'Albert se l'était imaginé? - ou, dans le cas qu'elle fût femme, avait-elle pour lui un sentiment d'aversion si prononcé, un mépris tel qu'elle ne daignât pas même prendre la peine de lui faire une réponse? - Le pauvre jeune homme, qui n'avait pas eu, comme nous, l'avantage de fouiller dans le portefeuille de Graciosa, la confidente de la belle Maupin, n'était en état de décider affirmativement ou négativement aucune de ces importantes questions, et il flottait tristement dans les plus misérables irrésolutions. Un soir il était dans sa chambre, le front mélancoliquement appuyé contre la vitre, et il regardait, sans les voir, les marronniers du parc déjà tout effeuillés et tout rougis. Une vapeur épaisse noyait les lointains, la nuit descendait plutôt grise que noire, et posait avec précaution ses pieds de velours sur la cime des arbres : - un grand cygne plongeait et replongeait amoureusement son cou et ses épaules dans l'eau fumante de la rivière, et sa blancheur le faisait paraître dans l'ombre comme une large étoile de neige. - C'était le seul être vivant qui animât un peu ce morne paysage. D'Albert songeait aussi tristement que peut songer à cinq heures du soir, en automne, par un temps de brume, un homme désappointé ayant pour musique une bise assez aigre et pour perspective le squelette d'une forêt sans perruque. Il songeait à se jeter dans la rivière, mais l'eau lui semblait bien noire et bien froide, et l'exemple du cygne ne le persuadait qu'à demi. - A se brûler la cervelle, mais il n'avait ni pistolet ni poudre, et il eût été fâché d'en avoir ; à prendre une nouvelle maîtresse et même à en prendre deux, résolution sinistre! mais il ne connaissait personne qui lui convînt ou même qui ne lui convînt pas. - Il poussa le désespoir jusqu'à vouloir renouer avec des femmes qui lui étaient parfaitement insupportables et qu'il avait fait mettre, à coups de cravache, hors de chez lui par son laquais. Il finit par s'arrêter à quelque chose de beaucoup plus affreux --- à écrire une seconde lettre. 0 sextuple butor! Il en était là de sa méditation, lorsqu'il sentit se poser sur son épaule - une main - pareille à une petite colombe qui descend sur un palmier. - La comparaison cloche un peu en ce que l'épaule d'Albert ressemble assez légèrement à un palmier : c'est égal, nous la conservons par pur orientalisme. La main était emmanchée au bout d'un bras qui répondait à une épaule faisant partie d'un corps, lequel n'était autre chose que Théodore-Rosalinde, mademoiselle d'Aubigny, ou Madeleine de Maupin, pour l'appeler de son véritable nom. Qui fut étonné ? - Ce n'est ni moi ni vous, car vous et moi nous étions préparés de longue main à cette visite; ce fut d'Albert qui ne s'y attendait pas le moins du monde. - Il fit un petit cri de surprise tenant le milieu entre oh! et ah! Cependant j'ai les meilleures raisons de croire qu'il tenait plus de ah! que de oh! C'était bien Rosalinde, si belle et si radieuse qu'elle éclairait toute la chambre, - avec ses cordons de perles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands jabots de dentelle, ses souliers à talons rouges, son bel éventail de plumes de paon, telle enfin qu'elle était le jour de la représentation. Seulement, différence importante et décisive, elle n'avait ni gorgerette, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui dérobât aux yeux ces deux charmants frères ennemis, - qui, hélas! ne tendent trop souvent qu'à se réconcilier. Une gorge entièrement nue, blanche, transparente, comme un marbre antique, de la coupe la plus pure et la plus exquise, saillait hardiment hors d'un corsage très,échancré, et semblait porter des défis aux baisers. - C'était une vue fort rassurante ; aussi d'Albert se rassura-t-il bien vite, et se laissa-t-il aller en toute confiance à ses émotions les plus échevelées. - Eh bien! Orlando, est-ce que vous ne reconnaissez pas votre Rosalinde? dit la belle avec le plus charmant sourire ; ou bien avez-vous laissé votre amour accroché avec vos sonnets à quelques buissons de la forêt des Ardennes? Seriez-vous réellement guéri du mal pour lequel vous me demandiez un remède avec tant d'instance? J'en ai bien peur. - Oh non! Rosalinde, je suis plus malade que jamais. - J'agonise, je suis mort, ou peu s'en faut! - Vous n'avez point trop mauvaise façon pour un mort, et beaucoup de vivants n'ont pas si bonne mine. - Quelle semaine j'ai passée! - Vous ne pouvez vous le figurer, Rosalinde. J'espère qu'elle me vaudra mille ans de purgatoire de moins dans l'autre monde. - Mais, si j'osais vous le demander, pourquoi ne m'avez-vous pas répondu plus tôt? - Pourquoi? - je ne sais pas trop, à moins que ce ne soit parce que. - Si ce motif cependant ne vous paraît pas valable, en voici trois autres beaucoup moins bons ; vous choisirez : d'abord parce que, entraîné par votre passion, vous avez oublié d'écrire lisiblement, et qu'il m'a fallu plus de huit jours pour deviner de quoi il était question dans votre lettre ; - ensuite parce que ma pudeur ne pouvait se faire en moins de temps à une idée aussi saugrenue que celle de prendre un poète dithyrambique pour amant; et puis parce que je n'étais pas fâchée de voir si vous vous brûleriez la cervelle ou si vous vous empoisonneriez avec de l'opium, ou si vous vous pendriez à votre jarretière. - Voilà. - La méchante persifleuse! - je vous assure que vous avez bien fait de venir aujourd'hui, vous ne m'auriez peut-être pas trouvé demain. - Vraiment! pauvre garçon! - Ne prenez pas un air aussi éploré, car je m'attendrirais aussi, et cela me rendrait plus bête à moi seule que tous les animaux qui étaient dans l'arche avec feu Noé. - Si je lâche une fois la bande à ma sensibilité, vous serez submergé, je vous en avertis. - Tout à l'heure je vous ai donné trois mauvaises raisons, je vous offre maintenant trois bons baisers; acceptez-vous, à cette condition que vous oublierez les raisons pour les baisers ? - je vous dois bien cela et plus. En disant ces mots, la belle infante s'avança vers le dolent amoureux, et lui jeta ses beaux bras autour du cou. - D'Albert l'embrassa avec effusion sur les deux joues et sur la bouche. - Ce dernier baiser dura plus longtemps que les autres, et aurait pu compter pour quatre. - Rosalinde vit que tout ce qu'elle avait fait jusqu'alors n'était que pur enfantillage. - Sa dette acquittée, elle s'assit sur les genoux de d'Albert encore tout émue, et, passant ses doigts dans ses cheveux, elle lui dit : - Toutes mes cruautés sont épuisées, mon doux ami ; j'avais pris ces quinze jours pour satisfaire à ma férocité naturelle; je vous avouerai que je les ai trouvés longs. N'allez pas devenir fat parce que je suis franche, mais cela est vrai. - je me remets entre vos mains, vengez-vous de mes rigueurs passées. - Si vous étiez un sot, je ne vous dirais pas cela, et même je ne vous dirais pas autre chose, car je n'aime pas les sots. - Il m'aurait été bien facile de vous faire croire que j'étais prodigieusement choquée de votre hardiesse, et que vous n'auriez pas assez de tous vos platoniques soupirs et de votre plus quintessencié galimatias pour vous faire pardonner une chose dont j'étais, fort aise; j'aurais pu, comme une autre, vous marchander longtemps et vous donner en détail ce que je vous accorde librement et en une fois; mais je ne pense pas que vous m'en eussiez aimée l'épaisseur d'un seul cheveu de plus. - je ne vous demande ni serment d'amour éternel, ni protestation exagérée. - Aimez-moi tant que le bon Dieu voudra. - J'en ferai autant de mon côté. - je ne vous appellerai pas perfide et misérable, quand vous ne m'aimerez plus. - Vous aurez aussi la bonté de m'épargner les titres odieux correspondants, s'il m'arrive de vous quitter. - je ne serai qu'une femme qui aura cessé de vous aimer, - rien de plus. - Il n'est pas nécessaire de se haïr toute la vie, à cause que l'on a couché une nuit ou deux ensemble. - Quoi qu'il arrive, et où que la destinée me pousse, je vous jure, et ceci est une promesse que l'on peut tenir, de garder toujours un charmant souvenir de vous, et, si je ne suis plus votre maîtresse, d'être votre amie comme j'ai été votre camarade. - J'ai quitté pour vous cette nuit mes habits d'homme - je les reprendrai demain matin pour tous. - Songez que je ne suis Rosalinde que la nuit, et que tout le jour je ne suis et ne peux être que Théodore de Sérannes ---. La phrase qu'elle allait prononcer s'éteignit dans un baiser auquel en succédèrent beaucoup d'autres, que l'on ne comptait plus et dont nous ne ferons pas le catalogue exact, parce que cela serait assurément un peu long et peut-être fort immoral - pour certaines gens, - car pour nous, nous ne trouvons rien de plus moral et de plus sacré sous le ciel que les caresses de l'homme et de la femme, quand tous deux sont beaux et jeunes. Comme les instances de d'Albert devenaient plus tendres et plus vives, au lieu de s'épanouir et de rayonner, la belle figure de Théodore prit l'expression de fière mélancolie qui donna quelque inquiétude à son amant. - Pourquoi, ma chère souveraine, avez-vous l'air chaste et sérieux d'une Diane antique, là où il faudrait plutôt les lèvres souriantes de Vénus sortant de la mer? - Voyez-vous, d'Albert, c'est que je ressemble plus à Diane chasseresse qu'à toute autre chose. - J'ai pris fort jeune cet habit d'homme pour des raisons qu'il serait long et inutile de vous dire. - Vous avez seul deviné mon sexe, - et, si j'ai fait des conquêtes, ce n'a été que de femmes, conquêtes fort superflues et dont j'ai été plus d'une fois embarrassée. - En un mot, quoique ce soit une chose incroyable et ridicule, je suis vierge, - vierge comme la neige de l'Himalaya, comme la Lune avant qu'elle n'eût couché avec Endymion, comme Marie avant d'avoir fait connaissance avec le pigeon divin, et je suis grave ainsi que toute personne qui va faire une chose sur laquelle on ne peut revenir. - C'est une métamorphose, une transformation que je vais subir. - Changer le nom de fille en nom de femme, n'avoir plus à donner demain ce que j'avais hier; quelque chose que je ne savais pas et que je vais apprendre, une page importante tournée au livre de la vie. - Voilà pourquoi j'ai l'air triste, mon ami, et non pour rien qui soit de votre faute. En disant cela, elle sépara de ses deux belles mains les longs cheveux du jeune homme, et posa sur son front pâle ses lèvres mollement plissées. D'Albert, singulièrement ému par le ton doux et solennel dont elle débita toute cette tirade, lui prit les mains et en baisa tous les doigts, les uns après les autres, - puis rompit fort délicatement le lacet de sa robe, en sorte que le corsage s'ouvrit et que les deux blancs trésors apparurent dans toute leur splendeur : sur cette gorge étincelante et claire comme l'argent s'épanouissaient les deux belles roses du paradis. Il en serra légèrement les pointes vermeilles dans sa bouche, et en parcourut ainsi tout le contour. Rosalinde se laissait faire avec une complaisance inépuisable, et tâchait de lui rendre ses caresses aussi exactement que possible. -Vous devez me trouver bien gauche et bien froide, mon pauvre d'Albert ; mais je ne sais guère comment l'on s'y prend ; - vous aurez beaucoup à faire pour m'instruire, et réellement je vous charge là d'une occupation très pénible. D'albert fit la réponse la plus simple, il ne répondit pas, - et, l'étreignant dans ses bras avec une nouvelle passion, il couvrit de baisers ses épaules et sa poi- trine nues. Les cheveux de l'infante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tomba sur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout debout comme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile la plus transparente. Le bienheureux amant s'agenouilla, et eut bientôt jeté dans un coin opposé de l'appartement les deux jolis petits souliers à talons rouges les bas à coins brodés les suivirent de près. La chemise, douée d'un heureux esprit d'imitation, ne resta pas en arrière de la robe : elle glissa d'abord des épaules sans qu'on songeât à la retenir ; puis, profitant d'un moment où les bras étaient perpendiculaires, elle en sortit avec beaucoup d'adresse et roula jusqu'aux hanches dont le contour ondoyant l'arrêta à demi. - Rosalinde s'aperçut alors de la perfidie de son dernier vêtement, et leva son genou pour l'empêcher de tomber tout à fait. - Ainsi posée, elle ressemblait parfaitement à ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente, fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les belles cuisses, et par une heureuse trahison s'arrête précisément au-dessous de l'endroit qu'elle est destinée à cacher. - Mais, comme la chemise n'était pas de marbre et que ses plis ne la soutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, s'affaissa tout à fait sur la robe, et se coucha en rond autour des pieds de sa maîtresse comme un grand lévrier blanc. Il y avait assurément un moyen fort simple d'empêcher tout ce désordre, celui de retenir la fuyarde avec la main : cette idée, toute naturelle qu'elle fût, ne vint pas à notre pudique héroïne. Flle resta donc sans aucun voile, ses vêtements tombés lui faisant une espèce de socle, dans tout l'éclat diaphane de sa belle nudité, aux douces lueurs d'une lampe d'albâtre que d'Albert avait allumée. D'Albert, ébloui, la contemplait avec ravissement. - J'ai froid, dit-elle en croisant ses deux mains sur ses épaules. -Oh 1 de grâce 1 une minute encore ! Rosalinde décroisa ses mains, appuya le bout de son doigt sur le dos d'un fauteuil et se tint immobile ; elle hanchait légèrement de manière à faire ressortir toute la richesse de la ligne ondoyante - elle ne paraissait nullement embarrassée, et l'imperceptible rose de ses joues n'avait pas une nuance de plus : seulement le battement un peu précipité de son coeur faisait trembler le contour de son sein gauche. Le jeune enthousiaste de la beauté ne pouvait rassasier ses yeux d'un pareil spectacle : nous devons dire, à la louange immense de Rosalinde, que cette fois la réalité fut au-dessus de son rêve, et qu'il n'éprouva pas la plus légère déception. Tout était réuni dans le beau corps qui posait devant lui : - délicatesse et force, forme et couleur, les lignes d'une statue grecque du meilleur temps et le ton d'un Titien. - Il voyait là, palpable et cristallisée, la nuageuse chimère qu'il avait tant de fois vainement essayé d'arrêter dans son vol : - il n'était pas forcé, comme il s'en plaignait si amèrement à son ami Silvio, de circonscrire ses regards sur une certaine portion assez bien faite, et de ne la point dépasser, sous peine de voir quelque chose d'effroyable, et son oeil amoureux descendait de la tête aux pieds et remontait des pieds à la tête, toujours doucement caressé par une forme harmonieuse et correcte. Les genoux étaient admirablement purs, les chevilles élégantes et fines, les jambes et les cuisses d'un tour fier et superbe, le ventre lustré comme une agate, les hanches souples et puissantes, la gorge à faire descendre les dieux du ciel pour la baiser, les bras et les épaules du plus magnifique caractère. - un torrent de beaux cheveux bruns légèrement crêpelés, comme on en voit aux têtes des anciens maîtres, descendait à petites vagues au long d'un dos d'ivoire dont il rehaussait merveilleusement la blancheur. Le peintre satisfait, l'amant reprit le dessus ; car, quelque amour de l'art qu'on ait, il est des choses qu'on ne peut pas longtemps se contenter de regarder. Il enleva la belle dans ses bras et la porta au lit ; en un tour de main il fut déshabillé lui-même et s'élança à côté d'elle. L'enfant se serra contre lui et l'enlaça étroitement, car ses deux seins étaient aussi froids que la neige dont ils avaient la couleur. Cette fraîcheur de peau faisait brûler d'Albert encore davantage et l'excitait au plus haut degré. - Bientôt la belle eut aussi chaud que lui. - Il lui faisait les plus folles et les plus ardentes caresses. - C'étaient la gorge, les épaules, le cou, la bouche, les bras, les pieds ; il eût voulu couvrir d'un seul baiser tout ce beau corps, qui se fondait presque au sien, tant leur étreinte était intime. - Dans cette profusion de charmants trésors, il ne savait auquel atteindre. Ils ne séparaient plus leurs baisers, et les lèvres parfumées de la Rosalinde ne faisaient plus qu'une seule bouche avec celle de d'Albert ; - leurs poitrines se gonflaient, leurs yeux se fermaient à demi ; - leurs bras, morts de volupté, n'avaient plus la force de serrer leurs corps. - Le divin moment approchait : - un dernier obstacle fut surmonté, un spasme suprême agita convulsivement les deux amants, - et la curieuse Rosalinde fut aussi éclairée que possible sur ce point obscur qui l'inquiétait si fort. Cependant, comme une seule leçon, si intelligent qu'on soit, ne peut pas suffire, d'Albert lui en donna une seconde, puis une troisième ---. Par égard pour le lecteur, que nous ne voulons pas humilier et désesperer, nous ne porterons pas notre relation plus loin ---. Notre belle lectrice bouderait à coup sûr son amant si nous lui révélions le chiffre formidable où monta l'amour de d'Albert, aidé de la curiosité de Rosalinde. Qu'elle se souvienne de la mieux remplie et de la plus charmante de ses nuits, de cette nuit où --- de cette nuit de laquelle l'on se souviendrait pendant plus de cent mille jours, si l'on n'était mort depuis longtemps ; qu'elle pose le livre à côté d'elle, et suppute sur le bout de ses jolis doigts blancs combien de fois l'a aimée celui qui l'a le plus aimée, et comble ainsi la lacune que nous laissons dans cette glorieuse histoire. Rosalinde avait de prodigieuses dispositions, et fit en cette nuit seule des progrès énormes. - Cette naïveté de corps qui s'étonnait de tout et cette rouerie d'esprit qui ne s'étonnait de rien formaient le plus piquant et le plus adorable contraste. - D'Albert était ravi, éperdu, transporté, et aurait voulu que cette nuit durât quarante-huit heures, comme celle où fut conçu Hercule. - Cependant, vers le matin, malgré une infinité de baisers, de caresses, de mignardises les plus amoureuses du monde et bien faites pour tenir éveillé, après un effort surhumain, il fut obligé de prendre un peu de repos. Un doux et voluptueux sommeil lui toucha les yeux du bout de l'aile, sa tête s'affaissa, et il s'endormit entre les deux seins de sa belle maîtresse. - Celle-ci le considéra quelque temps avec un air de mélancolique et profonde réflexion ; puis, comme l'aube jetait ses rayons blanchâtres à travers les rideaux, elle le souleva doucement, le reposa à côté d'elle, se dressa, et passa légèrement sur son corps. Elle fut à ses habits et se rajusta à la hâte, puis revint au lit, se pencha sur d'Albert, qui dormait encore, et baisa ses deux yeux sur leurs cils soyeux et longs. - Cela fait, elle se retira à reculons en le regardant toujours. Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez Rosette. - Ce qu'elle y dit, ce qu'elle y fit, je n'ai jamais pu le savoir, quoique j'aie fait les plus consciencieuses recherches. - je n'ai trouvé ni dans les papiers de Graciosa, ni dans ceux de d'Albert ou de Silvio, rien qui eût rapport à cette visite. Seulement une femme de chambre de Rosette m'apprit cette circonstance singulière : bien que sa maîtresse n'eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait l'empreinte de deux corps. - De plus, elle me montra deux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portait dans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant. je livre cette remarque à la sagacité du lecteur, et je le laisse libre d'en tirer toutes les inductions qu'il voudra ; quant à moi, j'ai fait là-dessus mille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que les autres, et si saugrenues que je n'ose véritablement les écrire, même dans le style le plus honnêtement périphrasé. Il était bien midi lorsque Théodore sortit de la chambre de Rosette. - Il ne parut pas au dîner ni au souper. D'Albert et Rosette n'en semblèrent point surpris. Il se coucha de fort bonne heure, et le lendemain matin, dès qu'il fit jour, sans prévenir personne, il sella son cheval et celui de son page, et sortit du château en disant à un laquais qu'on ne l'attendît pas au dîner, et qu'il ne reviendrait peut-être point de quelques jours. D'Albert et Rosette étaient on ne peut plus étonnés, et ne savaient à quoi attribuer cette étrange disparition, d'Albert surtout qui, par les prouesses de sa première nuit, croyait bien en avoir mérité une seconde. Sur la fin de la semaine, le malheureux amant désappointé reçut une lettre de Théodore, que nous allons transcrire. J'ai bien peur qu'elle ne satisfasse ni mes lecteurs ni mes lectrices ; mais, en vérité, la lettre était ainsi et pas autrement, et ce glorieux roman n'aura pas d'autre conclusion. CHAPITRE XVII. «Vous êtes sans doute très surpris, mon cher d'Albert, de ce que je viens de faire après ce que j'ai fait. - je vous le permets, il y a de quoi. - Parions que vous m'avez déjà donné au moins vingt de ces épithètes que nous étions convenus de rayer de votre vocabulaire : - perfide, inconstante, scélérate, - n'est-ce pas? - Au moins, vous ne m'appellerez pas cruelle ou vertueuse, c'est toujours cela de gagné. - Vous me maudissez, et vous avez tort. - Vous aviez envie de moi, vous m'aimiez, j'étais votre idéal ; - fort bien. Je vous ai accordé sur-le-champ ce que vous demandiez ; il n'a tenu qu'à vous de l'avoir plus tôt. J'ai servi de corps à votre rêve le plus complaisamment du monde. - je vous ai donné ce que je ne donnerai assurément plus à personne, surprise sur laquelle vous ne comptiez guère et dont vous devriez me savoir plus de gré. - Maintenant que je vous ai satisfait, il me plaît de m'en aller. - Qu'y a-t-il de si monstrueux? « Vous m'avez eue entièrement et sans réserve toute une nuit; - que voulez-vous de plus? Une autre nuit, et puis encore une autre; vous vous accommoderiez même des jours au besoin. - Vous continueriez ainsi jusqu'à ce que vous fussiez dégoûté de moi. - je vous entends d'ici vous écrier très galamment que je ne suis pas de celles dont on se dégoûte. Mon Dieu! de moi comme des autres. « Cela durerait six mois, deux ans, dix ans même, si vous voulez, mais il faut toujours que tout finisse. - Vous me garderiez par une espèce de sentiment de convenance, ou parce que vous n'auriez pas le courage de me signifier mon congé. A quoi bon attendre d'en venir là? « Et puis, ce serait peut-être moi qui cesserais de vous aimer. je vous ai trouvé charmant . - Peut-être, à force de vous voir, vous eussé-je trouvé détestable. - Pardonnez-moi cette supposition. - En vivant avec vous dans une grande intimité, j'aurais sans doute eu l'occasion de vous voir en bonnet de coton ou dans quelque situation domestique ridicule et bouffonne. - Vous auriez nécessairement perdu ce côté romanesque et mystérieux qui me séduit sur toutes choses, et votre caractère, mieux compris, ne m'eût plus paru si étrange. Je me serais moins occupée de vous en vous ayant auprès de moi, à peu près comme on fait de ces livres qu'on n'ouvre jamais parce qu'on les a dans sa bibliothèque. - Votre nez ou votre esprit ne m'aurait plus semblé à beaucoup près aussi bien tourné ; je me serais aperçue que votre habit vous allait mal et que vos bas étaient mal tirés ; j'aurais eu mille déceptions de ce genre qui m'auraient singulièrement fait souffrir, et à la fin je me serais arrêtée à ceci : - que décidément vous n'aviez ni coeur ni âme, et que j'étais destinée à n'être pas comprise en amour. « Vous m'adorez et je vous le rends. Vous n'avez pas le plus léger reproche à me faire, et je n'ai pas le moins du monde à me plaindre de vous. je vous ai été parfaitement fidèle tout le temps de nos amours. je ne vous ai trompé en rien. - je n'avais ni fausse gorge ni fausse vertu ; vous avez eu cette extrême bonté de dire que j'étais encore plus belle que vous ne l'imaginiez. - Pour la beaute que je vous donnais, vous m'avez rendu beaucoup de plaisir ; nous sommes quittes : - je vais de mon côté et vous du vôtre, et peut-être que nous nous retrouverons aux antipodes. - Vivez dans cet espoir. « Vous croyez peut-être que je ne vous aime pas parce que je vous quitte. Vous reconnaîtrez plus tard la vérité de ceci. - Si j'avais moins fait de cas de vous, je serais restée, et je vous aurais versé le fade breuvage jusqu'à la lie. Votre amour eût été bientôt mort d'ennui; - au bout de quelque temps, vous m'auriez parfaitement oubliée, et, en relisant mon nom sur la liste de vos conquêtes, vous vous seriez demandé : Qui diable était donc celle-ci? - J'ai au moins cette satisfaction de penser que vous vous souviendrez de moi plutôt que d'une autre. - Votre désir inassouvi ouvrira encore ses ailes pour voler à moi ; je serai toujours pour vous quelque chose de désirable où votre fantaisie aimera à revenir, et j'espère que, dans le lit des maîtresses que vous pourrez avoir, vous songerez quelquefois à cette nuit unique que vous avez passée avec moi. « Jamais vous ne serez plus aimable que vous l'avez été dans cette soirée bienheureuse, et, quand même vous le seriez autant, ce serait déjà l'être moins ; car, en amour comme en poésie, rester au même point, c'est reculer. Tenez-vous-en à cette impression, - vous ferez bien. « Vous avez rendu difficile la tâche des amants que j'aurai (si j'ai d'autres amants), et personne ne pourra effacer votre souvenir ce seront les héritiers d'Alexandre. « Si cela vous désole trop de me perdre, brûlez cette lettre, qui est la seule preuve que vous m'ayez eue, et vous croirez avoir fait un beau rêve. Qui vous en empêche? La vision s'est évanouie avant le jour, à l'heure où les songes rentrent chez eux par la porte de corne ou d'ivoire. - Combien sont morts qui, moins heureux que vous, n'ont pas même donné un seul baiser à leur chimère! « Je ne suis ni capricieuse, ni folle, ni bégueule. - Ce que je fais est le résultat d'une conviction profonde. - Ce n'est point pour vous enflammer davantage et par un calcul de coquetterie que je me suis éloignée de C--- ; n'essayez pas de me suivre ou de me retrouver : vous n'y réussirez pas. Mes précautions pour vous dérober mes traces sont trop bien prises; vous serez toujours pour moi l'homme qui m'a ouvert un monde de sensations nouvelles. Ce sont là de ces choses qu'une femme n'oublie pas facilement. Quoique absente, je penserai souvent à vous, plus souvent que si vous étiez avec moi. « Consolez au mieux que vous pourrez la pauvre Rosette, qui doit être au moins aussi fâchée que vous de mon départ. Aimez-vous tous deux en souvenir de moi, que vous avez aimée l'un et l'autre, et dites-vous quelquefois mon nom dans un baiser ».