CHAPITRE XI. L'auteur donne la règle des exercices corporels, celle de la nourriture et du sommeil. 32. Il ne faut jamais s'éloigner ou entièrement ou beaucoup des exercices spirituels pour se livrer à ceux du corps: il faut que l'âme s'habitue à pouvoir les reprendre facilement, et il est nécessaire, qu'en se prêtant aux seconds, elle reste au fond toujours attachée aux premiers. Car, comme il a été dit plus haut, ce n'est pas l'homme qui a été créé pour la femme, c'est la femme qui a été faite pour l'homme. (I. Cor. XI, 9.) Les choses spirituelles ne sont pas pour les corporelles, mais ce qui est du corps se rapporte à ce qui est de l'esprit. Nous appelons ici exercices corporels les travaux qui se font à la main. Car il est d'autres exercices du corps qui nécessitent l'aide de son action, comme sont les veilles, les jeûnes et autres oeuvres de ce genre : accomplies avec discrétion, ces oeuvres n'empêchent point les exercices spirituels, elles leur viennent en aide. Que si on s'y livre sans retenue au point que, par la défaillance de l'esprit ou par la langueur du corps, les oeuvres spirituelles se trouvent empêchées, celui qui a agi de la sorte, a privé son corps de la pratique d'une bonne action, son esprit, de l'affection du bien, son prochain, du bon exemple, Dieu, de l'honneur qui lui en serait revenu : il est sacrilège et coupable devant Dieu à tous ces points de vue. Non que, selon le sentiment de l'Apôtre, cette sorte d'excès ne paraisse pas chose humaine, et qu'il ne convienne pas et ne soit point juste que la tête ne souffre pas dans le service de Dieu, elle qui a ressenti tant de douleurs quand elle était livrée à la vanité du siècle, que le ventre ne souffre pas la faim jusqu'à pousser des rugissements, lui qui s'est repu jusqu'au vomissement . mais en tout ceci, il faut garder une mesure. Il faut parfois affliger le corps, il ne faut pas le détruire. « Car l’exercice du corps n'est utile qu'en peu de chose, et la piété est utile à tout. » (I. Tim. IV, 8.) C'est pourquoi, à un certain degré restreint, c'est-à-dire sans vouloir satisfaire ses concupiscences, il faut avoir quelque soin de la chair. Il faut la traiter avec retenue, lui faire sentir une discipline spirituelle, afin que ni dans le mode, ni dans la qualité, rien ne paraisse qui ne convienne point à un serviteur de Dieu. Les membres qui sont les moins honnêtes en nous, nous devons les entourer de plus d'honneur. Ceux qui sont honnêtes n'ont besoin de rien. Non-seulement cela, mais encore nous devons rendre toute notre vie, bien que cachée aux regards des hommes, sainte et convenable aux yeux de Dieu, et faire de notre manière de vivre, bien que renfermée entre les murs de notre habitation, un spectacle digne de l'attention des anges, et agréable à leurs yeux. « Que tout ce qui vous concerne, » dit l'Apôtre, « soit honnêtement réglé parmi vous. » (I. Cor. XIV, 40.) La bienséance et la convenance sont agréables au Seigneur, et les Anges les aiment. C'est pourquoi l'Apôtre ordonne que les femmes soient voilées à cause des Anges. (I. Cor. XI, 10.) Et comme, soit le jour, soit la nuit, ces saints esprits sont avec vous dans vos cellules, vous gardant, se réjouissant de votre application à la vertu, et vous secondant en ce travail, il leur est très-agréable de voir que, même loin des regards des hommes, tout, dans votre conduite, se passe selon la convenance. 33. Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez, n'importe qu'elle autre action, accomplissez tout dans le Seigneur, pieusement, saintement et religieusement. Si vous prenez vos repas, que votre sobriété orne votre table déjà d'elle-même assez sobre. Quand vous mangez, ne vous livrez pas tout entier à cette action, mais que votre âme ne néglige pas sa nourriture tandis que votre corps prend ses aliments, et que méditant, ou que rappelant quelque chose de la douceur du Seigneur, ou de la doctrine des Ecritures, elle se nourrisse et se pénètre de ces sucs nutritifs. Que le besoin naturel du corps soit satisfait, non à la façon des séculiers et selon les appétits de la chair; mais ainsi qu'il convient à un moine et à un serviteur de Dieu; car, même pour la santé physique, plus on prend ses aliments avec règle et convenance, plus la digestion est facile et salutaire. Il faut donc veiller et sur le mode et sur le temps, sur la quantité et sur la qualité de la nourriture. Il faut fuir les assaisonnements étrangers et superflus. Il faut, ai-je dit, prendre garde à la «manière» et ne pas répandre son âme sur toute nourriture ; « au temps, » ne point devancer l'heure ; à la « qualité, » ne se servir, à moins d'une nécessité manifeste, que des plats qui sont préparés pour toute la communauté. Quant à l'apprêt, que nos aliments, et je conjure de veiller sur ce point, que nos aliments soient mangeables et non affriandissants ou délicats : à la concupiscence suffit sa malice; comme elle ne petit arriver, ou ne parvient qu'avec peine à satisfaire au besoin de la nature, si quelque délectation ne vient l'y engager et l'y conduire; si elle commence à être excitée en recevant des douceurs de la part de ceux qui ont entrepris de faire la guerre à ses entraînements, on sera deux contre un, et la continence court un danger manifeste. 34. Ensuite, ce qui a été dit de la nourriture, il faut le dire du sommeil. Veillez autant que cela est dans votre pouvoir, ô serviteur de Dieu, à ne pas dormir tout entier; que votre repos ne soit pas l'ensevelissement d'un corps étouffé, mais le délassement de vos membres fatigués; la réparation et non l'extinction de votre âme. Le sommeil est une chose suspecte, et semblable, en très grande partie, à l'ivresse. Excepté les vices qui ne trouvent pas de contradiction dans l'homme endormi, la raison sommeille avec le corps. Pour ce qui est de notre progrès vers la perfection à laquelle nous sommes obligés de tendre, il n'y a pas, dans notre vie, de temps si complètement perdu que celui qui est donné au sommeil. Avant donc d'entrer dans son engourdissement, emportez toujours dans votre esprit ou dans votre mémoire quelque sainte pensée en laquelle vous vous endormiez tranquillement, qu'il vous soit agréable de retrouver en songe, qui vous reprenant à votre réveil, vous rétablisse dans l'état où vous vous trouviez la veille. Ainsi, pour vous, la nuit sera illuminée comme le jour, et les ténèbres brilleront d'un grand éclat, qui éclairera les délices que vous goûterez. (Ps. CXXXVIII. 12) Vous vous endormirez paisiblement, vous reposerez en paix, vous vous réveillerez sans difficulté, et à votre lever, vous vous trouverez agile et dispos, prêt à reprendre les occupations que vous n'aviez abandonnées qu'en partie. Une nourriture et des sensations réglées appellent un sommeil réglé. Le sommeil charnel et de brute, le sommeil du Léthé comme l'on dit, doit être chose abominable pour le serviteur de Dieu. Celui que vous ne devez pas détester, si vous le prenez au temps et dans la mesure nécessaire, c'est ce repos dont vous pourrez facilement, après le délassement convenable, faire sortir les sens de votre corps et de votre âme, les appelant et les envoyant, comme le pratique un père de famille à l'égard de ses serviteurs, aux travaux nécessaires à l'esprit; ainsi le religieux prudent et dévoué à Dieu doit se conduire en sa cellule et en sa conscience, comme un sage père de famille se comporte en sa maison. Qu'il n'ait pas, pour employer les expressions de Salomon, qu'il n'ait pas dans son domicile « une femme acariâtre » (Prov. XXI. 9.), sa chair, mais qu'il la règle par la sobriété, qu'il l'assouplisse à l'obéissance, qu'il la dispose à supporter le travail, toujours prête à être dans le besoin et dans la satiété, dans l'abondance et dans la privation. Que ses sens extérieurs ne soient pas ses conducteurs, mais ses serviteurs; que ceux du dedans soient sobres, et lui produisent de bons fruits; que toute sa maison, que toute la famille de ses pensées soit si bien réglée, si bien disciplinée, qu'il dise à l'une: allez, et qu'elle aille; et à une autre : venez, et qu'elle vienne; et au corps qui est son serviteur : fais ceci, et qu'il le fasse sans regimber. Le religieux qui s'arrange ainsi et s'établit de la sorte dans sa conscience, peut très bien être placé dans une cellule, et confié sans vanité à son heureuse solitude. Mais c'est là l'état des parfaits ou de ceux qui commencent à atteindre la perfection; nous l'avons proposé aux novices et à ceux qui débutent, afin qu'ils apprennent ce qui leur manque, et qu'ils voient jusqu'où ils doivent porter le zèle pour leur avancement. CHAPITRE XII. Quels sont ceux qui sont propres à habiter les cellules; on blâme les édifices somptueux. 35. Or, il faut savoir que lorsque nous parlons de l'esprit charnel et animal; ou de la science raisonnable ou de la sagesse spirituelle, nous décrivons un seul et même homme, en qui tous ces divers éléments peuvent se trouver à différentes époques, selon les différents progrès qu'il a réalisés, et d'après les résultats qu'ils amènent, et trois espèces d'hommes, combattant chacune dans la profession religieuse, selon les propriétés particulières de ces divers états. Bien que la dignité de la cellule et le secret de la sainte solitude et la distinction de vie solitaire, ne paraissent convenir qu'aux parfaits, à ceux, ainsi que parle l'Apôtre, « à qui est destinée la nourriture solide, la coutume a exercé les sens pour leur faire discerner le bien et le mal. » (Heb. V, 14.) En quoi celui qui est raisonnable et qui se rapproche du sage peut y être toléré en quelque manière ; mais celui qui est à l'état animal, qui ne perçoit point les choses de Dieu, paraîtrait devoir être entièrement exclu. Mais l'apôtre saint Pierre se présente à nous, proférant ces paroles : « S'ils ont reçu le Saint-Esprit comme vous l'avez reçu : qui étais-je, moi, pour empêcher Dieu? » (Act. XI, 17.) Car le Saint-Esprit, c'est la bonne volonté. Il ne faut pas éloigner dans un grand scrupule, de quelque profession si élevée qu'on la suppose, l'homme qui par sa bonne volonté, annonce la présence de l'Esprit Saint qui habite en lui, et qui le fait marcher. Car le séjour des cellules doit être ouvert à deux sortes de personnes : c'est-à-dire, ou bien aux simples qui se montrent humbles et grandement soucieux d'acquérir par leur expérience et par leur bonne volonté, la prudence religieuse; ou bien aux prudents, dont on sait certainement qu'ils souhaitent d'acquérir la sainte et religieuse simplicité. Quant à la folie orgueilleuse ou l'orgueil insensé, que pour jamais ils soient éloignés des pavillons des justes. Car tout orgueil est folie, bien que toute folie ne soit pas orgueilleuse. En effet, la folie sans orgueil se trouve quelquefois être simplicité : si elle ne sait rien, elle peut parfois être enseignée ; et s'il ne lui est point possible de recevoir des leçons, peut-être est-elle maniable. La propre ville de refuge pour la simplicité, c'est la profession religieuse : à moins qu'elle soit si superbe, qu'elle ne veuille pas s'humilier, ou si grossière, qu'elle ne puisse être régie ou maniée. Cependant, fût-elle considérablement grossière, la bonne volonté n'est pas à rejeter ou à abandonner, par de sages conseils, il faut l'appliquer à une vie laborieuse et active. Quant à l'orgueilleux, quelque prudent qu'il se croie, il faut l'exclure et le chasser. Si on l'admet, dès le premier jour de son arrivée, il se met à donner des lois. Car il est hors d'état d'apprendre celles qu'il a trouvées existantes. Il est nécessaire d'examiner avec soin et prudence qui on admet à habiter avec soi. Car, qui habite avec soi, n'a en sa société que celui qui est comme lui. Le méchant n'est jamais en sûreté avec lui-même, parce qu'il habite avec un méchant, et personne ne lui est plus dangereux que lui. Les insensés, ceux qui ont perdu la raison, et qui pour n'importe quel motif, ne sont pas en pleine possession de leur esprit, ont des gardiens; on ne les laisse pas seuls dans la crainte qu'ils ne fassent un mauvais usage de la solitude. Qu'on admette donc à habiter les cellules, les hommes animaux, pauvres d'esprit, mais afin qu'ils deviennent raisonnables et spirituels, et nullement pour que ceux qui sont déjà parvenus à cet état avancé retournent en arrière et deviennent animaux. Qu'on les accueille avec toute la bienveillance que peut inspirer la charité; qu'on les souffre avec toute la patience que peut suggérer la bonté. Mais que ceux qui les supportent ne les imitent point : qu'ils ne cherchent point à les faire avancer, de manière à être entra1nés de leur côté, à déchoir de la ferveur de leur profession religieuse. 36. De là est venue la construction faite avec l'argent étranger, de ces cellules somptueuses et prétentieuses, à un degré que la pudeur tolère à peine; rejetant la simplicité et la vie de la campagne créée par le Très-Haut, ainsi que parle Salomon (Eccl. VII, 10.), nous nous créons comme des types relevés d'habitations religieuses. Et ainsi la compatissance que nous avons eue pour ceux qui étaient animaux, nous a rendus sur ce point presque grossiers comme eux. Eloignant de nous et de nos cellules, cet extérieur de pauvreté que nos pères nous avaient légué en un héritage, cette apparence de sainte simplicité qui est la véritable beauté de la maison de Dieu, par la main d'artistes habiles, nous nous bâtissons des cellules non érémitiques mais aromatiques, du prix de cent pièces d'or chacune, rassasiant la concupiscence de nos yeux du travail payé par les aumônes des pauvres. Enlevez, Seigneur, des cellules de nos pauvres, cet opprobre de cent pièces d'or. Pourquoi le prix de ces cellules n'est-il pas de cent deniers ? Pourquoi n'en coûtent-elles pas même un seul ? Pourquoi les fils de la grâce ne se bâtissent-ils point eux-mêmes gratuitement leurs demeures ? Que fut-il répondu à Moïse, lorsqu'il achevait de construire le tabernacle ? « Regarde,» dit le Seigneur, « et fais tout selon le modèle qui t'a été montré sur la montagne. » (Exod. XXV, 40.) Il ne convient pas que des hommes du siècle édifient le tabernacle de Dieu avec les humains. Que ceux-là se construisent des retraites pour eux, qui ont vu sur les régions élevées de l'âme, le type de la véritable beauté de la maison du Seigneur. Que ceux à qui le soin de l'intérieur fait mépriser et négliger tout ce qui est au-dehors, élèvent pour leur usage des édifices selon la forme de la pauvreté, d'après le modèle de la sainte simplicité et sur les lignes tracées par la retenue de leurs pères. Jamais aucun art des ouvriers industrieux n'embellira ces demeures comme la négligence avec laquelle elles auront été construites. 37. Je vous en supplie donc, dans le pèlerinage dé ce siècle, dans ce combat que nous livrons chaque jour sur 1a terre, bâtissons-nous, non des maisons pour séjourner, mais des tentes pour les abandonner bien vite : dans peu d'instants on nous appellera d'ici, nous émigrerons vers notre patrie, vers notre cité et vers la demeure de, notre éternité. Nous sommes dans un camp, le lieu où nous combattons est une terre étrangère, le champ où nous travaillons n'est pas à nous : tout ce qui est naturel est facile. N'est-il pas aisé au solitaire, ne suffit-il pas à la nature, n'est-il pas utile à la conscience, de se construire une cellule de branches d'arbres, de l'enduire de boue, de la couvrir de toutes parts et d'y trouver une habitation très-décente ? Que faut-il désirer de plus ? Croyez-le, mes frères, et que le ciel vous en épargne l'expérience : ces belles maisons qui orneraient les places publiques des grandes villes, affaiblissent bien vite les bonnes résolutions et énervent l'esprit le plus viril. Car, encore que l'usage leur enlève, par l'habitude, une grande partie de leur charme, encore que plusieurs s'en servent comme n'en usant pas, néanmoins, ces sortes d'affection se détruisent et se vainquent plus par le mépris que par la pratique. Nos sentiments intérieurs trouvent un grand secours dans les objets extérieurs, quand ils sont placés et disposés selon les pensées de notre esprit, et quand ils répondent par leur manière d'être, au genre de vie que nous avons embrassé. Une habitation pauvre retient dans les uns la concupiscence, inspire aux autres l'amour de la pauvreté. Pour une âme attentive à son intérieur, il vaut mieux un extérieur négligé et sans aucun soin: on voit par là que l'âme habite plus souvent d'autres lieux, on voit que de saintes intentions l'attirent plus puissamment ailleurs ; et ainsi la bonne conscience s'attache utilement à ce qui est du dedans, quand elle apprend à n'avoir aucune estime pour tous les objets du dehors. Je vous en supplie donc, que ces cellules trop délicates demeurent comme elles sont, mais que leur nombre ne s'accroisse point : qu'elles soient comme des lieux de santé pour les frères faibles, qui vivent encore dans l'animalité, jusqu'à ce qu'ils se fortifient : je veux dire jusqu'à ce qu'ils commencent à désirer, non l'infirmerie des malades, mais les tentes de ceux qui combattent dans les camps du Seigneur. Qu'elles restent pour montrer à ceux qui viendront après vous, que vous les avez possédées et méprisées. CHAPITRE XIII. L'auteur les exhorte à l'exemple des premiers moines, des ermites, bien plus, à l'exemple de Jésus-Christ, des Apôtres et des premiers fidèles, à la modestie, à la fuite de l'oisiveté et à l'amour de la pauvreté. 38. Vous qui êtes spirituels comme les Hébreux, c'est-à-dire, comme des voyageurs qui passent, n'ayant pas ici-bas de demeure permanente, mais cherchant celle qui vous sera donnée un jour; bâtissez-vous, comme vous l'avez commencé, des cabanes pour y fixer votre séjour. C'est dans des huttes que nos pères ont résidé, habitant la terre promise comme un pays étranger, attendant avec leurs cohéritiers la cité aux fondements solides, dont l'auteur de la promesse et le constructeur est Dieu lui-même : ne jouissant point des promesses, mais les regardant et les saluant de loin , et se reconnaissant comme étrangers et pèlerins en ce monde, avouant par ces expressions, qu'ils marchaient à la recherche d'une patrie meilleure, c'est-à-dire de celle qui est dans les cieux. C'est pourquoi, nos pères de l'Egypte et de la Thébaïde, si ardemment zélés dans la pratique de cette sainte existence, vivant dans les déserts, dans le besoin, dans l'affliction, hommes divins dont l'univers n'était pas digne, se construisaient eux-mêmes des cellules qui les mettaient uniquement à l'abri des vents; c'est là que, jouissant des délices de la pauvreté monastique, ils enrichissaient un grand nombre de leurs frères, étant eux-mêmes dans le besoin. Je ne sais quel plus juste nom leur donner, hommes célestes ou anges de la terre, résidant ici-bas, mais ayant leur conversation dans les cieux. Ils travaillaient de leurs mains et nourrissaient les pauvres de leur travail : se trouvant eux-mêmes dans le besoin, du sein de l'immensité des déserts, ils alimentaient les prisonniers et les pauvres des villes, se procurant leurs aliments du fruit du travail de leurs mains, qui faisait la grande occupation de leur vie, ils soutenaient leurs frères en quelque nécessité qu'ils se trouvassent. 39. Que dirons-nous à ces exemples, nous qui n'avons pas l'esprit animal, mais qui sommes des animaux terrestres, attachés à la terre et aux sensations de notre chair, marchant selon son instinct et vivant aux dépens des mains étrangères? Quoi qu'en ceci nous ayions pour nous consoler quelque peu, celui qui étant riche, s'est rendu pauvre pour nous, (II. Cor. VIII, 9.) et qui en nous donnant le précepte de la pauvreté volontaire, a daigné nous en montrer le modèle en sa propre personne. Pour apprendre aux pauvres évangéliques ce que l'on doit faire pour eux, il a voulu que les fidèles lui fournissent sa nourriture. Quelquefois il a reçu des infidèles les aliments nécessaires pour soutenir son existence, mais il les a acceptés dans le but de les convertir et de les rendre fidèles. Nous trouvons dans les Actes des Apôtres et dans les épîtres de saint Paul, la preuve éclatante de la sollicitude avec laquelle les Apôtres, dans la primitive Eglise, faisaient contribuer les fidèles à nourrir ces saints pauvres qui avaient supporté pour Jésus-Christ la perte de tous leurs biens, ou qui, suivant les conseils de la perfection, (Luc. XVIII, 22) avaient abandonné et vendu leurs possessions et les avaient mises en commun pour servir à tous leurs frères. Bien qu'il soit accordé, selon la prescription et le règlement du Seigneur, à ceux qui annoncent l'Evangile, de vivre de l'Evangile; d'après l'autorité des Apôtres, cela n'est pas non plus défendu à ceux qui ont réglé selon l'esprit de l'Evangile, comme le faisaient ces saints indigents qui se trouvaient en ces jours à Jérusalem : on leur donnait ce beau titre parce qu'ils s'étaient engagés à pratiquer la sainteté et à mener une vie commune, et s'étaient par conséquent dépouillés de tout. (Act. II, 44, - Ib. IV, 32, - I. Cor. VI - II. Cor. vin.) Quand l'Apôtre déclare avec autorité et sévérité que celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger (II. Thessal. III, 3.); il ajoute de suite, pour indiquer quels sont ceux dont il veut parler : « Nous avons appris que parmi vous, il en est qui vivent sans repos, ne faisant rien, mais se livrant à la curiosité. A ceux qui ont le malheur d'être dans cet état, nous leur déclarons et nous les en supplions dans le Seigneur Jésus, de manger leur pain en travaillant en silence, » c'est-à-dire, en le gagnant par leur travail. Et néanmoins, dans la crainte d'avoir rejeté et d'avoir exposé au besoin ces malheureux, bien qu'inquiets, oisifs, ou curieux, qui portaient le nom du Seigneur qu'on avait invoqué sur leur tête, il se hâte d'ajouter « Pour vous, mes frères, ne cessez jamais de faire du bien dans Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Comme s'il disait : bien qu'ils persévèrent dans leur malice ou dans leur négligence; pour vous, ne cessez pas dans votre charité de leur faire du bien. 40. Lors donc que l'Apôtre a déclaré plus haut avec une rigueur si grande, que ceux qui ne veulent pas travailler ne doivent pas manger et lorsqu'ensuite il s'est montré plus indulgent envers ceux qui veulent travailler, mais qui malgré cette disposition ne font rien, nous pourrions dire, en suivant le sens de ses paroles (qui ne s'écarte pas beaucoup de la véritable interprétation), que sa sévérité s'adresse à ceux qui ne veulent point travailler quand ils le pourraient, et que son indulgence regarde ceux qui le voudraient, mais ne le peuvent point. Mais parce que, même à ces derniers, l'Apôtre annonce en les conjurant dans le Seigneur Jésus, qu'ils doivent manger leur pain en silence, ils semblent manger un pain qui n'est pas à eux, à moins qu'ils ne le fassent leur propre bien en travaillant, alitant que cela leur est possible, selon le témoignage de Dieu et de leur conscience. Pardonnez, Seigneur, pardonnez; nous excusons, nous tergiversons, mais nul ne se peut dérober à l'éclat de votre vérité : elle illumine ceux qui sont tournés vers elle, et elle frappe aussi ceux qui lui tournent le dos. Notre bouche n'est point cachée pour vous, vous voyez ce que vous avez fait dans l'intérieur de l'homme. C'est nous qui faisons ce qui nous est ainsi caché en nous; parce qu'il est à peine quelqu'un qui, dans ce qui est de votre service, veuille éprouver ce qu'il est capable de réaliser et qu'il est en état d'accomplir avec une très-grande facilité, quand la crainte le pousse, ou bien lorsque la cupidité l'entraîne à vivre selon la chair, ou selon le siècle. Mais si nous trompons les hommes qui n'y prennent pas garde, ne permettez point que nous nous. trompions nous-mêmes, comme si nous voulions vous tromper. Nous ne travaillons point, ou parce que nous ne pouvons pas, ou parce qu'il nous semble que nous ne pouvons pas : c'est l'habitude du repos et de la délicatesse qui nous met hors d'état de nous livrer à ce genre de labeur. 41. Que nous vous adorions donc toujours, que nous nous jetions à vos pieds, que nous pleurions devant vous, qui nous avez formés, et qui, en punition de nos péchés publics, nous avez formés par un jugement secret, peut-être pour que nous ne le puissions pas quand nous le voulons, parce que nous ne le voulons pas beaucoup, ou parce que nous ne l'avons pas voulu lorsque nous le pouvions. Mangeons notre pain, au moins selon le châtiment infligé à Adam, si nous ne le pouvons manger à la sueur de notre visage, dans la douleur de notre cœur ; dans les larmes de la douleur, sinon dans la sueur de la fatigue. Que la piété et la dévotion d'une conscience humble supplée à cette lacune qui se fait sentir dans notre profession. Que nos larmes soient notre aliment et le jour et la nuit, tant que l'on dit à notre âme: où est votre Dieu ? c'est-à-dire, tant que nous voyageons loin du Seigneur notre Dieu, loin de la lumière de son visage. Une seule chose était nécessaire ; mais nous qui ne nous fixons point à cette unique occupation, et qui ne nous livrons pas à plusieurs travaux, à quelle place nous mettra-t-on? Plaise au ciel que ce soit à celle dont l’Apôtre parle: « Celui qui ne travaille pas, mais qui a foi en celui qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à justice selon le bon plaisir de la grâce de Dieu. » (Rom. IV. 4.) Plaise à Dieu que ce soit à côté de cette pécheresse à qui il fut beaucoup pardonné parce qu'elle aima beaucoup. (Luc, VII. 47); que devant Dieu notre âme heureuse mérite d'être justifiée au jugement qui sera fait de ceux qui chérissent le nom du Seigneur, et que le titre de son pardon ne soit pas la justice des œuvres accomplies et la confiance des mérites acquis, mais seulement l'abondance de son amour. Car lorsqu'on vous aime, ô Dieu; pour le coeur qui vous chérit, votre amour est déjà une grande récompense, et ensuite viendra la vie éternelle. Ainsi, je vous en conjure, mes frères, ne nous excusons pas, accusons-nous et reconnaissons nos fautes. Et nous, qui devant les hommes avons porté un titre glorieux et une sorte de marque de perfection personnelle, reconnaissant devant le Seigneur la pauvreté de notre conscience, ne nous éloignons pas sans retour de la vérité, et la vérité nous délivrera. CHAPITRE XIV. Comment l'homme animal qui commence, ou le novice religieux, doit apprendre à s'approcher de Dieu par l'amour et l'oraison. 42. Il faut ensuite apprendre à l'homme animal qui débute et à l'apprenti de Jésus-Christ, à s'approcher de Dieu, pour que Dieu s'approche de lui. C'est l'avis que donne l'Apôtre : « Approchez-vous de Dieu et il s'approchera de vous. » (Jac. IV, 8.) Il faut non-seulement faire l'homme et le former, mais il faut de plus lui donner la vie. Car Dieu façonna d'abord Adam, ensuite il dirigea sur sa face le souffle de vie, et l'homme devint une créature vivante. La formation de l'homme, c'est son éducation morale; sa vie, c'est l'amour de Dieu. La foi le conçoit, l'espérance l'enfante, la charité le forme et le vivifie. Car l'amour de Dieu, ou l'amour Dieu Saint-Esprit pénétrant l'amour de l'homme, se l'assimile. Et dans l'homme, Dieu s'aimant lui-même, lie ensemble son esprit et son amour, et en fait une seule chose qu'il unit à lui. Car, de même que le corps n'a de source de vie que dans son âme, de même le sentiment de l'homme qui s'appelle l'amour, ne vit, c'est-à-dire, n'aime Dieu que par le Saint-Esprit. Donc cet amour de Dieu que la grâce produit dans l'homme, la lecture l'allaite, la méditation le nourrit, l'oraison le fortifie et l'éclaire. A l'homme animal, à celui qui est nouvelle créature dans le Christ, pour sujets d'exercices intérieurs, il vaut mieux, il est plus sûr de faire lire et méditer les mystères extérieurs de la vie de notre Rédempteur : on y trouve un modèle d'humilité, un foyer ardent de charité, un aliment à la piété : il faut aussi lui proposer, dans l’Ecriture sainte et les écrits des saints Pères, les questions morales et plus aisées. Pareillement, on lui fera connaître les actes et les souffrances des saints, pour qu'il ne se fatigue pas en parcourant les pages faciles de l'histoire, et qu'il y trouve toujours quelque trait qui l'excite à l'amour de Dieu et au mépris de soi. Les autres histoires font plaisir lorsqu'on les lit, mais elles n'édifient pas, bien plutôt elles gâtent l'esprit; et, au temps de la prière et de la méditation spirituelle, elles font sortir de la mémoire des souvenirs inutiles ou nuisibles. La lecture appelle et attire d'ordinaire des pensées qui lui sont analogues. La lecture de livres difficiles à comprendre fatigue aussi, elle ne refait pas un esprit trop tendre : elle brise l'attention et hébète le sens ou l'esprit. 43. il faut apprendre aussi au novice à élever son coeur en haut dans son oraison, à prier d'une manière spirituelle, et en pensant à Dieu, à écarter le plus possible les corps ou les images grossières. Il faut l'avertir de s'appliquer avec une pureté de coeur aussi grande que possible, à s'attacher à cet être souverain à qui il offre le sacrifice de ses voeux: à bien s'examiner lui-même qui les lui offre, à comprendre ce qu'il présente : car autant il voit et comprend celui à qui il fait cette offrande, autant il éprouve en lui d'intelligence et d'amour; et autant il ressent d'amour, autant il prend de goût à sa prière si elle est digne de Dieu, et il s'y complait. Pour l'oraison et la méditation d'un homme de ce genre, le sujet le plus sûr et le meilleur, ainsi que nous l'avons déjà dit, c'est la représentation de la Nativité, de la Passion 'et de la Résurrection du Seigneur ; ainsi, l'âme faible qui ne sait que penser aux corps et aux choses sensibles, aura quelque chose qui l'attachera et à laquelle elle fixera son esprit selon la mesure de sa piété. Le Seigneur a la forme de médiateur en lui, comme on le lit au livre de Job, « l'homme contemplant sa propre apparence, ne pèche pas » (Job. V, 24) : cela veut dire qu'en dirigeant son intention sur le Sauveur, en considérant en Dieu sa forme humaine, l'homme ne sort pas de la vérité, et en ne séparant pas Dieu de l'homme, il apprend à saisir un jour le Seigneur dans l'homme. Les pauvres d'esprit, les enfants de Dieu plus simples, trouvent d'ordinaire d'abord d'autant plus de douceur aux méditations de ce genre, qu'elles sont plus à la portée de la nature humaine. Ensuite, la foi se transformant en charité, embrassant au milieu de leur coeur, d'un tendre baiser le Christ Jésus, toute l'humanité prise pour l'amour de l'homme, tout Dieu à cause de Dieu qui l'a prise, ils commencent à ne le plus connaître selon la chair, quoiqu'ils ne puissent pas encore le méditer entièrement comme Dieu. Et en l'honorant saintement dans leurs cœurs, ils aiment à lui offrir les voeux que leurs lèvres ont produits, les supplications, les prières, les demandes, les actions de grâce selon les temps et les, motifs. 44. Il est d'autres prières courtes et simples que formule dans un cas accidentel la volonté, ou que lui dicte une nécessité survenue. Il en est d'autres plus longues et plus réfléchies, comme celle des hommes qui, en poursuivant la vérité, demandent, cherchent et frappent jusqu'à ce qu'ils reçoivent, jusqu'à ce qu'ils trouvent et qu'on leur ouvre : il en est enfin de joyeuses et de fécondes qui jaillissent de l'âme qui jouit et qui tressaille dans le transport de la grâce qui l'illumine. Ce sont ces mêmes prières que l'Apôtre énumère en un autre ordre, obsécrations, prières, demandes, actions de grâce. Car celle que nous avons mise en premier lieu sous le nom de demande, a pour objet d'obtenir les biens temporels et les autres nécessités de cette vie; en quoi Dieu, tout en approuvant la bonne volonté de celui qui sollicite, fait néanmoins ce qu'il juge préférable, et lui donne volontiers ce qu'il demande comme il convient. Ce sont là les voeux dont parle le Psalmiste : « Parce que ma prière est encore en ce qui leur plaît. » (Ps. CXI., 5.) C'est là aussi la prière des impies, car tous les hommes, et surtout les enfants de ce siècle, désirent la tranquillité de la paix, la santé du corps, la salubrité de l'air et tout ce qui concerne l'usage de la vie présente et ses besoins, et les plaisirs de ceux qui en abusent. Celui qui demande avec fidélité ces mêmes biens, alors qu'il les demande à titre de nécessité, soumet toujours sa volonté à celle de Dieu. L'obsécration est, dans les exercices spirituels, une instance pressante adressée au Seigneur : avant le secours de la grâce, l'âme y apporte la science, y ajoute la douleur. L'oraison, c'est l'affection de l'homme s'attachant à Dieu, c'est une conversation pieuse et familière avec lui, c'est enfin le repos de l'âme éclairée d'en-haut, pour jouir tant que cela lui est permis. L'action de grâces consiste dans l'intelligence et dans la connaissance de la grâce de Dieu, elle est le mouvement d'intention qui porte sans relâche une âme de bonne volonté vers le Seigneur : bien que parfois l'acte extérieur ou même le sentiment intérieur défaille ou semble engourdi. C'est d'elle que l’Apôtre dit: « Vouloir est en moi, mais je ne trouve point de quoi parachever le bien. » (Rom. VII,18.) Comme s'il disait : vouloir est toujours là, mais quelquefois ce vouloir est étendu à terre, c'est-à-dire inefficace : parce que je cherche à achever la bonne oeuvre, et je n'en trouve pas le moyen. C'est la charité qui ne faille jamais. C'est de cette prière ou cette formule de reconnaissance, dont l'Apôtre dit : « Priant sans relâche, toujours rendant grâces. » (I. Thess. V, 17 et 18.) Car elle est comme une bonté perpétuelle d'une âme et d'un esprit bien organisés, elle est dans les enfants de Dieu, une certaine image de la tendresse de Dieu leur père, priant pour tous, rendant grâces en toutes choses, se repliant sans cesse vers le Seigneur d'autant de manières dans ses prières ou actions de grâce, qu'elle a trouvé de matières diverses à des pieuses affections dans ses besoins ou dans ses consolations, comme dans les joies et les tristesses de son prochain, que la sympathie lui fait également éprouver comme siennes. Elle persévère toujours à produire des actions de grâces, parce que celui qui l'éprouve reste toujours dans la joie du Saint-Esprit. 45. Il faut donc prier dans les «postulations» avec piété et fidélité, sans s'y attacher avec entêtement, parce que nous ne savons pas, mais notre père céleste sait, ce qu'il y a de nécessaire pour nous dans les biens temporels. Il faut insister sur les « obsécrations », mais en toute patience et humilité, parce qu'elles ne produisent leur fruit que dans la patience. La grâce parfois n'arrive pas avec rapidité, et, en certains cas, le ciel devient d'airain et la terre de bronze, pour celui qui prie. Et comme avec cette dureté du coeur humain qui lui reste, l'homme ne mérite pas d'être exaucé au gré de ses voeux, l'impatience de ses désirs lui fait regarder comme refusé ce qui n'est que différé. Et lorsque, semblable à la Chananéenne (Matth. XV, 22), il gémit en se voyant passé et méprisé, il croit que ces péchés passés lui sont imputés ou reprochés comme souillant encore sa chair. D'autres fois, il reçoit sans fatigue l'objet de ses demandes; il trouve aussitôt qu'il cherche, à peine a-t-il frappé qu'on lui ouvre; et l'instance de l'obsécration mérite de trouver par moments les consolations et les douceurs de l'oraison. 46. Quelquefois même le goût de l'oraison pure et sa délicieuse suavité ne se rencontrent pas par investigation, mais la grâce prévient le novice qui ne demande point, qui ne cherche ni ne frappe, et elle le saisit comme à son insu : c'est comme un fils d'esclave qui est reçu à la table des enfants, quand une âme encore grossière et débutante, est admise à savourer ce sentiment de la prière, qui de coutume est donné aux saints en récompense de leurs mérites. Lorsque la chose se passe ainsi, cette faveur est accordée, ou pour qu'il ne soit pas permis à celui qui est négligent de savoir ce qu'il néglige pour sa condamnation, ou pour que la provocation de l'amour, qui s'offre de lui-même, l'excite à aimer. En quoi, 8 douleur! plusieurs se trompent; parce qu'on leur donne le pain des enfants, ils se croient déjà du nombre des fils, et défaillant au lieu même qui devait être leur point de départ, à raison de la visite de la grâce, ils s'évanouissent et perdent de vue leur conscience; se croyant quelque chose alors qu'ils ne sont rien, ils ne s'améliorent pas en recevant les dons de Dieu, ils s'en endurcissent et deviennent comme ceux dont parle le Prophète : « Les ennemis du Seigneur lui ont menti, et leur temps sera dans les siècles. Et il les a nourris de la graisse du froment, et il les a rassasiés du miel qui sort du rocher. » (Ps. LXXX. 16 et 17.) Car bien des fois les serviteurs sont nourris par Dieu le père, de la substance la plus précieuse de la grâce, pour qu'ils désirent d'être parmi les enfants : et, en abusant de ce don sacré, ils deviennent les ennemis du Seigneur. En revenant à leurs concupiscences, par les prières elles-mêmes pour abuser des saintes Ecritures en faveur de leurs péchés et de leurs mauvais désirs, ils répètent cette parole de l'épouse de Manué : « Si le Seigneur avait voulu nous faire périr, il n'aurait point accepté un sacrifice de nos mains. » (Jud. XIII, 23.) 47. « Qu'ils sont aimés vos tabernacles, ê Seigneur des vertus, le passereau y trouve un gîte, et la tourterelle un nid pour abriter ses petits. » (Ps. LXXXIII, 1.) Le passereau, dis-je, est un animal vicieux, inconstant, léger, importun, bavard et porté aux passions lascives : la tourterelle est l'amie de la tristesse, elle fait des solitudes épaisses son séjour favori, elle est l'image de la simplicité, elle est un modèle de charité. Le passereau y trouve une retraite pleine de repos et de sécurité : la tourterelle, un nid pour placer ses petits. Que signifient ces animaux, sinon le sang des jeunes gens naturellement chaud, l'esprit bouillant, leur âge glissant, la curiosité inquiète, la maturité de l’âge viril, la pensée sérieuse, l'âme chaste, sobre, ennuyée des choses du dehors, et se cachant elle-même autant qu'il lui est possible, au-dedans d'elle-même. L'un d'eux, dans les tabernacles du Dieu des vertus, dans la vie réglée des cellules, trouve le repos loin de tous les vices, l'affermissement de sa stabilité et un séjour plein de tranquillité : l'autre, dans le secret de sa cellule, rencontre une retraite plus cachée dans sa conscience, où elle dépose et nourrit les fruits de ses saintes affections et les impressions de ses contemplations spirituelles. Le passereau, solitaire sous son toit, c'est-à-dire, élevé sur les cimes de la contemplation, se plaît à fouler aux pieds la maison où se mène une vie charnelle. La tourterelle trouve sa fécondité dans les régions abaissées, et elle aime les fruits que donne l'humilité. Les parfaits et tous ceux qui sont spirituels, désignés sous le nom de tourterelles, quand ils arrivent par la vertu d'obéissance et de soumission à la plénitude et au développement de leur vertu, s'abaissent et s'adonnent à ce qui fait l'objet de l'application des commençants : et en descendant de la sorte plus bas qu'eux, ils s'élèvent au-dessus d'eux : et en s'humiliant, ils font des progrès plus considérables, ne croyant pas, qu'à cause des fruits de la solitude, qui sont les ravissements fréquents et sublimes de la contemplation, il faille négliger la pratique consciencieuse de la sujétion volontaire, les exercices de la vie commune, et la douceur des relations fraternelles. 48. C'est pourquoi l'homme qui est spirituel, et qui se sert spirituellement de son corps, mérite de voir sa chair lui rendre comme naturellement et d'elle-même la soumission que l'homme animal lui arrache par la force, et l'homme raisonnable par la puissance de l'habitude. Là où l'un obtient obéissance de nécessité, le spirituel trouve aussi obéissance de charité. Là où il y a pour les autres vertus pleines de fatigues, lui les a toutes tournées en habitudes. Voilà les passereaux du Seigneur qui prennent leur vol vers ce qui est de la perfection, non par une élévation orgueilleuse, mais par amour de la piété; entraînés ainsi dans les hauteurs en la pauvreté de leur esprit, ils ne sont pas repoussés du ciel comme superbes, mais bien accueillis comme dévots parfois ils méritent de goûter ce qui fait les délices des spirituels, et toujours ils désirent imiter la vie active de ceux dont ils souhaitent partager la contemplation pleine de délices. Et aussi, marchant dans un même esprit bien que non d'un même pas, progressent également, les spirituels dans un genre de vie humble, et les novices dans un genre de vie élevé. Et par là se trouvent dans les cellules bien ordonnées de saints commerces, de vénérables relations, des occupations oisives, des repos qui travaillent, la charité réglée, le silence par lequel on se parle mutuellement, l'éloignement en lequel on jouit mieux les uns des autres et où l'on trouve dans ses gères un motif plus puissant d'avancer dans la piété; et, sans se voir réciproquement, on aperçoit dans autrui ce qu'il faut imiter, et en soi, on ne saisit que ce qu'il faut pleurer. Pour moi, ainsi que s'exprime Jérémie, « homme voyant ma pauvreté » (Thren. III, 1.), quand j'examine les richesses des autres, je rougis en moi-même et je soupire, car j'aimerais mieux apercevoir en moi ce que je rencontre dans autrui. Car de deux maux, le plus supportable est de ne pas voir ce que l'on aime, que de le voir et de ne le point avoir; bien qu'il n'en soit pas ainsi quand il est question des biens du Seigneur. Car voir ces richesses, c'est les aimer; et les aimer, c'est les posséder. Aussi, efforçons-nous, autant que nous le pouvons, de les voir, de les saisir en les voyant, de les aimer en les saisissant, et de les posséder en les aimant. Seigneur, à ce sujet, tout mon désir est devant vous, et mon gémissement n'est pas caché à vos yeux. CHAPITRE XV. Du second état de la vie religieuse, qui est le raisonnable. 49. Passant de l'état animal à l'état raisonnable, pour en venir dans notre dissertation de l'état raisonnable à l'état spirituel, et plaise au ciel que cette progression se réalise de la sorte en nous par un progrès véritable; nous devons savoir avant tout que la sagesse, comme nous le voyons dans le livre qui porte ce titre, « se présente à ceux qui la désirent, se porte à leur rencontre et se présente à eux dans les chemins avec un visage joyeux, » (Sap. VI, 17.) et comme si elle suivait une ligne de progrès; de même dans les méditations et les considérations qu'elle inspire, « elle atteint tous lieux à cause de sa pureté. » Car Dieu aide de son visage celui qui le contemple; il le meut, il l'excite; et l'apparence du souverain bien attire le coeur qui le contemple. Et quand l'esprit, dans sa marche, s'élève en haut vers les régions de l'amour, ses sentiments et ses désirs sont inondés comme d'une pluie de charité. Ces deux choses, qui forment deux états, la raison et l'amour, ne constituent souvent qu'une même réalité, ainsi que les deux biens qu'elles produisent, la science et la sagesse. Réunis en un, formant l'objet d'une même opération et d'une même vertu, l'intelligence ne les peut saisir, la joie du coeur ne les peut goûter l'une; sans l'autre. Bien donc qu'il faille distinguer l'une de l'autre, cependant, selon que l'occasion se présente, l'une s'offre à nos pensées et à nos discours en compagnie de l'autre, ou même dans l'autre qui s'en trouve pénétrée. Par conséquent, comme il a été dit plus haut (n° 14, et 19), de mémo que, dans le mouvement du progrès religieux, l'état animal s'exerce sur le corps et sur la composition de l'extérieur qu'il veut plier aux règles de la vertu, pareillement, l'état raisonnable doit exercer son action sur l'esprit, le créer s'il n'existe pas, le cultiver et le régler s'il existe: il faut considérer d'abord ce qu'est cet esprit que la raison rend intelligent; ce qu'est cette raison qui, en rendant raisonnable l'animal mortel, le perfectionne et en fait un homme. Mais, en premier lieu, il faut s'occuper de l'âme. 50. L'âme est une substance incorporelle, capable de raison et disposée de manière à donner la vie au corps. C'est elle qui fait des hommes animaux., les hommes qui goûtent ce qui est de la chair, et qui sont assujettis aux sens du corps. Quand elle commence à jouir de la raison et surtout à lui commander, aussitôt elle rejette le nom féminin d'âme, et on l'appelle « l'esprit » qui a l'usage de la raison, qui est apte à régir le corps, ou bien l'esprit qui se possède lui-même. Tant qu'elle est âme, cette substance est vite efféminée et se laisse aller à ce qui est charnel : mais l'esprit ne médite que ce qui est viril et spirituel. Car, placée dans les hommes pour découvrir subtilement le bien et le désirer, et douée d'une nature agissante, créée par la sagesse, mère de tout bien supérieur au corps, plus lumineuse et plus noble même que toute lumière corporelle, elle a été souillée néanmoins par le vice de son origine; mêlée à la chair, elle est devenue esclave du péché et assujettie à la loi de l'iniquité qui réside dans les membres. Elle n'a point pour cela perdu entièrement son libre arbitre, c'est-à-dire, le jugement de la raison quand il s'agit de reconnaître et de discerner; bien qu'elle ait perdu sa liberté lorsqu'il faut vouloir et agir (1). Car en châtiment de son péché et en témoignage de la dignité naturelle qu'elle a perdue, on lui a donné le libre mitre, maison le lui a donné captif Même avant la conversion et la délivrance de sa volonté, elle ne peut le perdre en entier à la suite d'aucune aversion de son coeur. Lors même qu'il abuse de sa volonté pour choisir le mal à la place du bien, l'homme est meilleur, il est plus digne que toute créature corporelle, comme il a été déjà dit, en lui- même et considéré en tant qu'oeuvre de la vérité créatrice. La volonté est délivrée quand elle devient charité, « quand la charité est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous est donné. » (Rom. V, 5.) Et alors elle a vraiment la raison, c'est-à-dire cette habitude de l'esprit qui s'accorde en tout point avec la vérité. La volonté étant affranchie par la grâce qui délivre, l'esprit commence à être conduit par la raison libre; alors il est sien, il dispose de lui comme il l'entend, il devient esprit et bon esprit. Esprit, dis-je, en tant qu'il anime bien et perfectionne la nature animale à laquelle il est uni, en lui donnant cet appoint d'une raison libre. Bon, en tant qu'il aime déjà son bien par lequel il est bon, et sans lequel il ne peut être bon, ni même être esprit. Il devient bon et raisonnable en aimant le Seigneur Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toutes ses forces, n'aimant que lui-même en soi, et chérissant son prochain comme il se chérit lui-même. Il devient bon en craignant Dieu et en observant ses commandements, car c'est là tout l'homme. (Eccle. XII, 13.) Pour la « raison,» elle est ainsi définie par ceux qui définissent, et ainsi décrite par ceux qui décrivent : c'est le regard par lequel l'esprit saisit la vérité par -lui-même, et non par le corps; ou bien, c'est la contemplation elle-même de la vérité, ou la vérité, qui est contemplée, ou la vie raisonnable, ou l'obéissance de l'intelligence, qui se conforme à la vérité quelle considère. Le «raisonnement » est la recherche de la vérité, c'est-à-dire le mouvement de ce même regard à travers les choses qui sont à voir. Le raisonnement cherche, la raison trouve. Le regard jeté sur une chose, quand on la voit, constitue la science, quand on ne peut la voir, s'appelle ignorance. Cette raison est donc et l'instrument par lequel on opère, et la chose que l'on opère. Elle aime à être exercée toujours à l'égard de ce qui est utile et honnête; l'occupation lui est une occasion de progrès, la paresse la fait se flétrir en elle-même. (1) Ainsi porte le manuscrit du Mont-Dieu; dans les autres on lit: « lorsqu'il faut choisir et agir. » En disant que l'homme a perdu la liberté de l'intelligence, on parle, non de la liberté de la nature, mais de celle de la grâce, puisque plus bas on dira que la volonté opère avec liberté par la charité. 51. Pour l'homme qui jouit de la raison, il n'est point d'exercice plus digne et plus utile, que celui qui se réalise en ce qu'il y a de meilleur en lui, et en ce qui l'élève au-dessus de tous les autres animaux et des autres parties qui constituent son être, c'est-à-dire en son âme ou en son esprit; et l'esprit ou l'âme, qui a la charge de conduire tout le reste dans l'homme, ne peut avoir rien de plus noble à rechercher, rien de plus agréable à rencontrer, rien de plus utile à posséder, que ce qui domine l'âme elle-même, c'est-à-dire Dieu seul. Le Seigneur n'est pas loin de chacun de nous, car c'est de lui que nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes. (Act. XXVII, 27.) Nous ne sommes pas en Dieu comme dans cet air que nous respirons ; mais en lui nous vivons par la foi, nous nous mouvons et nous sommes excités par l'espérance, et fixés par l'amour. De lui et par lui a été frappé l'esprit raisonnable, afin que le mouvement de son retour s'opère vers lui et qu'il soit lui-même son bien. Cet homme droit et bon, qui vient de lui, a été fait à son image et à sa ressemblance ; tant qu'il vit sur la terre il doit, le plus possible, s'efforcer de s'approcher par sa ressemblance de celui dont rien ne peut l'éloigner si ce n'est la difformité ; il faut qu'il soit saint comme Dieu est saint, afin d'être bienheureux plus tard comme ce grand être est heureux lui-même. Ce qu'il y a uniquement de grand et de bon, c'est que l'esprit grand et bon reçoit, admire et aime ce qui est au-dessus de lui, et qu'image dévouée, il s'attache à celui dont il porte la ressemblance, car il est la copie de Dieu. Et parce qu'il est la copie de Dieu, il comprend qu'il lui est possible et que c'est un devoir de s'attacher à celui dont il porte l'empreinte en lui. C'est pourquoi, bien qu'il gouverne sur la terre, le corps qui lui est confié, néanmoins, par la meilleure partie de lui-même, c'est-à-dire par la mémoire, l'intelligence et l'amour, il se plaît à se replier vers la source d'où il connaît qu'il a reçu tout ce qu'il est, et tout ce qu'il a, vers le lieu où il lui est permis d'espérer qu'il habitera pour toujours et obtiendra, par la vision divine, la pleine ressemblance avec Dieu, s'il ne néglige point de conformer sa vie à une espérance si sainte. Il regarde donc l'endroit d'où il tire tout ce qu'il est, et il reste avec les hommes, plus pour les faire vivre de la vie de Dieu, et les porter à chercher et saisir les: choses divines, que pour les animer de cette vie mortelle et humaine ; et de même que le corps, à qui il donne l'existence, par sa position naturelle, s'élève vers le ciel, sa nature, sa place et sa dignité l'élevant au-dessus de tous les lieux et de tous les corps, de même, spirituel par sa substance, il aime à voler vers les réalités qui dominent dans les réglons spirituelles, c'est-à-dire, vers Dieu et vers les choses divines, non par un sentiment d'orgueil, mais en aimant avec piété, sobriété et justice, et vivant avec sainteté; plus haut est le point auquel l'âme vise plus il faut lui faire subir des exercices considérables, qui la pénètrent sans l'écraser et qui l'affectent tout en la perfectionnant. 52. Bien que cette application trouve un secours dans les lettres et les emploie, elle n'est néanmoins, pas une étude littéraire, un effort d'arguties et de disputes, un verbiage, mais chose spirituelle, pacifique, humble et s'accordant parfaitement avec tout ce qui est humble. Encore qu'elle s'exerce au-dehors, elle se réalise cependant, plutôt dans l'intérieur de l'esprit, en ce lieu où l'homme se renouvelle de jour en jour, revêtant l'Adam nouveau qui a été créé selon Dieu, dans la sainteté et la justice de la vérité. Que l'esprit se trouve là, où est la bonne intelligence pour tous ceux qui la mettent. en pratique, lorsque selon la règle donnée par l'Apôtre (II Cor. IV, 11.), « en toutes choses, nous nous montrons comme des ministres de Dieu, en beaucoup de patience, dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, dans les travaux, dans les veilles, dans la prison de la cellule, dans les jeûnes, dans la chasteté, dans la science, dans la longanimité, dans la suavité, dans l'Esprit-Saint, dans une charité exempte de feinte, dans la parole de la vérité et la vertu de Dieu, par les armes de la justice à droite et à gauche, par la gloire et l'ignominie, par l'infamie et la bonne renommée, comme des séducteurs et des hommes qui disent vrai, comme inconnus et connus, comme mourants, et voici que nous vivons; comme châtiés et non mortifiés, comme tristes et non réjouissants, toujours comme étant dans le besoin et enrichissant plusieurs, comme n'ayant rien et possédant toute chose, dans le travail et le chagrin, dans la faim et la soif, dans le froid et la nudité. » (II Cor. XI. 27) C'est dans ces actions et autres pareilles que consistent les saints efforts, les exercices apostoliques, l'âme s'y examine, s'y trouve, s'y corrige, et se purifie de toute souillure de la chair et de l'esprit, achevant le travail de sa sanctification dans la crainte de Dieu. Ces efforts demandent le silence, ils désirent pour le travail du corps le repos du coeur, la pauvreté et la paix dé l'esprit dans les peines extérieures, et la bonne conscience en une pensée parfaite de coeur et de corps. Voilà ce qui forme l'esprit, parce qu'il s'y trouve de quoi le former; mais les vanités, les amusements, les bavardages, les discussions, les curiosités, les désirs ambitieux, dissipent et corrompent l'esprit qui est déjà saint ou parfait. Cette application scrute, non les fleurs mais la racine des vertus; elle ne cherche pas à les faire briller, elle veut leur donner l'être ; son ambition est, non que les hommes les connaissent, mais que l'âme les possède. 53. Ce zèle craint l'appétit que les vices font sentir au-dedans, plus que les attaques qui viennent du dehors, leur contact dangereux, plus que leurs efforts malicieux. De même que parfois, par un travail considérable et par une application soutenue, les vertus sont amenées à former des pensées et des sentiments pieux ; de même les plus légers défauts, profitant de la facilité que leur laisse une faiblesse trop grande, se glissent en nous comme le levain dans la pâte, et deviennent comme principe naturel. Mais aucun vice n'est naturel, et toute vertu est naturelle à l'homme. La coutume cependant, venant d'une volonté corrompue, ou résultant d'une négligence invétérée, rend d'ordinaire plusieurs vices comme naturels dans une conscience dont on n'a pas eu soin. Car, ainsi que les philosophes le disent, l'habitude est une seconde nature. Tout esprit mauvais peut néanmoins, avant de s'endurcir, sentir sa malice s'amollir: et même, quand il s'est endurci, il ne faut pas encore en désespérer. C'est la malédiction lancée contre Adam, que, dans la terre de notre labeur, et dans le champ de notre corps ou de notre coeur, les plantes nuisibles ou inutiles croissent de toutes parts; et que celles qui sont utiles, ou nécessaires ou salutaires, ne viennent qu'avec du travail et de la peine. La vertu, chose réelle de la nature, en venant dans l'esprit, n'y vient pas sans fatigue, mais elle arrive à sa place, s'y assied avec confiance et s'harmonise parfaitement avec cette nature, et nulle récompense ne lui est plus agréable que d'avoir en, Dieu conscience de soi. Pour le vice, comme on estime qu'il n'est qu'une privation de la vertu, son énormité néanmoins, et les rayages qu'il cause se font parfois tellement sentir qu'il écrase et renverse; sa laideur est si excessive qu'il souille et corrompt; la force de l'habitude qu'il fait contracter est si grande que la nature ne peut la surmonter qu'avec beaucoup de peine. C'est en vain que l'on fait dessécher le lit où coule le vice, si la source d'où il sort n'est pas fermée. La volonté relâchée, par exemple, produit la légèreté de l'esprit, de là viennent l'instabilité de l'esprit, l'inconstance de la conduite, la vaine joie poussée jusqu'aux excès de la chair, la vaine tristesse allant parfois jusqu'à rendre le corps malade, et bien d'autres misères provenant de ce défaut de la légèreté, et se glissant dans la négligence ou la transgression des, résolutions religieuses que l'on a prises. Pareillement, rendue orgueilleuse par l'habitude, la volonté gonfle l'âme de suffisance, quand le coeur est livré à une grande pauvreté. C'est cette source qui répand la vaine gloire, la confiance en ses propres forces, la négligence dans le service de Dieu, la jactance, la désobéissance, le mépris, la présomption et les autres maux de l'âme qui découlent d'ordinaire de la plaie et de la pratique de l'orgueil; et en cette sorte, tous les genres de vices tirent chacun leur origine de quelque mauvaise affection de la volonté ou de quelque habitude vicieuse ; et plus cette habitude est invétérée depuis longtemps dans l'âme, plus elle s'y attache avec ténacité, et plus elle exige de remèdes violents et de soins attentionnés. La contagion de ces vices poursuit le solitaire jusqu'au plus intime de sa retraite. Et de même que la vertu bien formée, et fidèlement établie dans l'âme, n'abandonne dans aucun tumulte celui qui la possède comme un heureux trésor, de même, l'habitude mauvaise ne laisse en liberté dans aucune solitude celui qu'elle tient en esclavage. Si on ne la combat point avec un zèle obstiné et des efforts bien dirigés, on peut l'adoucir, on peut à peine là vaincre ; et de quelque manière que s'arrange l'âme, et en quelque retraite qu'elle se fixe, ce tyran ne lui permet jamais de trouver le secret ou le silence. Celui qui a été livré davantage à la violence de l'habitude et de sa propre volonté, trouve plus méchante et plus rebelle en lui, non-seulement la malice spirituelle, mais encore cette force de nécessité qu'on peut appeler multiple et puissante, semblable à un corps vigoureux qu'il faut chasser par l'énergie du poignet, 54. Mais revenons à l'éloge de la vertu. Qu'est-ce que la vertu? La fille de la raison, et encore plus la fille de la grâce; car elle seule est une force qui vient de la nature, mais c'est par la grâce qu'elle est vertu. Elle est force par le jugement de la raison qui approuve, elle est vertu par le désir de la volonté illuminée du Ciel. Car la vertu est l'assentiment volontairement donné au bien. Elle est une certaine égalité de la vie se conformant en tout à la raison. Elle est l'usage de la volonté libre selon le jugement de la raison. L'humilité est une vertu. La patience est une vertu. La tempérance, la force, la justice et autres qualités de ce. genre sont des vertus; en chacune, ainsi que nous l'avons dit, la vertu n'est pas autre chose que la volonté obéissant librement au jugement de la raison, car la bonne volonté est dans l'âme, l'origine de tous les biens et la mère de toutes les vertus. Ainsi, au contraire, la mauvaise volonté est le principe de tous les maux et de tous les vices; aussi celui qui garde son âme doit veiller très attentivement sur sa volonté, comprendre sagement et discerner prudemment ce qu'elle veut ou ce qu'elle doit vouloir, absolument comme l'amour de Dieu ; et ce qu'elle doit vouloir, à cause de cet amour, comme la charité envers le prochain. Et pour être en sûreté quand il n'use pas de discernement, il doit toujours conserver en lui, selon les règles de l'obéissance, une dilection prudente et réservée. Car, dans l’amour de Dieu, il n'y a pas d'autre raison, pas d'autre distinction que celle-ci, de même que le Seigneur en nous chérissant, nous a aimés jusqu'à la fin, de même, s'il est possible, aimons-le infiniment, comme l'homme heureux, qui dans ses commandements, désire toujours davantage. (Psalm. CXI. 1.) 55. Mais encore que le dévouement du coeur qui aime ne doive avoir ni fin ni terme, néanmoins l'action qu'il opère doit avoir ses limites, ses règles et sa manière. De crainte qu'une volonté trop ardente ne fasse des écarts, il faut que toujours la vérité se trouve à ses côtés pour la modérer au moyen de l'obéissance. Pour l'homme, en effet, qui progresse vers Dieu, rien ne convient davantage que la volonté et la vérité. Ce sont ces deux éléments, qui, ainsi que le Seigneur le déclare, s'ils se réunissent en un (Matth. XVIII. 19.), tout ce que qu'on demandera, on l'obtiendra de Dieu le Père. Si ces deus principes s'accordent en une parfaite unité, ils contiennent en leur ensemble toute la plénitude de la vertu, sans qu'aucun vice intervienne; ils peuvent tout, même dans l'homme qui est languissant; ils ont et possèdent tout en celui qui n'a rien; ils donnent, ils prêtent, ils confèrent; ils servent dans celui qui se repose en son intérieur. La gloire et les richesses sont dans la conscience de ce saint personnage, fruits de sa bonne volonté. Pour le dehors, ce n'est pas d'un côté seulement, comme le fait le bouclier employé dans le monde, mais de toutes parts, que l'entoure la vérité du Seigneur. La bonne volonté le rend toujours content et joyeux air dedans, à l'extérieur, la vérité le rend sérieux et grave, tranquille et rassuré. Aussi, s'élevant au-dessus des infirmités humaines, cet homme est dans un repos continuel, comme on l'assure de cet air qui est au-dessus du globe de la lune. 56. La volonté est un appétit naturel, autre est-elle lorsqu'elle tend vers Dieu et se dirige vers son intérieur , autre lorsqu'elle se porte vers le corps, vers les choses extérieures et matérielles; lorsqu'elle s'élève vers les régions supérieures, comme le feu vers sa sphère, c'est-à-dire, lorsqu'elle s'allie à la vérité et monte toujours plus haut, elle est «amour.» Quand elle est excitée et comme allaitée par la grâce, elle est « dilection, » Si elle saisit, si elle tient, si elle jouit, elle est « charité, » l'unité est esprit, elle est Dieu. Car Dieu est charité. (Joan. IV, 16.) En ces matières, quand l'homme achève, c'est alors qu'il commence ; (Eccl. XVIII. 6.) car jamais elles ne trouvent sur la terre leur pleine perfection. Mais en déclinant vers ce qui est de la chair, la volonté est concupiscence de la chair ; se portant vers ce qui est curiosité du siècle, elle est concupiscence des yeux ; allant vers l'ambition de la gloire ou des honneurs, elle est orgueil de la vie. Tant qu'elle sert la créature dans ses besoins ou dans ses utilités, elle est nature ou appétit de la nature. En s'étendant à ce qui est superflu ou nuisible, elle est défaut de la nature ou son propre défaut. A cet égard, de la tendance de chaque sentiment ou de l'objet vers lequel il se dirige, vous pouvez tirer de vous-même ce raisonnement. Quand en ce qui regardé le corps, dans les choses nécessaires, la volonté s'arrête au premier désir, c'est un appétit naturel de l'âme; quand, dans son aspiration, elle s'étend toujours en avant, alors se révèle urne disposition qui n'est pas tant une volonté qu'un vice de la volonté, l'avarice, la cupidité ou autre chose de ce genre. En pareille matière, la volonté est bientôt satisfaite, mais ses vices ne sont jamais contents. 57. Cette volonté, il faut la louer lorsque, dans les choses spirituelles et qui appartiennent au service de Dieu, elle veut ce qu'elle peut; si elle veut plus qu'elle ne peut, il faut la régir; si elle ne veut pas ce qu'elle peut, il faut la stimuler et l'exciter. Souvent, en effet, si elle. n'est retenue, elle s'élance avec impétuosité et roule avec précipitation. Bien des fois, si elle n'est pas excitée, elle dort, elle s'attarde, elle oublie le but vers lequel elle se dirigeait, et dévie facilement en rencontrant à côté quelque délectation qui se présente et la sollicite. C'est pourquoi, comme on le voit dans le corps (car le corps est plus facilement aperçu par les autres qu'il ne s'aperçoit lui-même), en ces questions, l'oeil des antres nous voit mieux que le nôtre, et un de nos frères, qui n'a pas la même ferveur de volonté, juge souvent avec plus de rectitude nos actions, parce que bien des fois, ou la négligence, ou l'amour-propre nous font errer en ce qui nous touche de si près. La bonne gardienne de la volonté, c'est l'obéissance, qu'elle soit de précepte, de conseil, de sujétion on de seule charité. Selon l'Apôtre saint Pierre, les fils de l'obéissance purifient suavement et davantage leurs coeurs par l'obéissance et la charité qu'ils exercent à l'égard de leurs égaux ou même envers leurs inférieurs, que par celles qu'ils rendent à leurs supérieurs par la nécessité de leur position dépendante. (I. S. Petr. II, 22.) Dans l'une, c'est la seule charité qui commande, qui conseille et obéit; dans l'autre, c'est l'autorité du pouvoir qui menace du châtiment, ou la sujétion craintive qui le redoute. Dans la première, celui qui obéit mérite souvent une plus grande gloire; dans l'autre, une plus grande correction est toujours réservée à qui désobéira. Dans l'homme donc qui a le coeur en haut,' il, est évident pour tous combien la volonté a besoin de sa garde pour gouverner, pour disposer et modérer son extérieur, et encore plus pour son intérieur. Souvent, quand l'âme pense à Dieu, ou à elle-même, la volonté est maîtresse et souveraine en toutes les réflexions; et comme principe, elle entraîne tout le reste des considérations que l'esprit produit. 58. Car trois choses concourent à former la pensée, la volonté, la mémoire et l'intelligence. La volonté force la mémoire, à porter la matière ou le sujet, elle contraint aussi l'intelligence à former la matière qui est portée, appliquant l'intelligence à la mémoire, pour qu'elle en reçoive sa forme; à l'intelligence, elle procure la pénétration de l'esprit qui réfléchit, pour que la pensée résulte de cette application. Parce que la volonté rassemble en un point tous ces éléments, et les réunit facilement comme au moindre signe; le mot qui signifie pensée (la cogitation) parait tirer son origine du verbe forcer (cogere). C'est de là, que sortent toutes les réflexions, les unes bonnes, saintes et dignes de Dieu : les autres mauvaises, perverses, séparant de Dieu : les autres oiseuses et vaines, auxquelles le Seigneur s'arrache et se dérobe. De là vient qu'il est dit, que les « pensées perverses séparent de Dieu, et que le saint Esprit se dérobe, aux pensées qui sont sans intelligence. (Sap. I, 3 et 5.) Sur quoi, il faut remarquer qu'on ne peut nullement penser sans le concours de toute l'intelligence, et que la pensée est entièrement nulle sans l'emploi de tout l'intellect. Mais autre est l'intelligence que produit la force naturelle de la raison, autre celle qui vient de la vertu, de l'esprit raisonnable. L'intelligence est cette force qui, appliquée n'importe à quoi, soit au bien, soit au mal, exerce sa vigueur naturelle : mais il en est une, qui est laissée à ses propres forces, une qui est illuminée par la grâce. La première ne se refuse pas aux choses du siècle, soit sérieuses, soit plaisantes : l'autre ne se prête qu'aux sujets dignes d'elle, et qui lui ressemblent. L'une opère souvent, comme abandonnée à elle-même, et affaiblie par le vice de la raison, et par le vice de la corruption de la volonté, ourdissant des pensées coupables, par lesquelles l'esprit qui les conçoit se sépare de plein gré du Seigneur : l'autre, comme toujours illuminée et toujours attachée à la vertu, opère la piété, qui unit à Dieu, l'âme, qui en forme les pensées. 59. Quant aux pensées qui sont mises en second lieu, pensées sans intelligence, ce sont les pensées oiseuses et vaines, que l'intention de celui qui les a n'applique à aucune espèce d'intelligence, pensées qui ne donnent pas de suite la mort, mais qui corrompent lentement, et peu-à~peu qui occupent le temps, empêchent de vaquer aux choses nécessaires et souillent l'esprit : ce ne sont pas tant des pensées que des simulacres de pensées enfantées par des souvenirs imaginaires ou exacts, ou bien par des souvenirs jaillissant spontanément et en grand nombre de la mémoire. En les éprouvant, la volonté parait être plus passive qu'active, car il ne s'y trouve aucune intention de celui qui les sent en lui : quand un tel souvenir sort de son propre mouvement, comme à bouillons, de la mémoire, il s'offre à l'esprit, qui n'y prend pas garde, pour recevoir de lui la forme, et tout ce qui se passe alors semble se dérouler plutôt dans une âme endormie, que dans un esprit qui s'applique à réfléchir. Et alors, bien que celui qui éprouve ces pensées ne désire pas repousser le Saint Esprit, il arrive néanmoins, par le défaut de sa négligence, que l'esprit de discipline se soustrait de lui-même aux pensées qui ne connaissent pas de règle. Bien que ces idées se produisent par une force cachée de la raison, elles ne viennent néanmoins pas de la raison, l'intelligence ne leur est pas appliquée d'une manière réfléchie, puisque celui qui les a ne leur donne point assentiment. Mais lorsqu'on réfléchit bien et sérieusement à des pensées sérieuses, par son libre arbitre, la volonté évoque de la mémoire tous les souvenirs dont elle a besoin, elle applique à ces souvenirs l'intelligence qui leur donne la forme, et ainsi formulées, l'intelligence les soumet à l'activité pénétrante de celui qui réfléchit, et en cette sorte s'accomplit le phénomène de la pensée. CHAPITRE XVI. On explique le troisième état de la vie religieuse, c'est-à-dire, l’état spirituel. 60. Mais lorsque la pensée s'occupe des choses qui sont de Dieu, ou qui conduisent à lui, et lorsque la volonté, progressant, parvient à être amour, aussitôt, par ce chemin de la charité, le Saint Esprit, l'esprit de vie, se répand et vivifie tout, soit dans la prière, soit dans la méditation,, soit dans les considérations prolongées de celui qui réfléchit sur son infirmité. Et de suite le souvenir devient « sagesse » quand il goûte avec suavité les biens du Seigneur, et quand. il soumet à son intelligence ce qu'il a examiné à ce sujet pour que l'amour donne son empreinte à ces considérations. Cet acte d'intelligence de l'âme qui médite devient aussi la « contemplation » du coeur qui aime, et donnant, pour ainsi dire, à l'objet de sa pensée et de son amour la forme que laisse l'expérience ressentie de la suavité spirituelle et divine, il affecte de ces impressions l'esprit de celui qui médite, et alors se produit la « joie» de l'âme qui savoure. C'est en ce moment, qu'à la manière humaine, on pense bien de Dieu; si cependant il faut appeler pensée l'acte dans lequel rien n'agit, rien n'est produit, mais en lequel seulement, au souvenir de l'abondance de la suavité de Dieu, tressaille, nage dans la joie et éprouve des sentiments dignes de la bonté de Dieu, l'âme de celui qui a cherché le Seigneur dans la simplicité de son coeur. Mais cette manière de penser à Dieu, ne dépend pas de la volonté de celui qui réfléchit; elle vient de celui qui veut bien l'accorder, c'est-à-dire de l'Esprit Saint qui souffle où il veut, quand il veut, comme il veut, et sur qui il veut : mais il est au pouvoir de l'homme continuellement de préparer son coeur, en dégageant sa volonté des affections étrangères, sa raison ou son intelligence des sollicitudes, sa mémoire des pensées oiseuses et préoccupées, et parfois même des occupations légitimes et nécessaires, afin qu'au jour voulu du Seigneur, à l'heure de son bon plaisir, lorsqu'il entendra le bruit de son souffle, tous les éléments qui concourent à former la pensée se réunissent librement en un instant, et coopèrent à son bien, et fassent comme une espèce de symbole ou de résumé pour la grande joie de celui qui considère : la volonté, en donnant un attachement pur à la joie du Seigneur; la mémoire, une mémoire fidèle, la douceur de l'intelligence de l'expérience acquise. 61. Ainsi donc, la volonté négligée produit les pensées oiseuses et indignes de Dieu : la volonté corrompue, les perverses qui séparent du Seigneur; celle qui est droite, les pensées nécessaires pour user dé la vie; celle qui est pieuse, les idées efficaces pour recueillir les fruits du Saint Esprit, et pour jouir, de Dieu. Or, les fruits de l'Esprit Saint sont, comme l'enseigne l'apôtre, «la charité, la paix, la joie, la patience, la longanimité, la bonté, la bénignité, la mansuétude, la foi, la modestie, là continence, la chasteté. » (Gal. V, 22.) Et en toute sorte de pensée, tout ce qui s'offre à celui qui réfléchit, se conforme à l'intention de la volonté, Dieu en agissant ainsi dans sa justice et sa miséricorde, afin que celui qui est juste, soit justifié encore plus, et que celui qui est dans la corruption se souille encore davantage. Voilà pourquoi l'homme qui veut aimer Dieu, ou qui l'aime déjà, doit toujours examiner son esprit, sonder sa conscience, pour savoir ce qu'il veut entièrement, et les motifs qui le portent à vouloir ; tout ce que l'esprit désire ou hait d'un côté, et de l'autre tout ce que la chair convoite en sens contraire. Car les pensées qui arrivent du dehors, et qui tombent ensuite, et les volontés qui voltigent au-dessus de l'esprit, faisant que tantôt il veut, que tantôt il ne veut pas, il ne faut pas les ranger parmi les volontés, mais bien les mettre au rang des pensées oiseuses. Car, bien qu'on les éprouve parfois, jusqu'à en ressentir de la délectation dans l'âme, néanmoins l'esprit maître de lui les rejette et les expulse. Quant à ce qu'il veut entièrement, il doit examiner ce qu'est l'objet vers lequel à tend de cette sorte, ensuite jusqu'à quel degré et de quelle manière il veut. Si ce qu'il désire pleinement est Dieu, il faut qu'il recherche Jusqu'à quel point, il soupire après cet être admirable et saint, si c'est `mou à. se, mépriser lui-même, jusqu'à dédaigner tout ce qui est, ou ce qui peut être ; et cela non seulement d'après le jugement de sa raison, mais encore d'après le sentiment qu'éprouve son âme; de sorte que sa volonté soit plus que volonté, qu'elle soit amour, dilection, charité 'et unité d'esprit. Car c'est ainsi qu'il faut aimer Dieu. En effet, la grande volonté envers Dieu, c'est l'amour: l'adhésion ou l'union avec lui, c'est la charité, c'est la jouissance. Pour l'homme qui a le coeur en haut, l'imité d'esprit avec Dieu est la perfection de la volonté progressant vers le Seigneur, lorsque non-seulement il veut ce que Dieu veut, lorsque non-seulement il est affecté de ce sentiment, mais encore qu'il est si parfait dans l'impression d'amour qu'il' éprouve, qu'il ne peut vouloir que ce que Dieu veut. Or, vouloir ce que Dieu veut, c'est déjà être semblable à Dieu : ne pouvoir vouloir que ce que Dieu veut, c'est déjà être ce qu'est Dieu, pour qui c'est même chose, de vouloir et d'être. Aussi, il est dit avec raison, qu'alors nous le verrons entièrement ce qu'il est lorsque nous lui serons semblables, (I Joan. III, 2) c'est-à-dire, que nous serons ce qu'il est. A qui a été donné la puissance de devenir enfants de Dieu a été accordé le pouvoir, non d'être Dieu, mais a . d'être cependant ce qu'est Dieu, d'être saints, pour être un jour entièrement heureux; or, Dieu est cela. Ils n'empruntent ici-bas leur sainteté, ils ne tireront là-haut leur bonheur à venir que de Dieu, qui est ' leur sainteté et leur béatitude. 62. La perfection de l'homme consiste à ressembler à Dieu. Ne pas vouloir être parfait, c'est pécher. Voilà pourquoi, en vue de cette perfection, il faut toujours nourrir la volonté et préparer l'amour; retenir la volonté pour qu'elle ne se dissipe pas sur des objets étrangers, garder avec soin l'amour afin que rien ne le souille. C'est pour cela seulement que nous avons été créés et que nous vivons, afin de devenir semblables à Dieu, puisque nous avons été formés à son image. Il est une certaine ressemblance avec Dieu que nul homme vivant ne dépose qu'avec la vie que le créateur de tous les humains a imprimée en tout homme, en témoignage d'une conformité meilleure et plus digne qui a été perdue, ressemblance que tout être capable de penser possède, qu'il le veuille ou non, et qui se trouve même en celui qui est stupide au point de ne pouvoir y réfléchir : c'est-à-dire, comme en tous lieus la Seigneur se rencontre présent dans sa créature, de la même sorte l'âme vivante se trouve dans le corps auquel elle est unie. Et de même que Dieu, toujours semblable à lui-même, opère semblablement dans sa créature des effets dissemblables, de même l'âme de l'homme, bien que donnant au corps une vie toujours pareille, produit par une action semblable, dans les sens du corps et dans les pensées de l'esprit, des résultats dissemblables. Cette ressemblance avec Dieu, qui existe; dans l'homme, n'est d'aucune valeur devant le Seigneur au point de vue du mérite, produite qu'elle est par la nature et non par la volonté, ou le travail de celui en qui elle brille. Mais il existe une autre ressemblance qui se rapproche davantage de Dieu, ressemblance qui, en tant que volontaire, consiste dans les vertus : en elle l'âme s'efforce d'imiter pour ainsi dire, la grandeur du souverain bien par l'étendue de sa vertu, et l'immutabilité de l'éternité par sa persévérance constante dans la sainteté. Au-dessus de cette ressemblance, il en est encore une autre. C'est celle dont il a été déjà dit quelque chose, ressemblance si exclusivement propre qu'on ne lui donne plus cette dénomination, mais qu'on l'appelle unité de l'esprit, car l'homme y forme avec Dieu un seul esprit, non-seulement par l'identité qui fait vouloir la même chose, mais encore par une unité plus énergique qui empêche de pouvoir vouloir autre chose, comme nous l'avons exposé déjà. On la nomme unité de l'Esprit, non pas seulement parce que le Saint-Esprit la produit ou en affecte l'esprit de l'homme, mais parce qu'elle est elle-même le Saint-Esprit Dieu charité : car, par celui qui est l'amour du Père et du Fils, et l'unité et la suavité, et le bien, et le baiser, et , l'étreinte et tout ce qui est peut-être commun à tous les deux, en cette unité de la vérité et vérité de l'unité; tout cela se trouve dans l'homme selon son mode à l'égard de Dieu, comme dans l'unité de substance le Fils est pour le Père, ou le Père pour le Fils; lorsque la conscience bienheureuse se trouve en une certaine manière au milieu des étreintes et sous les baisers du Père et du fils; lorsque par des moyens ineffables et qui dépassent nos pensées, l'homme de Dieu mérite de devenir, non Dieu, mais homme ayant par grâce ce que Dieu a par nature. 63. De là vient qu'en exposant la suite des exercices spirituels, l'Apôtre a sagement indiqué le Saint-Esprit par ces paroles : « Dans la chasteté, dans la science, dans la longanimité, dans la suavité, dans le Saint-Esprit, dans une charité non feinte, dans la parole de vérité, dans la force de Dieu. » (I. Cor. VI. 8.) Remarquez combien au milieu de ces excellentes vertus, il a mis, comme le coeur au centre du corps, le Saint-Esprit les formant, les ordonnant et les vivifiant toutes. Car c'est lui qui est l'artiste tout-puissant, créant la bonne volonté, portant l'homme vers Dieu, lui qui produit la miséricorde de Dieu sur l'homme, qui forme l'affection, donne la vertu, aide les efforts, pousse tout avec force et dispose tout avec suavité. Il vivifie l'esprit de l'homme et le retient dans l'unité ; comme l'âme vivifie et retient en l'unité, le corps auquel elle est unie. Que les hommes enseignent à chercher Dieu, les anges, à l'adorer: il apprend, lui seul, à le trouver, à le posséder et à jouir de lui. C'est lui qui est l'empressement de l'âme qui cherche comme il faut, la piété, dans celui qui adore en esprit et vérité, la sagesse, dans celui qui trouve, l'amour dans celui qui possède, et la joie dans celui qui savoure. Cependant, tout ce qui est accordé ici-bas aux fidèles, en fait de vision et de connaissance de Dieu, est un reflet et une énigme, aussi éloigné de la vision et de la connaissance future que la foi est éloignée de la vérité ou le temps de l'éternité; mais par moments, se réalise ce qu'on en lit au livre de Job : «Il cache la lumière dans ses mains et lui commande de se lever derechef, et il annonce par elle à son bien-aimé qu'elle est sa possession et qu'il peut arriver à jouir d'elle.» (Job. XXXVI, 32.) 64. A l'élu et au bien-aimé de Dieu, quelquefois se montre par mouvements alternatifs certaine lumière qui jaillit de la face du Seigneur (on dirait comme un flambeau qui, renfermé entre les mains, tantôt brille, tantôt est caché au gré de celui qui le tient, afin qu'enflammée par cette lueur qu'elle voit en passant et en un point, l'âme désire ardemment parvenir à la pleine possession de la lumière éternelle, et à l'héritage de la parfaite vision de Dieu : pour lui faire voir en quelque manière ce qui lui manque encore, par moments, une grâce passagère s'empare de l'homme qui aime, l'arrache à lui-même et le transporte ravi, à ce jour qui est loin du tumulte des choses du siècle, aux joies du silence; et selon sa capacité, pour un instant, en un point seulement elle lui fait voir le bien réel, comme il existe véritablement, et durant ce temps, elle opère précisément en lui le même effet; elle le rend à sa manière, conforme à l'objet qui apparaît à ses regards. Ayant appris la différence qui existe entre le pur et l'impur, l'homme revient à lui, afin de nettoyer son coeur selon la vision qu'il a eue, et afin de disposer son âme et de l'y rendre semblable : en sorte que, si jamais il est admis de nouveau au même bonheur, il se trouvera encore plus pur pour contempler et plus constant pour jouir. Nulle part le caractère de l'imperfection humaine ne se saisit mieux que dans la lumière de la face de Dieu, dans le miroir de la vision divine. Là, dans ce jour qui dure sans-cesse, voyant de mieux en mieux ce qui lui manque, l'âme corrige de plus en plus, en copiant son modèle, tout ce qui en elle pèche en s'én écartant: elle se rapproche ainsi par la ressemblance de celui dont elle s'était éloignée en cessant de lui être conforme, et par là, une similitude plus expansive accompagne une vision plus claire. Car il est impossible que le souverain bien soit aperçu sans être aimé, impossible qu'il ne soit pas aimé autant qu'il a été vu : jusqu'à ce que l'amour de l'homme grandisse et arrive à quelque ressemblance avec cet amour qui a rendu Dieu semblable à l'homme, par l'humiliation qu'il subit en prenant la condition humaine, dans la pensée de rendre l'homme semblable à Dieu, glorification qui suit sa participation à la nature divine. Et alors, il est doux à l'homme de s'humilier avec la majesté souveraine, d'être pauvre avec le Fils de Dieu, d'être semblable à la sagesse divine, éprouvant en lui-même les sentiments qui animaient N.-S.-Jésus-Christ. 65. Car, c'est la sagesse unie à la piété, c'est l'amour joint à la crainte, c'est le tressaillement accompagné de saisissement, que de considérer et que de comprendre dans un Dieu humilié jusqu'à la mort, jusqu'à la mort de la croix, dans le but d'exalter l'homme jusqu'à l'honneur de ressembler à la divinité. C'est de là que jaillissent le fleuve dont les eaux réjouissent la cité du Seigneur et le souvenir de l'abondance de la suavité du Sauveur, lorsqu'on contemple ses tendresses envers nous. L'homme alors est facilement entraîné à aimer Dieu, en pensant ou en contemplant ses amabilités qui reluisent par leur propre éclat, et qui enflamment le cœur tauds qu'il les considère avec sa puissance, ses vertus, sa gloire, sa majesté, sa bonté, sa béatitude : ce qui entraîne pareillement: l'âme aimante vers un objet si digne d'amour, c'est surtout qu'il est en lui-même tout ce qu'il y a d'aimable en lui, qu'il est tout ce qui est, si cependant un tout se trouve là où il n'y a point de partie. Le coeur pieusement affecté s'attache à ce bien par l'amour qu'il ressent, au point qu'il ne s'en retire que lorsqu'il est devenu avec lui une même chose ou un même bien. Quand cet heureux effet a été achevé en cet homme fortuné, le voile seul du corps mortel le sépare du saint des saints et de la suprême béatitude qui est au-dessus des cieux, et retarde son entrée dans la gloire : cependant, comme par sa foi et par son espérance en celui qu'il aime, il jouit de ce bonheur au fond de sa conscience, il supporte avec résignation, le peu de jours qui lui restent à passer dans la vie présente. 66. Et tel est le terme du combat du solitaire, telle la fin, la récompense, le repos qui termine ses travaux, et la consolation qui calme ses douleurs. Voilà la perfection de l'homme et sa véritable sagesse : elle embrasse et contient toutes les vertus, non comme les ayant recueillies d'ailleurs, mais bien comme les ayant produites naturellement en elle, selon la ressemblance de Dieu, ressemblance qui fait que cet être suprême est ce qui est; car, de même que le Seigneur est ce qui est, de même, en ce qui concerne le bien de la vertu, l'habitude de la bonne volonté est ainsi affectée et consolidée vis-à-vis des saintes pensées, qu'en vertu de la brûlante adhésion qui la lie au bien immuable, elle semble ne pouvoir plus en aucune manière être changée de l'état où elle se trouve. Et comme Notre-Seigneur et le saint d'Israël qui est notre roi, saisit l'homme de Dieu, l'âme sage et pieuse, en vertu de la grâce qui l'aide et l'illumine, contemple aussi les règles de l'immuable vérité, autant qu'elle mérite d'atteindre jusqu'à elles par l'intelligence que donne l'amour; et il s'en forme une manière de vie céleste et un exemplaire de sainteté : car il contemple la vérité souveraine et tout ce qui est vrai, par la vertu qui découle d'elle ; le bien suprême et tout ce qui est bien à raison de son influence; l'éternité absolue et tout ce qui dépend d'elle. Se conformant à cette vérité, à cette charité, à cette éternité; et se réglant d'après elles sans s'élever au-dessus d'elles par son propre jugement, mais portant jusqu'à elle les regards de ses désirs, en s'attachant à elles dans son amour, elle les considère, elle s'adapte et se conforme à elles, non sans faire acte de discernement, non sans examiner au moyen du raisonnement, non sans juger au moyen de la raison. Par là, les vertus saintes sont conçues et s'élèvent dans l'âme, l'image de Dieu se réforme dans l'âme, et la vie divine commence à y être ordonnée, cette vie dont quelques personnes vivent éloignées, ainsi que l'Apôtre s'en plaint (Eph. IV, 13.), la force de la vertu s'augmente et se recueille, ainsi que les deux éléments qui constituent la perfection de la vie contemplative et active, dont il est dit au livre de Job, selon les anciens interprètes : « Voici que la piété est la sagesse s'abstenir du mal, c'est la science. » Car la sagesse est la piété, c'est-à-dire le culte de Dieu, l'amour qui nous fait désirer de le voir, et par lequel, le voyant par reflet et par énigme, nous croyons et espérons en lui, et progressons de la sorte jusqu'à ce que nous le contemplions dans sa claire manifestation. S'abstenir du mal, c'est la science des choses temporelles, au milieu desquelles nous vivons : autant nous nous abstenons du mal, autant que nous nous appliquons au bien. 67. A cette science et à cette abstinence paraissent se rapporter d'abord l'exercice de toutes les vertus, et ensuite la connaissance de tous les arts de la vie que nous menons présentement. L'une de ces deux choses, c'est-à-dire l'application aux vertus, semble tendre plutôt vers les régions supérieures, parce qu'elles présentent la vertu et font sentir la suavité d'une sagesse supérieure. L'autre qui roule sur les exercices corporels, si elle n'est pas retenue par la religion, s'écoule et se perd dans la vanité des choses d'ici-bas. En ceci, comme la science est un objet saisi par la raison ou par les sens du corps, et confiée à la mémoire, si on examine sérieusement ce qui en est, ce que nous appréhendons proprement par las sens, doit être entièrement attribué à la science. Mais, ce qu'en ces mêmes matières la raison comprend par elle-même, c'est là le point où la science et la sagesse confinent. Car tout ce qui est appris d'ailleurs, c'est-à-dire par les sens du corps, entre dans l'esprit comme élément étranger et adventice. Quant à ce qui pénètre spontanément dans ce même esprit, soit par la force propre de la raison, soit par la compréhension et la vérité inaltérable des lois immuables, d'où il résulte que parfois, même les hommes les plus impies se trouvent juger avec beaucoup de rectitude, tout cela est tellement dans la raison elle-même, que c'est là précisément ce qui la constitue: ce n'est point par l'effet de quelque doctrine survenue que lui arrive la gloire d'être science, mais plutôt parce que, sur l'avertissement d'un autre, ou d'après ses propres souvenirs, elle comprend que c'est là proprement ce qui est naturellement en elle. En quoi nous trouvons surtout, que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même le faisant naturellement connaître, se manifeste à l'homme, même impie. Vient ensuite l'affection naturelle pour la vertu, dont un poète païen a pu dire : « l'amour de la beauté de la vertu les a portés à haïr le mal; » enfin, le discernement de toutes les choses raisonnables, opéré par l'investigation des raisonnements. Il est une partie basse et infime de la science, c'est l'expérience animale qui se fait des choses sensibles et qui se dirige en-bas; elle se réalise au moyen des cinq sens du corps, par la concupiscence et par l'expérience de la chair, des yeux ou de l'orgueil de la vie. 68. Lors donc que la raison, conformée à la sagesse, règle la conscience et ordonne la vie, dans les régions inférieures, elle dispose à son usage la servitude et les ressources suffisantes que lui offre la nature, dans les raisonnements et dans les choses qui tiennent à la raison, elle dirige la suite de la conduite, et par l'extérieur des vertus, elle donne à la conscience sa forme. Et ainsi mue par les réalités intérieures, aidée par les supérieures, marchant vers ce qui est juste, elle se hâte d'arriver par le jugement du sens droit, par le consentement de la volonté, par l'affection de l'intelligence et par l'efficacité des oeuvres, à la liberté et à l'unité de l'esprit, afin que, comme nous l'avons dit fréquemment, l'homme fidèle devienne avec Dieu un seul et même esprit. Et c'est là la vie de Dieu (dont nous venons de parler) qui n'est pas tant un progrès de la raison qu'un désir de la perfection éprouvé déjà dans la sagesse. Car l'homme qui goûte ces sentiments est sage; parce qu'il est devenu un seul esprit avec Dieu, il est spirituel. Et c'est en cette vie, la perfection de Dieu. 69. Car, dès lors, celui qui jusqu'à ce moment a été seul ou solitaire, devient uni à Dieu, et la solitude du corps se tourne pour lui en unité de l'âme. En lui s'accomplit ce que le Seigneur, résumant toute perfection, demanda pour ses disciples, en ces termes: «Père, je veux que de même que vous et moi ne sommes qu'un, de même eux ne soient qu'un en nous. » (Joan. XVII, 14.) Voilà l'unité de l'homme avec Dieu, ou bien voilà sa ressemblance avec le Seigneur; autant il se rapproche de lui, autant il se rend semblable à lui-même, ce qu'il y a d'inférieur et d'infime en lui: afin que l'esprit, l'âme et le corps, disposés selon le mode qui leur convient, mis à leur place et estimés d'après leurs mérites, soient aussi appréciés d'après les propriétés qui les constituent; afin que l'homme commence à se connaître parfaitement lui-même, et que, progressant par cette connaissance, il se mette à s'élever jusqu'à Dieu. Quand l'affection du novice en voie de marcher, commence à tendre et à aspirer vers cette connaissance, il faut prendre garde à l'erreur qui résulte de la dissemblance, c'est-à-dire, veiller, en comparant les choses spirituelles aux choses spirituelles, les divines aux divines, à n'avoir pas des idées autres que celles que comporte un tel objet. Que l'esprit donc, en considérant la ressemblance qui existe entre Dieu et lui, forme et dispose sa pensée dé manière à éviter absolument de réfléchir à lui selon le corps, et à Dieu, non-seulement selon le corps, comme s'il était local, ni même selon l'esprit, comme s'il était muable. Car les êtres spirituels sont aussi bien éloignés de la qualité et de la nature des corps, que de toute circonscription de place ou de lieu. Quant aux choses divines, elles dominent toutes les autres réalités corporelles et spirituelles, autant, qu'immuables dans leur invariabilité, et perpétuelles dans leur éternité, elles sont étrangères à toute loi de lieu et de temps, ou bien affranchies de tout soupçon de changement. En ceci, de même que l'esprit discerne ce qui est corporel, par les organes du corps, de même ce qui est raisonnable ou spirituel, il ne le peut discerner que par lui-même. Ce qui est de Dieu, qu'il ne cherche ou n'attende de le comprendre que par le secours de Dieu seul. A la vérité, en quelques-unes des choses qui se rapportent au Seigneur, il est permis et possible à l'homme qui a l'usage de la raison, d'y réfléchir et d'y faire des recherches, comme, par exemple, lorsqu'il s'agit de sa douceur, de sa bonté, de la puissance de sa vertu, on d'autres sujets de ce genre. Mais pour savoir ce qu'il est en lui-même, nul ne le peut imaginer, sinon par le sentiment de l'amour illuminé du ciel à cet effet. 70. Il faut croire cependant, et autant que le Saint-Esprit nous aidera, il faut se représenter Dieu vivant d'une vie éternelle, vivifiant tout, immuable, et produisant immuablement toutes les choses mobiles, intelligent et créant toute intelligence, et tout être qui comprend, sagesse faisant quiconque est sage; qui est vérité fixe, restant immuable, de qui procèdent toutes les vérités, en qui sont, de toute éternité, les raisons de tous les évènements qui se réalisent dans le temps. Etre souverain, qui a la vie pour essence et pour nature : il est à lui-même sa vie vivante, c'est-à-dire sa divinité même, son éternité, sa grandeur, sa bonté, sa vertu existant et subsistant en elle-même, dépassant par sa nature illimitée, tout espace et tout lieu, par son éternité, tout temps que peut assigner la raison ou la pensée: de beaucoup plus vrai, de beaucoup plus excellent, qu'il ne sera jamais possible de le comprendre. Le sens de l'amour humble et illuminé, l'atteint avec plus de certitude que n'importe quelle considération de l'intelligence; il est toujours meilleur qu'on ne le pense, et cependant, on le considère mieux qu'on ne l'exprime par les paroles. C'est là l'essence suprême d'où tout être tire son point de départ; la souveraine substance qui est au-dessus de toute expression, mais qui demeure toujours le principe de causalité de toute chose, le principe en qui notre être ne meurt pas, notre intelligence n'erre point, et l'amour n'est jamais blessé : qui est toujours cherché pour être plus suavement trouvé, trouvé avec une douceur extrême pour se faire chercher avec plus de soin. 71. Qui veut contempler cet être ineffable (qu'on ne voit que d'une façon inexprimable), doit purifier son cœur, attendu que nulle ressemblance corporelle ne le peut faire voir ou saisir à l'homme qui dort, nulle apparence grossière, à celui qui veille, nulle recherche de la raison, mais la pureté seule du cœur, le montre à celui qui l'aime humblement. C'est là, la face du Seigneur que personne ne peut regarder en ce monde sans mourir : c'est là, la beauté après la contemplation de laquelle soupire celui qui veut aimer le Seigneur son Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de tout son esprit et de toutes ses forces. S'il aime son prochain comme il s'aime lui-même, il ne cesse aussi de l'exciter à vouloir jouir de ce grand bonheur. Quand il est admis parfois à l'apercevoir, dans cette lumière de la vérité qui se découvre à lui, il voit sans balancer une pure prévenance de la grâce; quand il en est privé, il comprend, dans la cécité qui le plonge dans l'obscurité, que son impureté ne convient pas à ce mystère de sainteté. Et s'il aime, les larmes lui sont douces et il est contraint de rentrer en sa conscience, non sans pousser beaucoup de gémissements. Nous sommes tout-à-fait insuffisants à méditer ce grand être, mais nous sommes pardonnés de celui que nous aimons et dont nous reconnaissons que nous ne pouvons ni penser ni parler comme il convient; et cependant son amour, ou le désir de son amour, nous excite et nous provoque à penser de lui et à parler de lui. La conduite de l'homme qui pense à lui est donc de s'humilier en toutes choses, de glorifier en lui-même, le Seigneur son Dieu, de devenir vil à ses propres yeux, en contemplant cette perfection infinie : pour l'amour du créateur, d'être soumis à toute créature humaine (1 S. Petr. II, 13.), d'offrir son corps, une hostie vivante, sainte, agréable à Dieu, et de faire de sa raison, un hommage au Seigneur. (Rom. XII, 1.) Par dessus tout, qu'il s'attache à n'être pas plus sage qu'il ne faut, mais avec sobriété; et selon la mesure de foi qu'il a reçue du ciel, de ne placer jamais son bien dans la bouche des hommes, mais de le cacher dans sa cellule et dans sa conscience, ayant toujours cette inscription au-dessus de l'une et de l'autre : « Mon secret est à moi! Mon secret est à moi ! » ( Is. XXIV, 16.)