[8,0] LIVRE HUIT. [8,1] CHAPITRE PREMIER. Jusqu'à présent ma muse a marché dans un étroit sentier, hérissé de rochers, couvert de ronces et de broussailles : au milieu des ténèbres dont elle était enveloppée, à peine pouvait-elle guider ses pas à la faible lueur de la voie lactée. Jusqu'à présent des flots de sang n'ont cessé de couler, le carnage et la famine n'ont laissé personne à l'abri de leurs atteintes. Si quelquefois la fortune a souri à nos efforts, bientôt le souffle envieux du malheur a tout emporté au loin. Quels biens sont résultés de la destruction des murs de Nicée, de l'occupation de la ville d'Antiochus? Ceux-là, sans doute, qui naissent d'un supplice, pour tout saint martyr qui a remporté la victoire sur la mort; car si l’on éprouve des calamités déplorables, si l’on endure des souffrances au milieu des scènes de carnage et de mort, ces douleurs enfantent des joies dans l'avenir. J'emprunterai donc les paroles du Psalmiste : Je me suis réjoui lorsqu'on m'a dit : Nous irons en la maison du Seigneur. Voici, nos pieds pressent déjà les vestibules de Solyme et les parcourent en triomphe. Francs, recevez ici les récompenses de vos travaux, et ne vous affligez plus d'avoir enduré de tristes épreuves. Vous jouissez enfin de la vue tant désirée du sépulcre ; la croix de la rédemption a été baignée de vos larmes, nul cœur n'éprouve plus de souffrance. Cette ville, longtemps livrée comme une proie aux rois de la terre, était foulée aux pieds pour être renversée de fond en comble. Pour dernier événement, ô cité bienheureuse, tu as obtenu de commander à jamais et d'attirer à toi tous les royaumes chrétiens! tu verras toutes les gloires du monde accourir vers toi et te rendre grâces comme à leur mère. Jadis Esdras ni Judas Macchabée n'ont, à la suite de tes maux, élevé ta fortune à un si haut degré. Adrien, qui reçut à cette occasion le surnom d'Élie, n'a pu, en te relevant, te donner de si grands biens. Ce monde-ci combat pour toi et pour les tiens, et le siècle presque tout entier est uniquement préoccupé de ce soin. Jadis, quand la Judée était dans sa plus grande vigueur, elle brillait d’un éclat semblable à celui-ci. Mais pourquoi les chevaliers s'entre-déchirent-ils dans leurs combats singuliers ? Soyez, je vous en supplie, oh! soyez le fléau de la Perse et non le fléau de vous-mêmes; ce que vous faites tourne au détriment de Jérusalem, attachez-vous à frapper uniquement le prince de Babylone, afin que les bons puissent atteindre à la croix de Jésus et s'élever sur la colline sacrée du sépulcre. Pour moi, je m'écrierai que notre temps a fait des choses telles que les fastes d'aucun siècle n'en ont de pareilles à nous apprendre. Comme, en même temps qu'on s'occupait des affaires temporelles qui devaient, de l'avis des Chrétiens, être dirigées par une administration royale, il ne fallait pas non plus négliger les intérêts qui se rapportaient aux fonctions du sacerdoce, après avoir, aussi bien qu'il leur fut possible, pourvu à l'élection d'un roi, les fidèles s'occupèrent aussitôt du choix d'un patriarche. Il y avait alors un clerc, parvenu je ne sais à quel degré, qui se nommait Arnoul. Cet homme, qui n'était nullement dépourvu de science en logique, et qui était connu pour ne point ignorer les éléments de la grammaire, avait longtemps donné des leçons à la fille du roi des Anglais, cette religieuse dont j'ai déjà parlé, et le comte de Normandie avait promis à celle-ci, par l'intermédiaire de sa sœur, d'accorder à Arnoul les honneurs de l'épiscopat, dès que l’un de ses évêques viendrait à mourir. Cependant, lorsqu'il commença à être question de l'expédition de Jérusalem, l’évêque de Bayeux, nommé Eudes, homme qui possédait de grandes richesses, fit vœu d'entreprendre ce voyage. Il était frère du roi des Anglais, Guillaume l'ancien, et, en outre de sa dignité de pontife, il possédait en Angleterre le comté de Kent. Comptant sur ses immenses trésors, il osa élever ses vues jusqu'à prétendre à s'emparer du royaume de son propre frère. Mais le roi l'ayant prévenu, l'enferma dans une prison, et l'y retint jusqu'au moment de sa mort. A cette époque, l'évêque retrouva sa liberté et ses honneurs, et, comme je viens de le dire, la renommée publiant partout l'expédition de Jérusalem, Eudes, suivi d'une multitude de gens de sa nation, et emportant d'innombrables trésors, se disposa à partir. Arnoul se réunit à son escorte, et l'évêque étant mort, si je ne me trompe, en deçà même des frontières de la Romanie, légua à Arnoul, de préférence à tout autre, la plus grande partie des biens et des richesses qu'il laissait après lui. Ses connaissances dans les lettres lui donnaient une grande autorité; il ne manquait même pas d'éloquence ; et dès que l'accroissement de sa fortune l'eut fait mieux connaître, il se mit en devoir d'adresser très fréquemment des discours aux hommes de notre expédition, et ces harangues augmentèrent encore sa réputation. Il n'y avait que fort peu d'hommes lettrés, ce qui donna une nouvelle illustration à Arnoul ; et comme on recherchait le talent de la parole plus qu'on n'examinait la vie d'un homme, il parvint par ce moyen à être appelé au patriarcat de Jérusalem. Il fut donc pendant quelque temps pontife, seulement de nom, et il sut par ses discours faire respecter sa nouvelle dignité. Mais au bout de quelque temps, et lorsque la nouvelle de son élection fut parvenue au siège apostolique, le pape Pascal chargea l'archevêque de Pise, Daimbert, de remplacer l'évêque du Puy dans ses fonctions de légat, et d'aller en son nom prendre soin de l'armée du Seigneur. Il arriva à Jérusalem avec une nombreuse flotte, lorsque la ville était déjà occupée, et le roi élevé sur le trône, et bientôt, ayant examiné l'élection d'Arnoul, il jugea qu'elle devait être annulée, en vertu du droit canonique. En faisant des recherches sur l'origine de cet homme, on reconnut qu'il était fils de prêtre; ce qui non seulement devait le faire exclure des Ordres sacrés, mais le soumettait en outre, d'après les décisions du concile de Tolède, à demeurer à jamais esclave de l'Eglise, qui se trouvait déshonorée par une telle naissance. Il fut donc, par cette sentence, rejeté de l'Eglise, malgré tous les efforts qu'il fit pour se défendre. Les grands, voulant trouver quelque moyen de le consoler un peu de l'affront qu'il recevait, lui demandèrent sur qui ils devaient faire tomber leur choix. Jaloux, selon le penchant de sa nature dépravée, de ses égaux et même de ses inférieurs : Prenez, leur dit-il, pour patriarche ce même archevêque de Pise, qui remplit ici les fonctions de légat. Cédant à ces conseils, les princes enlevèrent l'archevêque au siège qu'il possédait, presque sans lui demander son consentement, et l'instituèrent eux-mêmes dans leur église. Bientôt après, lorsque l'illustre roi Godefroi fut mort, et sous le règne de son frère Baudouin, qui avait gouverné Edesse, les princes accusèrent le patriarche d'une prétendue trahison, et, le condamnant comme pour un crime avéré, ils dépouillèrent du patriarcat celui qu'ils avaient enlevé à un siège métropolitain. Alors on s'occupa, de nouveau, de l’élection d'un autre pontife. Arnoul voulant, dans sa prévoyance, en faire nommer un qui ne cherchât point à résister à son influence, favorisa, de tous ses moyens, le choix d'un de ses collègues, nommé Ebremar, homme simple et illettré, qu'il espérait soumettre en toutes choses à ses volontés. Mais comme, dans la suite, celui-ci se conduisit religieusement et ne voulut point, à ce que j'ai lieu de croire, satisfaire en toute occasion aux désirs d'Arnoul, on finit par l'accuser auprès du siège apostolique, et cette accusation échoua le plus honteusement possible. Aussi Arnoul, et ses complices qui l'avaient appuyé dans cette accusation, encoururent-ils la haine du roi, à tel point que ce prince ôta à Arnoul la garde du sépulcre, et le chassa même de la ville. Le patriarche, rentré en faveur par la souveraine décision du siège apostolique, retourna à Jérusalem, à l'extrême confusion de ses persécuteurs. Il suffit de ce que je viens de dire au sujet de l'élection et du rejet de ce fantôme de patriarche. Cette élection, qui devait être nulle au jugement de tous les hommes de bien, eut lieu le jour de la fête de Saint-Pierre-aux-Liens, mais comme elle n'était soutenue par aucun témoignage d'une vie vertueuse, elle s'évanouit promptement. La ville de Jérusalem fut prise par les Francs le quinze du mois de juillet, le vendredi, à peu près à l'heure que le Christ avait été attaché sur la croix. [8,2] CHAPITRE II. Peu de temps ou plutôt très peu de jours après, des députés de la ville de Naplouse, anciennement appelée Sichem ou Samarie, se rendirent auprès de Tancrède et du comte Eustache, frère du duc devenu roi tout récemment, tous deux hommes considérables et remplis de force, les invitant a prendre avec eux une nombreuse troupe et à marcher vers cette ville, qui leur serait livrée sans aucun doute, et qu'ils soumettraient à leur juridiction. Ils partirent donc, emmenant avec eux beaucoup de chevaliers, ainsi qu'un grand nombre d'hommes de pied. Ils arrivèrent aux faubourgs de la ville, les habitants leur ouvrirent aussitôt leur porte, et se remirent volontairement entre leurs mains. D'autres messagers vinrent ensuite annoncer au roi Godefroi que l'empereur d'Egypte se préparait à lui faire la guerre avec de grandes armées. Aussitôt le roi, animé d'une nouvelle ardeur, manda à son frère Eustache et à Tancrède ce qu'on venait de lui apprendre, les supplia instamment, et leur prescrivit même par ses messagers de revenir en toute hâte à Jérusalem, leur faisant savoir en outre que les environs d'Ascalon étaient le lieu désigné pour la bataille. Informés de ces faits, ces, hommes invincibles se rendirent le plus rapidement possible sur les montagnes, comptant rencontrer les Sarrasins au milieu de leur marche, mais ils ne les virent point, et allèrent ensuite à Césarée de Palestine. De là étant partis pour la ville de Rama, dont j'ai déjà parlé, célèbre par le souvenir du bienheureux Georges, et située sur les bords de la mer, ils revinrent sur leurs pas, et rencontrèrent un grand nombre d'Arabes, précurseurs de l’armée qui devait leur livrer bataille. Aussitôt qu'ils les eurent reconnus, les nôtres, réunissant leurs forces, les attaquèrent tous à la fois, les mirent bientôt en fuite, et leur enlevèrent un grand nombre de prisonniers, par lesquels ils apprirent toutes les dispositions qu'avaient faites leurs ennemis pour la guerre, le lieu ou déjà leur armée s'était rassemblée, la force de cette armée, et jusqu'au champ de bataille qu'elle avait résolu de prendre, Tancrède, dès qu'il eut recueilli ces renseignements, les transmit au roi Godefroi par des messagers qu'il lui envoya tout exprès. Il manda aussi ces nouvelles à Arnoul, illustré par sa nomination comme patriarche, et à tous les autres grands. Une guerre terrible vous attend, leur fit-il dire, et comme il est certain qu'elle est très prochaine, hâtez-vous de venir à Ascalon, avec toutes les forces que vous aurez pu rassembler par votre habileté. Le roi, plein de confiance en Dieu, et que nul ne surpassait en intelligence, convoqua tous les chevaliers du Dieu vivant avec une grande autorité, et désigna Ascalon comme le lieu où tous les Chrétiens devaient se rendre pour s'opposer aux entreprises des ennemis. Lui-même partit de la ville, le mardi, avec celui qu'on avait appelé patriarche et le comte Robert de Flandre. Le comte de Saint-Gilles et le comte de Normandie déclarèrent au Roi qu'ils ne voulaient pas se porter plus loin, avant de savoir d'une manière bien certaine si la guerre était imminente; qu'ils allaient en conséquence retourner à Jérusalem, promettant en même temps de n'être point en retard dès que leur présence deviendrait nécessaire. Le roi s'en alla donc, et bientôt ayant reconnu de loin les ennemis, et résolu d'en transmettre promptement l'avis à ceux qui étaient demeurés à Jérusalem, il fit aussitôt appeler un évêque pour l'envoyer à la ville, afin de conjurer tous ses frères de se réunir sans le moindre retard, pour faire face aux nécessités du moment. Le mercredi, tous les princes rassemblèrent les troupes du Seigneur et transportèrent leur camp hors de la cité sainte. L'évêque qui avait porté les paroles du roi à ceux qui étaient demeurés à Jérusalem se hâta de retourner auprès de lui ; mais les Sarrasins le rencontrèrent et le prirent, et l’on ne sait pas s'il a succombé sous leurs coups, ou s'il fut emmené en captivité. Pierre l'Ermite, constant coopérateur de cette pieuse entreprise, demeura à Jérusalem avec les clercs, tant Grecs que Latins, dirigeant les processions, réglant les litanies, prêchant des sermons et recommandant la distribution des aumônes, afin que Dieu daignât mettre le comble à ses bienfaits, en donnant à son peuple cette dernière victoire. Tous les ecclésiastiques qui se trouvaient à Jérusalem, revêtus des ornements consacrés pour la célébration des saints mystères, conduisaient les hommes et les femmes au temple du Seigneur, célébraient la messe, et prononçaient des prières du fond de leur cœur, demandant à Dieu de sauver ses enfants exilés. Cependant celui qu'on avait appelé patriarche, et les autres pontifes qui purent être présents, se rassemblèrent autour des piscines, auprès du fleuve qui coule, comme on sait, en deçà d'Ascalon. Là, les Gentils avaient artificieusement mis en avant des milliers d'animaux et d’immenses troupeaux de bœufs, de chameaux et de moutons; les chefs chrétiens ayant appris que ces animaux n'étaient ainsi placés que pour engager les nôtres à rechercher du butin, envoyèrent des hérauts dans tout le camp, pour défendre à qui que ce soit d'avoir dans sa tente plus de bétail qu'il ne serait reconnu nécessaire pour suffire aux besoins du moment. Pendant ce temps, trois cents Arabes vinrent se présenter à la vue des nôtres, qui les poursuivirent aussitôt avec une telle ardeur que, les ayant mis en fuite, ils leur enlevèrent deux cents hommes, et repoussèrent les autres jusque dans leur camp. Vers le soir de cette même journée, celui qui remplissait les fonctions de patriarche fit proclamer que tous eussent à se préparer au combat pour le lendemain dès le point du jour, défendant en outre à chacun, sous peine d'anathème, de s'attacher à enlever des dépouilles pendant le combat, et leur prescrivant de réprimer leur ardeur pour le butin jusqu'après l'issue de la bataille. En même temps il supplia tous les Chrétiens de s'occuper uniquement à massacrer les ennemis, de ne se laisser distraire sur aucun point par l'espoir d'un honteux profit, de peur que la cupidité de quelques uns ne fit perdre les fruits de la victoire, au moment où l’on commencerait à l'obtenir. Le jour du vendredi s’était levé. Notre armée se portant en avant arriva dans une belle vallée, et là, dans une plaine voisine du rivage de la mer, les Chrétiens s'occupèrent d'abord de séparer leurs divers corps. Le duc devenu roi, le comte de Flandre et le comte de Normandie, le comte de Saint-Gilles, Eustache de Boulogne, Tancrède et Gaston, se mirent à la tête des corps ainsi organisés, quelques uns commandant seuls, quelques autres s'étant associés deux à deux. Les hommes de pied, archers et lanciers qui devaient marcher en avant des chevaliers, se rangèrent en bataille : le roi Godefroi prit la gauche avec les troupes qui le suivaient; le comte de Saint-Gilles prit position sur les bords de la mer ; le comte de Flandre et le comte de Normandie, chevauchèrent sur la droite; Tancrède et les autres princes s'avancèrent par le centre. Les nôtres donc se portèrent en avant lentement vers les rangs de l’armée ennemie, et pendant ce temps les Gentils, se préparant aussi au combat, demeuraient immobiles dans leurs positions. Vous les eussiez vus portant suspendus à leurs épaules des vases qu'ils remplissaient d'une eau fraîche, puisée dans leurs petites outres, afin de pouvoir boire, lorsqu'ils se lanceraient à la poursuite des nôtres, après les avoir mis en fuite. Mais Dieu en ordonna autrement que n'avait prévu cette race ennemie. Le comte de Normandie, ayant reconnu de loin la tente du prince de l’armée égyptienne, toute couverte et resplendissante d'argent, et dont le sommet arrondi était orné d'une masse d'or, pressa son cheval rapide de ses éperons, attaqua avec impétuosité le prince, qui portait une lance ornée d'un étendard, et lui porta une horrible blessure. D'un autre côté le comte de Flandre, rendant les rênes à son cheval, se jeta au plus épais des rangs ennemis; Tancrède se précipita aussi sur eux avec une grande vigueur. De tous côtés nos escadrons marchant sur les traces de leurs chefs se livrent à toute leur fureur; bientôt le rivage et la plaine sont inondés de sang, les ennemis ne peuvent soutenir longtemps une si rude mêlée, et, réduits au désespoir, ils ne tardent pas à prendre la fuite. Et comme le nombre des Gentils était incalculable, de même, et par une conséquence nécessaire, on en fit un carnage prodigieux. Les flots de la mer avaient été soulevés à une grande hauteur, mais le Seigneur se montra plus admirable encore dans sa sublime élévation. Aussi, et afin qu'il fût évident que Dieu, et non la main des hommes, dirigeait une si grande bataille, voyait-on de tous côtés les ennemis fuir en aveugles, et se précipiter au milieu des bataillons armés, tandis qu'ils cherchaient uniquement à échapper à leurs coups. Ne trouvant aucun lieu de refuge, plusieurs voulurent se faire un asile sur des arbres élevés ; mais ils ne purent échapper aux flèches des nôtres, et atteints de leurs traits, ils étaient précipités, et tombaient comme de vastes ruines. Tous ceux que la fuite ne mettait pas à couvert succombaient, morts ou mourants, sous les traits ou le glaive des Chrétiens, qui les abattaient comme des troupeaux sans défense. Le comte de Saint-Gilles qui avait occupé le rivage sablonneux de la mer, ayant lancé son corps d'armée contre les ennemis, les attaqua avec une impétuosité pareille à celle de la tempête, en sorte qu'un grand nombre d'entre eux, cherchant à fuir le fer qui les menaçait, s'enfoncèrent volontairement dans les abîmes de la mer. [8,3] CHAPITRE III. La victoire étant ainsi demeurée aux Chrétiens par la puissance de Dieu, le prince de l'armée de Babylone, que les hommes de son pays appellent émir dans leur langue, confus et ne pouvant assez s'étonner de la catastrophe qu'il venait d'éprouver, se répandit en plaintes amères. D'un côté il pensait aux troupes innombrables qu'il avait menées à sa suite, et à cette jeunesse brillante et joyeuse qui portait des armes remarquables par leur force et leur qualité: il calculait les richesses de ses compagnons d'armes, qui faisaient, pour ainsi dire, de leur armée une armée de chevaliers ; enfin il remarquait un fait propre à donner la plus grande sécurité aux esprits même les plus timides, savoir, que ses troupes avaient combattu dans leur propre pays, près des portes mêmes de leur ville, dans laquelle elles eussent du trouver un refuge assuré : d'un autre côté il voyait l'armée des Francs inférieure à la sienne sous tous les rapports, une jeunesse déjà abattue par une longue disette, de petites armes, des épées rouillées, des lances toute noircies entre les mains de chevaliers dénués de forces ; ceux qui paraissaient s'élever au dessus des autres, dévorés eux-mêmes d'une cruelle misère, n'ayant que des chevaux exténués de fatigue et rongés de maladie; pour tout dire en un mot, il ne pouvait comprendre que les plus pauvres des hommes, une troupe d'exilés eussent battu les innombrables armées de son pays, et que les hommes les plus vils eussent renversé la gloire de tout l'Orient. Une circonstance qui aida beaucoup à la victoire des nôtres fut que, lorsqu'on eut commencé à croire dans l'armée ennemie qu'il fallait prendre la fuite, l'émir qui commandait à Ascalon ayant vu le prince de Babylone tourner aussi le dos à nos Chrétiens, donna lui-même l'ordre d'empêcher les fuyards d'entrer dans sa ville, et de leur fermer les portes. Enfin ce qui avait mis le comble à l’étonnement des Gentils avait été de voir que les Francs n'eussent pas préféré combattre sous les murs même de Jérusalem, pour avoir derrière eux un point d'appui, et qu'ils se fussent avancés à leur rencontre presque à deux journées de marche. Tandis que les Francs rendaient à Dieu, comme il était juste, mille actions de grâces pour une si grande victoire, et s'en réjouissaient avec transport, le comte de Normandie, qui ne renonça jamais à son extrême munificence, même au milieu des misères de l'exil, acheta, pour vingt marcs d'argent, de l'homme qui l'avait enlevée, cette lance recouverte en argent dont j'ai déjà parlé, et qui était portée comme une espèce de bannière en avant du prince de Babylone ; après l'avoir achetée, le comte la remit à Arnoul, que l'on avait appelé patriarche, pour qu'elle fût déposée, en témoignage de cette grande victoire, auprès du sépulcre du Seigneur. Un autre, à ce qu'on assure, acheta pour soixante et dix byzantins l'épée qui avait appartenu à ce même prince. Une très grande flotte avait suivi la marche de l'armée égyptienne et abordé au port d'Ascalon, afin de pouvoir, lorsque les Francs auraient été vaincus et réduits en captivité, les acheter des vainqueurs et les transporter pour les vendre dans les royaumes les plus reculés de l'Orient. Mais lorsque les gens de cette flotte virent les Égyptiens s'enfuyant honteusement, ils mirent eux-mêmes à la voile sans le moindre délai, et partirent pour retourner par mer dans les pays de l'intérieur. Après avoir fait une horrible boucherie des Sarrasins, et plus particulièrement des Éthiopiens, les Francs revinrent sur leurs pas, pénétrèrent dans les tentes solitaires de leurs ennemis, et y enlevèrent des dépouilles d'une valeur inappréciable. Ils y trouvèrent d'immenses trésors en or et en argent, richesses de la noblesse d'Assyrie, des effets précieux et de toute espèce, toutes sortes d'animaux, et des amas d'armes de divers genres : tout ce qui pouvait être de quelque utilité fut conservé, et le reste livré aux flammes. Puis triomphants, se livrant à des transports de joie inexprimables, les Chrétiens retournèrent à Jérusalem, versèrent d'abondantes larmes, et rendirent d'infinies actions de grâces à Dieu, en souvenir de la passion et de la mort du Seigneur. Cet heureux événement, don du Ciel, répandit une si grande abondance parmi les Francs, que ceux-là même qui, dès le principe, avaient entrepris cette expédition, complètement pauvres et dénués de provisions pour le voyage, revinrent dès lors avec une grande quantité d'or et d'argent, et un grand nombre de chevaux et de mulets. Cette brillante victoire fut remportée le 13 d'août. [8,4] CHAPITRE IV. Comme dès le commencement de cet ouvrage, nous avons cité quelques passages des Écritures qui nous ont paru parfaitement applicables aux grandes affaires de notre temps, voyons maintenant si nous ne pourrions pas trouver dans le prophète Zacharie quelque chose qui se rapporte exactement au siège de Jérusalem. On lit dans ce prophète : Voici ce que dit le Seigneur, qui a étendu le ciel, qui a fondé la terre et qui forme dans l'homme l'esprit de l'homme. Il étend le ciel celui qui agrandit l'Église, et comme, selon le langage d'Isaïe, il a fait venir sa semence de l'Orient par la main des Apôtres, de même il la fait venir de l'Occident par de nouveaux enfants. Il fonde la terre, lorsqu'il permet que les Gentils s'endurcissent jusqu'au fond du cœur dans leur perfidie ; il forme dans l'homme l'esprit de l'homme, lorsqu'il forme l'esprit de chaque fidèle par la raison qu'il met en lui. Voici, je vais rendre Jérusalem comme une coupe d'assoupissement pour tous les peuples d'alentour. La coupe est élevée au dessus de la porte; par la porte on entre dans la maison : si cette porte est à nos yeux la foi en notre Seigneur Jésus, par laquelle on arrive jusques au Père, nous serons ainsi fondés, d'après les explications qui précèdent, à considérer cette coupe comme l'Église de Jérusalem, d'où sont sorties la loi et la parole du Seigneur, auprès de laquelle Paul retourna au bout de quatorze ans, pour conférer sur l'Evangile avec Pierre et les autres Apôtres, afin de n'avoir pas vainement parcouru, ou de ne pas vainement parcourir le monde. De plus, cette coupe est la coupe d'assoupissement pour tous les peuples d'alentour; car il est certain que toutes les nations qui ont résidé tout autour ont été dégoûtées de suivre les traces de notre croyance, et en ont eu l’aversion comme d'une chose qui donne des nausées. Juda sera du siège qu'on fera contre Jérusalem; non seulement, dit le prophète, Jérusalem sera en horreur aux étrangers, mais Juda même, c'est-à-dire, le peuple fidèle, le véritable confesseur de celle qui est foulée par les Gentils, l'assiégera. En ce temps-là, je ferai que Jérusalem sera pour tous les peuples comme une pierre très pesante. S'il est permis ici de prendre la partie pour le tout, selon le langage habituel des Ecritures, Jérusalem est devenue pour tous comme une pierre très pesante, lorsque tout récemment elle a imposé à toutes les nations qui s'appellent chrétiennes le fardeau du plus rude travail pour assurer sa délivrance. Tous ceux qui entreprendront de la lever, seront meurtris et déchirés, et toutes les nations de la terre s'assembleront contre elle. Quels sont ceux qui entreprendront de la lever, si ce n'est ceux qui, lorsque les temps des nations sont accomplis, cherchent à la soulager de ses foulures? Jérusalem, a dit le Seigneur, sera foulée par les nations, jusqu'à ce que les temps des nations soient accomplis. Ceux-là seront meurtris et déchirés, car on ne saurait en aucune façon dire ni même imaginer de combien de misères de faim et de soif, de combien de fatigues, de blessures et de douleurs ils ont été atteints en faisant ce siège, et pour parler le langage d'Ezéchiel, toutes les têtes ont perdu leurs cheveux, toutes les épaules ont été écorchées : ce qui ne peut s'entendre pour eux que de la nécessité où ils étaient sans cesse de rouler des machines de guerre ou de transporter des fardeaux. Mais lorsque Jérusalem aura été soulagée, toutes les nations de la terre s'assembleront contre elle. Ici, nous ne trouvons plus même le voile de l'allégorie, et le prophète présente aux yeux ce que l'histoire toute récente nous a montré. Quel est en effet le royaume d'Orient d'où il ne soit pas venu des hommes pour faire cette guerre? J'avais omis plus haut de faire remarquer qu'ils avaient traîné à leur suite toutes les machines nécessaires pour faire le siège de la ville : en outre, et sans parler de leurs hommes de guerre, ils avaient également amené des marchands pour acheter les Francs ; car ils se promettaient la victoire de leur immense multitude, plus grande encore peut-être que Corbaran lui-même ne le savait. En ce jour, dit le Seigneur, je frapperai d'étourdissement tous les chevaux et de frénésie ceux qui les montent. Si l’on doit entendre par le cheval toute dignité temporelle, celui qui monte le cheval est sans aucun doute encore plus élevé en dignité. Toute dignité est frappée d'étourdissement, car tout ce qui exerce le commandement, tout ce qui possède l'autorité demeure comme hébété et perd son audace en présence de cette nouvelle milice de Dieu ; tout prince est atteint de frénésie, car il se trouve dépourvu de sagesse; et quiconque éprouve la force de l'armée du Seigneur ne sait plus de quel côté se tourner, et se sent privé de toute sa vigueur. Et j'aurai les yeux ouverts sur la maison de Juda, et je frapperai d'aveuglement les chevaux de tous les peuples. Si Juda est celui qui confesse, à plus forte raison j'appellerai confesseurs ceux qu'on n'a jamais vus se détourner de la foi dès l'origine de leur croyance, les Français par exemple, sur qui porta tout le poids de cette expédition. Dieu a les yeux ouverts sur eux, en leur donnant, par les effets même, les témoignages de sa bonté particulière. Il frappe d'aveuglement les chevaux des peuples, en punissant l'orgueil des Gentils, et en les poursuivant de sa réprobation. Dans les pages sacrées, le cheval sert très souvent à désigner l'orgueil. Quel plus grand aveuglement en effet que de faire la guerre aux enfants de Dieu, sans aucun égard pour Dieu? Quelle plus grande réprobation que de ne pas reconnaître Dieu, de s'enorgueillir de sa propre ignorance, et de prendre les armes contre les fidèles ? Mais pourquoi rechercher le voile de l'allégorie, à travers les replis du langage, lorsque la vérité historique nous empêche de nous égarer dans des opinions diverses? N'ai-je pas dit déjà que les ennemis étaient frappés d'aveuglement et demeuraient saisis de stupeur devant les glaives suspendus sur leurs têtes? Et certes, il serait étonnant que le cheval eût pu y voir pour se conduire, lorsque celui qui le montait était évidemment atteint de frénésie. Alors les chefs de Juda diront dans leur cœur que les habitants de Jérusalem cherchent leur force dans le Seigneur des armées, qui est leur Dieu. Qui appellerai-je les chefs de Juda, sinon les princes fidèles de cette armée? Ceux-ci font des vœux pour que les habitants de Jérusalem soient fortifiés, lorsqu'ils désirent, de toute l'ardeur de leurs pensées, que la Cité sainte soit relevée par la force de la milice chrétienne, afin que par elle le christianisme se propage, que la mémoire du Seigneur soit honorée, et que les Gentils soient écrasés de tous côtés. On dit en outre que la force de ces hommes sera dans le Seigneur des armées; ce qui se voit aujourd'hui, lorsqu'une poignée infiniment faible d'hommes en vient aux mains avec tous les royaumes païens, entreprise dont on n'a pu attendre le succès que de la puissance de celui qui domine toutes les puissances du ciel. Aussi ajoute-t-on, avec juste raison, qui est leur Dieu, afin qu'ils ne pensent pas pouvoir s'appuyer sur un Dieu quelconque, mais sur leur Dieu, sur le Dieu des Chrétiens. En ce jour je rendrai les chefs de Juda comme un tison de feu qu'on met sous le bois, comme un flambeau allumé au milieu de la paille ; et ils dévoreront à droite et à gauche tous les peuples qui les environnent. En ce jour, dis-je, de foi ou de prospérité divine, ces chefs, qui gouverneront le peuple Chrétien, soit à l'extérieur par les armes, soit à l'intérieur par la doctrine spirituelle, seront le tison : embrasés de l'amour divin, c'est-à-dire d'un amour intérieur, ils brûleront le bois des pécheurs en détruisant les Gentils; et quant aux combats extérieurs, ils consumeront tous les réprouvés comme de la paille. Car nous savons, à n'en pouvoir douter, que Dieu n'a point entrepris ces choses pour la délivrance d'une seule ville, mais qu'il a jeté en tous sens des semences qui produiront beaucoup de fruits contre les fureurs de l'Antéchrist à venir :Ils dévorent à droite et à gauche tous les peuples qui les environnent, lorsque d'une part ils ramènent dans le sein de l'Église Chrétienne ceux que la droite du Seigneur a marqués de son approbation, et que d'autre part ils frappent et détruisent, par une légitime vengeance, les réprouvés qui, comme l'on sait, sont placés à la gauche. Et Jérusalem sera encore habitée dans le même lieu où elle était d'abord ; Si Jérusalem est l'église, le lieu où elle habite est la foi dans le Christ. Ainsi donc Jérusalem habite dans Jérusalem, lorsque cette cité terrestre est restaurée, pour aspirer avec passion à jouir du spectacle de la paix du Ciel: et elle a une habitation, parce qu'elle est immuablement attachés au Christ. Et le Seigneur sauvera les tentes de Juda, comme il a fait au commencement, afin que la maison de David et les habitants de Jérusalem ne s'élèvent point dans leur gloire contre Juda. Le Seigneur sauve les tentes de Juda comme il a fait au commencement; car lui-même, après avoir fait des choses merveilleuses avec nos pères, est aussi glorifié de notre temps, tellement que les modernes, au milieu de leurs misères et de leurs calamités, paraissent avoir fait des choses bien plus grandes que n'en ont jamais accompli ces Juifs de l'antiquité, avec leurs femmes et leurs enfants, marchant l'estomac toujours bien rempli, sous la conduite des anges qui leur apparaissaient, et au milieu de miracles sans cesse renouvelés. Ceux-ci donc, je puis avec plus de vérité les dire sauvés, parce que le Seigneur accueille réellement comme ses enfants ceux qu'il laisse périr quant au corps et qu'il châtie au temporel, afin, dit-il, que la maison de David ne s'élève pas dans sa gloire, c'est-à-dire, afin que les anciens qui se sont illustrés par leurs victoires dans les combats, cessent de s'enorgueillir, en réfléchissant que les modernes ont fait de plus grandes choses. Les habitants de Jérusalem s'élèvent aussi dans leur gloire contre Juda, lorsque l'on oppose aux modernes l'éclat de ceux qui ont régné dans ces mêmes lieux et y ont fait quelques actions brillantes. Par la désignation de David, qui fut le plus puissant, le prophète exprime tout ce qui peut les enorgueillir le plus, comme s'il disait : Quoique David ait été le plus illustre par ses armes, quoique chacun des rois ses successeurs ait obtenu quelque gloire, on ne trouve rien en eux par où ils puissent être comparés aux autres. Nous disons en outre que le mot habiter veut dire dominer; et en effet nous le trouvons fréquemment employé en ce sens, comme provenant du mot "habeo, habes", j'ai, je possède. Enfin on dit que David s'élève dans sa gloire contre Juda, et l’on parle de la gloire des habitants de Jérusalem, parce qu'eux-mêmes sont un sujet de s'enorgueillir à ceux qui veulent rabaisser les actions des nôtres. Toujours le Seigneur protégera les habitants de Jérusalem. Et aujourd'hui donc ne les protège-t-il pas aussi ceux qu'il défend, troupe infiniment faible, au centre même de l'innombrable multitude des Gentils? Tous les jours ils provoquent les nations voisines par leurs armes audacieuses, et ces nations bien loin qu'elles osent les attaquer, ont assez à faire de se défendre de leurs incursions. Et alors celui d'entre eux qui était faible deviendra fort comme David, et ceux de la maison de David paraîtront à leur tête comme des anges, comme les envoyés du Seigneur. Il n'est pas une faute grave de la maison de David dont on ne trouve la punition indiquée dans ce passage. Ainsi donc, quiconque parmi les nôtres a été faible devient comme David, car Dieu même n'a laissé impunies ni les débauches, ni les passions orgueilleuses auxquelles ils se sont livrés pendant le cours de leur voyage, ainsi que le prouvent les faits que nous avons rapportés plus haut; et bientôt, au milieu même des progrès du péché, il leur a envoyé les maux qu'ils avaient le mieux mérites, la famine ou d'autres souffrances de toute sorte. C'est par là que la maison de David est devenue comme celle de Dieu, parce que le sentiment des châtiments divins ramène à celui de la grâce spirituelle; car ceux que Dieu frappe de ses verges paternelles, comme il frappa jadis David, il ne les rejette point tout à coup de ses embrassements et ne leur retire point ses inspirations. Il devient en outre en présence de Dieu comme un ange ; car lorsque l’homme se voit, par les verges qui le menacent de la part de Dieu, privé de ses affections, il s'applique à aimer Dieu avec plus d'ardeur, et, sachant qu'il est châtié comme un fils, il aime comme un ange. La présence de Dieu signifie le pieux mouvement de l'homme intérieur. Et en ce temps-là, je prendrai soin d'exterminer toutes les nations qui viendront contre Jérusalem. Nous avons coutume de chercher les choses que nous n'avons pas sous les yeux. Mais pour Dieu, qu'est-ce que chercher, prendre soin, si ce n'est arrêter, selon les décrets de la prévoyance éternelle, les choses qui sont à faire ? Dieu donc prend soin d'exterminer toutes les nations qui viennent contre Jérusalem, et il en prend soin en ce temps-là, parce que dans la pénétration de ses jugements, il prévoit et dispose que ceux qui agiront contre la foi, il les frappera d'une damnation éternelle, ou les affaiblira en raison de leur propre fragilité. Aussi le roi prophète a-t-il dit: Vous réduirez en pièces, comme un vase d'argile, ceux que vous aurez gouvernés avec un sceptre de fer. Mais Dieu fait cela par une inspiration intérieure, qui est exprimée par ces mots : En ce temps-là; et cette inspiration ne saurait être décrite par aucun raisonnement. Et je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem l'esprit de grâce et de prière. J'ai dit que les habitants de Jérusalem étaient la maison de David. Quoique Dieu leur ait donné et leur donne encore de fréquentes victoires, en même temps cependant il les a domptés et les dompte encore par de fréquentes infortunes; et ne permettant pas qu'ils se livrent au désespoir par une succession continuelle de maux, ni qu'ils s'enorgueillissent par une abondance extrême de biens, dans ses bienfaisantes dispensations, il répand nécessairement sur eux l'esprit de grâce et de prière, afin que, voyant qu'aucune prospérité (l’écueil même des plus parfaits) ne leur sourit sans qu'une adversité ne vienne bientôt à la suite, leur esprit, toujours craintif et agité de sollicitude, soit amené par là à s'élever, dans ses tribulations, vers celui qui est leur appui et leur recours dans toutes les conjonctures. Mais enfin, mettant de côté tout mystère, peut-on penser que cette Jérusalem matérielle ne soit bien souvent en proie aux incertitudes et à la crainte, lorsqu'elle se voit, selon les paroles d'Ezéchiel, établie au milieu des nations et environnée de leurs terres , et qu'elle considère la petitesse de sa ville, au milieu de l'infinie multitude des peuples qui l'entourent? Croit-on qu'ayant sans cesse à redouter les irruptions des nations barbares, s'ils ne sont misérablement insensés, ceux à qui ne manquent jamais des sujets de prière et de sainte affection, soient jamais dépourvus de la grâce qui inspire la crainte et l'amour de Dieu? C'est par l'aiguillon de l'adversité que le Tout-puissant a coutume de solliciter les siens à se souvenir de lui, il embrase les âmes par les séductions de la chair, afin que, redoutant toujours le péril, elles soient toujours prèles à invoquer le secours de Dieu par les vœux et les prières [8,5] CHAPITRE V. Nous l'avons dit, non pas une fois, mais bien souvent, et nous ne craignons pas de le répéter : jamais, dans aucun siècle, aucune nation n'a fait de telles choses. Que si l'on m'objecte les enfants d'Israël, et les miracles que le Seigneur a faits pour eux, j'opposerai à ces exemples, comme un bien plus grand miracle, cette mer couverte de l'innombrable multitude des Gentils, et qui s'ouvre devant ceux-ci; je montrerai cette nuée, qui inspire la crainte divine, leur apparaissant, en plein jour, au milieu d'une colonne, et ce rayon d'espérance céleste guidant au milieu de la nuit ceux à qui le Christ, devenu leur appui, présentait sans cesse des modèles de force et de fermeté, ceux que la nourriture de la parole de Dieu fortifiait seule, comme une manne céleste, sans qu'ils pussent se fonder sur aucune espérance terrestre. Ceux-là prennent en dégoût la nourriture que le ciel même leur fournit ; sortis d'Egypte, ils la redemandent sans cesse du cœur et de la voix. Ceux-ci, ne jetant jamais leurs pensées en arrière, acceptent avec toute la vivacité de leur âme tout ce qui leur est envoyé de misères et de privations. Certes, les calamités endurées devant Antioche, et signalées par une famine presque continuelle, ne se sont pas passées sans offrir quelques scènes véritablement nobles. Au milieu de ce délimitent de tout genre, et tel que les hommes n’ont jamais supporté rien de plus affreux, pense-t-on qu'il n'y eût pas une extrême grandeur d'âme chez des hommes qui ne dédaignaient pas d'assister à des spectacles vraiment chrétiens et, sans aucun doute, parfaitement convenables aux temps et aux lieux où ils se trouvaient? Ceux qui s'y sont trouvés rapportent que, tandis que la ville était assiégée, tandis que, dans leurs fréquentes rencontres, assiégeants et assiégés se confondaient pêle-mêle, il arrivait très souvent que, les hommes se retirant des deux côtés, et mettant, par raison et par sagesse, un frein à leur impétuosité, on voyait des bataillons d'enfants s'avancer, les uns venant de la ville, les autres sortant du milieu des nôtres et du camp de leurs parents, puis s'attaquer et se combattre de la même manière, également dignes de fixer l'attention de tous. Car, ainsi que nous l'avons dit au commencement de cette histoire, lorsque la nouvelle de l'expédition de Jérusalem se fut répandue dans toutes les contrées de l'Occident, les pères entreprirent ce voyage, emmenant avec eux leurs fils encore enfants, Il en résulta que, lors même que les parents de quelques-uns d'entre eux furent morts, les enfants cependant poursuivirent la route, s'accoutumèrent aux fatigues, et en ce qui touche les misères et les privations de tout genre qu'il y avait à supporter, ne se montrèrent nullement inférieurs aux hommes faits. Ces enfants donc, ayant formé un bataillon, s'étaient donné des princes choisis parmi eux; l’un avait pris le nom de Hugues-le-Grand, l'autre de Boémond, celui-ci du comte de Flandre, celui-là du comte de Normandie, représentant ainsi ces illustres personnages et d'autres encore. Toutes les fois que ces jeunes princes voyaient quelques-uns de leurs sujets manquer de vivres ou d'autres choses, ils allaient trouver les princes que nous avons nommés, pour leur demander des vivres, et ceux-ci leur en donnaient avec abondance, afin de les soutenir honorablement dans leur faiblesse. Cette jeune et singulière milice allait très souvent harceler les enfants de la ville, chacun d'eux armé de longs roseaux au lieu de lances, chacun ayant tressé pour son usage un bouclier en osier, chacun portant, selon ses forces, de petits arcs et des traits. Ces enfants donc, ainsi que ceux de la ville, tandis que leurs parents les regardaient des deux côtes, s'avançaient et se rencontraient au milieu de la plaine ; les habitants de la ville se portaient sur les remparts, et les nôtres sortaient de leurs tentes pour assister au combat. On les voyait alors s'exciter réciproquement, s'élancer en poussant des cris, et se porter des coups souvent sanglants, sans que cependant il y eût jamais aucun danger de mort. Souvent aussi ces préludes animaient le courage des hommes murs, et provoquaient de nouveaux combats. En voyant l'ardeur impuissante qui animait tous ces membres délicats et ces faibles bras qui agitaient joyeusement des armes de toute espèce, et après s'être affligés de part et d'autre des blessures reçues ou portées, d'ordinaire les spectateurs plus âgés s'avançaient pour renvoyer les enfants du milieu de la plaine, et engageaient entre eux un nouveau combat. Ainsi il était rare qu'on vît l'armée du Seigneur en repos, les uns s'instruisant pour les combats, et les autres s'y exerçant tous les jours. Il y avait en outre dans l'armée une autre espèce d'hommes, qui marchaient toujours pieds nus, ne portaient point d'armes, n'avaient pas la permission d'avoir le moindre argent, et qui, dégoûtants de dénuement et d'indigence, marchaient en avant de tous les autres, et se nourrissaient de racines, d'herbes et des plus grossiers produits de la terre. Un homme, originaire de Normandie, qui n'était point, à ce qu'on dit, d'une naissance obscure, et qui cependant était devenu de chevalier homme de pied, et ne possédait point de seigneurie, ayant vu ces hommes errants de tous côtés en vagabonds, déposa ses armes et les vêtements qu'il portait d'ordinaire, et voulut se faire leur roi. Il commença par prendre un nom de la langue barbare du pays, et se fit appeler le Roi des Thafurs; on appelle Thafurs parmi les Gentils ceux que nous pourrions appeler, pour parler littérairement, des Trudennes, c'est-à-dire des hommes qui poussent (trudunt) ou traversent légèrement une vie vagabonde. Cet homme était dans l’usage, aussitôt que la population qui marchait sous ses ordres arrivait au passage de quelque pont, ou à l'entrée d'un étroit défilé, d'aller en occuper les avenues, et après avoir fouillé sévèrement ses hommes un par un, s'il arrivait que l'un d'entre eux eut seulement sur lui la valeur de deux sous, il le renvoyait sur-le-champ de sa troupe, lui ordonnait d'acheter des armes, et le forçait de s'aller réunir au corps des hommes armés. Ceux au contraire en qui il reconnaissait le goût de cette pauvreté habituelle, et qu'il voyait n'avoir point mis d'argent en réserve ou n'en avoir point recherché, il les attirait spécialement à lui, pour les incorporer à sa troupe. On serait peut-être disposé à croire que ces gens-là étaient nuisibles à l'intérêt général, et que lorsque les autres auraient pu avoir du superflu, ceux-ci l'absorbaient sans aucune espèce d'avantage. Mais on ne saurait dire à quel point ils se rendaient utiles pour transporter les vivres, pour lever les tributs, pour lancer des pierres durant les sièges, pour porter des fardeaux, marchant toujours en avant des ânes et des bêtes de somme, enfin pour renverser les batistes et les machines des ennemis, à force de les attaquer à coups de pierres. En outre, lorsqu'on eut trouvé quelques morceaux de chair humaine enlevés sur les cadavres des païens devant Marrah et en d'autres lieux, au moment où l'on était en proie à une excessive famine (ce qui fut reconnu d'une manière positive avoir été fait en cachette par ces hommes, et cependant très rarement), cette horrible nouvelle étant parvenue chez les Gentils, le bruit se répandit parmi eux qu'il y avait dans l'armée des Francs des hommes qui se nourrissaient avec la plus grande avidité de la chair des Sarrasins. Et dans la suite ces mêmes hommes, pour répandre encore mieux cette opinion parmi les ennemis, et pour leur inspirer plus de terreur, s'emparèrent un jour du corps tout entier d'un Turc, le mirent, à ce qu'on dit, sur un feu qu'ils avaient préparé à cet effet, et le firent rôtir à la vue de tout le monde, comme une viande bonne à manger. Les Turcs ayant appris ce fait, et croyant à la réalité de ce qui n'était cependant qu'une feinte, en vinrent dès ce moment à redouter les étranges procédés des Thafurs beaucoup plus que toutes les violences d'aucun de nos princes. Selon l'opinion des Gentils de l'antiquité, les Turcs ressentent une aussi vive douleur pour un cadavre qui demeure sans sépulture, qu'aucun Chrétien en peut éprouver à la pensée d'une âme frappée de damnation. Aussi, et pour exciter leur fureur de la manière la plus poignante, l'évêque du Puy ordonna-t-il par un édit qu'il fit publier dans toute l’armée, durant le siège d'Antioche, de donner une récompense de douze deniers, immédiatement payés, à quiconque apporterait une tête de Turc; et lorsque le prélat avait ainsi reçu quelques têtes, il prescrivait de les planter au bout de perches très longues devant les murailles de la ville, et sous les yeux mêmes des ennemis; ce qui leur faisait toujours le plus violent chagrin, et les glaçait d'épouvante. Ce même évêque fit encore en ce lieu, et d'accord avec le conseil de nos princes, une chose que je ne dois pas passer sous silence. Tandis que les assiégés commençaient à s'apercevoir que nous soutirions de la disette des vivres, l'évêque voulut que de leur côté les nôtres attelassent des bœufs à des charrues, et se missent à labourer et à semer les champs, sous les yeux même des habitants, pour leur donner à entendre qu'aucun motif ne pourrait porter les assiégeants à renoncer à leur entreprise, puisqu'ils s'occupaient déjà à s'assurer des récoltes pour l’année suivante. Telles sont les choses merveilleuses qui furent faites dans le cours de cette expédition, et tant d'autres encore qu'il serait, je crois, impossible à qui que ce soit d'en rassembler tous les détails; et comme on n'a jamais entendu dire dans aucun siècle qu'aucune nation soit sortie de son pays sans roi ni prince, que grands et petits aient su se soumettre à porter le même joug, sous l'autorité seule de Dieu, en sorte que le serviteur n'appartenait point au seigneur, et que le seigneur ne prenait sur le serviteur que les droits de confraternité; comme, dis-je, on ne peut trouver dans le passé aucun exemple semblable, de même je ne crois pas qu'on en rencontre jamais de pareil dans la postérité. Et ce qui autorise à établir cette opinion, c'est que, même après la prise de Jérusalem, nous avons vu un aussi grand mouvement parmi les nations chrétiennes, et autant de personnes d'une pareille illustration, autant d'escadrons de chevaliers portant des noms recommandables, autant de bandes innombrables de gens de pied partir de la même manière, marchant sur les traces de ceux qui les avaient précédés, et leur avaient ouvert les voies; en sorte que nous pouvons affirmer sans hésitation que cette seconde expédition ne fut point inférieure à la première, ni par les richesses, ni par le nombre de ceux qui y prirent part. Qui pourrait dire, en effet, combien fut grande, à l'époque où le comte Etienne, dont j’ai déjà parlé, et le frère du roi Philippe, Hugues-le-Grand, entreprirent leur second voyage au sépulcre du Seigneur; combien fut grande, dis-je, l’affluence des hommes de la classe moyenne et de la classe inférieure, partis seulement des diverses régions de la France, sans parler même d'autre pays? Si je me tais sur le duc de Bourgogne, que dirai-je du comte de Poitou, qui indépendamment des nombreux chevaliers qu’il avait résolu d'emmener avec lui, rassembla aussi des essaims de jeunes filles? Tandis que la renommée de sa grandeur retentissait de tous côtés, il arriva à Constantinople, et eut une conférence avec le plus perfide de tous les hommes, le tyran Alexis. Ce traître méchant annonça son arrivée aux Turcs, par les lettres qu'il leur écrivit, avant que le comte eût quitté la ville royale: Voici, leur manda-t-il, les brebis les plus grasses du pays de France s'avancent vers vous, conduites par un pasteur doué de peu de sagesse. Que dirai-je de plus? Le comte avait dépassé les limites de l'Empire de ce prince despotique ; tout à coup une armée de Turcs se présenta devant lui, et comme dans sa marche il n'avait pas encore rassemblé et mis ses forces en bon ordre, elle les dispersa, les pilla et remporta la victoire. Dans cette rencontre, Hugues-le-Grand fut blessé d'une flèche au genou ; il languit quelque temps, succomba enfin, et trouva un sépulcre à Tarse de Cilicie. Ces événements eurent lieu, dit-on, dans la province appelée Satyrie. [8,6] CHAPITRE VI. Cependant le comte Etienne était parti avec quelques évêques de notre royaume, parmi lesquels étaient Hugues de Soissons, et Guillaume de Paris, hommes d'un caractère et d'une naissance illustres, qui, dans la fleur de l'Age, gouvernaient leurs diocèses avec une sagesse éclatante, et Enguerrand de Laon, distingué par sa beauté et son éloquence ; et plut à Dieu qu'il l'eût été autant par ses sentiments religieux! Le comte entra dans les murs de Constantinople avec une brillante suite d'hommes de tous les rangs; l'empereur les appela auprès de lui et combla de ses dons les principaux d'entre eux, ils le consultèrent pour savoir s'ils devaient suivre les traces de la première armée, ou prendre un autre chemin; et l'empereur leur répondit avec véracité qu'ils n'avaient pas une assez forte cavalerie pour s'engager dans une route autre que celle qu'avaient suivie leurs devanciers. Mais eux, espérant faire des choses nouvelles et se distinguer plus que les précédentes expéditions, déclarèrent qu'ils traverseraient d'autres contrées et demandèrent en même temps à l'empereur de donner des ordres, afin qu'ils pussent obtenir la faculté de commercer sans obstacle dans tout l'empire Grec. Il le leur promit, et, voyant que par cette entreprise hasardeuse ils conspiraient eux-mêmes leur propre ruine, il consentit avec joie à l’aveu dont il prévoyait très bien les résultats. Etant donc entrés dans la Paphlagonie, province très peu connue, je ne dis pas seulement des pèlerins, mais qu'on ne trouve même que très rarement désignée dans les Écritures, ils se laissèrent persuader de s'engager dans je ne sais quels déserts; l'empereur les avait invités à ne transporter de vivres qu'autant qu'ils en auraient besoin pour quarante jours et les avait dissuadés d'en prendre davantage, en leur promettant, dans sa magnificence, de pourvoir à leurs intérêts, sur toute l'étendue de son territoire. Ils allèrent donc en avant, et s'étant engagés de plus en plus dans ces profondes solitudes, le peuple, qui s'était avancé imprudemment sans avoir de provisions, se confiant aux promesses qu'il avait reçues, se trouva bientôt livré à une famine qui allait croissant de jour en jour ; on voyait les hommes enfler et mourir, et l'armée était en outre désolée de la puanteur des cadavres qui jonchaient la terre de tous côtés. Quelquefois aussi, lorsque les chefs châtiaient ceux de cette multitude affamée qui demeuraient en arrière, pour les forcer à suivre la marche plus rapide de la cavalerie et à ne pas s'exposer à être attaqués subitement par les Turcs, on les voyait, au milieu des tourments qu'ils enduraient, faire des vœux et adresser des prières au Ciel pour que ceux-ci vinssent les attaquer. Ils étaient sur le point d'atteindre aux frontières de l'Arménie, les hommes entièrement épuisés, les animaux mourant de faim, lorsque tout à coup les Turcs s'élancèrent sur eux par milliers : les Français, qui ce jour-là formaient l'avant-garde de l'armée, quoique très fatigués, n'eurent pas de peine à déjouer les efforts de l'ennemi. Mais le lendemain, les Turcs voyant que les Français avaient quitté la première ligne et étaient, ô douleur! remplacés par les Lombards, les Liguriens et les Italiens, s'élancèrent en ennemis acharnés, prenant avantage de la lâcheté des hommes de l'avant-garde. Ceux-ci, qui marchaient donc les premiers et portaient les étendards, tournèrent le dos honteusement, et toute l'armée se trouva ainsi livrée, bien moins encore au malheur d'une déroute (car la famine l'avait trop exténuée pour qu'elle pût fuir) qu'aux plus déplorables scènes de carnage : ceux qui fuyaient ne retournaient point au lieu d'où ils étaient partis, on ne cherchait point à se rallier pour fuir du moins par bandes nombreuses, chacun dirigeait sa marche où l'emportaient ses esprits égarés et comme pour aller chercher une mort inévitable. Ils furent ainsi poursuivis et massacrés sans relâche, presque pendant huit jours de suite. Il y avait dans l'armée un certain archevêque de Milan, qui avait emporté avec lui une chape du bienheureux Ambroise, toute blanche et resplendissante (je ne sais s'il avait encore d'autres chefs), et tellement ornée de dorures et de pierreries d'une grande valeur, qu'en aucun autre lieu de la terre on n'eût pu en trouver de semblable. Les Turcs s'en emparèrent et l’emportèrent, et Dieu punit ainsi la folie de ce prélat étourdi, qui avait porté dans le pays des Barbares un objet aussi sacré. Il y eut en cette occasion un si grand carnage de Chrétiens des deux sexes, on leur enleva tant de richesses, tant d'or et d'argent et de vêtements précieux, que cette seule victoire suffit pour indemniser les Turcs de toutes les pertes qu'ils avaient subies par le fait de la première expédition. Celle-ci était forte de deux cent miille individus Chrétiens, et même plus, au dire de quelques personnes, et il ne s'en sauva que sept mille tout au plus. Le comte Etienne, et plusieurs des hommes puissants, parmi lesquels étaient Harpin, homme magnifique, de la ville de Bourges, et le comte Etienne d'au-delà de la Saône, arrivèrent enfin à Jérusalem. Lorsqu'ils y furent rendus, l'armée du roi de Babylone était devant Ramla, offrant la bataille à Baudouin, qui règne maintenant à Jérusalem. Harpin dont je viens de parler engagea le roi à éviter le combat, jusqu'à ce qu'il eût rassemblé toutes les forces dont il pourrait disposer, et le roi lui dit alors ; Si tu crains, fuis, et va-t'en à Bourges. — A ces mots il engagea imprudemment la bataille, perdit toutes ses troupes, fut rejeté dans la ville de Ramla et s'échappa seul. Beaucoup de Chrétiens furent emmenés en captivité, et nous ignorons encore en ce moment quelle fut la fin de beaucoup d'autres. Harpin fut fait prisonnier; puis, ayant recouvré sa liberté, il retourna en France et se fit moine. On ne sait encore rien de positif au sujet du comte Etienne de Chartres; mais l’on croit qu'il fut tué, sans en avoir cependant de preuve certaine. Renfermé dans une des tours de la ville de Ramla avec un nombre infini de Chrétiens, il y fut pris, et nous n'avons pu découvrir jusqu'à ce jour s'il fut emmené en captivité ou frappé de mort : toutefois nous sommes plus portés à adopter cette dernière supposition, attendu qu'il n'a jamais reparu depuis cette époque. Les Turcs ont coutume, à la suite d'une victoire, d'enlever les têtes des cadavres de leurs ennemis, et de les transporter en triomphe; et, dans ce cas, il est extrêmement difficile de reconnaître des corps ainsi tronqués. On est demeuré jusqu’à présent dans la même incertitude, au sujet de quelques autres hommes très illustres. Cependant le roi qui, comme je l'ai dit, s'était seul échappé, était pleuré par tous les siens, en raison des graves périls qui les menaçaient; et, de plus, les païens proclamaient avec une joie moqueuse la nouvelle de sa mort : lui cependant, traversant d'affreuses montagnes, connues de bien peu d'individus, arriva deux jours après, si je ne me trompe, à Jérusalem, où l'on s'attendait déjà aux plus grands périls et où l’on se livrait à une douleur bien légitime. Il rassembla très promptement tout ce qu'il put convoquer de chevaliers et l'élite des hommes de pied, et le Seigneur se montrant plus clément, le roi se disposa à faire de nouveau la guerre aux Gentils, triomphants en ce moment, mais seulement pour quelques instants. Tandis que ceux-ci le croyaient réellement mort, il reparut aussitôt à la tête de ses nouvelles troupes, combattit avec plus de vigueur qu'il n'avait fait auparavant, et, mettant ses ennemis en fuite, il leur inspira de nouveau une grande terreur, et en fit un affreux carnage. Mais comme, entraîné par mon sujet, je n'ai point encore parlé de la mort du roi Godefroi, frère de ce roi Baudouin, il est juste que je dise en peu de mots comment il finit et en quel lieu il fut enseveli. On rapporte qu'un prince d'une tribu de Gentils située dans le voisinage, lui ayant envoyé des présents infectés de poisons mortels, comme cela fut reconnu par la suite, Godefroi s'en servit imprudemment, ne se méfiant point de l'amitié de celui qui les lui avait envoyés, qu'il fut subitement saisi d'un mal qui le força à s'aliter, et qu'il en mourut bientôt après. Quelques personnes cependant rejettent cette opinion et disent que Godefroi mourut d'une mort naturelle. Il fut enseveli, en témoignage de l'éternelle rédemption qu'il avait méritée autant par sa foi que par la conduite de toute sa vie, auprès du lieu même de la passion du Seigneur, et obtint à bien juste titre un monument dans le lieu qu'il avait délivré et défendu des irruptions et des insultes des Gentils. Son admirable humilité, sa tempérance digne d'être offerte en exemple aux moines même, ajoutèrent un nouvel éclat à son règne, d'ailleurs si recommandable; car il ne voulut jamais porter la couronne royale dans la cité de Jérusalem, sur le motif que notre Seigneur Jésus-Christ, l'auteur du salut du genre humain, livré aux insultes de l'homme, n'y avait porté qu'une couronne d'épines. Après sa mort, les Chrétiens jugeant que son frère Baudouin ne lui serait nullement inférieur en tempérance et en habileté, le firent venir d'Edesse et le chargèrent de régner sur cette nouvelle et sainte colonie de Chrétiens, ils avaient reconnu et appris à chérir, dans le caractère de ces deux hommes, des qualités éclatantes, des vertus douces et exemples de toute espèce d'orgueil, un courage inébranlable, qui les élevait toujours au dessus des craintes de la mort, et les emportait même plus loin qu'il n'eut convenu peut-être à la majesté royale; enfin une générosité tout-à-fait magnifique et toujours supérieure à leur fortune. Un seul fait suffira à prouver combien Baudouin était toujours fidèle aux siens, et savait s'oublier lui-même. Dans une expédition qu'il avait entreprise contre les ennemis, il s'exposa à un si grand péril pour sauver un de ses hommes de pied, qu'il reçut lui-même une grave blessure, dont il faillit perdre la vie. [8,7] CHAPITRE VII. Une circonstance particulière servit surtout à empêcher cette innombrable multitude de peuples qui entouraient les Chrétiens de se lever contre leur faible troupe, en leur inspirant une violente terreur, dont aujourd'hui encore ils ne sont pas moins préoccupés. On sait que la science des astres, très peu connue et très peu cultivée chez les Occidentaux, est au contraire constamment étudiée chez les Orientaux, parmi lesquels elle a pris naissance, et qui en conservent les souvenirs avec un soin toujours croissant. Or, les Gentils affirment avoir eu des présages irrécusables, longtemps même avant le commencement de leurs malheurs, d'après lesquels ils doivent être subjugués par le peuple chrétien; mais leur art n'a jamais pu leur faire connaître précisément à quelle époque ces pronostics doivent être accomplis. Douze ans environ avant que nos seigneurs entreprissent leur expédition en Terre-Sainte, Robert l'ancien, comte de Flandre, dont nous avons déjà parlé dans le premier livre de cette histoire, se rendit à Jérusalem pour y faire ses prières, emportant beaucoup de richesses. Il y demeura quelques jours, afin de visiter les lieux saints, et ses largesses lui fournirent même les moyens d'apprendre un grand nombre des choses qui se passaient parmi les Gentils. Un jour, ainsi que je l'ai appris de ceux qui avaient accompagné le comte, presque tous les habitants de la ville se rendirent en foule au temple de Salomon, et après y avoir tenu une assemblée pendant la plus grande partie de cette journée, ils ne rentrèrent dans leurs maisons que le soir. Le comte était alors logé chez un homme d'un âge avancé, d'un esprit sage, d'une vie toute sainte, autant du moins qu'elle peut l'être parmi les Sarrasins, et que pour cela l'on appelait communément le serviteur de Dieu. Lorsqu'il fut rentré dans sa maison, le comte lui demanda pourquoi les Sarrasins étaient demeurés si longtemps dans le temple, et de quels objets on avait pu s'occuper dans une conférence et des discussions si longues? Le vieillard lui répondit : Nous avons vu, dans les mouvements divers des étoiles, des signes extraordinaires, dont nous avons recueilli, par des conjectures positives, l'assurance que des hommes de condition chrétienne viendront dans ce pays et nous subjugueront à la suite de nombreux combats et de fréquentes victoires. Mais nous sommes encore dans une complète incertitude, pour savoir si ces événements se réaliseront prochainement ou dans un a avenir éloigné. Toutefois ces apparitions célestes nous ont appris clairement que ces mêmes hommes, à qui il est donné par la volonté du Ciel de vaincre notre nation et de nous expulser des lieux de notre naissance, seront enfin vaincus par nous et chassés, par le droit de la guerre, des pays qu'ils auront usurpés sur nous. En relisant avec soin les oracles de notre foi épars dans un grand nombre de volumes, nous les avons trouvés parfaitement d'accord avec ces signes célestes, et ils nous ont attesté, en un langage tout-à-fait clair, ce que les étoiles étincelantes nous avaient annoncé par des signes plus obscurs. Les paroles que la mère de Corbaran adressa à son fils, ainsi que nous l'avons raconté plus haut, sont tout-à-fait en accord avec le discours que ce Gentil adressa au comte de Flandre; et pour nous, nous ne doutons point que les mêmes motifs qui poussaient la mère de Corbaran à détourner son fils de combattre les Chrétiens, n'aient influé sur ceux qui brillaient du désir de renverser Jérusalem, et ne les aient empêchés d'agir, en entreprenant de nouveaux combats, au mépris du décret fatal qui leur avait été annoncé. Si dans le principe nous les avons vus presser vivement les nôtres et leur livrer de fréquentes batailles, maintenant, au contraire, ils agissent contre eux d'autant plus faiblement, qu'ils sentent bien que ce n'est point eux, mais le Seigneur lui-même qui combat pour eux. S'il était par hasard quelqu'un qui regardât comme incompréhensible que l’on puisse être instruit des choses à venir par l'art de l'astrologie, nous lui ferions savoir, comme une preuve incontestable, que l'empereur Héraclius apprit par des procédés de ce genre qu'une race de circoncis s'élèverait contre l'empire romain, sans qu'il lui fût cependant possible de reconnaître par ce moyen que ce seraient non les Juifs, mais les Sarrasins qui se déclareraient contre lui. Voyez encore les Mages, qui ayant appris tout à coup, par la seule inspection d'une étoile, qu'un roi venait de naître, et que ce roi était Dieu même devenu homme, surent en outre en quels lieux il régnerait. Dans cette nouvelle expédition de Dieu contre les hommes du démon, on doit encore remarquer combien l'événement se rapporte en tous points à l'histoire de Gédéon. Tandis que cette multitude innombrable des nôtres est jugée à l'unanimité propre à l'accomplissement de cette entreprise, elle est éprouvée auprès des eaux, au milieu des voluptés et des délices qui l'entourent : ce qui veut dire que ceux qui auront préféré suivre Dieu ne seront point ébranlés par les tourments de la faim et de la soif, ni par la mort, sous quelque forme qu'elle se présente, et que ceux qui abandonneront Dieu après avoir abandonné leur corps, se livrant à tous leurs désirs déréglés (ce qui est désigné par les genoux mis en terre), se prosterneront et seront énervés. Ceux qui burent en prenant de l'eau dans la main et la portant à la bouche, sont ceux qui, comme Diogène, libres de tout désir de volupté, et uniquement occupés de servir Dieu, satisfaisaient aux besoins de la nature, sans s'arrêter à en choisir les moyens. Ceux qui furent éprouvés sous Gédéon étaient au nombre de trois cents; ce qui représente ceux des nôtres qui furent jugés dignes, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, de l’honneur de porter la croix, laquelle reproduit la figure de la lettre tau et l'indication du nombre de trois cents. Pourquoi, en effet, un grand nombre des nôtres se séparèrent-ils honteusement de la milice du Seigneur, si ce n'est parce qu'ils étaient constamment en proie à toutes sortes de privations, et parce que, selon ces paroles "sine carne et libero friget Venus", l'amour est glacé s'il manque de pain et de vin; tandis que leurs misérables corps succombaient à l'excès de leurs fatigues, ils n'avaient aucun moyen de se livrer à leurs passions déréglées; et quand même ils en auraient eu les moyens, ils n'en trouvaient du moins aucune occasion. Ceux donc qui sont trouvés dignes de l'épreuve, portent des trompettes dans leurs mains, parce qu'ils proclament par leurs œuvres la parole divine, dont les consolations les soulagent au milieu de tant de maux. Ils portent des cruches ; car, toujours prêts à combattre, ils s'abstiennent de toute souillure de la chair. Au milieu de ces cruches sont des lampes; car, dans les corps, vases d'argile, brillent des trésors de pieux sentiments, plus éclatants que toute lumière, Gédéon les divisa en trois bandes ; et parmi les nôtres le Christ donna la couronne à quelques-uns, lorsqu'ils répandirent leur propre sang; à d'autres il confia la garde de la sainte Cité, pour maintenir le culte de la terre de promission, et c'est par eux encore, quoiqu'ils soient en bien petit nombre, qu'il résiste aujourd'hui à tout l'empire d'Orient ; enfin il permit aux autres de retourner dans leur patrie pour rendre témoignage de cette grande victoire et afin qu'ils engageassent leurs frères à les imiter par un saint exil. Les cruches étant cassées, les lampes brillent, parce que lorsque les corps sont morts, les âmes embrasées de l'amour divin montent en droite ligne vers le Seigneur. Ensuite les ennemis frappés de terreur sont vaincus, parce qu'ils redoutent, non sans de justes motifs, ceux qui, rendus courageux par l'espoir de éternité, embrassent la mort avec plus d'ardeur que la vie; car, comme le dit l'apôtre: Les corps des animaux, dont le sang est porté dans le sanctuaire par le souverain sacrificateur, sont brûlés hors du camp. C'est aussi pour cela que le Seigneur a souffert hors de la porte. Les nôtres aussi sont allés à lui en sortant du camp, c'est-à-dire qu'ils ont renoncé aux désirs de la chair, en supportant la honte de la croix, et en se maintenant dans la mortification, au milieu des vices et de la concupiscence. [8,8] CHAPITRE VIII. Voici un seul exemple qui suffira à prouver tout ce qu'on peut recueillir de bons fruits d'une telle entreprise, si l'on y a apporté de bonnes intentions; nous avons cru devoir le rappeler ici, pour faire voir avec évidence combien ceux qui se sont confessés de leurs péchés en toute pureté et qui s'en sont repentis sincèrement ont pu tirer de profit de leurs vœux et de l'accomplissement de leur pèlerinage, puisqu'on y verra que les commencements seuls de la repentance et de la confession ont suffi pour produire un bon effet, et inspirer au diable une grande terreur. Un homme, de l’ordre des chevaliers, habitant des bords de la mer, avait perdu son frère dans un combat. Sa mort lui avait fait un tel chagrin qu'il séchait de douleur et se montrait inconsolable, car l'homme qui avait tué son frère était trop puissant pour que celui qui survivait pût conserver aucun espoir de venger jamais le défunt. Tandis qu'il était ainsi accablé d'une douleur intolérable, et que le cruel souvenir de son frère le poursuivait sans cesse, taudis que de jour en jour il était plus vivement frappé de l'amertume de cette perte irréparable, et que, sans trouver aucune consolation, son misérable cœur était incessamment préoccupé de l'image à laquelle il ne pouvait échapper ; enfin, tandis que la difficulté d'obtenir une vengeance centuplait encore ses douleurs, le diable, habile par une longue expérience, et qui, dans son activité si supérieure à celle de notre mortelle nature, va de tous côtés épiant les occasions et les prétextes, sourit en découvrant dans la tristesse de cet homme une circonstance favorable à ses vues. Un jour donc que celui-ci, dévoré du venin qui rongeait son cœur, poussant de profonds soupirs, et respirant à peine dans l'amertume de sa douleur, était monté sur son cheval et le conduisait au bord de l'eau pour le faire boire, il aperçut le démon établi de l'autre côté et sur la rive du fleuve. Il lui apparut sous la figure d'un homme qu'il avait coutume de voir très souvent, et qui avait les jambes torses. Cette fois il paraissait monté sur un cheval, portant un épervier sur sa main, et une tunique de couleur jaune, ainsi qu'il l'avait ordinairement. L'ayant vu de loin et se souvenant en même temps d'un homme dont il connaissait la faiblesse et les difformités, et qu'il croyait voir encore, le chevalier demeurait immobile, saisi d'une extrême surprise en remarquant un changement aussi inopiné, lorsque l'esprit méchant, rappelant son antique impudence, lui adressa le premier la parole: Je ne suis point celui que tu crois : sache que je suis un diable, envoyé pour te fournir des remèdes dans tes longues angoisses. Mon maître, qui daigne, dans ses compassions, porter secours à tous ceux qui sont dans la douleur, s'ils se donnent à lui, m'envoie auprès de toi, et si tu veux consentir aux choses que je le dirai, tu ne tarderas pas à éprouver du soulagement. Car, comme mon maître est fort généreux, et possède des richesses infinies à distribuer à ceux qui aspirent aux richesses, il se montre facile à leur accorder le secours de ses dons au-delà même de ce qu'on peut évaluer, il ne diffère point d'assister ceux qui sont dans le besoin, et les comble par delà leurs espérances. Quant à toi, qui déplores une vieille infortune avec une amertume d'esprit toujours nouvelle, si tu as a te plaindre de quelque chose, dis-le, et sache que, sans aucun doute, tu recevras encore beaucoup plus que tu n'oseras même demander. Si tu te plains de la mort de ton frère, tu verras accélérer le décret de la vengeance; si tu désires des biens quelconques, tu seras étonné de la promptitude avec laquelle tes vœux seront accomplis; aie donc une volonté, ordonne, et ta volonté sera exécutée. Cependant le chevalier regardait avec la plus grande attention cet être extraordinaire ; frappé d'une extrême stupeur, il considérait avec étonnement le diable qui lui parlait et autant le charme séduisant de ces promesses l'attirait, autant il était épouvanté de la méchanceté de celui qui les lui présentait. Le désir de les voir accomplir l'emporta enfin, et il déclara accepter ces offres avec reconnaissance : Toutefois, reprit le diable, si les doux fruits de mes promesses te séduisent si tu es invinciblement attiré par la bienveillance toute gratuite de mon maître qui m'envoie vers toi, lorsque tu auras éprouvé par les effets, tant en ce qui concerne la vengeance de ton frère que les succès de ta fortune, la vérité des choses que je t'ai annoncées, voici ce que mon maître exige de toi : Que tu lui rendes hommage, que tu lui transportes ta foi de Chrétien, que tu t'engages à t'attacher indissolublement à lui, que tu t'abstiennes constamment des choses qu'il t'aura interdites. Il est, par exemple, des choses spéciales qu'il voudra te défendre absolument, lorsque tu te seras une a fois donné à lui comme d'entrer jamais dans une église quelconque, de présenter qui que ce soit sur les fonts de baptême; et il ajouta encore à cela une troisième défense, dont celui qui m'a rapporté cette histoire ne s'est pas souvenu. À quoi l'homme lui répondit : Il me sera facile d'observer sans aucun retard les défenses qui me seront faites ; quant à l'hommage que tu m'imposes, je demande quelque délai. En effet, jouissant encore du libre usage de sa raison, cet homme avait horreur de l'exécrable proposition de transporter sa foi au démon, et trouvait moins dur de s'abstenir des devoirs du Chrétien que de renoncer à ce qui faisait le fondement même de sa croyance. Enfin, et sans le moindre retard, il trouva, par les suggestions de l'esprit malin, l'occasion de venger la mort de son frère, et ses richesses s'accrurent aussi fort au-delà de ses vœux. A mesure qu'il trouvait ainsi un remède à ses maux, l'amertume de ses douleurs se calmait peu à peu dans son âme, et en même temps il n'osait en aucune façon violer les défenses que le diable lui avait faites. Cependant l'antique ennemi de la nature humaine ne cessait de lui apparaître très fréquemment; il ne se bornait pas à l'épier, selon son usage, dans sa solitude et dans les lieux où il se retirait; au milieu même de la foule du peuple, il se présentait à lui inopinément, lui rappelait les bienfaits qu'il avait reçus, lui en promettait de nouveaux pour l'avenir, et l'invitait sans relâche à lui transférer sa foi. Lui, de son côté, parfaitement reconnaissant des largesses qu'il avait déjà obtenues, promettait de se consacrer à jamais au service d'un prince si généreux ; mais quand il se voyait plus vivement pressé de rendre hommage à celui qui l'interrogeait, il le suppliait instamment de lui accorder un nouveau délai. Tandis que cet homme était sans cesse poursuivi de semblables apparitions, et les retrouvait visibles cependant à lui seul, au milieu même de la foule des hommes, le bruit de l'expédition du monde latin vers la ville de Jérusalem se répandit de tous côtés par la volonté de Dieu, et quiconque se sentait le cœur chargé de quelque crime entra dans ces voies où Dieu lui offrait de nouveaux moyens de pénitence, Parmi ceux-ci, l'homme dont je parle résolut de partir aussi ; mais il ne dévoila point par la confession le traité criminel qu'il avait déjà presque, entièrement conclu avec le diable. Cet homme donc étant parti, ainsi animé du zèle de Dieu, quoiqu'il ne fût point selon la science, puisqu'il n'avait point fait précéder ce commencement de bonnes œuvres par la confession des mauvaises, la grâce de Dieu l'accompagna dans son voyage avec une telle abondance, Dieu agréa si bien ses efforts, quoiqu'ils ne fussent pas produits par une piété en tous points accomplie, que durant tout le cours de son expédition, son funeste persécuteur n'osa l'inquiéter de ses sollicitations; bien plus, et comme s'il eût entièrement oublié son traité, il ne se présenta pas même devant lui en vision. Enfin, après la prise de Jérusalem, cet homme étant demeuré dans la ville avec tous les autres, une nuit, tandis que l'on croyait qu'il dormait ainsi que quelques chevaliers, inquiet pour ses chevaux et pour ceux de ses compagnons qui, selon l'usage du pays, passaient la nuit en plein air, il se retourna de leur côté; et voyant au milieu d'eux une figure d'homme debout, et le prenant pour un voleur, il se leva et lui demanda d'une voix troublée qui il était. Celui-ci, reprenant bientôt ses formes accoutumées, lui dit d'un ton respectueux et comme embarrassé de honte : Ne me connais-tu pas ? Et l'homme alors, comme si on lui eût reproché l'opprobre de sa vie passée, répondit beaucoup plus sévèrement : Je te connais. A la suite de cette demande et de la réponse, le premier ne lui adressa plus de nouvelle question, et le second n'ajouta pas un mot à sa réponse. Cette apparition, quoiqu'elle ait eu peu de suites par rapport au chevalier, nous apprend cependant, par un effet des dispensations de Dieu, une chose qui n'est pas sans importance, savoir que le diable n'avait point abandonné cet homme par oubli; qu'en se montrant ainsi à lui, et par le fait seul de son apparition, il avait assez déclaré ce qu'il voulait, mais qu'en même temps son silence ultérieur trahissait son impuissance. Que dirai-je de plus? L'homme revint, et même pendant son voyage le diable ne se présenta point devant lui, et ne se rendit point importun. Mais aussitôt qu'il fut rentré dans sa maison, le malheureux vit reparaître auprès de lui celui qui ne donne jamais que de criminels conseils, et à peine pouvait-il être quelques instants sans entendre répéter des avertissements tels que celui-ci : Les hommes peuvent être séparés par quelque distance de ceux qu'ils redoutent : leurs appartenions et leurs cloisons les délivrent de leurs importunités ; mais ni la présence des hommes, ni les barrières des cloîtres n'éloignent l'esprit malin de leurs pas. Un jour, tandis que cet homme souffrait ainsi dans sa personne, et ressentait un dégoût mortel du larron, il lui arriva de rencontrer un prêtre du Christ, homme distingué par sa science, sa bonté et la pieuse hilarité de son esprit, nommé Conon. Après qu'il lui eut raconté les maux qu'il souffrait, autant que le lui permit le temps dont chacun d'eux put disposer, le bon prêtre lui donna à son tour quelques consolations, et le quitta en obtenant de lui la promesse de venir le revoir. Cependant la bête cruelle ne demeura point en silence, et ne cessa, au contraire, de provoquer cet homme, et de chercher à le gagner par ses tentatives réitérées de séduction. Fatigué enfin de ses importunités et de ses interpellations journalières, l’homme retourna auprès du médecin, lui fit une confession en toute pureté, se soumit à la pénitence en toute sincérité de cœur, et, dès qu'il l'eut accomplie, il ne revit plus jamais son persécuteur. Par là nous pouvons voir combien la pieuse entreprise de ce pèlerinage a pu être profitable aux hommes purs, puisqu'elle a donné tant d'appui et de force même aux impurs. Il est une autre circonstance bien digne de fixer notre attention. Ce n'est pas sans motif que les rois ont été exclus de la grâce de participer à cette expédition; ainsi les personnes du rang le plus élevé n'ont pu s'attribuer les choses qui venaient d'en haut. La louange en doit donc être rapportée au Seigneur des cieux, et il faut garder le silence sur l’homme. Ce n'est point un des chefs du monde, quel qu'il soit, qui a rassemblé tant de chevaliers et obtenu de tels triomphes. Régulus, battant les Carthaginois ses ennemis, a mérité d'être célébré pour ses victoires ; Alexandre, en combattant dans les royaumes de l'Orient, et se fatiguant de massacres, a pu parvenir à se faire décerner le nom de Grand. Mais ici le comte, à qui l'on avait confié la charge de prendre soin de l'armée sacrée, comme s'il eût usurpé témérairement ce qui n'appartenait qu'à Dieu seul, est rejeté et presque convaincu de lâcheté, et Hugues-le-Grand est mis également de côté, comme un homme qui porte un nom royal. Toute apparence de grands noms ainsi repoussée, privé de l'appui de toute puissance célèbre, le petit peuple demeura seul dans sa faiblesse, s'appuyant uniquement sur le secours de Dieu. Et, lorsque l'événement a été accompli, non selon la naissance, mais selon l'élection de Dieu, on a vu, conformément aux paroles de l'Ecriture : Tel qui a porté le diadème, auquel on n'aurait jamais pensé. Dieu, qui fait les miracles, n'ayant donc point voulu transmettre à un autre l'honneur de son nom, lui seul fut le chef du peuple, seul il guida, redressa, amena l'entreprise à son résultat, et étendit ses royaumes jusques en Orient. Ceux qu'il avait transformés de loups en agneaux, il les rassembla par son bras, et non par leurs bras; il aplanit devant eux les obstacles, et, les soutenant par les joies de leurs pieuses espérances, il les transporta aux lieux qu'ils avaient tant désiré de voir. [8,9] CHAPITRE IX. Au moment où nous allions mettre un terme à cet ouvrage, entrepris sous la protection du Créateur du monde, nous avons appris qu'un nommé Foucher, prêtre de Chartres, qui a été longtemps chapelain du duc Baudouin à Édesse, a rapporté certaines choses qui nous étaient demeurées inconnues, et d'autres, en petit nombre cependant, d'une manière autre que nous n'avons fait, et celles-ci toujours faussement et en un style grossier semblable à celui des communs écrivains. Quoique nous ne voulions pas reprendre tout ce qu'il a dit, nous avons cru cependant devoir relever quelques-uns de ses récits et consigner ces corrections dans notre ouvrage. Comme cet homme emploie toujours un langage ampoulé, n'écrit que des mots longs d'un pied et demi, et délaie dans de pâles couleurs les frivoles figures de son style, j'ai résolu de prendre les événements qu'il rapporte dans toute leur nudité, et de les présenter avec les expressions, quelles qu'elles soient, qui se rencontreront sous ma plume, au lieu de les revêtir de la robe doctorale. On dit, si je ne me trompe, qu'il rapporte, dans le commencement de son petit ouvrage, que quelques-uns de ceux qui entreprirent le voyage de Jérusalem, ayant loué des vaisseaux, s'embarquèrent sur la mer qui sépare les habitants de la Pouille de ceux de l'Épire ; et soit qu'ils se fussent confiés à une mer qu'ils ne connaissaient pas, soit qu'ils se trouvassent trop entassés dans leurs navires, je ne sais lequel des deux, et quoi qu'il en soit, il est certain qu'ils perdirent environ six cents hommes sur ces vaisseaux, et qu'après qu'ils eurent été noyés au milieu de la tempête et rejetés tout aussitôt sur le continent par le roulement des vagues, on leur trouva à la superficie des épaules le même signe de la croix que tous avaient coutume de porter sur leurs manteaux de bure ou sur leurs tuniques. Que ce sceau sacré ait pu être imprimé sur leur peau par la puissance de Dieu, pour mettre leur foi en évidence, il n'est aucun fidèle qui en doute un seul instant ; toutefois que celui qui a écrit ces choses, s'il est encore en vie, examine soigneusement si elles se sont réellement passées ainsi qu'il le rapporte. On sait que, lorsque la nouvelle de cette expédition se fut répandue chez toutes les nations chrétiennes, et tandis qu'on proclamait dans tout l'empire Romain qu'une telle entreprise ne pouvait s'accomplir que par la volonté du ciel, les hommes du rang le plus obscur, les femmes même les moins dignes, usurpèrent ce prétendu miracle en employant des inventions de toutes sortes. Celui-ci, en se tirant un peu de sang, traçait sur son corps des raies en forme de croix, et les montrait ensuite à tous les yeux. Celui-là produisait la tache dont il était honteusement marqué à la prunelle, et qui obscurcissait sa vue, comme un oracle divin qui l'avertissait d'entreprendre ce voyage. Un autre employait le suc des fruits nouveaux, ou toute autre espèce de préparation colorée, pour tracer, sur une partie quelconque de son corps, la forme d'une croix ; et comme on a coutume de peindre le dessous des yeux avec du fard, de même ils se peignaient en vert ou en rouge pour pouvoir, à la suite de cette fraude, se présenter comme des témoignages vivants des miracles du Ciel. Que le lecteur se souvienne à ce sujet de cet abbé dont j'ai déjà parlé, qui fit une incision sur son front à l'aide du fer, et qui plus lard, comme je l'ai dit, devint évêque de Césarée de Palestine. Je prends Dieu à témoin qu'habitant à cette époque à Beauvais, je vis une fois, au milieu du jour, quelques nuages disposés les uns devant les autres un peu obliquement, et de telle sorte qu'on aurait pu tout au plus leur trouver la forme d'une grue ou d'une cigogne, quand tout à coup des milliers de voix, s'élevant de tous côtés, proclamèrent qu'une croix venait d'apparaître dans le ciel. Ce que je vais dire est bien ridicule, et cependant la chose est établie sur des témoignages dont on ne saurait se moquer. Une petite femme avait entrepris le voyage de Jérusalem : instruite à je ne sais quelle nouvelle école, et faisant bien plus que ne comporte sa nature dépourvue de raison, une oie marchait en se balançant à la suite de cette femme. Aussitôt la renommée volant avec rapidité, répandit dans les châteaux et dans les villes la nouvelle que les oies étaient envoyées de Dieu à la conquête de Jérusalem, et l’on n'accorda pas même à cette malheureuse femme que ce fût elle qui conduisit son oie, au contraire c'était l'oie, disait-on, qui la guidait elle-même. On en fit si bien l'épreuve à Cambrai, que le peuple se tenant de côté et d'autre, la femme s'avança dans l'église jusqu'à l'autel, et l'oie marchant toujours sur ses pas, s'avança à sa suite, sans que personne la poussât. Bientôt après, selon ce que nous avons appris, cette oie mourut dans le pays de Lorraine. Et certes elle fût allée bien plus sûrement à Jérusalem, si la veille de son départ, elle se fût donnée à sa maîtresse pour être mangée en un festin. Je n'ai rapporté tout ce détail, dans cette histoire destinée à constater la vérité, qu'afin que tous se tiennent pour avertis de prendre garde à ne pas rabaisser la gravité de leur qualité de chrétiens, en adoptant légèrement les fables répandues dans le peuple. Le même auteur affirme encore que Dieu apparut à Pirrus, celui qui trahit les habitants d'Antioche, et qu'il lui ordonna, dans une vision, de livrer la ville aux Francs. Cela fut facile sans doute à celui qui se fit entendre à Caïn et à Agar, et qui fit voir un ange à l'ânesse. Mais tous ceux qui sont revenus de la Cité sainte après qu'elle eut été prise, ou qui nous ont écrit des lettres sur les événements qui se sont passés, en particulier Anselme de Ribourgemont, n'ont rien dit de semblable ; bien plus, ce dernier n'a pas même fait mention de Pirrus, et n'a point caché cependant que la ville avait été livrée par trois de ses citoyens. L'on rapporte encore qu'avant que ces trois nobles eussent traité sérieusement pour livrer la place ils offrirent aux nôtres une paix trompeuse, promettant de leur remettre la ville très prochainement; que cette proposition faite et acceptée inspira une telle sécurité, que quelquefois des Francs étaient reçus dans l'enceinte même de la ville, et que les habitants se mêlaient souvent avec les nôtres. Mais tandis que notre armée, dans l'excès de sa confiance, se gardait avec moins d'attention, les Turcs ayant dressé des embûches tuèrent quelques Francs, et eux, de leur côté, ne furent pas à l'abri de pareils événements. En une occasion semblable, les nôtres perdirent un jeune homme de belle espérance, nommé Galon, qui avait été connétable du roi de France. On dit que Foucher nie la découverte de la lance du Seigneur, et affirme que l'homme qui fut accusé de fausseté à cette occasion en fut aussi convaincu en se brûlant dans le feu qu'il osa affronter. Or non seulement les témoignages les plus récents sur ce point contredisent entièrement celui-là, mais en outre les hommes les plus âgés et les plus dignes de foi affirment que, lorsqu'ils allaient jadis visiter les lieux saints, avant que les Turcs se fussent emparés des royaumes d'Orient et de la Syrie, ils avaient coutume d'adorer et de baiser cette même lance dans la même ville. Et d'ailleurs la maligne assertion de ce prêtre Foucher, qui vivait dans le repos et se gorgeait au milieu des festins, tandis que les nôtres mouraient de faim dans Antioche, pourrait-elle prévaloir jamais sur les déclarations de tant d'hommes sages, qui étaient présents lorsqu'on découvrit la lance ? Ajoutez à cela que Baudouin, qui remplaça le roi Baudouin dans le gouvernement de la ville d'Edesse, déclare formellement, dans la lettre qu'il a écrite à l'archevêque Manassé, d'une part, que cette lance fut découverte par la révélation du bienheureux André ; d'autre part, que les nôtres en conçurent un si grand courage que, dans la confiance qu'elle leur inspira, ils n'hésitèrent plus à aller combattre les Turcs qui les menaçaient. Peut-on croire en outre que le vénérable évêque du Puy eût été assez insensé pour porter, avec tant de témoignages de respect, une lance qui eût eu une origine incertaine, alors qu'il sortit de la ville pour marcher contre Corbaran? Il y eut à cette occasion un événement bien mémorable et reconnu pour certain. Corbaran avait donné l'ordre de mettre le feu aux herbes des champs : le prélat ayant vu que les Francs qui s'avançaient pour combattre avaient les yeux et le visage enveloppés et abîmés par les tourbillons de cette épaisse fumée, d'un côté portant en avant la lance sacrée, et d'un autre côté traçant avec sa main droite l'image de la croix sur les nuages qui s'élevaient autour de lui, implora d'une voix lamentable le secours du tout-puissant Jésus; et aussitôt, plus promptement que la parole, sa sainte prière repoussa les torrents de cette noire vapeur vers ceux qui les avaient soulevés. Quant à la mort de l'homme qui avait découvert à lance, et qui, dit-on, ne survécut que peu de jours à l'épreuve du feu, je dirai comment il est mort, et pourquoi l'on ne sait pas encore s'il fut ou non réellement atteint par les flammes, lorsque Foucher m'aura dit pourquoi celui qui avait reçu le don de toutes les langues auprès du bienheureux Grégoire déchira lui-même ses membres de ses propres dents. Foucher dit encore, si je ne me trompe, que pendant qu'on était occupé du siège d'Antioche ; on vit pendant la nuit, au dessus de l’armée, une apparition d'un rouge éclatant et semblable à du feu, et qui présentait la forme d'une croix, de manière à ne pouvoir s'y méprendre ; que de l'avis de tous les hommes sages cette couleur d'incendie figurait les guerres qui devaient avoir lieu, et que la croix que l’on avait reconnue était un gage assuré de salut et des victoires que l’on remporterait. Je ne nie point ce récit, qui est même appuyé sur de nombreux témoignages ; mais Foucher eut bien pu n'en rien dire parmi tant d'autres omissions. Il est certain qu'il arriva quelque chose d'à peu près semblable au commencement même de l'expédition, et j'avais omis de le rapporter, lorsque j'ai parlé des mouvements que l'on remarqua dans les astres, et de la chute de quelques étoiles. Ainsi donc, en un jour d'été et vers le soir, on vit, du côté de l'Orient, le ciel s'embraser si vivement que beaucoup de gens s'élancèrent hors de leurs maisons, et demandèrent quels étaient les ennemis qui allaient répandant ainsi ce vaste incendie dans toute la contrée. Nous pouvons regarder comme certain que toutes ces apparitions annonçaient les prodiges des guerres qui devaient avoir lieu. Maintenant, laissant de côté ces détails que nous avons cru devoir relever en passant, nous allons reprendre la suite de notre récit. [8,10] CHAPITRE X. Pendant que la ville de Jérusalem fut assiégée, on ne saurait dire avec quelle ardeur ses citoyens travaillèrent à la défendre. Vous les auriez vus lancer sans relâche des pierres contre nos instruments à projectiles, garnir leurs murailles de poutres, et surtout jeter sur nos machines des feux appelés par eux feux grégeois, parce qu'ils savaient que la plus grande difficulté parmi les nôtres était le manque d'eau ; mais les Francs, supérieurs par leur esprit inventif, parvinrent à arrêter la fureur des flammes en répandant beaucoup de vinaigre, et s'appliquèrent aussi à couper avec des faux recourbées tout ce que les ennemis suspendaient en dehors de leurs remparts. Les Sarrasins attachaient des crochets de fer au bout de leurs longues lances pour saisir ceux des nôtres qui, revêtus de leurs cuirasses, combattaient du haut de nos machines; mais les nôtres, tirant leur glaive, coupaient les lances et les transformaient en bâtons impuissants. Enfin ce qui montrait le plus le violent acharnement des Sarrasins, c'est qu'aussitôt qu’un de leurs hommes tombait frappé par les nôtres, un autre venait s'emparer de son bouclier et s'établissait dans la position où le précédent avait succombé, pour donner le change aux nôtres, et ajouter à leur désespoir en leur faisant accroire qu'aucun de leurs ennemis ne périssait sous leurs coups. Après que la ville d'Antioche eut été heureusement prise par les Chrétiens, Boémond, qui en avait obtenu la principauté, grâce au sang des Francs et aux souffrances de tout genre qu'ils avaient endurées, soit par le froid, soit par la famine, aima mieux demeurer dans cette ville, lorsque tous les autres en partirent, que d'aller s'exposer à de nouvelles fatigues pour délivrer le sépulcre du Seigneur Jésus. Aussi, tandis qu'il faisait sottement tous ses efforts pour se maintenir dans la possession d'une maison et d'une petite tour, on jugea qu'il avait perdu tout le fruit et toutes les joies de ses précédents travaux. A quoi lui servait en effet d'avoir couru, puisqu'il ne voulait pas consentir à poursuivre l'objet de ses efforts? Toutefois, et comme jusqu'alors il avait rendu de grands services à l'armée du Seigneur, tant par la force de ses armes que par la sagesse de ses conseils, il ne sera pas déplacé de dire en peu de mots comment il parvint enfin à se rendre à Jérusalem. Il envoya donc un messager à Baudouin d'Édesse pour l'inviter instamment à se réunir à lui et à aller visiter le sépulcre du Sauveur, car Baudouin, retenu pareillement, non par avarice, mais par la nécessité de demeurer pour défendre la ville qu'il occupait, n'était point parti non plus pour aller assiéger la Cité sainte. La ville d'Édesse était remplie de Chrétiens et se trouvait sans cesse exposée aux efforts des Gentils qui l'enveloppaient de toutes parts. Baudouin ayant donc promis à Boémond de partir avec lui, tous deux rassemblèrent de nombreuses troupes de chevaliers et d'hommes de pied, car ils avaient lieu de redouter tous les habitants des pays au milieu desquels ils se trouvaient, et ils entreprirent ainsi le voyage de Jérusalem. Lorsque leurs forces furent réunies, ils eurent à peu près vingt mille hommes sous leurs ordres ; mais bientôt ils commencèrent à éprouver toutes les horreurs de la disette, n'ayant ni assez de denrées pour suppléer au défaut du pain, ni assez de pain pour pouvoir se passer d'autres denrées. Les provinces, épuisées par les sièges divers que les villes avaient eu à soutenir, et par les nombreuses bandes qui les avaient parcourues en tous sens, n'avaient plus assez de ressources pour fournir à l'entretien d'un si grand nombre d'hommes et d'animaux. Le peuple, dans cette misérable situation, se nourrit, comme il avait fait d'autres fois, de la chair des ânes et des chevaux, et ils ne cessèrent d'en manger, mettant même beaucoup de soin à éviter toute profusion ; que lorsqu'ils furent arrivés à Tibériade, objet de leurs vœux les plus ardents, et ville célèbre par le repas des cinq mille hommes que le Seigneur rassasia. Après avoir un peu réparé leur misère par les vivres qu'ils trouvèrent en plus grande abondance dans ce lieu, ils arrivèrent enfin à Jérusalem ; mais la ville était encore tellement infectée par les cadavres des hommes qu'on avait tués en foule, qu'on n'y respirait qu'un air empoisonné. Le roi Godefroi les accueillit avec une extrême joie et comme les fêtes de la Nativité approchaient, ils demeurèrent pour y assister. Elles furent célébrées à Bethléem, ainsi que la raison le prescrivait ; et ces cérémonies furent pour tout le peuple un sujet de joie bien plus grand qu'on ne pourrait le dire, non tant parce que tous les Chrétiens s'y trouvaient réunis que parce qu'ils célébraient la victoire inespérée si heureusement accordée à leur temps. Ils partirent ensuite de Bethléem ; chacun retourna chez lui ; et Boémond, en arrivant auprès d'une ville, fut tout à coup attaqué par une nombreuse armée turque ; fait prisonnier et emmené dans les contrées lointaines de la Perse. Aussitôt que l'illustre Tancrède fut informé de cet événement, il se hâta de prendre possession d'Antioche et de fortifier Laodicée de Pergame, qui toutes deux reconnaissaient l’autorité de Boémond. Le comte Robert de Normandie s'était emparé précédemment de la ville de Laodicée ; mais les habitants, n'ayant pu tolérer longtemps les exactions de cet homme prodigue, chassèrent ceux qu'il avait chargés de garder la citadelle supérieure s'affranchirent de sa domination et abolirent, en haine du comte, l'usage de la monnaie de Rouen. Après avoir demeuré quelque années en captivité, Boémond parvint à se racheter par un traité et en donnant beaucoup d'argent, et recouvra sa liberté. Peu de temps après sa délivrance, il confia la ville d'Antioche à Tancrède ; s'embarqua, passa dans la Pouille, et de là en France. Là, ayant à force d'or obtenu du roi Philippe sa fille Constance, il célébra son mariage à Chartres avec une grande pompe; puis il retourna dans la Pouille, conquit une bonne partie des États de l'empereur de Constantinople, et, après avoir eu deux enfants de la fille du roi, il mourut enfin par le poison. Comme j'ai déjà fait connaître par plusieurs récits les titres du roi Godefroi à l'illustration d'un vaillant chevalier, je terminerai, pour mettre le comble à ces éloges, en rapportant les paroles de ce Baudouin dont j'ai déjà parlé. Ce dernier était fils du comte Hugues de Réthel. Le roi Baudouin, lorsqu'il parvint au trône, lui confia le gouvernement du pays d'Edesse ; mais bientôt, ô douleur! il tomba au pouvoir des Turcs et après avoir vécu longtemps en captivité, protégé de Dieu, il parvint enfin à s'échapper vivant d'entre leurs mains. Voici donc le récit de Baudouin au sujet de Godefroi, récit que je revois toujours de mon propre langage : C'était la fête de Saint-Denis. Le roi revenait de l’une de ses villes, nommée Morocoria ; mais voici que cent vingt Turcs s'étaient placés en embuscade contre lui, tandis que vingt chevaliers seulement raccompagnaient. Lorsque nous les reconnûmes, ajoute-t-il, déposant toute crainte, nous saisîmes nos armes, et ceux qui nous avaient attaqués subitement pensaient que nous prendrions la fuite en raison de notre petit nombre. Mais nous, puisant une nouvelle audace dans notre expérience de la protection constante de Dieu, et nous reposant sur lui en esprit, nous attaquâmes les barbares et nous les massacrâmes avec une telle fureur, que nous leur tuâmes quatre-vingts hommes, et leur prîmes quatre-vingt-dix chevaux. Après avoir parlé d'autres choses, le même Baudouin, rappelant en termes de mépris ceux qui s'étaient enfuis d'Antioche, et qui, après avoir accompli leur mission à Constantinople, avaient différé de revenir, et cherchant à animer les cœurs de ceux qui étaient demeuré: en France, ajoute en parlant de sa fortune : Nous avons ici beaucoup de richesses, et sans parler des trésors que possèdent les autres, dix châteaux, où je commande seul, et une abbaye me paient tous les ans quinze cents marcs ; et si Dieu me fait la faveur que je m'empare de la ville d'Alep, j'aurai bientôt cent châteaux sous ma juridiction. N'ajoutez pas foi, ajoute-t-il, aux paroles de ceux qui retournent en arrière et qui publient que nous périssons de faim, mais croyez plutôt ce que je vois écris. [8,11] CHAPITRE XI. Lors donc que le roi Godefroi termina sa noble vie, pour aller être encore plus heureux, les habitants de Jérusalem, qui n'oubliaient ni sa modération ni la douceur de son caractère, et qui redoutaient de tout perdre en changeant de race, appelèrent le duc d'Edesse, son propre frère, à venir prendre possession de ses droits et lui envoyèrent des députés. Celui-ci vivait dans son duché avec le plus grand éclat, tellement que toutes les fois qu'il se mettait en route, il faisait porter devant lui un bouclier d'or, sur lequel était représenté un aigle, et qui avait la forme d'un bouclier grec. Adoptant les usages des Gentils, il marchait portant une robe longue, il avait laissé croître sa barbe, se laissait fléchir par ceux qui l'adoraient, mangeait par terre sur des tapis étendus, et s'il entrait dans une ville qui lui appartînt, deux chevaliers, en avant de son char, faisaient retentir deux trompettes. Baudouin se rendit à la demande des députés et entreprit le voyage de Jérusalem. Les Gentils qui vivaient dans les environs, informés de sa résolution et l'ayant vu partir, montèrent sur de légers navires, et partant par un vent favorable, mais qui soufflait vainement, tandis que le duc s'avançait avec une escorte peu considérable sur les rivages sablonneux de la même mer, ils faisaient force de rames, leurs navires fendaient les eaux, et ils se hâtaient pour prendre les devants et pour rapprocher leur flotte du rivage. Pendant ce temps le duc, qui n'avait rien de ce qui fait réussir par les mains des mortels, implorait le Très Haut dans sa profonde douleur, et lui promettait de lui obéir en toutes choses et de gouverner selon la foi les affaires du royaume. Or voici, les vaisseaux des Gentils qui voguaient naguère comme avec des ailes, s'arrêtent bientôt et n'avancent qu'avec une lenteur de limaçon ; plus les rames balayent la vaste mer pour presser leur marche, et plus ils reconnaissent le ridicule de leurs espérances renversées. Enfin les projets des méchants étant ainsi déjoués, le duc, délivré comme il l'avait mérité, trouva dans cette faveur du ciel l'heureux présage de la pourpre qu'il allait recevoir. J'avais omis de dire que l'archevêque de Pise, Daimbert, était déjà parti pour Jérusalem avec une petite escorte de gens de son pays et avec l’évêque de la Pouille, sous la conduite de Boémond, et qu'il avait devancé Baudouin. Après que celui-ci eut pris possession de son royaume, ses premières expéditions furent, dit-on, dirigées vers le pays d'Arabie. Tandis qu'il s'avançait à travers les sinuosités du mont Sinaï, il y trouva une race d'hommes grossiers et semblables aux Éthiopiens et leur fit grâce de la vie, à raison de leurs manières sauvages et de leur extrême laideur. Il fit ses prières dans l'église qu'on appelait de Saint-Aaron, où Dieu rendit ses oracles pour nos pères, où l'armée but des eaux de la fontaine de contradiction et où Moïse qui n'avait point voulu croire, ni rendre grâce à la sainteté de Dieu en présence des enfants d'Israël, reçut la défense d'entrer dans la terre de Promission. Ici je signale une autre erreur de mon prêtre Foucher, on sait que ce n'est point sur le mont Sinaï, mais sur le mont d'Hor, limitrophe de l'ancienne ville de Petra en Arabie, qu'Aaron fut dépouillé de ses vêtements d'homme et que l'eau jaillit en abondance du rocher que la verge avait frappé. Depuis une longue antiquité un miracle se renouvelait dans la sainte cité de Jérusalem, et je dis une longue antiquité parce que le monde latin ignore presque absolument à quelle époque il avait commencé. Cependant, en y réfléchissant, j'ai lieu de présumer que ce fut lorsque Jérusalem eut commencé à être foulée aux pieds par les Gentils, avant le temps de nos succès, que le Seigneur accorda ce miracle à ceux des siens qui vivaient dans ces lieux, ou qui s'y rassemblaient dans le même temps. Ce miracle consistait en ce que, la veille de la fête de Pâques, la lampe du sépulcre du Seigneur était tous les ans allumée par le feu divin. Il était aussi d'usage dans la même ville que les païens parcourussent les maisons de tous les habitants, pour y éteindre jusqu'à la dernière étincelle de feu, et ils le faisaient avec d'autant plus de soin qu'ils pensaient que cet événement provenait de la fraude des fidèles et non de leur foi. Après que le feu avait été ainsi chassé de la ville, et à l’heure ou les préceptes de notre religion appellent le peuple catholique à assister à l’office solennel de la résurrection et des baptêmes, vous eussiez vu les Gentils errant le glaive nu dans notre basilique, menacer les nôtres de leur donner la mort, et dans le même temps les indigènes, sectateurs de notre foi, offrir à Dieu leur profonde douleur, et tous ceux que leurs vœux avaient rassemblés à Jérusalem des contrées du monde les plus reculées, soit pour y faire leurs prières, soit pour assister à ce miracle, solliciter aussi avec une ardeur unanime le don de la lumière. Il n'y avait point alors de délai fâcheux, et les vœux adressés au Ciel avec tant d'ardeur étaient promptement exaucés. J'ai entendu raconter à des personnes âgées qui étaient allées à Jérusalem, qu'une fois un Gentil ayant frauduleusement enlevé le papyrus ou la mèche (car je ne sais duquel des deux on se sert), le fer demeura seul ; mais que lorsque le miracle descendit du ciel, la flamme sortit du fer même. Et tandis que ce Gentil cherchait à détruire ainsi par la fraude les puissances du ciel, il apprit que les éléments combattent pour leur Dieu, même en contradiction avec leur propre nature. L'année donc où le roi Baudouin avait reçu le sceptre de son prédécesseur, on rapporte que le miracle s'opéra si difficilement que ce ne fut que vers l'entrée de la nuit que les prières et les larmes des assistants parvinrent enfin à l'obtenir. Le pontife dont j'ai parlé plus haut prononça un sermon devant le peuple et le pressa instamment de confesser ses péchés; le roi et le pontife conjurèrent les fidèles de rétablir la paix entre eux, et tous promirent de réformer ce qui pourrait être contraire à leur foi ou à l'honneur. Dans cette urgente nécessité, il fut fait confession en ce jour de crimes tellement énormes que, si la pénitence ne leur eût succédé, on eût dû trouver juste que la lumière sacrée fût retirée sans le moindre retard, et cependant à la suite de ces remontrances elle ne tarda plus à paraître. L'année suivante, lorsque l'on eut atteint l'heure où le sépulcre devait être glorifié par la flamme du ciel, tous les fidèles l'invoquèrent du fond de leurs cœurs. Grecs et Syriens, Arméniens et Latins, chacun dans sa langue, implorèrent Dieu et les saints. Le roi, les grands, le peuple, marchant à la suite du clergé, dans la pénitence, et poussant des gémissements dans l'amertume de leurs cœurs, tous étaient déchirés de la plus profonde douleur, en voyant qu'après que les Chrétiens étaient en possession de la ville, il arrivait en ce lieu des choses qu'on n'avait jamais appris être arrivées sous la domination des païens. Pendant ce temps, Foucher de Chartres, prenant avec lui le chapelain du patriarche Daimbert, se rendit sur la montagne des Oliviers, où la flamme de Dieu paraissait ordinairement, lorsqu'on ne la voyait pas dans Jérusalem. Ils revinrent, mais sans apporter de nouvelle agréable aux fidèles qui les attendaient, et alors diverses personnes adressèrent de nombreux discours au peuple, non pour soulager les affligés, mais pour provoquer les lamentations. Ce jour-là, tous rentrèrent dans leurs maisons, sans que le miracle se fût opéré; la nuit survint, et les angoisses de tous les fidèles en furent redoublées. Le lendemain, ils délibérèrent de se rendre au temple du Seigneur, avec les témoignages d'une bien juste affliction. Ils s'étaient mis en marche, oubliant complètement les joies de la solennité de Pâques, et nul ne se présentait autrement habillé qu'il ne l'avait été la veille, quand tout à coup les marguilliers de l'église annoncent, en chantant derrière la procession, que la lampe vient de s'allumer dans le monument sacré. Que tardé-je de le dire? En ce jour, la grâce, accrue par le délai, brilla en si grande abondance que la lumière de Dieu atteignit, non point simultanément, mais successivement, environ cinquante lampes dans l'église du sépulcre. Et ce ne fut pas seulement pendant la célébration des saints mystères que le miracle s'opéra ; on le vit encore lorsque les offices furent terminés ; et tandis que le roi était allé dîner au palais, de fréquents messagers l'invitèrent à quitter sa table pour venir voir les lampes nouvellement allumées. On ne saurait dire combien la douleur fut changée on allégresse, lorsque, ce même jour, le roi, en reconnaissance de cette faveur du ciel, consentit, ce qu'il n'avait pas osé jusques alors, à être couronné dans la ville même et dans le temple du Seigneur. Les Francs, qui avaient racheté la Cité sainte au prix de leur sang, ayant alors vivement désiré de retourner dans leur patrie pour revoir leurs parents, leurs femmes et leurs enfants, résolurent, se confiant dans leur nombre et leur courage, de reprendre, pour s'en aller, la route qu'ils avaient déjà suivie au milieu des terres. Tandis qu'ils pensaient pouvoir traverser librement le territoire de la ville de Nicée qu'ils avaient prise dans le principe, les Turcs, que l'empereur, ainsi que nous l'avons déjà dit, avait rétablis dans cette ville pour les opposer aux Francs en une occasion favorable, se portèrent avec ardeur à la rencontre des Chrétiens, et selon l'aveu, peut-être fort exagéré, du prêtre Foucher, ils en firent un horrible carnage, et en tuèrent cent mille. Mais je crains que ce prêtre ne se soit trompé dans le nombre qu'il indique; car il est certain qu'en d'autres occasions il s'est montré aussi fort exagéré dans ses calculs, comme, par exemple, lorsqu'il ose dire que ceux qui se rendirent à Jérusalem étaient au nombre de six millions d'individus. J'aurais peine à croire que tous les pays en deçà des Alpes, et je dirai même tout l'Occident, pussent fournir un pareil nombre d'hommes, et nous savons en même temps, à n'en pouvoir douter, que, dans la première bataille livrée devant les murs de Nicée, il y avait tout au plus cent mille hommes de l’ordre des chevaliers complètement équipes. Et, quand même il aurait voulu comprendre dans son énumération tous ceux qui se mirent en marche pour cette expédition, mais qui périrent de tous côtés dans les divers pays qu'ils traversèrent, sur terre et sur mer, par l'effet des maladies ou des disettes, je ne pense pas qu'ils pussent à beaucoup près s'élever à un nombre aussi considérable. Les Francs ayant donc été, comme je viens de le dire, livrés à un affreux carnage, la plupart de ceux qui survécurent retournèrent à Jérusalem après avoir perdu tous leurs effets. Le roi, dans son extrême libéralité, prit part à leurs douleurs, les combla de ses bienfaits, et les engagea à se confier à la mer, pour retourner dans leur patrie. [8,12] CHAPITRE XII. Cependant le prince de Babylone, troublé, moins de la perte de Jérusalem que du voisinage des Francs qui s'étaient établis dans le pays, dirigea de fréquentes expéditions contre le nouveau roi, et entreprit à diverses reprises de l'attaquer, en s'appuyant sur le port de la ville d'Accaron. Le comte Robert de Normandie avait assiégé cette place, lorsque l'armée du Seigneur s'avançait pour attaquer Jérusalem. Mais le duc Godefroi l'avait emmené dans l’espoir d'un plus utile succès, et le prince de Babylone y ayant envoyé beaucoup de troupes, s'en servit ensuite pour faire la guerre au roi chrétien. Celui-ci ayant alors rassemblé son petit troupeau, à qui le Seigneur a dit : Ne crains point, et ayant formé divers corps aussi bien qu'il lui fut possible, alla attaquer les profanes, et les tuant tout aussitôt comme des bêtes brutes, il les dispersa comme le rapide ouragan disperse la poussière dans les airs, une seconde fois, le prince de Babylone avait envoyé neuf mille chevaliers, soutenus par un corps d'environ vingt mille hommes de pied Ethiopiens, troupe de simples soldats ; et le roi très pieux n'avait pu réunir que mille hommes, tant gens de pied que chevaliers, pour marcher à leur rencontre : il forma cependant sept corps, et s'élança dans les rangs serrés des ennemis avec une confiance magnanime. Ayant vu de loin un chevalier gentil, le roi s'élança sur lui avec une telle vigueur qu'il lui enfonça sa lance dans la poitrine, et avec elle la bannière qui était attachée à l'extrémité, et lorsqu'il retira vivement sa lance, la bannière demeura dans le corps de l'ennemi. Effrayés par le brillant courage du roi et de tous les siens, les infidèles reculèrent d'abord; mais, reprenant courage, et se confiant en leur nombre et en leurs forces, ils revinrent tous ensemble sur les nôtres, et les contraignirent à songer à la fuite. Les Chrétiens attribuèrent le malheur qui leur arriva dans cette occasion, à ce que, dans leur imprudence, ils n'avaient pas, pour une si grande entreprise, porté avec eux la croix du Seigneur. Cette croix, qui était demeurée cachée, de même que la lance auparavant, fut découverte, dit-on, par les indications d'un homme né Syrien ou Arménien, je ne sais précisément lequel des deux. Ils devinrent plus sages par cet événement, qui cependant fut moins un véritable échec que l'interruption d'une victoire; et lorsque l'armée du prince de Babylone, aussi forte que les précédentes, se présenta une troisième lois pour combattre, le vaillant roi marcha à leur rencontre avec toutes les forces qu'il put rassembler ; mais plus confiant encore en son Dieu, et après qu'il eut disposé ses troupes selon ses ressources, on s'attaqua des deux côtés avec une telle véhémence, et, malgré l'extrême disproportion des forces, on fit des deux côtés un si grand carnage, que dans l'armée des Gentils six mille hommes furent renversés sur la place, et parmi les Francs cent chevaliers. Et comme les Chrétiens n'avaient point cherché à s'enorgueillir par des bannières représentant les images des aigles ou des dragons, mais faisaient porter devant eux le signe de l'opprobre de celui qui fut humblement crucifié, à savoir la croix, devenus tout-à-coup vainqueurs, ils forcèrent leurs ennemis à prendre la fuite. A la suite de cet heureux événement, le roi s'empressa, comme il était convenable, de rassembler une plus nombreuse armée et alla, se confiant en ses forces et sans compter celles des ennemis, mettre le siège devant la belle ville de Césarée de Palestine. On construisit à la hâte des machines, on dressa de nombreuses balistes autour des murailles, on garnit une poutre d'une tête de fer, pour faire ce qu'on appelle un bélier. Des tours en bois furent aussi élevées ; mais elles ne s'avancèrent pas simultanément, et les assiégeants su rapprochant des fortifications et des murailles, assaillirent les Sarrasins en faisant pleuvoir sur eux des projectiles de toutes sortes, et quelquefois aussi tirant leurs glaives, ils tuaient quelques-uns de leurs ennemis. Là, vous eussiez vu les machines vomissant avec fureur les plus grosses pierres, qui non seulement allaient souvent frapper les murs extérieurs, mais souvent même atteignaient de leur choc les palais les plus élevés dans l'intérieur de la ville. Dans le même temps le bélier battait la muraille, et tandis qu'il était dirigé pour faire une brèche dans la partie inférieure, les coups redoublés ébranlaient tous les points environnants. Pendant que les Francs faisaient ainsi les plus grands efforts, les Sarrasins animés de la même ardeur se portaient en dehors, et des deux côtés on tuait beaucoup de monde. La chute d'une de nos machines, qui amena la mort de plusieurs des nôtres, inspira un nouveau courage aux deux partis. Les Sarrasins, toujours malhabiles lorsqu'ils combattent en rase campagne, résistent avec une admirable habileté lorsqu'ils sont défendus par des remparts. Enfin, le vingtième jour du siège, le roi à la tête d'une jeunesse d'élite pressait vivement les assiégés, quand tout à coup il sauta d'une machine sur la muraille, un chevalier le suivit, et ils mirent l'ennemi en fuite. Les Francs s'élancèrent avec la plus grande ardeur sur les traces du roi, on tua dans la ville un nombre infini de Sarrasins, on n'épargna personne, et les jeunes filles seules furent réservées pour être réduites en captivité. On rechercha de tous côtés des trésors, on les disputa non seulement aux asiles les plus cachés, mais aux gosiers même des Sarrasins qui gardaient le silence; les mains allaient chercher dans l'intérieur de leurs corps, et leur faisaient rendre les byzantins qu'ils avaient avalés; sur les femmes même on trouva des morceaux d'or, cachés de la manière la plus bizarre. Dès que la ville fut prise, on y laissa une colonie de Francs pour veiller à sa défense. Et peu après le roi alla assiéger Accaron, et après l'avoir fatiguée par de fréquents assauts, il la soumit à sa domination. On sait qu'il s'empara encore de plusieurs autres villes, mais tellement placées au milieu de cette race forcenée des Gentils, qu'il y avait très peu de sûreté à vouloir y établir des colonies de Francs. Ces combats successifs, ces victoires fréquentes rendirent les Sarrasins tellement méprisables aux yeux des chevaliers chrétiens, qu'il est arrivé l’année dernière un événement vraiment étonnant, et que je veux rapporter. [8,13] CHAPITRE XIII. Un chevalier que le roi avait fait gouverneur de la ville de Tibériade, s'étant montré trop insolent envers ce prince, le roi irrité de son audace lui ordonna de sortir de la terre qui reconnaissait sa domination. Celui-ci s'étant hâté de partir avec deux autres chevaliers et deux écuyers, rencontra tout à coup un corps considérable de Gentils. Ne pouvant compter sur le petit nombre d'hommes qui le suivaient, mais mettant toute sa confiance en Dieu, il déchira sa chemise, l'attacha au bout de sa lance en guise de bannière, et ordonna à ses compagnons d'en faire autant, ils lui obéirent, et alors pressant leurs chevaux de leurs éperons et poussant de grands cris, ils se lancèrent sur les ennemis. Ceux-ci effrayés de cette attaque soudaine, et croyant que les chevaliers marchaient en avant d'un corps plus considérable, prirent aussitôt la fuite, et se livrèrent ainsi à la fureur de ces trois chevaliers. Ils leur tuèrent en effet plusieurs hommes, et leur enlevèrent beaucoup plus de dépouilles qu'ils ne pouvaient en emporter. Touché de componction à la suite de cet heureux événement, et rendant grâces à Dieu, le chevalier revint se prosterner devant le roi et lui promit d'obéir désormais fidèlement. Une autre fois le roi se trouvait dans une extrême pénurie d'argent, et n'avait pas même de quoi payer à ses chevaliers la solde qu'il leur devait tous les mois : la clémence divine déploya sa munificence d'une manière miraculeuse. Tous les Chrétiens étaient réduits à une si grande détresse que les serviteurs et les chevaliers du roi songeaient déjà à le quitter. Mais voici, des jeunes gens de Joppé étant allés se baigner ou plutôt s'amuser dans l'eau, non loin du rivage de la mer, trouvèrent un jour au milieu des sables et de l'eau salée des bourses remplies d'une grande quantité d'or, que les Vénitiens avaient perdues en ce lieu, lorsque leurs navires y firent naufrage. On porta ces bourses au roi ; leur découverte parut à tous un miracle inconcevable, et cet or rendit un immense service au roi, réduit presque au désespoir, et à toute la colonie chrétienne. Quant aux bruits qui ont été répandus contre le roi, et par lesquels on l'accuse d'avoir répudié sa femme, voici ce qu'on rapporte à ce sujet. Sa femme, issue d'une famille des plus illustres parmi les Gentils du pays, se rendit à Jérusalem à la suite de son mari, et, d'après ses ordres, arriva par mer au port de Saint-Siméon. Là, pressée de hâter sa marche, elle passa sur un bâtiment plus léger ; mais les vents contraires la portèrent dans une île habitée par des Barbares. Les insulaires la prirent, massacrèrent un évêque de sa suite et d'autres ecclésiastiques, la retinrent, elle-même longtemps, et lui permirent enfin de partir. Elle rejoignit alors son époux ; mais le roi se méfiant, non sans motif, de la vertu des Gentils, l'éloigna de son lit, et lui faisant changer d'habits, rétablit avec d'autres religieuses dans un couvent de la bienheureuse Anne, mère de la Vierge mère de Dieu. Lui-même se réjouit maintenant de vivre dans le célibat, puisqu'il n'a point à lutter contre la chair et le sang, mais contre les maîtres du monde. Vers les fêtes de Pâques de l'année dernière, le chevalier dont je viens de parler qui avait été, comme j'ai dit, gouverneur de Tibériade et avait remporté cette victoire contre les Turcs, fut fait prisonnier dans uns rencontre moins heureuse, et emmené vivant en captivité dans une ville appartenant aux Gentils. Tandis qu'on célébrait dans cette ville je ne sais, quelle fête sacrilège, les Gentils firent sortir ce chevalier et le pressèrent de renoncer à sa propre croyance, et d'abjurer sa foi. Mais lui, avec une fermeté d'âme bien légitime, rejetant un si grand crime, eut horreur même d'en entendre la proposition. Aussitôt cet homme, dont le nom ne doit plus être prononcé qu'avec éloge, fut saisi, attaché, à ce qu'on rapporte, contre un arbre au milieu d'une plaine et percé de mille flèches ; puis on lui coupa le crâne avec une scie, et afin de répandre la terreur parmi les nôtres, on donna à ce crâne la forme d'un vase, comme si le roi de Babylone, par les ordres de qui ces choses se faisaient, devait s'en servir désormais pour boire. Ainsi mourant pour maintenir intacte la confession de sa foi, ce chevalier devint un martyr, digne d'être illustré dans tous les siècles. Il se nommait Gervais, et était noble et originaire d'un château du pays de Soissons. [8,14] CHAPITRE XIV. Telles sont les choses faites par la grâce de Dieu, que nous avons pu découvrir jusqu'à ce jour par les récits d'hommes d'une bien certaine sincérité. Que si en suivant ainsi les opinions des autres, nous avons erré en quelque chose, nous ne l'avons point fait dans l'intention de tromper. Nous rendons grâces à Dieu, rédempteur de cette Cité sainte, par les efforts de nos frères. Lui-même en effet, lorsqu'on eut entrepris de l'assiéger, révéla, selon ce qui nous a été donné pour certain, à un anachorète habitant de Béthanie, que la ville devait être assiégée très vivement, mais qu'elle ne serait envahie que la veille du jour, et prise qu'à l'heure même où le Christ fut mis sur la croix, afin de montrer que c'était bien lui qui la rachetait enfin de ses souffrances, par les maux faits à ses propres membres. Ce même homme ayant alors rassemblé quelques-uns de nos princes, leur rapporta ces choses, qui se trouvèrent ensuite prouvées par la manière dont la ville fut prise. Nous rendons grâces aussi à Dieu, qui par son esprit a mis tous ces faits dans notre bouche. Du reste, si quelqu'un pense que nous les avons moins bien exposés que n'ont écrit Jules-César et Hirtius Pansa, historiens des guerres des Gaules, des Espagnes, de Pharsale, d'Alexandrie et de Numidie, il doit considérer que ces hommes ont assisté eux-mêmes aux guerres qu'ils ont décrites. Aussi ne trouve-t-on omise dans leurs relations aucune des choses générales ou particulières qui ont été faites. On y voit combien il y avait de milliers d'hommes, et combien de chaque contrée, quels étaient les commandants en chef et les lieutenants chargés de diriger l'armée, les généraux et les princes du parti opposé, ce qu'ont fait la cavalerie et les troupes légères, combien de boucliers ont été transpercé par les javelots; et, pour me servir de leurs propres expressions, après que les consuls ou leurs délégués eurent fait sonner la retraite, combien d'hommes manquèrent à la suite d'un combat, et combien il y eut de blessés. Mais nous qui avons écrit ces choses, qui sommes retenus par d'autres occupations, et qui ne les ayant pas vues ne pouvons avoir autant de confiance en nous-mêmes, en rapportant ce que nous avons appris, nous avons cru quelquefois devoir user d'une juste réserve. Selon la discipline des soldats de Jules-César, les légionnaires, les compagnies, les brigades de cavalerie et les cohortes étaient tenus de se rassembler autour de leurs étendards; si les localités étaient favorables, ils retranchaient leur camp avec un fossé et des tours, presque aussi bien que nos bourgs ou nos villes en sont garnis; lorsque l'armée devait se porter en avant, ils allaient à l'avance occuper les abords des montagnes et aplanir les obstacles que présentait le terrain, et pour cela il y avait dans l'armée d'innombrables emplois de valets, de serviteurs et des bagages très considérables. Mais comme chez les nôtres on ne trouve presque aucun exemple de dispositions, ou plutôt d'habiletés semblables, je ne dirai point que les événements se sont accomplis par le courage des Francs, mais plutôt par l'activité et la force de leur foi. Que ceux qui le voudront disent que j'ai omis plus de choses que je n'en ai rapporté ; j'ai mieux aimé être trop concis que trop long. Si quelqu'un connaît d'autres faits, qu'il prenne soin de les écrire comme il le trouvera bon. Rendons grâces à Dieu et à de si grands vainqueurs, qui lorsqu'ils n’avaient pas de froment à manger, ont appris à se nourrir des racines qu'ils arrachaient à la terre. Si quelqu'un conserve des doutes au sujet des Parthes, que nous avons appelés Turcs, et du mont Caucase, qu'il consulte Solin dans son livre de Memorabilibus, Trogue-Pompée, sur l'origine des Parthes, et Jornandès le Goth sur la Bétique. Que Dieu veuille mettre enfin un terme à ces pieux travaux. Amen!