[0] GALBERT, SYNDIC DE BRUGES (fin XIe - début XIIe s.). VIE DE CHARLES-LE-BON, COMTE DE FLANDRE (vers 1083 - 1127). PRÉFACE. Quoique, parmi les princes des royaumes connus qui nous entourent, Henri, empereur des Romains, ait fait éclater par ses hauts faits le plus ardent désir acquérir de la gloire et de la renommée, et qu'il eût à bien régner les mêmes dispositions que ces princes, il gouvernait cependant avec moins de puissance et de célébrité. Après un règne de plusieurs années, il mourut sans héritier. Le roi d'Angleterre, sans enfants, gouvernait aussi son royaume avec moins de réputation et de puissance que le comte Charles, marquis de Flandre, notre seigneur et prince naturel, qui, fameux dans les armes et de race royale, commandait depuis sept ans dans ce comté, et s'y montrait le père et le protecteur des églises de Dieu, généreux envers les pauvres, affable et juste envers ses seigneurs, impitoyable et habile contre ses ennemis. Il mourut sans enfant, trahi et assassiné à cause de sa justice, par les siens; que dis-je ? par ses infâmes serviteurs. Je n'ai point cherché à orner des figures de l'éloquence la description de la mort d'un si grand prince, ni à l'embellir des nuances de différentes couleurs; mais, ne m'attachant qu'à l'exactitude des faits, je transmets à la mémoire des fidèles, en style peu élégant, il est vrai, le récit de cette mort étrangère à l'ordre de nature. Je n'avais, en effet, ni le temps ni le lieu favorables lorsque je m'appliquai à ce travail; c'était dans un moment ou notre ville était pressée par la crainte et la nécessité, au point que le clergé et le peuple sans exception couraient également risque des biens et de la vie. Ce fut au sein de tant d'adversités, et pressé par de telles angoisses, que je commençai à rasseoir mon esprit flottant, et comme agité au milieu de l'Euripe, et me forçai au travail d'écrire. Dans cet effort de mon esprit une seule petite étincelle de charité, entretenue et fomentée de sa flamme, alluma au fond de mon cœur toutes les vertus intellectuelles, et donna ainsi à mon être captif sous les terreurs du dehors quelque liberté d'écrire. Si quelqu'un veut parler et médire de cet ouvrage de mon esprit, que j'ai composé dans une si fâcheuse extrémité, et que je livre à votre connaissance et à celle de tous les fidèles, je m'en embarrasse peu: ce qui me rassure, c'est que je dis et transmets à la mémoire de la postérité la vérité bien connue de tous ceux qui ont couru les mêmes dangers. Je prie donc et avertis celui entre les mains duquel tombera cet ouvrage, d'un style si aride et si mesquin, de ne point s'en moquer ni le mépriser; qu'il admire au contraire des choses qui, de notre temps seulement, ont été écrites et recueillies par l’ordre de Dieu, et qu'il apprenne à ne pas mépriser ou livrer à la mort les puissances de la terre, qui, nous devons le croire, ont été établies à notre tête par la volonté de Dieu. C'est pourquoi l'Apôtre dit: « Soyez donc soumis pour l'amour de Dieu à tous vos supérieurs, soit au roi comme au souverain, soit aux gouverneurs comme à ceux qui sont envoyés de sa part. » (I Petr. II, 13) Comme en effet n'est pas ici un terme d'assimilation, mais d'affirmation; comme se dit dans l'Écriture sainte pour signifier ce qui est véritable, ainsi qu'on le voit dans ce passage: comme époux, c'est-à-dire, parce qu'il est l'époux. Les homicides, les buveurs, les débauchés, tous les pervers de notre pays, ne méritaient pas d'avoir pour prince un homme bon, religieux, puissant, catholique, protecteur après Dieu des pauvres et des églises, défenseur de sa patrie, et tel que les autres puissances de ce monde terrestre pouvaient prendre modèle sur lui pour la manière de bien gouverner et de servir Dieu dignement. Le diable donc, comme vous allez l'apprendre, voyant l'avancement de l'Eglise et de la foi chrétienne, détruisit le repos du pays, c'est-à-dire de l'Eglise de Dieu, et le troubla par ses pièges, par les trahisons et l'effusion du sang des innocents. [1] CHAPITRE PREMIER. Des gestes glorieux du bienheureux Charles dans le comté. — L'Empire romain et le royaume de Jérusalem lui sont offerts. 1. Charles, fils de Cnution, roi de la Dacie, et d'Adèle, issue du sang des comtes de Flandre, fut, à cause de cette parenté, élevé dans notre patrie, depuis son enfance jusqu'à ce que son corps et son esprit eussent acquis la force de l'âge viril. Dès qu'il eut reçu le titre de chevalier, il fit contre ses ennemis une action remarquable qui lui valut une bonne renommée, et lui procura une grande gloire auprès de tous les puissants des royaumes. Pendant plusieurs années, nos grands avaient désiré que la fortune pût le leur donner pour seigneur. Le comte Baudouin, jeune homme d'une grande valeur, transmit en mourant son État à son neveu Charles, et le confia à la fidélité de ses grands. Dans un grand et sage dessein, le pieux comte commença à s'occuper du rétablissement de la paix, et à renouveler dans le royaume les lois et la justice, en sorte que peu à peu, ayant rétabli partout la paix, la quatrième année de son gouvernement, tout fleurit, tout prit un aspect riant, tout jouit de la tranquillité et de toute sorte de bonheur. Enfin, voyant combien la paix était agréable à tout le monde, il ordonna que, dans toute l’étendue de son royaume, les habitants, soit sur les places publiques, soit dans l'intérieur des forts, se tinssent en repos et sécurité, et habituellement sans armes, voulant qu'autrement ils fussent frappés des mêmes armes qu'ils porteraient. Pour se conformer à ces ordres, les arcs, les flèches, et toutes les autres armes furent déposées dans des lieux paisibles, et situés hors des villes. A la faveur de cette paix, les hommes se gouvernaient par les lois et la justice, préparant pour les assemblées publiques tous les arguments de l'esprit et de l'étude; en sorte que chacun, s'il était attaqué, se défendait par la force et le charme de sa rhétorique ; et s'il attaquait un ennemi, il l'éblouissait par la variété des couleurs de son éloquence. Alors trouva son emploi l'art de parler, soit naturel, soit acquis; car il y avait beaucoup d'hommes sans lettres, à qui la nature elle-même avait montré les règles de l'éloquence, et qu'elle avait instruits à débattre et argumenter avec tant de conséquence que les hommes savants dans l'art de la rhétorique ne pouvaient leur échapper ni les repousser; mais comme ils circonvenaient par là dans les assemblées les fidèles moins habiles et les brebis du Christ, Dieu, qui voit tout d'en haut, ne dédaigna pas de châtier ces trompeurs, afin de faire sentir par des punitions à ceux à qui il avait accordé, pour leur salut, le don de l'éloquence, qu'ils l'avaient fait servir à leur propre perte. 2. Le Seigneur donc envoya le fléau de la famine, et ensuite celui de la mortalité, sur tous les habitants de notre royaume; mais, auparavant, il daigna rappeler à la pénitence, par des signes effrayants, ceux qu'il voyait enclins au mal. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1124, dans le mois d'août, vers la neuvième heure du jour, il apparut à tous les habitants du pays une éclipse dans le soleil; sa lumière manqua d'une manière qui n'était pas naturelle. La partie orientale de l'astre fut voilée, et peu après, il se répandit su le reste une obscurité qui lui était étrangère, mais qui ne couvrit pourtant pas le soleil tout entier. Cet espèce de nuage le parcourut sans sortir de son disque, passant d'Orient en Occident; et, à la vue de ce phénomène, ceux qui observaient la paix, et savaient les injustices commises dans les assemblées, menacèrent tout le monde du danger d'une famine et dune mortalité prochaine. Ces miracles n'ayant corrigé personne, ni les maîtres, ni les serviteurs, tout à coup fondit sur eux la famine et la mortalité ; comme il est dit dans le Psalmiste: « Il appela la famine sur la terre, et il brisa toute la force de l'homme en le faisant manquer de pain.(Psal. CIV, 16) » En ce temps, personne ne pouvait se sustenter à la manière ordinaire, par la nourriture et la boisson; mais, contre la coutume, celui qui trouvait un repas mangeait, en une seule fois, autant de pain qu'il avait habitude d'en consommer en plusieurs jours avant le temps de la famine, on se gorgeait ainsi jusqu'à l'excès, en sorte que, les conduits naturels élargis par cette trop grande quantité de nourriture et de boisson, la nature languissait, les hommes étaient malades de crudités et d'indigestion, ou travaillés par la faim jusqu'à ce qu'ils rendissent le dernier soupir. Un grand nombre de ceux à qui rien ne manquait enflèrent, dégoûtés de la nourriture et de la boisson. Dans le temps de cette famine, au milieu du carême, des hommes de notre pays, demeurant aux environs de Gand et des fleuves de la Lys et de l'Escaut, se nourrirent de viande, le pain leur manquant tout-à-fait. Quelques-uns, se rendant vers des villes et des châteaux pour s'y procurer du pain, périrent d'inanition tout au plus au milieu de la route. Des pauvres se traînant avec peine autour des métairies et des palais des riches, ou des murailles de leurs châteaux, pour demander l'aumône, moururent en mendiant. Chose étonnante à dire! personne dans notre pays n'avait conservé son teint naturel, et sur tous les visages était empreinte une pâleur approchant de celle de la mort. Ceux qui étaient sains et ceux qui étaient malades languissaient également, car ceux dont le corps était sainement constitué devenaient malades à voir la détresse des mourants. 3. Ces calamités ne corrigèrent point encore les impies, qui, dans ce temps, dit-on, conspiraient déjà la mort du pieux comte Charles. Cet illustre comte était sans cesse occupé à soutenir les pauvres de toutes les manières, leur distribuant lui-même, et par ses serviteurs, de généreuses aumônes dans les châteaux et les lieux qui lui appartenaient. Depuis les temps qui précédèrent le carême jusqu'aux nouvelles moissons, il nourrit chaque jour cent pauvres à Bruges, donnant à chacun d'eux un très gros pain. Une semblable disposition avait lieu dans ses autres châteaux. La même année, le seigneur comte ordonna que quiconque ensemencerait deux mesures de terre dans le temps des semailles, ensemencerait une autre mesure de terre en fèves et en pois, parce que ces espèces de légumes poussant plus promptement, et dans une saison plus favorable, nourriraient plus vite les pauvres si la famine et la disette ne cessaient pas cette année ; il ordonna qu'on en fit ainsi dans tout son comté, pourvoyant ainsi pour l'avenir, autant qu'il le pouvait, aux besoins des pauvres. Il réprimanda avec des paroles d'opprobre les gens de Gand, qui avaient laissé mourir de faim devant les portes de leurs maisons des pauvres qu'ils auraient pu nourrir. Il défendit aussi de faire de la bière, parce que les citoyens et les cultivateurs s'interdisant cette fabrication dans le temps de la famine, il en devait résulter plus d'abondance pour les pauvres. Il ordonna de faire des pains d'avoine, afin qu'au moins les pauvres pussent soutenir leur vie de pain et d'eau. Il commanda qu'on vendit un quartaut de vin six écus, et pas davantage, afin que les marchands ne fussent point si fournis, et n'achetassent pas le vin, mais que pressés par la faim, ils échangeassent leurs marchandises pour d'autres denrées, et que par là les pauvres vécussent avec plus de facilité. Chaque jour il faisait emporter de sa propre table de quoi nourrir cent treize pauvres, et plus. Depuis le commencement du carême et de son pieux jeûne, durant lequel il fut trahi et s'endormit dans le Seigneur, jusqu'au jour où il mourut dans le Christ, il distribua chaque jour à un pauvre des vêtements neufs, à savoir, une chemise, une tunique, des fourrures, une cape, des bottes, des bottines et des souliers; et, après avoir achevé cette miséricordieuse distribution aux pauvres, il se rendait à l'église, où, se prosternant pour prier, il chantait des psaumes en l'honneur de Dieu; et là, après avoir entendu la messe selon sa coutume, il distribuait des deniers aux pauvres, toujours prosterné devant le Seigneur. 4. Pendant que Charles, marquis de Flandre, gouvernait ainsi son comté avec paix et gloire, Henri, empereur des Romains, mourut, et le trône demeura désert et privé d'héritier. Les plus sages du clergé et du peuple du royaume des Romains et des Teutons s'agitaient de toutes les manières pour trouver un homme noble de naissance autant que par ses mœurs, auquel ils pussent confier l'empire. Ayant donc porté les yeux autour d'eux sur les princes des autres pays et royaumes, ils résolurent prudemment que les plus sages et puissants du royaume enverraient solennellement au pieux Charles, comte de Flandre, des députés propres à cette mission, à savoir, le chancelier de l'évêque de Cologne, et avec lui le comte Godefroi de Namur, priant et conjurant sa puissance et sa piété, de la part de tout le clergé et de tout le peuple du royaume et de l'empire des Teutons, que, par charité pure, il reçût les honneurs de l'empire, et la dignité royale avec le pouvoir qui les accompagne; car les meilleurs, tant du clergé que du peuple, l'attendaient pour l'élire avec un très juste empressement; voulant, par la grâce de Dieu, s'il daignait venir vers eux, l'élever unanimement au trône de l'empire, et le créer roi conformément à la loi des précédents empereurs catholiques. Le comte Charles, ayant reçu leur députation et entendu leur demande, prit conseil des nobles et des pairs de sa terre, sur ce qu'il avait à faire à ce sujet; mais ceux-ci, qui le chérissaient d'un juste amour et d'une vertueuse prédilection, et le révéraient comme leur père, commencèrent à s'affliger et à pleurer à cause de son départ, disant ce pays cruellement perdu s'il l'abandonnait. Les abominables traîtres qui en voulaient à sa vie lui conseillèrent d'accepter chez les Teutons le trône et ses grandeurs, lui représentant combien il serait glorieux et honorable pour lui d'être roi des Romains. Ils s'efforçaient, les misérables, de trouver quelque ruse et quelque piège pour se défaire de celui qu'ensuite, ne pouvant l'éloigner tant qu'il demeurait en vie, ils prirent le parti de trahir, lui qui défendait contre eux les lois de Dieu et des hommes. Le comte Charles, à la prière de ses sujets chéris, demeura donc dans son comté, faisant observer la paix à tout le monde et l'établissant, autant qu'il était en son pouvoir, ainsi que tout ce qui était favorable au salut de la patrie, se montrant fidèle à la foi catholique, bon et religieux, honorant Dieu, et gouvernant les hommes avec prudence. Il n'avait pas, aux environs de sa terre, soit sur les frontières, soit dans l'intérieur de sa domination, d'ennemis contre lesquels il eut à se distinguer par des exploits terrestres, car ses voisins le craignaient, ou bien, unis à lui par des alliances de paix et d'amitié, ils entretenaient avec lui un commerce de dons et de présents; cependant, pour l'honneur de son pays et l'exercice de ses chevaliers, il livra des combats à quelques-uns des comtes ou des princes de la Normandie et de la France, et même au-delà de ce pays et, à la tête de deux cents chevaliers, il fit des excursions dans leurs États, dans ces occasions, il éleva sa réputation, la puissance et la gloire de son comté, et racheta auprès de Dieu, par une quantité considérable d'aumônes, tout ce qu'il avait pu avoir de torts. 5. Il arriva aussi, du temps qu'il vivait, que le roi de Jérusalem tomba en la captivité des Sarrasins, et que la ville de Jérusalem demeura abandonnée et sans roi; les chevaliers chrétiens, comme nous l'avons appris, qui servaient dans l'armée chrétienne, haïssaient ce roi captif parce qu'il était avare et ladre, et qu'il gouvernait mal le peuple de Dieu. Ils délibérèrent donc, et d'un commun avis envoyèrent une lettre au comte Charles pour le prier de venir à Jérusalem prendre possession du royaume de Judée, et recevoir, dans le lieu saint et dans la sainte Cité, la couronne de l'empire catholique et la dignité royale. Ayant à ce sujet consulté ses fidèles, il ne voulut point abandonner sa tendre patrie, qu'il aurait bien gouvernée, encore mieux qu'il n'avait fait jusqu'alors, si d'abominables traîtres, remplis du démon, n'eussent égorgé leur seigneur et père, qui était plein de l'esprit de piété, de sagesse et de force. O douleur qu'ils aient ravi à l'Église de Dieu un si grand homme, que le clergé et le peuple de l'empire d'Orient, et la cité sainte de Jérusalem, ainsi que le peuple Chrétien avaient souhaité et demandé avec instances pour leur roi ! [2] CHAPITRE II. Occasion de la haine qui se souleva contre le bienheureux Charles. 6. Les forces de l'esprit, la mémoire, le courage et le talent me manquent pour louer le bon comte Charles ; vous tous princes des royaumes, vous lui êtes inférieurs en mérite, en puissance, en sagesse, en prudence, en bonnes mœurs. Le comte Charles, vers la fin de sa vie, était tel, aux yeux des fils religieux de l'Église, qu'il surpassait en mérite les chefs des États, et les nombreux docteurs de la foi chrétienne, et, quoiqu'autrefois il eût été pécheur et coupable, à la fin de sa vie, par le fruit d'une heureuse pénitence, tout pour lui se tournait en bien, et concourait au salut éternel de son âme. C'est pourquoi quelqu'un a dit que « personne ne doit être appelé heureux avant sa mort et ses funérailles» ; (OVIDE, Metam. III. 136.) et selon l'apôtre: « Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, et de ceux qu'il a appelés pour être saints. (Rom. VIII, 28) » Dans un lieu sacré, au milieu des prières sacrées et d'une sainte dévotion de cœur, dans le temps sacré du carême, au moment d'une distribution sacrée d'aumônes devant l'autel sacré, au milieu des reliques sacrées de saint Donatien, archevêque de Reims, de saint Basile, et du grand saint Maxime, qui ressuscita trois morts, des chiens immondes, pleins du démon, des serviteurs abominables égorgèrent leur seigneur. Il n'est personne de si sot, de si stupide, de si niais, qui n'infligeât les derniers châtiments et les peines les plus inouïes à ces traîtres serviteurs, qui, par une trahison sans exemple, mirent à mort le maître qu'ils auraient dû défendre. Il est étonnant, et singulièrement mémorable, que parmi les empereurs, les rois, les ducs et les comtes que nous avons vus, ou dont nous avons entendu parler, nous n'en ayons encore connu aucun capable comme lui d'être le seigneur et le père de ses sujets, et le protecteur des églises de Dieu. Il savait être un seigneur, un père, un protecteur pieux, doux, humain, attentif à l'honneur de Dieu et de l'Église, la preuve en est, qu'après la mort d'un si grand homme, tout le monde, ses amis et ses ennemis, les étrangers et les voisins, les nobles et le vulgaire, et les habitants de tous les pays où était parvenue sa glorieuse renommée, attestèrent tous les mérites qu'on devait croire, devant Dieu et devant les hommes, à celui qui, comme un chef chrétien, était mort pour avoir fait exécuter la justice de Dieu, et pour le salut des peuples qu'il gouvernait. Des hommes avec lesquels il vivait en paix firent éclater leur trahison contre lui, ainsi qu'il est dit dans le psaume: « Car l'homme avec lequel je vivais en paix, en qui je me suis même confié, et qui mangeait de mes pains, a fait éclater sa trahison contre moi. (Psal. XL, 10) » 7. Après donc que la clémence de Dieu eut éloigné les fléaux, et fait cesser entièrement les calamités du temps, il commença à rendre aux terres la fertilité de sa grâce, ordonna que les greniers fussent remplis de fruits, de vin, que le monde abondât en vingt autres choses nécessaires à la vie, et, par l’ordre divin, toute la terre recommença à refleurir sous un air plus doux. Le pieux comte, voulant ramener l’ordre dans son royaume, rechercha soigneusement dans les terres de sa domination quels étaient, les hommes qui appartenaient à ses domaines, et quels étaient les serfs et les hommes libres. Le comte assistait souvent aux plaids où se traitaient ces affaires, écoutant les débats relatifs à la liberté des séculiers et à l'état des serfs, parce qu'au milieu des grandes affaires et des causes d'intérêt général, les hommes libres ne daignaient pas prononcer sur celles des serfs. Tous ceux que le comte trouvait lui appartenir, il s'occupait à les faire rentrer dans son domaine. Un certain Bertulphe, prévôt du chapitre de Bruges, appartenant au domaine du comte, et de condition servile, ainsi que son frère Désiré Haket, châtelain de Bruges, et ses neveux, Bouchard, Albert, Robert, et d'autres principaux de leur parenté, s'efforçaient de toute leur adresse et de tout leur esprit de trouver un moyen de lui échapper, et d'éluder son titre de propriété. Ayant enfin pris conseil, le prévôt donna en mariage, à des chevaliers libres, ses nièces qu'il avait élevées dans sa maison, afin que ce mariage procurât à lui et aux siens les moyens de parvenir à la liberté séculière. Mais il arriva qu'un des chevaliers qui avaient épousé une nièce du prévôt, appela à un combat singulier, en présence du comte, un autre chevalier de race libre. Le chevalier provoqué répondit par un refus injurieux, disant qu'il n'était pas de condition servile, mais jouissait, en vertu de sa naissance, de tous les privilèges d'un homme libre, et qu'ainsi celui qui l'appelait en ce combat singulier n'était point son égal; car, selon le droit établi par le comte, quiconque étant libre avait épousé une serve, un an après ce mariage, cessait d'être libre, et rentrait dans la même condition que sa femme. Le chevalier gémit d'avoir perdu la liberté à cause de sa femme, lui qui avait pensé, en la prenant, se rendre plus libre encore. Le prévôt et les siens en furent très affligés, et s'efforcèrent de toutes, les manières de se soustraire au servage du comte. Le comte, ayant vu, par les dépositions et le rapport des anciens du pays, qu'ils lui appartenaient incontestablement, s'efforçait de les remettre sous sa domination; cependant le prévôt ni les siens n'avaient pas été interpellés ni poursuivis par les prédécesseurs du comte, comme étant de condition servile, et la chose, assoupie et négligée pendant longtemps, était en quelque sorte oubliée de tous, si, dans l'appel au combat dont nous avons parlé, la vérité n'eût été rappelée à la mémoire. 8. Le prévôt, qui, entouré de toute cette suite de neveux, se trouvait le plus puissant après le comte, et le plus illustre par la réputation et la dévotion, prétendait être libre ainsi que toute sa famille, ascendants et descendants, et se débattait avec une extrême opiniâtreté et arrogance. Il s'efforçait de tous ses moyens et de tout son pouvoir de se soustraire, lui et les siens, aux droits de propriété du comte, dont il parlait souvent ainsi: « Ce Charles de la Dacie ne serait jamais parvenu à la dignité de comte si je ne l'avais voulu, et maintenant, lorsque c'est par moi qu'il est devenu comte, il ne se rappelle plus le bien que je lui ai fait; loin de là, il veut me réduire en esclavage avec toute ma famille, s'informant des anciens si nous sommes ses serfs; mais qu'il cherche tant qu'il voudra, nous sommes et serons toujours libres, et il n'est pas un homme sur la terre qui puisse nous faire serfs. » C'est en vain cependant qu'il proférait ces paroles orgueilleuses; car l'habile comte avait pénétré la désobéissance du prévôt et des siens, et appris leur fourberie et leur trahison. Le prévôt, voyant que sa défense et celle des siens ne pouvaient avoir d'autres résultats que la privation de leur liberté, aima mieux périr avec tous ses neveux que d'être soumis au servage du comte. Par un dessein atroce et un complot abominable, ils commencèrent à conspirer entre eux la mort du comte, et à choisir un lieu et une circonstance favorables pour le tuer. 9. Le prévôt se réjouissait de ce que des querelles élevées entre ses neveux et Thancmar,dont le comte soutenait à bon droit la cause, lui fourniraient l'occasion de trahir le comte ; car, tant par des récompenses que par sa puissance et ses brigues, il avait appelé les chevaliers de notre province au secours de ses neveux contre Thancmar, qu'il assiégeait de toutes parts dans une place où celui-ci s'était retranché. Enfin, son armée s'étant réunie, il attaqua vigoureusement les assiégés, et brisant les barricades des portes, il détruisit les retranchements et les clôtures de ses ennemis. Absent lui-même du lieu du combat, et comme s'il y eût été étranger, il avait tout fait par ses conseils et ses artifices. Au dehors il affectait une grande bienveillance, disant à ses ennemis qu'il était affligé de ce que ses neveux suscitaient tant de troubles, et commettaient tant d'homicides, tandis que c'était lui qui les avait excités à tous les crimes. Au jour dont nous venons de parler, il y eut des deux côtés un grand nombre d'hommes tués et blessés. Le prévôt, ayant appris que ce combat était engagé, se rendit vers les charpentiers qui travaillaient dans le cloître des religieux, et leur ordonna d'y apporter leurs outils, à savoir leurs haches pour aller démolir les murs, les retranchements et les maisons de ses ennemis. Il envoya dans chaque maison de la ville pour y ramasser des haches qui furent très promptement portées sous les murs de la place assiégée. Ses neveux étant revenus la nuit avec cinq cents chevaliers et un nombre infini d'hommes d'armes et de gens de pied, il les amena dans le cloître et dans le réfectoire des religieux, où il répara leurs forces avec des mets et des boissons de diverses sortes, et il se réjouit et se glorifia de leur victoire. Comme il opprimait ainsi continuellement ses ennemis, et dépensait de très grosses sommes pour s'attacher ceux qui secouraient ses neveux, les hommes d'armes d'abord, et ensuite les chevaliers commencèrent à piller les paysans, au point qu'ils enlevaient et dévoraient les troupeaux et le bétail des métayers. Tout ce que possédaient les paysans, les neveux du prévôt le leur enlevaient avec violence, et l'employaient à l'usage des leurs. Mais jamais, depuis l'origine, nos comtes n'avaient souffert qu'on exerçât de tels ravages dans leurs États, parce qu'il en serait résulté de très grands carnages et de terribles combats. 10. Les paysans, ayant appris que le comte était arrivé à Ypres, se rendirent vers lui secrètement, pendant la nuit, au nombre de deux cents, et s'étant prosternés à ses pieds, ils le supplièrent de leur accorder, comme à l'ordinaire, son secours paternel, et de leur faire rendre leurs biens, à savoir, les troupeaux et le bétail, les habits et l'argent, et enfin tous les autres meubles de leurs maisons, que leur avaient ravis entièrement les neveux du prévôt, et ceux qui les avaient accompagnés au siège, combattant avec eux le jour et la nuit. Le comte, ému de tristesse lorsqu'il entendit proférer de telles plaintes, convoqua ses conseillers et plusieurs mêmes qui étaient de la famille du prévôt, et demanda par quelle vengeance et quel jugement rigoureux on devait faire justice de ce crime. Ils lui conseillèrent de détruire sans délai, par l'incendie, la maison de Bouchard, parce qu'il avait exercé des rapines contre les paysans du comte. Ils l'excitèrent fortement à détruire cette maison, parce que, tant qu'elle resterait sur pied, Bouchard exciterait des troubles, commettrait des ravages ou des homicides, et dévasterait entièrement le voisinage. D'après ce conseil, le comte alla incendier la maison, et détruisit de fond en comble la demeure de Bouchard, ce dont celui-ci et le prévôt, ainsi que leurs complices, furent excessivement affligés, vu que, par cette action, le comte paraissait approuver et secourir leurs ennemis, et que chaque jour il les inquiétait sur leur condition servile, et s'efforçait, de toutes les manières, de les faire rentrer dans son domaine. Après avoir brûlé cette maison, le comte retourna à Bruges, alors vinrent à lui ses familiers, qui l'engagèrent à se tenir sur ses gardes, disant que les neveux du prévôt le trahissaient, et cherchaient contre lui une occasion favorable depuis l'incendie de ladite maison, et que même, n'eût-il pas agi de la sorte, ils ne l'en auraient pas moins trahi. Après le souper du comte, se rendirent auprès de lui des intercesseurs de la part du prévôt et de ses neveux, qui supplièrent le comte de détourner d'eux sa colère, et, prenant pitié d'eux, de les recevoir en amitié. Le comte répondit qu'il agirait avec eux selon toute justice et miséricorde, s'ils voulaient désormais renoncer aux troubles et aux pillages, et il leur promit en outre de rendre à Bouchard une meilleure maison. Il jura cependant que, tant qu'il serait comte, Bouchard ne posséderait plus aucune propriété dans l'endroit de la maison brûlée, parce que jusqu'alors, demeurant tout près de Thancmar, il n'avait fait qu'exciter des querelles et des séditions contre ses ennemis et contre les citoyens, et se livrer au pillage et au meurtre. Les intercesseurs, en partie complices de la trahison, ne pressèrent pas beaucoup le comte au sujet de la réconciliation, et comme les serviteurs se disposaient à présenter les santés, ils prièrent le comte d'ordonner qu'on apportât du meilleur vin. En buvant, ils demandèrent, selon la coutume des buveurs, que l'on bût une fois à leur santé et abondamment, après quoi ils prendraient, pour la dernière fois, congé du comte et s'en iraient dormir. Par l'ordre du comte, on but abondamment a la santé de tous ceux qui étaient présents, après quoi ils prirent enfin congé et s'en allèrent. [3] CHAPITRE III. Conspiration nocturne pour le meurtre du bienheureux Charles. 11. Isaac, Bouchard, Guillaume de Wervick, Enguerrand et leurs complices, munis de l'assentiment du prévôt, pressaient l'exécution du dessein qu'ils devaient accomplir, non pas contraints par un ordre divin, mais de leur libre volonté. Aussitôt que les médiateurs et intercesseurs entre le comte et les neveux du prévôt, après l'incendie de la maison de ce dernier, rapportèrent la réponse du comte, savoir, qu'ils n'avaient pu obtenir aucune grâce pour lesdits neveux ou leurs fauteurs, mais que seulement le comte agirait avec eux selon la justice, telle que la réglerait le jugement des premiers de sa terre ; alors le prévôt et ses neveux entrèrent dans une chambre, où ils réunirent qui ils voulurent, et, se donnant mutuellement la main, firent serment de tuer le comte. Pendant ce temps le prévôt gardait la porte de la chambre. Ils appelèrent à ce serment Robert l’Enfant, l'invitant à s'armer pour exécuter avec eux le dessein qu'ils allaient accomplir, et pour lequel ils s'étaient mutuellement donné la main, mais le noble jeune homme, que sa vertu rendait méfiant, réfléchit que l'action à laquelle ils le pressaient de participer devait être grave, et ne voulut point entrer dans leur conjuration sans savoir auparavant quelle chose ils avaient juré de faire et comme ils le pressaient encore, il s'échappa et se hâta de gagner la porte; mais Isaac, Guillaume et les autres crièrent au prévôt, qui la gardait en ce moment, de ne point laisser sortir Robert sans l'avoir forcé par ses ordres à faire ce qu'ils lui demandaient. Alors, séduit par les caresses et les menaces du prévôt, le jeune homme rentra et jura d'observer ce qu'ils lui imposeraient, sans connaître ce qui devait s'exécuter, et, aussitôt le pacte conclu avec les traîtres, il demanda ce qu'on devait faire. Ils répondirent: « Ce comte Charles travaille de tous ses moyens à notre destruction et s'efforce de nous mettre en servage; nous avons juré de le trahir, et tu dois accomplir avec nous cette trahison tant par tes conseils que par tes actions. » Alors le jeune homme, effrayé et fondant en larmes, dit: « Loin de nous le dessein de trahir notre seigneur, le comte de notre patrie ! Bien plus, si vous ne renoncez à votre projet, j'irai et découvrirai pleinement votre trahison au comte et à tous les citoyens, et jamais, par la volonté de Dieu, je ne vous aiderai en cette ligue par mes conseils ni par mes secours. » Comme il s'échappait du milieu d'eux, ils le retinrent violemment en lui disant: « Écoute, ami, nous t'avons communiqué cette trahison comme si nous devions l'exécuter réellement, pour éprouver par là si tu voudrais demeurer avec nous pour quelque action importante, mais le projet pour lequel tu t'es lié à nous par la foi et le serment est tout autre qu'on ne vient de te le dire; nous te l'avons caché jusqu'ici; nous te l'apprendrons plus tard. » Ils dissimulèrent ainsi leur trahison en la tournant en raillerie: ils sortirent alors de la chambre, et, se séparant, chacun se rendit chez soi. Isaac rentré dans sa maison feignit d'aller dormir, car il attendait le silence de la nuit, et bientôt montant à cheval il retourna dans le château, et se rendit à la demeure de Bouchard. Appelant celui-ci et tous les autres qu'il voulut, ils se rendirent séparément dans une autre habitation, à savoir celle du chevalier Gautier. En entrant ils éteignirent promptement le feu qu'il y avait dans la maison, de peur qu'à sa lueur ceux qui s'y trouvaient éveillés ne reconnussent qui ils étaient, et quelle affaire ils traitaient à cette heure inusitée. Tranquilles donc dans les ténèbres, ils résolurent d'exécuter leur crime le lendemain des que le jour paraîtrait, et choisirent pour l'accomplir les plus intrépides et les plus audacieux de la maison de Bouchard, leur promettant beaucoup de richesses. Ceux qui tueraient le comte devaient avoir, les chevaliers quatre marcs, et les serviteurs deux marcs; et ils se lièrent par le serment le plus abominable. Comme le crépuscule commençait à poindre, Isaac retourna dans sa maison après avoir animé les autres par ses conseils, et les avoir préparés à un si grand crime. 12. Le jour ayant paru sombre et nébuleux, au point qu'on ne pouvait distinguer aucun objet à la distance de la longueur d'une lance, Bouchard envoya secrètement quelques serviteurs dans la cour du comte, pour épier le moment où il se rendrait à l'église. Le comte s'était levé de grand matin, et après avoir, selon sa coutume, distribué des aumônes aux pauvres dans sa propre maison, il se rendit à l'église. Mais, ainsi que l'ont rapporté ses chapelains, pendant la nuit, comme il s'était mis dans son lit pour dormir, il fut agité par une certaine méfiance inquiète ; son esprit était confus et troublé, sa pensée tendue sur une foule d'idées qui se succédaient tourmenté, il se couchait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, tantôt s'asseyant sur son lit, et croyant se sentir malade. Lorsqu'il se fut mis en chemin pour l'église de Saint-Donatien, les serviteurs qui épiaient sa sortie coururent annoncer aux traîtres que le comte était monté dans la tribunede l'église, accompagné de peu de monde; alors le furieux Bouchard et ses chevaliers et ses serviteurs, ayant pris des épées nues sous leurs manteaux, poursuivirent le comte dans cette tribune. Ils se divisèrent en deux bandes qui occupèrent les deux entrées, de manière qu'aucun de ceux qu'ils voulaient faire périr ne pût s'échapper par l’une ou l'autre issue de la tribune et voilà qu'ils virent le comte prosterné selon sa coutume auprès de l'autel, sur un humble marchepied, où il chantait les psaumes en l'honneur de Dieu, récitait dévotement des prières, et distribuait en même temps des deniers aux pauvres. Or, il faut savoir quel homme noble et quel excellent comte firent périr ces serviteurs impies et inhumains : il avait eu pour aïeux les hommes les meilleurs et les plus puissants qu'on eût vu fleurir depuis le commencement de la sainte Eglise, soit en France, soit en Flandre, soit en Dacie, ou dans l'Empire Romain. Le pieux comte issu de leur souche dans notre temps, et élevé depuis son enfance jusqu'à ce qu'il devînt un homme parfait,ne s'écarta jamais des nobles mœurs que lui avaient transmises ses royaux ancêtres, et de l'honnêteté qui leur était naturelle. Après avoir fait, avant d'être comte, un grand nombre d'actions illustres et remarquables, il prit le chemin du saint pèlerinage de Jérusalem, traversa les abîmes de la mer, et enfin, selon ses vœux ardents et rempli de joie, il arriva dans cette ville, après bien des blessures et des périls soufferts à différentes reprises pour l'amour du Christ. Il combattit vaillamment contre les ennemis de la foi chrétienne, et, après avoir adoré avec respect le sépulcre du Seigneur, il revint dans sa patrie. Dans les fâcheuses nécessités et extrémités qu'il endura pendant ce pèlerinage, le pieux serviteur du Seigneur apprit, comme il le rapportait souvent lorsqu'il fut parvenu au rang de comte, quelle misère accable les pauvres, de quel orgueil les riches sont enflés, et de combien de calamités tout le monde est frappé. C'est pourquoi il avait coutume de condescendre aux besoins des pauvres, d'être ferme dans l'adversité, modeste dans la prospérité, selon les paroles du psalmiste : « La majesté du roi suprême éclatait dans son amour pour la justice, (Psal. XCVIII)» et il gouvernait le comté selon l'avis des grands et des prudhommes. Lorsqu'un si glorieux prince eut subi le martyre, tous les habitants du pays, frappés de cette infâme trahison, la déplorèrent amèrement ; et, chose étonnante à dire, le comte ayant été tué dans le château de Bruges, le matin d'un mercredi, le bruit de cette mort abominable frappa l’oreille des citoyens de la ville de Londres, située en Angleterre, le vendredi suivant vers la première heure du jour; et vers le soir de ce même vendredi, cette nouvelle alla jeter la désolation dans la ville de Laon qui, située en France, est à une distance très considérable de nous. C'est ce que nous avons appris par nos écoliers qui étudiaient alors à Laon, et par nos négociants qui le même jour trafiquaient à Londres. Personne, ni à cheval ni sur mer, n'aurait pu traverser si promptement l'intervalle des temps et des lieux dont nous venons de parler. 13. Pour que cette trahison s'accomplît, il avait été voulu de Dieu qu'il ne demeurât de la race de Bertulphe que des fils audacieux et présomptueux, la mort avait atteint les autres. Les survivants étaient puissants dans leur patrie, importants et comblés de richesses, mais le prévôt dont nous venons de parler se conduisait envers le clergé avec une sévérité très rude et un orgueil immodéré ; car il avait coutume, lorsque paraissait en sa présence quelqu'un qu'il connaissait très bien, de feindre par orgueil d'ignorer son nom, et de demander d'un air mécontenta ceux qui l'entouraient qui était cet homme ; alors, si cela lui plaisait, il l'appelait et le saluait. Ayant vendu à quelqu'un un canonicat, il ne le fit point élire canoniquement, mais l'en investit par violence. Aucun de ses chanoines n'osait le blâmer, ni en secret ni ouvertement. Les chanoines de l'église de Saint-Donatien, dont nous avons déjà parlé, étaient autrefois très religieux et très versés dans les lettres; au commencement du gouvernement de ce prévôt si arrogant, il y en eut qui, réprimant son orgueil, le retinrent par leurs conseils dans la doctrine catholique, et l'empêchèrent de commettre aucune iniquité dans les affaires du l'Église. Mais, après qu'ils se furent endormis dans le Seigneur, le prévôt, laissé à lui-même, se porta à tout ce qui lui plut, et où le poussait l'impétuosité de son arrogance. Chef de sa famille, il éleva ses neveux selon son gré, et, les ayant destinés à la guerre, s'attacha à les mettre à la tête de tous dans le pays, et s'efforça de faire connaître partout leur renommée. Il excitait donc ses parents à des querelles et des séditions, et leur cherchait des ennemis à attaquer, afin qu'on redît partout de quelle puissance et de quelle force il jouissait, lui et ses neveux, puisque personne dans le pays ne leur résistait et ne les surpassait. Enfin, poursuivi devant le comte comme étant de condition servile, et le comte s'efforçant de prouver qu'il était serf ainsi que toute sa famille, il fut couvert de honte, comme on l'a déjà dit, et il lâcha de découvrir quelque ruse, quelque moyen pour échapper au servage et conserver la liberté qu'il avait usurpée. Ne pouvant y parvenir autrement, et rempli d'opiniâtreté, il finit par accomplir, avec les siens et quelques grands du pays, le meurtre auquel il s'était longtemps préparé, et dont l'issue devint funeste à lui et aux siens. 14. Cependant le Dieu très miséricordieux daigna rappeler de nouveau les siens par des prodiges effroyables; car, dans notre voisinage, on vit dans les fossés des eaux ensanglantées en signe d'un meurtre prochain, ce qui eût pu les détourner de leur trahison si leur cœur n'avait été si endurci dans le projet de faire périr le comte. Souvent, conférant entre eux, ils se disaient: « Si nous tuons le comte, qui le vengera? » Ainsi, tandis que, sans savoir pourquoi, ils employaient le mot qui, ce mot, d'un sens indéterminé, indiquait des quantités infinies et qu'il était impossible de déterminer par un nombre certain, comme il parut lorsque le roi de France accompagné d'une armée considérable, et les princes de notre pays, avec une multitude infinie, s'assemblèrent pour venger la mort du très pieux comte. Mais les tristes suites de ce coup fatal ne sont pas encore arrivées à leur terme, et cette mort ne cesse d'être vengée sur les suspects, les coupables et fugitifs exilés. C'est pourquoi nous, habitants du pays de Flandre, qui pleurons la mort du comte, de ce grand prince, en souvenir de sa vie, nous prions, avertissons et conjurons qu'après avoir lu le récit véritable et certain de sa vie et de sa mort, vous tous qui le connaîtrez, vous demandiez pour son âme la gloire de la vie éternelle et une béatitude perpétuelle avec les saints. Dans le récit de cette mort, le lecteur trouvera rangé, selon l'ordre des jours et des faits, ce qui s'est passé en ce temps jusqu'à la vengeance rapportée à la fin de cet opuscule ; vengeance que Dieu seul exerça sur les principaux du pays qu'il extermina de ce monde par un arrêt de mort, pour avoir médité et exécuté cette trahison. [4] CHAPITRE IV. Meurtre du bienheureux Charles et de quatre autres. — Fuite et emprisonnement de quelques-uns. 15. L'année onze cent vingt-septième, le deuxième jour du mois de mars, deux jours de la seconde semaine du carême déjà passés, le jour suivant, mercredi, vers l'aube, le pieux comte était prosterné en oraison pour entendre la messe du matin à Bruges, dans l'église de Saint-Donatien, autrefois archevêque de Reims, distribuant aux pauvres, selon sa pieuse coutume, ses généreuses aumônes, les yeux fixés sur les psaumes qu'il lisait, et la main droite étendue pour distribuer ses aumônes, son chapelain, chargé de cet emploi, lui apprêtait des deniers que tout en priant il distribuait aux pauvres. Les prières terminées ainsi que les répons de la tierce, le comte, selon sa coutume, priait en lisant, ou récitait le Pater Noster à haute voix; alors, par suite de tant de complots, de serments conclus entre eux, les abominables et traîtres, déjà homicides dans le cœur, percèrent de leurs épées et tuèrent le comte tandis qu'il priait et distribuait l'aumône, humblement prosterné devant la majesté divine. Ainsi lavé de ses péchés par les ruisseaux de son sang et terminant par de bonnes œuvres la carrière de sa vie, le comte obtint de Dieu la palme des martyrs. Au dernier moment, de sa vie et à l'approche de la mort, autant qu'il lui fut possible, au milieu des coups et des blessures dont l'accablaient ses assassins, il tourna vers le ciel son visage et ses mains royales, et livra ainsi son âme au maître de tous les hommes, s'offrant lui-même à Dieu pour le sacrifice du matin. Le corps sanglant d'un si grand homme et d'un tel prince demeura abandonné et privé des hommages et des soins respectueux de ses serviteurs. Misérablement délaissé, il n'eut pour honneurs funéraires que les larmes de tous ceux qui apprirent cet événement et qui recommandèrent à Dieu, en pleurant, un si grand prince mort de la mort des martyrs. 16. Les assassins tuèrent aussi Thancmar, châtelain de Bourbourg. D'abord ils le blessèrent à mort, et quelque temps après, l'ayant indignement tiré par les pieds hors de la tribune où il était monté avec le comte, ils le mirent en pièces à coups d'épée sous les portes extérieures de l'église. Dans cet intervalle, le châtelain avait confessé ses péchés aux prêtres de cette église et reçu chrétiennement en communion le corps et le sang du Christ. Aussitôt après avoir tué le comte, les meurtriers, laissant dans la tribune son corps et le châtelain à l'article de la mort, sortirent de l'église pour aller tomber sur ceux de leurs ennemis qui se trouvaient à la cour du comte, et les tuèrent à leur plaisir, errants et dispersés dans le château. Ils poursuivirent dans la maison du comte un chevalier nommé Henri, que Bouchard soupçonnait d'avoir tué son frère Robert. Henri se jeta aux pieds du châtelain Haket, qui était aussi monté dans cette maison avec les siens pour s'en emparer. Haket le reçut, à merci ainsi que le frère de Gautier de Locres et les sauva des coups de ceux qui avaient envahi le château. En cette même heure, furent livrés aux meurtriers les deux fils du châtelain de Bourbourg, qui, pendant ce temps, confessaient leurs péchés aux prêtres dans la tribune de l'église, et dont chacun louait la valeur et l'esprit. Ces deux frères se nommaient Gautier et Giselbert,étaient égaux en valeur et dignes, par la noblesse de leur aimable figure, de l'affection de tous ceux qui les connaissaient. Ayant appris le meurtre du comte et de leur père, ils se hâtèrent de fuir; mais les misérables traîtres les poursuivirent à cheval jusque sur la place des Arènes à la sortie du faubourg. Un cruel chevalier nommé Eric, l'un de ceux qui avaient trahi le comte, jeta à bas du cheval sur lequel fuyait un des deux frères; et renversé, celui-là fut tué par ceux qui le poursuivaient. Comme l'autre, sur la porte de sa demeure, se préparait à fuir, ils accoururent contre lui du côté opposé, et le percèrent de leurs épées. Un de nos citoyens, nommé Lambert Benkin, lui trancha la tête de sa hache comme s'il eût frappé sur du bois. C'est ainsi qu'en donnant la mort à ces deux frères, ils les firent passer à la sainte béatitude des cieux. Ils poursuivirent pendant une lieue Richard de Woldman, homme puissant de cette ville et dont la fille avait épousé le neveu de Thancmar contre qui le prévôt et ses neveux avaient jusqu'alors excité des querelles et des séditions. Il était venu avec ses chevaliers à la cour du comte, comme plusieurs grands se préparaient à s'y rendre le même jour. Trompés dans leur poursuite, les traîtres retournèrent dans le château où se pressait la foule du clergé et du peuple courant çà et là, éperdu de ce qui se passait. Ceux qui auparavant avaient été dans l'amitié du comte pendant qu'il vivait, étaient dans une grande frayeur et se cachaient pour éviter d'être vus par les traîtres. Ceux de la cour du comte qui n'avaient eu d'autre appui que sa protection, ayant promptement pris la fuite, s'échappèrent à travers le peuple en tumulte. Gervais, camérier du comte, et que la main de Dieu arma le premier pour venger son maître, s'enfuit à cheval vers ses parents en Flandre. Jean, domestique du comte, chargé de veiller à la chambre, et que son maître chérissait entre tous ses serviteurs, s'enfuit en courant à cheval par des chemins écartés depuis le matin jusqu'à midi, et arriva vers cette heure à Ypres, où il annonça la mort du comte et des siens. Dans ce temps, les négociants de tous les pays des environs de la Flandre s'étaient rassemblés à Ypres dans la cathédrale de Saint-Pierre, où se tenaient alors tous les marchés et toutes les foires, et négociaient en sûreté sous la protection du pieux comte. Dans le même temps, des marchands du royaume des Lombards étaient venus à cette foire, et le comte leur avait acheté vingt et un marcs une coupe d'argent fabriquée avec un admirable travail où la liqueur disparaissait aux yeux des spectateurs. Lorsque le bruit de cette nouvelle vint frapper, au milieu du concours, les hommes de divers pays dont était remplie cette foire, tous repliant leurs marchandises, s'enfuirent jour et nuit, annonçant et divulguant en tous lieux la honte de notre terre. 17. La perte du comte fut pleurée par tous les hommes qui aimaient la paix et la droiture, et par ceux-là même qui ne le connaissaient que d'après la renommée. Mais dans notre château où gisait assassiné notre seigneur et père le très pieux Charles, personne n'osait gémir hautement sur sa mort; on contraignait sa douleur, ses soupirs et ses larmes, comme si notre seigneur, étendu là sous nos yeux, n'eût été qu'un inconnu, comme si notre père eût été un étranger; plus la douleur qu'on éprouvait au dedans était forte, moins on osait la soulager par des larmes et des gémissements. Les neveux du prévôt et le plus scélérat de tous les hommes, Bouchard, avec leurs complices, aussitôt après la fuite de leurs ennemis, étant revenus dans la ville, cherchèrent avec leurs chevaliers Gautier de Locres, qu'ils détestaient extrêmement, car il était du conseil du comte, leur avait nui en toute occasion, et avait excité le comte à remettre en son servage toute la famille du prévôt. Depuis le moment de la mort du comte jusqu'au retour de ces scélérats dans la ville, c'est-à-dire vers midi qu'ils revinrent après avoir mis en fuite leurs ennemis, Gautier, saisi d'angoisse, était demeuré caché dans le lieu qu'occupent les orgues, dans la même tribune où le comte gisait assassiné. Ils se précipitèrent donc par les portes dans l'église, et courant çà et là les épées nues et encore teintes de sang, ils cherchèrent Gautier avec de grands cris et un bruit d'armes éclatant dans les coffres et sous les bancs des frères, l'appelant à haute voix, par son nom, Gautier ! Gautier! Ils trouvèrent, respirant encore, le châtelain de Bourbourg, qu'ils avaient mortellement blessé, et le tirant par les pieds, ils achevèrent enfin de le tuer aux portes de l'église. Tandis qu'il respirait encore dans la tribune, il donna à l'abbesse d'Aurigny son anneau pour le porter à sa femme en signe de sa mort et de tout ce qu'il mandait par l'abbesse à sa femme et à ses enfants dont il ignorait la mort, arrivée aussitôt après la sienne. Cependant on cherchait Gautier de Locres dedans et dehors l'église. Un des gardiens du temple l'avait caché et lui avait laissé son manteau. Troublé par la crainte de la mort, à ce bruit, des armes et des voix qui l'appelaient, par son nom, il sortit de l'endroit où il s'était caché, s'imaginant qu'il serait plus en sûreté dans l'église même. Sautant du haut des stalles des chantres, il s'enfuit à travers ses ennemis jusque dans le chœur de l'église, appelant par de hauts et lamentables cris Dieu et les saints à son secours. Le misérable Bouchard et Isaac, camérier et en même temps homme du comte Charles, le poursuivirent de près, tout furieux dans le lieu saint, avec leurs épées nues et horriblement ensanglantées; le visage épouvantablement furieux et féroce, d'une taille élevée, d'un regard affreux, ils étaient tels que personne ne pouvait les envisager sans terreur. Bouchard l'ayant saisi par les cheveux et agitant son glaive, étendait le bras pour le frapper et ne voulait pas différer d'un instant la mort d'un ennemi qu'il tenait entre ses mains, après avoir tant désiré de s'en voir le maître. Cependant, par l'intervention des clercs, il différa sa mort jusqu'à ce qu'il l'eût conduit hors de l'église, le tenant toujours par les cheveux. Gautier, ainsi captif et sûr de mourir, marchait en criant: Dieu, ayez pitié de moi! Et ils lui répondaient: « Nous devons te payer d'une miséricorde semblable à celle dont tu as usé envers nous. » Lorsqu'ils l'eurent conduit dans la cour, ils le jetèrent à tuer à leurs esclaves qui le mirent à mort en peu de moments, à coups d'épées, de bâtons, de clous et de pierres. 18. Pour la seconde fois, retournant dans le sanctuaire, ils cherchèrent autour de l'autel pour voir si quelqu'un de ceux qu'ils avaient destinés à la mort s'y était caché, et y introduisirent leurs serviteurs pour faire cette recherche. Dans le premier sanctuaire, Baudouin, chapelain et prêtre, et Robert, clerc du comte, se tenaient cachés auprès de l'autel, tapis contre terre dans l'excès de leur frayeur; dans le second sanctuaire s'étaient réfugiés Oger, clerc, et Frumold le jeune, syndic, qui était le plus familier de notre ville auprès du comte Charles, et pour cette raison plus suspect au prévôt et à ses neveux, et avec eux Arnoul, camérier du comte. Oger et Arnoul s'étaient couverts d'un tapis, et Frumold s'était fait une cache sous des faisceaux de branches, et ils attendaient ainsi la mort. Alors les serviteurs qui avaient été introduits dans le sanctuaire, cherchant et retournant tous les rideaux, les manteaux, les livres, les tapis et les branches que les moines avaient coutume d'apporter tous les ans au dimanche des Rameaux, ne tardèrent pas à découvrir Oger et Arnoul; ils avaient trouvé auparavant, sans savoir qui il était, Eustache, clerc, frère de Gautier de Locres, caché avec Baudouin et Godbert, et ceux-ci promirent à ces serviteurs envoyés à leur poursuite de leur donner de l'argent s'ils voulaient les cacher. Les serviteurs qui étaient entrés dans le sanctuaire étant retournés dans le chœur vers Bouchard, Isaac et les autres, ceux-ci les sommèrent de déclarer s'ils avaient trouvé quelqu'un, et ayant entendu leur rapport, Isaac fut saisi d'une violente et terrible fureur contre Frumold le jeune, au point qu'il jura par Dieu et les saints que sa vie ne pourrait être rachetée par une quantité d'or aussi grande que l’était l'église elle-même. Il excita aussi la fureur de tous contre Frumold, en criant que personne n'avait plus que lui nui dans l'esprit du comte au prévôt et à ses neveux. Alors, renversant les portes, Isaac se précipita aussitôt, et, saisissant Frumold par le corps, se disposa à l'emmener. Celui-ci l'ayant, vu, loin de croire qu’Isaac l'emmenait prisonnier, s'imagina qu'il lui sauvait la vie, et lui dit: « Mon ami Isaac, je te supplie, par l'amitié qui a régné jusqu'ici entre nous, de conserver ma vie et de pourvoir par là à mes enfants, tes neveux, qui, si l'on me tue, demeureront sans appui. » Mais il lui répondit: « On t'accordera le pardon que tu as mérité en nous nuisant auprès du comte. » Alors un prêtre s'approchant de Frumold lui conseilla de confesser à Dieu et à lui ses péchés; lorsqu'il l'eut fait, Frumold tira de son doigt un anneau d'or, que, désespérant de sa vie, il envoya à sa fille par ce prêtre. Pendant ce temps Isaac délibérait, avec Bouchard sur ce qu'il avait de mieux à faire, s'il devait le tuer ou lui conserver la vie, afin d'arracher de lui et d'Arnoul, camérier, qui était aussi prisonnier avec lui, tout le trésor du comte. 19. Cependant les chanoines de ce lieu coururent vers l'oncle de Frumold le jeune et l'engagèrent à supplier le prévôt pour la vie de son neveu qu'ils avaient vu sur le point de périr, et dont Isaac avait juré la mort. Alors le vieillard se hâta de se rendre avec les religieux de l'église vers la maison du prévôt, et, s'étant jeté à ses pieds, il le conjura et le supplia de sauver la vie de son neveu. Celui-ci envoya enfin un messager pour défendre à ses neveux de faire aucun mal à Frumold. Ayant entendu le messager, ils le renvoyèrent dire que cela ne se pouvait faire à moins que le prévôt ne vînt en personne. A ce rapport, le vieillard se jeta aux genoux du prévôt et le supplia d'aller lui-même le sauver, et le prévôt s'y rendit, non avec vitesse, mais d'un pas excessivement lent, comme ne se mettant pas beaucoup en peine d'un homme qui lui était fort suspect. Il arriva enfui au sanctuaire où il ne se passait rien de saint, mais des actions toutes abominables. A la demande des prêtres, il prit tous les prisonniers sous sa sauvegarde, à cette condition seulement que, quand Isaac et ses neveux requerraient les prisonniers qu'ils mettaient entre ses mains, le prévôt les leur remettrait. Le prévôt retourna donc, et conduisit dans une chambre de sa maison ceux qui étaient sous sa surveillance, et les garda avec la plus grande attention. Il dit à Frumold qu'il avait emmené prisonnier: « Sache, Frumold, qu'à la prochaine Pâques tu ne posséderas pas ma charge comme tu l'espérais, et je n'avais pas mérité de toi que tu me fisses ainsi du tort dans l'esprit du comte. » Celui-ci jura qu'il avait agi sans mauvaise intention ; il était vrai cependant qu'aucun de la cour du comte, tant qu'il vécut, n'entra plus avant dans sa familiarité ni ne lui fut plus cher que ledit Frumold. Car la maison de celui-ci ayant été brûlée, le comte la fit bâtir entièrement à ses frais, plus solide et plus élégante qu'elle n'avait été auparavant, et dans le monde on n'estimait aucune maison meilleure ni plus commode que celle-là. Renfermés et gardés prisonniers, ils eurent au moins le temps de pleurer ce pieux, comte qui s'était montré non leur maître mais leur père et leur égal dans son intimité avec eux, miséricordieux, humble, doux et également favorable dans ses Etats aux riches et aux pauvres. La douleur empêchait les prisonniers de se parler autrement que par des sanglots et des soupirs que leur arrachait la profonde tristesse de leur âme. Ils déploraient ce funeste forfait qui n'avait pas permis à des serviteurs de mourir avec leur seigneur et leur père, bien plus malheureux de survivre à celui avec lequel ils eussent mieux aimé quitter le monde par une mort, illustre et honorable devant Dieu et les hommes, que de vivre avec la douleur de sa perte, et de voir (Dieu nous préserve de ce malheur!) les traîtres prospérer sous l'autorité d'un autre comte. Ils languissaient ainsi plongés dans la consternation sans qu'aucun de leurs amis osât s'approcher d'eux, même en secret, pour leur faire entendre des paroles de consolation; bien plus, si quelqu'un le tentait, il était privé de la vie. [5] CHAPITRE V. Obsèques du bienheureux Charles et des autres. — Miracle du boiteux guéri. — Pillage des biens. 20. Pendant ce temps on enleva du château les cadavres des morts, c'est-a-dire du châtelain et de Gautier de Locres, et on chargea le châtelain et ses fils chéris sur des navires pour les conduire vers les domaines et les châteaux qui leur appartenaient. Le prévôt se promenait dans sa maison avec ses chanoines, tâchant, autant qu'il pouvait, de se disculper par des paroles d'avoir eu aucune connaissance de cette trahison. Le même jour les traîtres firent une excursion contre leurs ennemis, c'est-à-dire contre Thancmar et les siens, auprès de Straten, et ils trouvèrent les villages déserts et les métairies abandonnées. Car, à la nouvelle du meurtre commis sur le comte, les peuples avaient été saisis d'une grande frayeur, voyant qu'ils avaient perdu leur défenseur, et que si, par hasard, ils étaient assiégés par les traîtres, ils n'avaient plus personne pour les secourir ; lorsqu'ils apprirent aussi que tous les grands du pays avaient donné leur assentiment à la trahison, ils se crurent eux et l'État exposés, pour l'avenir, à de bien plus terribles dangers, et, oubliant le soin de leurs propriétés, ils ne songèrent qu'à conserver leur vie, et s'enfuirent dans des lieux plus sûrs. Alors les traîtres s'emparant du village et du domaine de Thancmar, enlevèrent toutes les armes et tous les meubles ainsi qu'une grande quantité des troupeaux et des habits des paysans de cette métairie, et s'en retournèrent le soir, après s'être ainsi livrés au pillage pendant tout le jour. Ils ne bornèrent pas leurs ravages à nos seuls environs; un grand nombre de gens qui étaient dans le secret de la trahison coururent aussitôt sur le passage des marchands qui allaient à la foire à Ypres, et s'emparèrent d'eux ainsi que de tous leurs bagages. Guillaume d’Ypres, apprenant la mort du comte, crut qu'il allait parvenir au comté, et força tous les marchands qu'il put prendre dans la foire, sans distinction de lieu, de jurer à lui et aux siens attachement et fidélité. Il ne leur permit pas de se retirer, et les retint prisonniers jusqu'à ce qu'ils eussent achevé de lui rendre hommage. Il fit tout cela par le conseil du prévôt et de ses traîtres neveux. Vers le déclin de ce même jour, par le conseil commun du prévôt, de ses neveux et de leurs complices, ils demandèrent à Frumold le jeune, qu'ils retenaient prisonnier, les clefs du trésor du comte. Ils lui arrachèrent aussi toutes celles de la maison et des coffres et boîtes qui s'y trouvaient. Mouchard, le châtelain Haket et Gautier fils de Lambert de Redenbourg s'en emparèrent. 21. Pendant ce temps, on laissait là le corps du comte, dont les prêtres avaient tant recommandé l'âme à Dieu dans le moment où ils donnaient à la dérobée à son châtelain la communion du Christ; en sorte que ce corps sanglant et abandonné était encore dans la même position que lorsqu'il reçut la mort. Les frères de l'église délibéraient donc avec inquiétude sur ce qu'ils devaient faire et quelles obsèques ils devaient lui préparer, lorsqu'il n'était personne qui osât remplir même à la dérobée l'office divin dans cette même église où venaient de se commettre un si grand carnage et un si horrible forfait. Enfin en ayant reçu la permission du prévôt, et d'après le consentement des frères, Frumold le vieux enveloppa le noble corps d'un linceul, et le mit dans un cercueil au milieu du chœur: il l'arrangea avec le respect convenable, plaça auprès quatre cierges, selon notre coutume, et accomplit avec grand soin toutes les autres cérémonies. Les femmes seules, assistant à ces funérailles, veillèrent pendant le jour et la nuit suivante, poussant de pieuses lamentations. Cependant les traîtres délibérèrent avec le prévôt et son châtelain par quelle ruse ils enlèveraient le corps du comte, afin qu'ils n'eussent pas l'opprobre éternel de le voir inhumer en leur présence: ils décidèrent donc habilement d'envoyer vers l'abbé de Gand pour le prier de faire enlever le corps du comte de notre ville, et de le faire transporter et inhumer à Gand. Ainsi se termina ce jour plein de douleur et de misère, origine de tous les maux et de tous les troubles qui eurent lieu dans les royaumes environnants, et des maux plus grands qui nous attendent à l'avenir. La nuit suivante, le prévôt ordonna de munir d'armes l'église, et de garnir de sentinelles la tribune et la tour, afin qu'il pût s'y retirer avec les siens en cas d'attaque de la part des citoyens. D'après l'ordre du prévôt, des chevaliers entrèrent armés cette nuit dans la tribune de l'église, et garnirent la tour et ses avenues de sentinelles toujours renouvelées, dans la crainte que les citoyens ne les attaquassent, et ne fissent sur eux une incursion le lendemain ou les jours suivants. Le dimanche d'après la mort du comte, le prévôt envoya saluer Simon, notre évêque de Noyon. Raoul, moine de Saint-Trudon, était porteur d'une lettre dans laquelle il priait l'évêque de réconcilier à Dieu l'église où avait été assassiné et gisait le comte, dont celui-ci ignorait la mort. Il lui présenta aussi les moyens de justification par lesquels le prévôt voulait prouver canoniquement son innocence devant le clergé et lé peuple. Le porteur de cette lettre ayant été pris et jeté à bas de son cheval, ne put parvenir vers l'évêque: cette nouvelle donna au prévôt une grande frayeur pour lui-même. Le mercredi et le jeudi, le prévôt manda par un certain mercenaire à Gautier de Vlaersle que, selon la promesse qu'il avait faite à lui et à ses neveux de les aider, il se hâtât de venir à leur secours avec ses frères, et il lui fit remettre quarante mares d'argent. Celui-ci, ayant reçu l'argent, feignit qu'il allait venir, mais ne vint que pour faire dommage au prévôt et à ses neveux. L'évêque Simon, qui était frère de l'épouse du comte Charles, du château de Bruges, frappa du glaive de l'anathème les sacrilèges et les traîtres, défendit qu'aucun des fidèles entrât dans leur association ou leur accordât du secours, et condamna à l'anathème tous ceux qui les avaient aidés dans l'exécution de leur crime. 22. Le jeudi 3 mars, l'abbé vers lequel on avait envoyé à Gand, ayant couru à cheval toute la nuit, arriva de grand matin au château vers le prévôt et ses neveux, et demanda qu'ils lui livrassent selon leur promesse le corps du comte. Le prévôt sortit, et, ayant convoqué le châtelain et ses neveux, assassins du comte, il délibéra avec eux sur la manière dont l'abbé pourrait enlever le corps sans tumulte. Mais aussitôt les pauvres qui attendaient que le prévôt leur distribuât des aumônes pour le salut de l'âme du comte (et qui pénétrèrent plus vite le projet, parce qu'il n'y avait qu'eux parmi les citoyens qui voulussent aller avec les traîtres et les fréquenter encore), commencèrent à répandre le bruit que l'abbé était venu avec fourberie, et par le conseil des traîtres, pour emporter le mort. L'abbé avait fait préparer un cercueil dans lequel on devait mettre le corps et le transporter à cheval. Cependant les pauvres suivaient le prévôt partout ou il allait, s'écriant: « Seigneur, qu'il n'arrive jamais qu'on emporte de notre endroit le corps de notre père et d'un si glorieux martyr, car, si cela arrive, notre ville et ses édifices seront détruits après sans pitié. Les ennemis et les persécuteurs qui viendront dans ce château auront quelque pitié et quelque miséricorde, et ils n'oseront détruire entièrement une église où sera enseveli avec respect le corps du saint comte. » Et il s'éleva aussitôt un très grand bruit parmi les citoyens sur l'enlèvement du corps. Le prévôt et l'abbé hâtèrent l'accomplissement de leur dessein, avant que la ville ne fût en rumeur ; ils firent faire un nouveau cercueil et le firent apporter jusqu'à la porte de l'église pour enlever le mort. Des chevaliers entrèrent pour emporter avec le corps le cercueil qui était au milieu du chœur, et le transporter dans celui qui était à la porte. Alors les chanoines du lieu accourant, remirent violemment à sa place le cercueil du chœur, disant qu'ils voulaient auparavant apprendre du prévôt pour quel motif il avait donné cet ordre. Ils se rendirent au château, où se tenaient le prévôt et ses neveux, et avec eux une foule considérable de citoyens qui avaient en tendu dire qu'on voulait enlever le corps. Un vieillard prit la parole, en présence de tout le peuple: « Seigneur prévôt, dit-il, si vous eussiez voulu agir avec justice, vous n'auriez pas donné, sans le consentement et le conseil des frères, un si précieux martyr, un si grand prince, un si grand trésor de notre église, que la grâce et la miséricorde divine nous ont accordé pour martyr. Il n'est aucun motif pour lequel on doive nous enlever un prince qui a été élevé parmi nous, y a passé la plus grande partie de sa vie, et qui, par l'ordre de Dieu, a péri parmi nous pour la justice: bien plus, si l’on nous l'enlève, craignons la destruction de cette ville et de cette église; car, par son intervention, Dieu nous épargnera et aura compassion de nous, mais, si on nous l'enlève, Dieu vengera sans pitié la trahison qui vient d'avoir lieu parmi nous. » Mais le prévôt et les traîtres, saisis d'indignation, ordonnèrent l'enlèvement du corps. Alors les frères de l'église se précipitèrent aux portes du temple avec un grand tumulte, criant à haute voix que tant qu'ils vivraient, ils ne laisseraient pas emporter le corps du très pieux Charles, comte et martyr, et qu'ils mourraient plutôt là que de souffrir qu'on l'enlevât. On eût vu alors les clercs s'armer de tables, de sièges, de chandeliers, et de tous les ustensiles de l'église, dont ils pouvaient se servir pour faire résistance. En place de trompettes, ce fut au son des cloches qu'ils appelèrent tous les citoyens du lieu : ceux-ci, instruits de la chose, accoururent en armes, et, tirant leurs épées, entourèrent le cercueil du comte, prêts, si quelqu'un essayait de l'enlever, à s'y opposer. Le tumulte se déclarant dedans et dehors l'église, la divine miséricorde voulut apaiser la fureur de ses enfants et le bruit des armes. Car comme des malades et des boiteux étaient étendus sur le cercueil, au milieu du tumulte, un boiteux, dont le pied était lié à ses fesses, commença à crier et à bénir Dieu qui, à la vue de tous les assistants, lui avait rendu, par la vertu du pieux comte, le mouvement naturel de ses membres. La nouvelle de ce miracle apaisa tout le monde. Le prévôt, le châtelain et les traîtres, effrayés de l'émeute, s'étaient retirés dans la maison du comte, et mandèrent aux citoyens qu'on n'enlèverait point le corps contre leur volonté. L'abbé s'en retourna donc, content de s'échapper. Le prévôt allait et venait, délibérant avec les traîtres, et se consultant sur ce qu'il y aurait à faire selon l'événement. Aussitôt les frères de l'église cherchèrent des artisans et des ouvriers qui pussent, aussi bien que le permettaient le temps et la nécessité, construire un caveau pour ensevelir le comte dans le lieu où il avait reçu la palme du martyre. Après en avoir cherché les moyens, ils s'occupèrent avec activité de cet ouvrage, craignant que, par quelque ruse plus adroite, on ne leur enlevât de nouveau le corps. Ainsi finit le jour où l'enlèvement du corps de ce malheureux défunt avait été l'occasion de tant d'artifices et de troubles. 23. Le vendredi, quatrième jour du même mois, les chanoines et le prévôt, s'assemblèrent hors des murs, dans l'église de Saint-Pierre, pour y accomplir, selon la coutume, les funérailles du comte dont on avait déjà préparé le tombeau. On y célébra, pour l'âme du pieux comte, la messe des Morts, à laquelle il assista très peu de monde excepté les chanoines; car personne de sa cour n'y fut présent, si ce n'est le chapelain Baudouin, le jeune Oger et Godbert, clercs du comte. Ensuite le prévôt et les frères retournèrent dans l'église de Saint-Donatien où était le mort, et ayant fait entrer les pauvres dans l'église, Frumold le vieux distribua des deniers, pour le salut de l’âme du pieux comte Charles, et par la main du prévôt, à tous les malheureux qui en voulurent bien recevoir; ce que Frumold le vieux ne put faire sans pleurer, et il répandit encore plus de larmes de compassion que de deniers. Il y avait une foule très considérable de pauvres qui reçurent des aumônes. La distribution des aumônes terminée, le noble corps fut transporté dans la tribune, et le prévôt présent, et placé auprès du sépulcre, pleura enfin alors le comte, qu'il reconnut avoir été le père de tout le pays de Flandre, et il pleura des vertus que son esprit obstiné s'indignait de reconnaître. Le comte fut renfermé dans un sépulcre construit aussi bien que l'avait permis le temps; et, s'il n'était point comme il convenait lorsqu'il fut placé dans le tombeau, on en décora ensuite l'entrée d'un travail soigné. Sans doute son âme épurée par les peines du martyre, jouit de la récompense de ses vertus entre les mains de celui dont la volonté l'a retiré du monde et l'a élevé au comté céleste avec-Dieu et le Seigneur, à qui soit empire, louange, honneur et gloire pendant les siècles infinis des siècles! [6] CHAPITRE VI. L'insolence croissante des traîtres commence à être réprimée par Gervais, camérier du comte. 24. Le samedi, cinquième jour de mars, vers le soir, Frumold le jeune fut délivré de sa captivité, il dut sa liberté aux grandes peines que se donnèrent pour lui des intercesseurs auprès du prévôt et de ses neveux, il fut renvoyé sous la condition que, dans les huit jours qui suivraient sa sortie de prison, il se réconcilierait avec les traîtres entre les mains desquels il était tombé, ou abjurerait sa patrie et s'exilerait pour toujours, il alla dans sa maison trouver ses amis et sa famille qui, plus qu'on ne peut le dire, avaient été tourmentés de douleur et de crainte de la mort pour lui et pour eux-mêmes; car, depuis le moment qu'il avait été emprisonné, ses domestiques n'osaient sortir nulle part qu'ils ne crussent devoir être aussitôt poursuivis parce qu'ils étaient de sa maison. Il mangea avec ses amis et sa famille, décidé à abandonner sa patrie plutôt que de retomber au pouvoir de traîtres qui avaient fait périr son seigneur dont il était aimé plus que tous les autres et qu'il chérissait presque plus que lui-même. Il aimait mieux, souffrir un exil perpétuel que d'entrer dans leur amitié; car il est insupportable pour un homme de faire alliance avec son ennemi. Cela est aussi contre nature, car toute créature fuit, si elle le peut, les choses qui lui sont ennemies. Lorsqu'on eut soupé, Frumold disposa de sa maison et de ses biens, et, ayant pris congé de chacun, il distribua à ses serviteurs, pour se sustenter pendant un certain temps, du froment, des fromages et de la viande, espérant que, par la grâce de Dieu, il rentrerait un jour content et tranquille en possession de tout ce qu'il abandonnait par nécessité et par amour pour le très pieux comte. Il se retira avec son beau-père hors du château et de la ville où il avait jusque-là habité; ses amis le recommandant à Dieu avec des gémissements et des larmes, le suivirent autant qu'ils purent. Dans le même temps, les traîtres, opiniâtrement obstinés dans tous les crimes, firent une excursion contre leur ennemi Thancmar et les siens; mais repoussés honteusement, ils rentrèrent dans le château effrayés et couverts d'ignominie. 25. Le sixième jour de mars, Gottschalk de Thaihals vint en message d'Ypres à Bruges vers le prévôt à qui il parla ainsi: « Salut et amitié de la part de mon maître et votre ami intime Guillaume d'Ypres, qui vous promet publiquement, autant qu'il est en lui, un très prompt secours à vous et aux vôtres. » Après que tout le monde l'eut applaudi, ayant été introduit dans une chambre, il dévoila au prévôt, à Guillaume de Wervick, à Bouchard et au peu de gens qu'ils avaient admis en dedans avec eux, d'autres choses qu'il n'osait rapporter en public et qui transportèrent toute la maison de joie, et leur donnèrent une telle confiance en Guillaume, qu'ils le nommèrent et le prirent pour comte. D'après ce secret rapport, les sages et les faiseurs de conjectures regardèrent comme complice de la trahison ce Guillaume qui saluait les traîtres de notre pays après l'accomplissement de leur crime, et leur offrait de tout son pouvoir les secours les plus prompts en leur promettant par écrit force et caution. Lorsque l'envoyé s'en fut retourné, on s'empara des marchands de Flandre, de quelque lieu qu'ils vinssent à la foire d'Ypres, et on les força à jurer foi et hommage à Guillaume, et ainsi de le prendre pour comte. Cela fut fait par le conseil du prévôt et des siens qui espéraient ainsi que leur trahison envers le pieux comte Charles resterait impunie. Guillaume aurait été alors élevé au comté s'il fût aussitôt venu à Bruges pour venger le meurtre de son seigneur et cousin le comte; mais comme Dieu n'en avait pas disposé ainsi, il fallait que les autres princes et peuples de la terre suivissent l’ordre divin, et se liguassent tous unanimement pour venger la mort du très pieux comte. Les bourgeois de notre ville entraient en apparence dans les desseins de leurs seigneurs, le prévôt, ses coupables neveux et le châtelain, et tâchaient de découvrir les secrets de leurs conseils, afin qu'instruits par ce stratagème de leurs ruses et machinations, ils pussent se précautionner contre eux. Dans ce temps, le prévôt et les siens ne cessaient par des conférences, de circonvenir tous ceux qu'ils pouvaient, les engageant, par un grand nombre de présents et de promesses, à embrasser leur parti. Il manda à Guillaume qu'il lui donnerait le comté, et l'exhorta, à cet effet, à recevoir hommage et serment de tous les Flamands qu'il pourrait réunir par force ou par l'appât d'une récompense; il fit savoir aux habitants de Furnes, ses alliés, qu'ils fissent à Guillaume serment et hommage. Il envoya aussi à l'évêque de Noyon une lettre par laquelle il se justifiait d'avoir trempé, soit de conseil, soit de fait, dans la trahison envers le comte ; il le priait, par son ardent amour pour les fils de l'Eglise, de secourir promptement de ses conseils lui et ses chanoines, et de venir promptement, en vertu de son autorité pontificale, purifier l'église et célébrer l’office divin. Il envoya à Jean, évêque de Thérouanne, une lettre dont la teneur était la même. Il fit dire à Robert, alors à Kackzercke, qui avait épousé une de ses nièces, de fortifier avec le plus grand soin sa maison et ses propriétés, jusqu'à ce qu'on eût établi dans le comté le pouvoir de Guillaume d'Ypres. Ce Robert était un chevalier libre avant d'épouser la nièce du prévôt ; mais après l'avoir eue pendant un an, selon la loi des comtes de Flandre, il était devenu de condition servile et appartenait au comte : d'où s'éleva entre le pieux comte Charles et le prévôt et ses partisans un si funeste débat sur le servage et la liberté. Le prévôt manda aussi aux Flamands qui habitaient dans le voisinage, sur les bords de la mer, qu'ils vinssent avec leurs forces au secours de lui et de ses neveux, s'il arrivait que quelqu'un s'élevât dans le royaume et dans le comté pour venger le comte. Il ordonna expressément à nos citoyens d'entourer le faubourg de fossés et de palissades, à l'abri desquels ils pussent se défendre contre quiconque les attaquerait. Les citoyens ceignirent en effet le faubourg de palissades, mais dans une autre intention qu'on ne le leur avait recommandé et ordonné, ainsi que la suite le fit voir. Sous la conduite du châtelain ils enlevèrent hors du faubourg les palissades et les pièces de charpente employées en fortifications par le feu comte et par Frumold le jeune, qui se doutait que la proscription s'étendrait sur ses biens, et s'emparèrent de tout ce qui pouvait servir à les retrancher ; ils bâtirent pour leur défense des tours, des forts, et s'assurèrent des moyens de sortie contre leurs ennemis. Tout le monde se hâtait pour terminer ces ouvrages, aussi bien le clergé que le peuple. On ne goûta aucun repos, employant la nuit à veiller et le jour à travailler, jusqu'à ce que, les fortifications du faubourg étant achevées, on établit des gardes à chaque porte, aux tours et aux forts, afin que personne n'en sortît sans qu'on le sût, et qu'on n'y laissât entrer que les citoyens. 26. Le lundi 7 mars, Dieu tira du fourreau le glaive de la vengeance divine contre les ennemis de son Église, et excita le cœur d'un chevalier, nommé Gervais, à faire tomber sur eux un châtiment plus terrible et plus prompt qu'on ne croyait alors. Ce chevalier sévit de toute sa colère et de toute sa puissance contre ces scélérats et abominables serviteurs qui avaient livré à la mort l'excellent, le pieux, le juste prince, au moment où il était humblement prosterné, adressant: à Dieu et aux saints, pendant le service divin, l'hommage de sa vénération dans le saint temps du carême, dans un saint lieu et dans une sainte prière, tandis qu'il se croyait en sûreté au milieu d'eux. Gervais, l'un des familiers et des fidèles de son maître, le très pieux Charles, et qui avait été son camérier et admis à ses conseils tant publics que secrets, affligé et irrité de la mort de son très cher maître, marcha entouré d'une armée formidable de gens de pied et d'un cercle épais de chevaliers et d'armes, et, ainsi garanti des ennemis de Dieu comme par un rempart, il courut assiéger un lieu nommé Ravenscot, que les traîtres avaient muni de fortifications pour leur défense, lieu invincible et inaccessible tant par sa position naturelle que par ses fortifications. Gervais fît un grand butin des troupeaux de cette ville et des environs. Cependant tous ceux du parti de ces scélérats vivaient sans inquiétude, croyant que personne au monde ne voudrait ni ne pourrait s'élever contre leurs maîtres, puisque ces misérables avaient commis sur leur seigneur comte un crime si audacieux. Dieu les avait aveuglés, tant ceux qui avaient trahi le comte que ceux qui leur prêtaient secours, et il voulut que, privés de raison et de prudence, après avoir été précipités dans tous les crimes par l'ivresse de la colère et de la fureur, ils se laissassent égarer par la crainte. Se croyant en sûreté et pensant que tous les habitants du royaume étaient leurs amis ou moins forts qu'eux, ils étaient sans précaution contre l'attaque d'un petit nombre d'ennemis; c'est pourquoi Gervais fit un si grand butin dans son expédition auprès de Ravenscot. Les assiégés surpris et stupéfaits de cette subite attaque, et en trop petit nombre pour se défendre contre tant de milliers d'agresseurs, désespérèrent de leur vie, et se rendirent aussitôt à Gervais, à condition qu'on les laisserait sortir avec leur vie et leurs membres. Les chevaliers et les gens de pied qui assiégeaient Ravenscot en ayant chassé les habitants, se précipitèrent dans la ville et ravagèrent tout ce qu'ils y trouvèrent. Les gens de la garnison mise là par les traîtres s'enfuirent dans la nuit, accoururent vers nous et; racontèrent l'événement au prévôt et aux siens, qui furent alors saisis d'une crainte qui ne leur laissait point de relâche et changea la disposition de leur esprit, abaissant cette fierté et cet orgueil qui les avaient rendus jusques alors féroces, sans modération et sans humilité. Robert l’Enfant, dont le domaine avait été en peu de temps détruit par le fer et le feu, s'efforça avec quelques chevaliers de marcher contre Gervais et les siens; mais, lorsqu'il fut instruit de leur grande multitude, il abandonna son expédition. Il serait trop long d'insister sur la crainte et la douleur dont furent tourmentés, les traîtres, et de dire la joie qui transporta tout le monde, excepté eux, lorsqu'on apprit de toutes parts que l'équitable main de Dieu avait commencé la vengeance. 27. Le mardi 8 mars, la ville de Ravenscot fut incendiée et détruite par le fer et la flamme; on brûla aussi près de Bruges la maison de Wilfrid Knop, frère du prévôt, et qui avait conspiré la mort du comte. Ensuite Gervais s'approcha avec toutes ses forces de la place dans laquelle s'étaient retranchés les traîtres, et fit des excursions aux environs, empêchant qu'ils ne pussent sortir par les faubourgs. Nos bourgeois apprenant que Dieu commençait si promptement sa vengeance se réjouissaient, mais seulement dans le fond de leur cœur, n'osant le faire hautement à cause des traîtres qui allaient et venaient encore tranquillement et hardiment parmi eux, ils rendaient grâces en eux-mêmes à Dieu qui, dans ce lieu d'horreur et de confusion, daignait jeter sur ses fidèles un œil de miséricorde, et se hâtait d'exterminer les exécrables homicides qui, jusqu'alors, avaient opprimé le peuple de Dieu par des ravages, des incendies, des meurtres et toute sorte de troubles. Ils envoyèrent ensuite des députés à Gervais et aux siens, pour conclure ensemble un traité de foi, d'amitié et d'alliance inviolable. Ils conspirèrent aussi la vengeance de leur comte, et promirent le jour suivant d'introduire les gens de Gervais dans leur ville, et de les recevoir comme des frères dans leurs retranchements. Je ne pourrais exprimer la joie qui transporta Gervais et les siens à cette députation, car ils virent que ce qu'ils allaient faire pour venger le comte leur était ordonné de Dieu. Gervais et les siens se lièrent avec les députés de nos citoyens, et ils se promirent par un même serment foi et alliance pour venger leur seigneur, le très juste comte de notre pays. Cette conspiration, entièrement ignorée des traîtres et de plusieurs de nos citoyens, n'était connue que des plus sages de notre ville, qui réglèrent secrètement et pendant la nuit ce projet salutaire à tous. [7] CHAPITRE VII. Siège du château de Bruges. — Arrivée d'auxiliaires. — Supplice de quelques-uns des traîtres. 28. Le mercredi 9 mars, jour de l'octave du martyre de notre bienheureux comte, Gervais, d'après ce qui était convenu avec nos citoyens, fut reçu dans le faubourg, près des arènes, à l'occident du château, ce qui devait être une grande calamité pour les traîtres;auparavant il avait effrayé, ce même jour, par l'incendie de leurs maisons, Bouchard, Robert l’Enfant et leurs complices, qui, voyant leurs demeures brûler, sortirent de tous côtés du château pour voir s'ils pourraient s'emparer de ceux qui y mettaient le feu. Vers le côté oriental du château, les flammes poussées par les vents consumèrent trois grandes maisons; les citoyens y coururent pour voir avec Bouchard et ses chevaliers, ignorant l'alliance conclue entre les bourgeois et Gervais, et la plus grande partie d'entre eux suivaient à main armée ces scélérats. Isaac, qui pendant la vie de Charles, le pieux comte, avait été son camérier et admis à ses conseils et à sa familiarité, et qui depuis avait été à la tête du complot, sortit de la ville à cheval avec ses chevaliers. Enfin les chevaliers des deux partis étant venus en présence, les traîtres virent qu'en si petit nombre ils ne pourraient tenir contre une armée si considérable, et prirent la fuite ; mais les assiégeants les ayant poursuivis à grands pas, les forcèrent à fuir jusqu'au château. Lorsqu'ils furent, parvenus dans la ville, Bouchard et les siens s'arrêtèrent quelque temps devant la maison de Didier,frère d'Isaac, pour délibérer sur ce qu'ils avaient à faire. Pendant ce temps Gervais, les poursuivant avec violence, arriva à nos portes, vers l'occident, et là, ayant juré et reçu la foi des citoyens, il se précipita dans la ville avec une très forte troupe. Les citoyens étaient alors dans leurs maisons tranquilles comme à l'ordinaire; car le soir approchait, et un grand nombre d'entre eux, ignorant ce qui se passait, s'étaient mis à dîner. Comme les traîtres, troublés d'avoir été forcés à fuir, consultaient sur ce qu'ils avaient à faire, ils aperçurent les assiégeants qui se précipitaient sur les places, et les attaquaient avec des lances, des flèches et toutes sortes d'armes. Tous les citoyens, émus par ce tumulte effrayant, le bruit des armes et les clameurs qui tonnaient de toutes parts, coururent se préparer à combattre, les uns pour défendre la place contre Gervais, ignorant le traité conclu; les autres, qui en étaient instruits, pour aider de toutes leurs forces son attaque, et forcer les traîtres à fuir dans le château. Lorsque les citoyens furent instruits du traité et des serments que Gervais leur avait prêtés, ils s'élancèrent, par le pont du château, contre ceux qui le défendaient et combattaient en faveur des scélérats. Sur un autre pont, qui conduisait à la maison du prévôt, un grand combat eut lieu, et on s'y battit à coups de lance et d'épée ; sur un troisième pont, situé du côté de l'orient, et qui allait jusqu'aux portes du château, se livra un terrible combat, au point que ceux qui étaient dans le château, ne pouvant soutenir l'impétuosité du choc, brisèrent le pont, et fermèrent les portes sur eux. Partout où les citoyens purent approcher de ceux du château, on combattit avec un acharnement extraordinaire, jusqu'à ce que ceux-ci se vissent dans l'impossibilité de tenir; ainsi surpris et livrés par les citoyens, bon gré mal gré, ces misérables furent poussés dans le château; beaucoup furent blessés, et ils étaient inanimés de crainte et de douleur en même temps que harassés par la fatigue du combat. 29. Cependant, au moment de l'irruption de Gervais dans la ville, Isaac, s'enfuyant du lieu où ils étaient à délibérer, se réfugia dans sa maison qui était assez forte. Après avoir passé le pont qui s'étendait devant sa maison, il le renversa et le brisa afin de n'être point poursuivi dans sa fuite. Dans ce temps on prit George, le principal chevalier des traîtres, et qui, avec Bouchard, avait tué le comte. Le chevalier Didier, frère du traître Isaac, le renversa de cheval, et lui coupa les deux mains. Ce Didier, quoique frère d'un traître, n'était cependant pas complice de la trahison. Le misérable George se réfugia, les mains coupées, dans un lieu où il espérait demeurer caché; mais ayant été aussitôt dénoncé, il fut traîné vers un certain Gautier, chevalier de Gervais; ce chevalier, assis sur son cheval, ordonna à un jeune spadassin d'une grande férocité de le tuer: celui-ci, se précipitant sur George, le frappa de son glaive, et le renversa à terre; ensuite, le spadassin l'ayant jeté par les pieds dans un cloaque, l'y plongea malgré lui comme il le méritait. On avait pris aussi un homme nommé Robert, de la maison du châtelain Haket, dont il était coureur et domestique, il fut tué au milieu de la place publique, et on le traîna dans les marais. On s'empara encore du plus misérable des serviteurs de Bouchard, nomme Fromald, qui, s'enfuyant, s'était caché entre deux matelas, après avoir revêtu des habits de femme pour se déguiser; on le tira de là, et on le conduisit au milieu de la place publique, où, à la vue de tous, on le pendit la tête en bas, au moyen d'un bâton passé dans les jarrets et les jambes, afin d'augmenter l'ignominie et le déshonneur des traîtres assiégés, qui se tenaient dans la galerie et les tourelles du comte, témoins du spectacle de leur opprobre. Pendant ce temps, ils ne cessaient de tirer des traits, de jeter à l’envi des pierres, et de lancer des javelots du haut des murs. Le jour fini, la nuit se passa de part et d'autre en crainte et en incertitude, et on se dressa des embûches. Les assiégeants veillèrent de peur que quelqu'un des assiégés ne se dérobât par la fuite, ou que quelqu'un ne pénétrât secrètement dans les murs pour leur porter secours; ensuite, pendant tout le temps du siège, on veilla et on se dressa des embûches. Très souvent les assiégés attaquaient de nuit les assiégeants, et leur livraient un très violent combat. On se battait pendant la nuit avec plus d'ardeur que pendant le jour; parce que le jour, à cause de leur crime honteux, les assiégés n'osaient se montrer. Ils espéraient pouvoir se cacher, et s'échapper d'une manière quelconque, pensant que, s'ils parvenaient à s'enfuir, nul d'entre eux ne serait soupçonné du crime de trahison. Ils combattaient de nuit avec d'autant plus d'ardeur qu'ils se flattaient de sortir bientôt par le secours des chefs du siège, qui promettaient d'y donner les mains, et ils comptaient se disculper facilement de leur crime. Mais les princes s'inquiétaient peu de ce qu'ils promettaient aux assiégés, et des serments qu'ils pouvaient leur faire, car ce n'était qu'un moyen de leur extorquer l'argent et le trésor de l'excellent comte. Ils le firent à bon droit, et reçurent des assiégés le trésor du comte, et en outre beaucoup de dons, mais sans se croire obligés d'observer aucune foi ni serment avec les serviteurs impies qui avaient mis à mort leur seigneur légitime et naturel. Ceux-ci demandaient à leurs ennemis de les sauver conformément à la foi et aux serments qu'ils leur avaient jurés; mais les autres n'étaient point liés à des gens qui avaient tué leur maître et le père de tout le comté. C'eût été avec plus de justice que ceux qui avaient chéri le comte, même après sa mort, s'étaient rassemblés pour le venger, et avaient souffert les craintes, les veilles, les blessures, les attaques, et toutes les adversités qu'on a coutume d'éprouver dans un siège; c'eût été avec plus de justice, dis-je, qu'ils eussent obtenu le château, le trésor, et toutes les choses appartenant au comte, après la mort de leur maître, que ces abominables traîtres, avaient détruit et sa maison, et les richesses du pays. Les assiégeants et les assiégés avaient à cet effet de fréquentes conférences, et les assiégés demandaient seulement à être absous du crime de trahison. 30. Le jeudi 10 mars, Siger, châtelain de Gand, accourut au siège avec toutes ses forces,ainsi que le frère de Baudouin d'Alost, nommé Iwan. Dans la nuit de ce jeudi, Isaac, qui avait le sentiment de son crime et du châtiment qu'il méritait, tourmenté de la crainte de la mort, s'enfuit avec son écuyer. Sa femme, leurs serviteurs et suivantes, et enfin tous ceux de sa maison se cachèrent également où ils purent trouver un asile. Dans la précipitation de cette fuite nocturne, ils abandonnèrent aux ennemis, et sans aucune défense, leur maison, la plus grande partie de leurs meubles, et tout ce que jusqu'alors ils avaient possédé en toute liberté et pouvoir. Le châtelain de Gand et Jean en étant instruits y accoururent de très grand matin avec un grand nombre d'assiégeants et pillèrent tout ce qu'ils trouvèrent à emporter pour leur usage. Enfin, ils mirent sous les toits des torches enflammées et incendièrent les maisons, les greniers et tout ce qu'ils trouvèrent de combustible. Le tout fut si promptement détruit par l'incendie et les tourbillons des flammes qu'excitaient les vents, qu'il fut reconnu, à la grande surprise de tous, que jamais tant de bâtiments et de bois n'avaient été réduits à rien en aussi peu de temps. 31. Le vendredi 11 mars, Daniel, un des pairs du comté, qui avait été, avant leur trahison, fort lié avec le prévôt et ses neveux, accourut promptement au siège ainsi que Richard de Woldman, Thierri châtelain de la ville de Dixmude, et Gautier, bouteiller du comte. Chacun de ces princes vint avec toutes ses forces pour venger la mort de leur comte et seigneur. Après s'être tous rassemblés avec nos citoyens et tous les grands occupés au siège, avant qu'on leur permît d'entrer dans la ville, ils jurèrent, pour le salut et l'avantage de nos citoyens, de respecter inviolablement les habitations et propriétés. Ils firent en même temps le serment d'attaquer ensuite, avec une même ardeur et impétuosité, leurs ennemis, ces parricides impies, de les assiéger, et s'il plaisait à Dieu de les vaincre, de n'épargner la vie d'aucun coupable, de ne point les faire échapper ni sauver par aucun artifice, mais de les anéantir et d'agir, par le jugement commun des grands, pour l'honneur du royaume et le salut de ses habitants. On promit aussi de conserver ce qui appartenait aux citoyens et à tous ceux qui contribueraient par leurs travaux à venger la mort du comte. 32. Le samedi 12 mars, les princes ordonnèrent que tous ceux qui étaient occupés au siège attaquassent le château de tous les côtés accessibles. Vers midi, les chevaliers et les citoyens s'armèrent, investirent les portes du château, et y mirent le feu. Dans cette attaque, ils incendièrent une porte de derrière qui tenait à la maison du prévôt. Comme ils atteignaient les grandes portes du château et y mettaient un amas de foin et de paille sèche, et qu'un des chevaliers s'avançait pour mettre le feu à la paille, les assaillants furent accablés de pierres, de bâtons, de traits et de flèches qu'on lançait du haut des murs; en sorte que beaucoup d'entre eux furent blessés par des monceaux de pierres qu'on leur jetait du haut des tours ; les casques furent brisés, et à peine parvinrent-ils à se sauver sains et saufs sous la tortue qu'ils avaient formée près des portes et dont ils s'étaient couverts pour mettre le feu. Quiconque était atteint d'une pierre jetée d'en haut, quelle que fût sa force et sa vigueur, était renversé avec violence, et demeurait tout brisé, mourant et sans mouvement. Dans cette attaque, un homme d'armes du dehors mourut le cœur traversé d'une flèche. Partout un tumulte et des cris effroyables, et un combat très violent; le bruit et le fracas des armes étaient répétés dans la profondeur des airs. Le combat dura jusqu'au soir, et les assiégeants n'y ayant éprouvé que perte et dommage, s'éloignèrent des murs et des tours du château, et rassemblèrent tous ceux de leur parti, inquiets des dangers de la nuit. Cette attaque ne fit qu'animer de plus en plus les assiégés qui voyaient les assiégeants chassés loin de leurs murs, et accablés de pertes et de blessures. [8] CHAPITRE VIII. Augmentation des forces des assiégeants. — Arrivée de la comtesse de Hollande. — Reliques emportées de l'église. — Les assiégés fortifient le château. 33. Le dimanche 13 mars, de part et d'autre on garda, comme c'était le jour du dimanche, une apparence de paix. Le 14 et le 15 mars, les bourgeois de Gand avec une troupe de brigands des campagnes d'alentour, très avides de butin, s'assemblèrent pour venir au siège, car leur châtelain leur avait mandé de rassembler leurs forces, de réunir leur commune et de venir en armes attaquer le château pour leur propre compte, comme des hommes fameux dans les combats et les batailles, et habiles à renverser les places assiégées. Lorsqu'ils apprirent qu'ils iraient au siège pour leur propre compte, ils s'associèrent tous les archers, les ouvriers habiles dans les métiers, les brigands intrépides, les homicides, les voleurs et tous hommes audacieux aux cruautés de la guerre, et chargèrent d'armes trente chariots. Ils accoururent à pied et à cheval, espérant qu'ils obtiendraient de grosses sommes d'argent si les assiégés se rendaient à eux. Leur armée était innombrable et pleine de courage. S'étant approchés des portes de notre ville, ils voulaient entrer par violence mais la multitude qui était en dedans s'opposa à eux, et le combat se fût presque engagé de tous côtés, si les plus sages dans chaque armée ne se fussent accordés. S'étant donné les mains, ils promirent, par la foi et le serment, de se réunir à nous pendant ce siège dans la même intention, les mêmes armes et les mêmes desseins, de conserver sains et saufs les propriétés et les effets de nos citoyens, de ne retenir avec eux que les habitants du pays et ceux qui étaient habiles dans le combat, et de renvoyer les autres. Les gens de Gand entrèrent donc avec toute leur troupe et remplirent les lieux qui étaient à l’entour du château. Ensuite les travailleurs et les ouvriers préparèrent leurs échelles pour escalader les murailles. En ce même temps, Razon de Gavres, bouteiller, revint de Saint-Gilles, et, très justement affligé de la mort de son seigneur le comte, vint au siège avec toutes ses forces. 34. Le mercredi 16 mars, la nuit où se célèbrent les vigiles de Sainte Gertrude, la comtesse de Hollande vint au siège avec son fils et un grand nombre de gens. Elle espérait que tous les princes qui étaient alors au siège créeraient son fils comte, nos citoyens et plusieurs princes le lui ayant fait entendre. La comtesse se montrait fort gracieuse envers eux, et s'efforçait, par de nombreuses promesses et beaucoup de présents, de disposer à l'amitié pour elle l'esprit de tous les grands. Ce jour, Froulphe et Baudouin, chevaliers de Somerenghen, vinrent, comme de la part de Guillaume d'Ypres, annoncer aux princes qui étaient au siège que le roi de France avait donné le comté audit Guillaume d'Ypres; ce qui les mit tous dans l’inquiétude, ayant promis à ladite comtesse d'élire son fils. Ces chevaliers avaient annoncé faussement ce mensonge, afin de retarder par cette ruse le dessein qu'avaient les chefs du siège d'élire comte le fils de ladite comtesse. A cette nouvelle, les chefs s'indignèrent, si cela était vrai, que le roi eût donné le comté à Guillaume d'Ypres. Ils jurèrent donc tous ensemble et promirent de ne jamais combattre sous ce comte de Flandre; car il était suspect à tout le monde et accusé d'avoir pris part au meurtre du seigneur comte. 35. Le jeudi 17 mars, les chanoines de Saint-Donatien escaladèrent au moyen d'échelles, avec la permission et le consentement des princes, les murs du côté méridional du château, ils en tirèrent les châsses, les reliques, les cercueils des Saints; ils enlevèrent et transportèrent dans l'église de Saint-Christophe, située sur la place publique, les tentures, les tapisseries, les tapis, les longues chapes de soie, les vêtements sacrés, un amas de livres, les ustensiles de l'église, et tous les autres objets qui lui appartenaient. Le prévôt, quand il vit sa fortune tout-à-fait changée, souffrit de mauvais gré, par l'intervention de Frumold l'ancien, qu'on enlevât les tablettes et les notes sur les revenus du comte, qu'il avait conservées pour lui et pour son Guillaume d'Ypres, ainsi que toutes les reliques des Saints et les ornements du temple. L'église de Saint-Donatien demeura donc déserte, abandonnée et dépouillée par les traîtres qui y tenaient leurs concubines, leurs latrines, leur cuisine, leurs fours et toute sorte de saletés. Le très pieux serviteur de Dieu, le comte Charles, gisait encore seul, abandonné à ses assassins, dans le lieu où il avait reçu le martyre. Après que tout ce qu'on avait permis d'emporter fut enlevé, les chanoines portèrent en pleurant les reliques des Saints, sans les cérémonies accoutumées, dans la douleur, les soupirs et les gémissements. Il n'était permis qu'au clergé et à quelque peu de gens d'approcher pour emporter ces reliques des murs de l'église, car des deux côtés on se tenait sur ses gardes ; mais au milieu de tant d'armes on respecta les Saints, et on donna sûreté et passage à ceux qui les portaient. Ce fut une chose étrange et tout-à-fait singulière que cette procession dans laquelle Alger, camérier du prévôt, porta la croix, vêtu d'une cape à la manière des clercs; désespérant de sa vie, il se sauva par ce déguisement. Tous les bons et tous nos citoyens s'affligèrent d'un tel événement, cependant ils se réjouirent d'être en possession des reliques des Saints, qui, si on les avait laissées dans l'église, seraient devenues la proie des ennemis et des pillards de ce lieu, comme on le vit ensuite lors de la prise du château et de l'attaque de l'église. Je dois remarquer que dans un si grand tumulte, au milieu de l'incendie de tant de maisons embrasées par les assiégés qui du château lançaient pendant la nuit sur les toits des flèches enflammées, ou au dehors par des voleurs qui espéraient enlever quelque chose, parmi les périls de tant de nuits et les combats de tant de jours, moi, Galbert, n'ayant pas la faculté d'écrire, j'ai noté sur mes tablettes les principales choses, en attendant que, dans quelque nuit ou quelque jour de paix, je pusse mettre en ordre, selon les événements, le récit que je fais maintenant, et que j'ai ainsi transmis aux fidèles dans la périlleuse situation que vous voyez et lisez. Je n'ai pas noté, à cause de la confusion et du grand nombre, ce que chacun faisait; je me suis seulement appliqué à consigner ce qui a été fait et ordonné en commun dans le siège, et ce que j'en ai recueilli, je me suis forcé, bien à contre cœur, à le coucher par écrit. Voici quelle était la construction des échelles. D'abord on fabriqua une très large échelle avec des chevilles, presque de la hauteur des murs du château; à droite et à gauche on fit, avec des perches extrêmement solides, des palissades en forme de murailles; on fit devant les échelles une palissade semblable, sur laquelle on coucha en long une échelle plus étroite et plus longue, construite de la même manière, afin qu'après qu'on aurait dressé la grande échelle, l'échelle plus étroite tombât dans l'intérieur des murs, et que les palissades à droite, à gauche et en avant, servissent pour la défense de ceux qui monteraient. 36. Il ne faut pas passer sous silence qu'il y avait plusieurs hommes renfermés dans le château, qui n’étaient coupables de la mort du comte ni de fait ni de consentement, mais qui s'étaient trouvés avec les coupables, le jour où ceux-ci furent renfermés entre leurs murs. Il y en avait aussi plusieurs qui étaient entrés de leur plein gré avec ces scélérats, et qui, quoiqu'ils n'eussent pas participé au meurtre de fait et matériellement, y avaient cependant donné leur assentiment. Un grand nombre aussi, le premier jour et les jours suivants du siège, étaient entrés par l'appât des récompenses et du gain. Parmi ceux-là était un cruel archer, nommé Benkin, adroit et agile à lancer des flèches; lorsqu'il parcourait les murs en combattant, courant de côté et d'autre, quoiqu'il fût seul on eût dit qu'il y en avait plusieurs qui nous accablaient de coups du haut des remparts et sans aucun relâche. Quand il tirait sur les assiégeants, on distinguait son trait de tous les autres, parce qu'il frappait ceux qui étaient sans armes des blessures les plus graves ; et quant à ceux qui étaient armés, exempts de blessures mais non de contusions, ils fuyaient épouvantés. Il y avait aussi avec ces coupables le chevalier Weriot, qui depuis sa jeunesse avait toujours été voleur et brigand. Il fit un très grand carnage parmi les assaillants en les accablant de pierres qu'il leur lançait de sa main gauche seulement. Dans les murs s'étaient rassemblés pour cette œuvre criminelle un grand nombre de coupables et de leurs alliés, appliqués les jours et les nuits aux veilles, aux combats, aux attaques et à différents travaux. Ils avaient comblé les portes du château de tas de terre, de pierres et de fumier, depuis le bas jusqu'en haut, de peur que du dehors, en incendiant et en brûlant les portes, on ne pût pénétrer jusqu'à eux. On avait mis le feu du côté de l'orient, et les grandes portes avaient été presque brûlées, en sorte qu'on y eût fait une très grande ouverture, si elles n'avaient été fermées par cet amas de matières. Enfin, comme au dedans on avait obstrué les portes de monceaux de terre et de pierres, au dehors les assiégés, aussi bien que les assiégeants, avaient de tous côtés détruit les ponts qui autrefois allaient droit au château; en sorte qu'il ne restait plus aux assiégeants aucun moyen d'entrer ni aux assiégés aucun de sortir. 37. Tranquilles donc sur leurs portes, les assiégés s'efforcèrent de boucher celles de l'église du côté du midi, celles de la maison du comte qui avaient une sortie dans le château, et les passages qui, du cloître, s'étendaient également dans le château: afin que si par malheur on les chassait du château du comte, ils pussent se retirer dans sa maison, dans celle du prévôt, dans le réfectoire, dans le cloître des frères et dans l'église. L'église de Saint-Donatien était bâtie en forme de rotonde élevée, couverte d'un dôme artistement construit de tuiles et de briques. Autrefois le toit de cette église était bâti en bois, et on avait élevé au dessus un clocher travaillé avec art; de sorte qu'il se faisait remarquer par l'éclat de sa beauté, s'élevant comme le siège de l'empire, et placé au milieu du pays comme pour commander la paix, l'ordre, l'obéissance aux droits et aux lois, d'où le pays recevait repos et justice. Tout le bois avait été autrefois consumé par le feu; c'est pourquoi on avait fait, pour éviter ce danger, un tel ouvrage avec de l'argile et des pierres, afin que le feu ne le pût consumer. Du côté de l'occident une tour extrêmement forte s'élevait au dessus des bâtiments de l'église dont elle faisait partie, et à son extrémité se séparait en deux tours plus étroites. Un mur entourait la maison du prévôt, le dortoir et le cloître des frères, ainsi que tout ce côté du château. Ce mur, dont les assiégés comptaient demeurer les maîtres, était très élevé et très fort, et avait des tourelles et une galerie extérieure pour combattre au dehors. Mais quoique le mur fût fort et les degrés pour y arriver solides, ils travaillaient nuit et jour à se fortifier même en dedans, parce qu'ils comprenaient qu'ils allaient bientôt avoir à combattre contre le monde entier. [9] CHAPITRE IX. Vaines conférences entre les partis pour un arrangement. —Prise du château. — Les assiégés se réfugient dans l'église. Alors enfin ils pouvaient se rappeler ce qu'ils avaient dit: « Si nous tuons Charles, qui viendra le venger? » Il y en avait une infinité, et le nombre de ceux qui venaient le venger, ignoré des hommes, était connu de Dieu seul. Ainsi ce mot qui, interrogatif et indéterminé dans leur bouche, prit alors une signification directe et positive. Il faut savoir qu'il y avait dans le château, avec les coupables, de braves chevaliers qui eurent toujours un vif désir de sortir en tombant et se glissant hors des murs s'ils en trouvaient l'occasion, parce que tous ceux qui étaient assiégés avec les coupables étaient généralement notés de trahison. Les chefs du siège en étant informés, assemblèrent les conseillers et les grands de la plus haute sagesse, et, s'approchant des murs, entrèrent en pourparler avec les assiégés. Ils ordonnèrent d'appeler sur les murs ceux d'entre eux qui n'étaient pas coupables, et leur offrirent, s'ils voulaient, la permission et le pouvoir de sortir du château, assurant à ceux dont l'innocence serait évidente la vie et les membres saufs ; que si quelques-uns, excepté les coupables, voulaient sortir et prouver leur innocence selon le jugement des princes, ils jouiraient de la même liberté ; mais qu'on n'accorderait aucune grâce aux coupables qui avaient commis un crime si affreux et inouï jusques alors; qu'au contraire on les frapperait d'une extermination et d'une mort cruelle et également inouïes. D'après cette déclaration et ces conventions, il sortit un grand nombre d'hommes dont l'innocence était évidente, ou qui étaient préparés (mais on se fiait moins à ceux-là) à prouver leur innocence. 38. Enfin le prévôt, le visage triste, le cœur consterné, et déposant la rigueur de sa majesté et son orgueil, s'avança pour avoir une conférence, et lui et son, frère, le châtelain Haket, montrèrent leur humilité dans les paroles que nous allons rapporter. Le châtelain Haket était chargé de répondre pour le prévôt et tous les assiégés, et, seul au nom de tous, il parla ainsi aux princes: « Que nos seigneurs et amis, qui auront pitié de nous s'il leur reste quelque trace de leur ancienne affection pour nous, exercent envers nous des actes de miséricorde, autant qu'ils le pourront sans nuire à leur honneur et à leur puissance. Nous vous prions et supplions, princes de cette terre, de vous souvenir de l'amitié que vous avez obtenue de nous; ayez pitié de nous, qui plaignons et pleurons avec vous la mort du seigneur comte, et condamnons les coupables que nous chasserions entièrement de notre présence si, malgré nous, nous n'avions à conserver en eux notre famille. Nous supplions votre puissance de nous entendre au sujet de nos neveux que vous dites coupables; qu'il leur soit permis de sortir du château, et ensuite l'évêque et les magistrats ayant réglé leur châtiment pour un si cruel forfait, qu'ils s'en aillent dans un exil perpétuel, afin qu'ainsi ils méritent d'une manière quelconque, sous le cilice et dans la pénitence, d'être réconciliés avec Dieu qu'ils ont si gravement offensé. Quant à nous, moi, le prévôt et Robert l’Enfant avec nos gens, nous sommes prêts, selon le jugement de toute la nation, à prouver que nous sommes innocents de la trahison, de fait comme d'intention, et à manifester de toute manière notre innocence en ce point, s'il est sous le ciel quelqu'un qui daigne recevoir nos preuves. Monseigneur le prévôt offre de faire, en présence du clergé, la preuve de son innocence, la plus forte qu'on voudra, parce qu'il atteste que sa conscience est pure. Nous vous demandons de nouveau qu'il soit permis à nos neveux, coupables et accusés de trahison, de sortir la vie et les membres saufs, d'aller en exil, et à nous d'être jugés sur de bonnes preuves et examinés par les chevaliers selon le droit séculier, et par les clercs selon la divine écriture. Si vous avez en horreur que cela se fasse, nous aimons mieux vivre ainsi assiégés avec les coupables, que d'aller vers vous et de mourir honteusement. » Lorsque le châtelain Haket eut fini sa supplique, un des chevaliers assiégeants, nommé Gautier, s'éleva et répondit: « Nous ne devons désormais nous souvenir d'aucun bienfait de votre part, ni conserver aucune trace de notre ancienne amitié pour vous qui nous avez empêchés violemment d'ensevelir et de pleurer dignement le seigneur comte, vous qui avez partagé avec les coupables le trésor de l'État, et occupez indûment le palais du souverain; vous traîtres, impies envers votre seigneur, auxquels rien n'appartient du royaume et du comté; car vous possédez tout injustement, aussi bien votre propre vie que les biens extérieurs dont vous vous êtes emparés sans foi ni sans loi. Vous avez armé contre vous tous ceux qui professent le nom chrétien, en trahissant le prince de cette terre, mort pour la justice humaine et divine, tandis qu'il était prosterné devant Dieu dans le saint temps de carême, dans un saint lieu et dans une sainte prière. Ainsi donc, désormais, nous rompons, repoussons et abjurons la foi et hommage que nous vous avons gardés jusqu'à présent. » Cette conférence avait lieu devant toute la multitude des assiégeants qui, aussitôt que cette réponse fut finie, prenant des brins de paille, les rompirent, renonçant à l'hommage, à la foi et aux serments qu'ils avaient prêtés aux assiégés. Des deux côtés, ceux qui avaient pris part au colloque se séparèrent avec un esprit irrité et opiniâtre, les uns pour assaillir, les autres pour résister. 39. Ce même jour, nous apprîmes par les hommes d'armes de l'abbesse du couvent d'Aurigny l'aventure d'Isaac, qui, la nuit de sa fuite, vint auprès d'Ypres, croyant arriver à Gand. Il s'enfuit de là à Steenvorde, métairie de Gui son gendre, et l'ayant consulté, pendant la nuit il alla à Thérouanne, et à la dérobée, il revêtit l'habit monastique. Mais la nouvelle de sa fuite était répandue partout et le rendait l'objet des recherches générales; en sorte qu'il ne pouvait se cacher nulle part qu'on n'en fût aussitôt instruit. C'est pourquoi Arnoul, fils d’un avocat de Thérouanne, informé de la retraite d'Isaac, se précipita dans le cloître des frères de cette ville, et le trouva la tête cachée dans un capuchon, dans l'église, et ayant l'air de méditer les psaumes. L'ayant emmené captif, il le força, en le frappant de verges et en le chargeant de fers, de lui déclarer le nom des coupables qui avaient trahi le comte. Isaac avoua ce qu'il avait fait ainsi que les autres coupables qu'il nomma; ajoutant que plusieurs avaient été complices du crime, et moteurs du complot, avaient dirigé ceux qui avaient matériellement tué le comte, il désigna, comme ayant trempé avec lui dans la perfide conjuration, Bouchard, Guillaume de Wervick, Enguerrand d'Esne, Robert l’Enfant, Wilfrid frère du prévôt, et quelques pervers homicides qu'il nomma en même temps. Quelques uns ont rapporté qu'Isaac dit que, dans le creux d'un chêne placé dans le verger adjacent à sa maison, il avait caché de l'argent bien avant dans la terre. Les chevaliers de notre ville allèrent le chercher et creusèrent partout jusque dans les entrailles de la terre, mais ce fut inutilement. 40. Le vendredi 18 mars, on dressa des échelles contre les murs, et de part et d'autre on s'assaillit à coups de flèches et de pierres. Ceux qui avaient planté les échelles s'avançaient protégés par leurs boucliers, et couverts de cuirasses; un grand nombre suivait pour voir de quelle manière on dresserait les échelles contre les murs; car, appesanties par la mousse et l'humidité, elles étaient très lourdes, ayant en hauteur environ soixante pieds d'hommes, la largeur de l'échelle inférieure était de douze pieds, l'échelle supérieure était beaucoup plus étroite, mais aussi un peu plus longue. Pendant qu'on amenait les échelles, ceux qui les traînaient aidaient de la main et de la voix; les espaces de l'air retentissaient de cris et les habitants de Gand, armés, protégeaient de leurs boucliers ceux, qui portaient les échelles. Les assiégés entendant et voyant cette manœuvre montèrent sur les remparts, et, paraissant sur les fortifications, accablèrent ceux qui traînaient les échelles d'une grêle innombrable de pierres et de flèches. Cependant des jeunes gens pleins de courage et d'audace, ayant dressé de petites échelles, que dix hommes pouvaient porter, dans le dessein d'aller à l'assaut avant qu'on eût dressé les grandes échelles, montèrent sur le mur l'un après l'autre. Mais, lorsque l'un d'eux s'efforçait d'atteindre au haut du rempart, quelques uns des ennemis cachés en dedans pour tromper les assaillants renversaient avec des lances, des piques et des traits, celui qui paraissait le premier sur les échelles; en sorte qu'il n'y eut plus personne assez intrépide ni assez agile pour oser s'avancer vers les assiégés par ces petites échelles. Pendant ce temps, d'autres s'efforçaient de percer la muraille avec des marteaux de maçon, et toutes sortes d'instruments de fer, et en ayant enlevé une grande partie, ils se retirèrent pourtant sans avoir réussi. Comme la multitude qui traînait les échelles avait presque escaladé les murs, et que de part et d'autre on combattait avec plus d'ardeur, les assiégés accablant les assaillants d'énormes pierres, les épaisses ténèbres de la nuit vinrent séparer les combattants; et les gens de Gand, ayant éprouvé un grand échec, attendirent le lendemain où, tous les assiégeants se réunissant à eux, ils devaient dresser les grandes échelles et attaquer de vive force les assiégés. 41. Le samedi 19 mars, au point du jour, les assiégés pressés de différents côtés du château, après des combats renouvelés chaque jour, reposaient leurs membres fatigués; la valeur avec laquelle ils avaient combattu la veille contre les gens de Gand les rendait un peu plus tranquilles. Dans cette sécurité, les gardes des remparts étaient, à l'approche du jour, entrés dans la maison du comte pour se réchauffer auprès du feu à cause de la rigueur du froid, laissant vide la cour du château. Nos citoyens, au moyen d'échelles minces et légères, qu'un seul homme pouvait porter, montèrent par le côté méridional du château, d'où on avait enlevé les reliques des Saints. Là, sans bruit et sans pousser aucun cri, ils se réunirent en grands corps, se préparant au combat, et ils réglèrent aussitôt qu'un petit nombre d'entre eux iraient vers les grandes portes pour enlever la terre et les pierres qu'on y avait amassées, et introduire tous les assiégeants qui étaient dehors, et qui ignoraient encore ce qui se passait. Du côté de l'occident, ils avaient aussi trouvé une porte du château solidement fermée avec une clef et une serrure de fer, et qui n'était obstruée d'aucun amas de terre et de pierres. Les traîtres l'avaient laissée libre afin de pouvoir recevoir et faire sortir par là tous ceux qu'ils voulaient; afin de s'en procurer l'entrée, nos citoyens l'ouvrirent aussitôt à coups d'épée et de hache, les clameurs et le bruit d'armes qui se faisaient autour de cette porte mirent, en mouvement l'armée qui entourait le château, et elle s'y précipita en tumulte. Une troupe très considérable des assiégeants fondit dans le château les uns pour combattre, les autres pour piller tout ce qu'ils y trouveraient ; d'autres pour entrer dans l'église et, s'emparant du corps du comte Charles, le transporter à Gand. Alors les traîtres qui étaient plongés dans un profond sommeil dans la maison du comte, réveillés par la terreur et les cris qui s'élevaient de tous côtés, et ignorant ce qui se passait, coururent pour voir la cause de tout ce bruit. Lorsqu'ils s'aperçurent des dangers dont ils étaient menacés, se précipitant sur leurs armes, ils se tinrent prêts devant les portes, attendant qu'on en vînt aux mains. Quelques-uns d'entre eux, pendant que nos citoyens entraient, furent pris dans le château à l'une des portes. Plusieurs chevaliers à qui avait été confiée la garde de ces mêmes portes, du côté de l'occident, s'exposèrent au-devant de la multitude de nos citoyens qui entraient, et ne pouvant rien de plus, ils se rendirent à la merci et compassion des vainqueurs. Quelques-uns craignant pour leur vie s'ils tombaient entre les mains des citoyens, se laissèrent glisser du haut des murs, et l'un d'eux, le chevalier Giselbert, mourut dans sa chute ; des femmes l'ayant traîné dans une maison pour apprêter ses funérailles, le châtelain Thierri et les siens attachèrent ce mort à la queue d'un cheval, et le traînèrent par tous les quartiers de la ville; enfin ils le jetèrent dans un égout au milieu de la place publique. Les citoyens, voyant que les assiégés voulaient faire résistance devant les portes de la maison du comte, montèrent les degrés par où on parvenait à ces portes, les mirent en pièces à coups d'épée et de hache, et arrivés ainsi vers les assiégés, les poursuivirent de chambre en chambre jusqu'au passage par lequel le comte avait coutume de se rendre de sa maison à l'église de Saint-Donatien. Dans ce passage construit en pierres et en forme de voûte, eut lieu un combat très ardent: nos citoyens y combattirent de près, avec l'épée seulement, les assiégés dédaignant de fuir davantage. Eprouvant leur force et leur courage, les uns et les autres restèrent immobiles comme le mur même, jusqu’à ce que la foule des assiégeants grossissant toujours, nos citoyens contraignirent les assiégés de fuir, non en les combattant, mais en se ruant sur eux ; ils entraînèrent dans leur fuite Bouchard, ce guerrier farouche, furieux, féroce, et intrépide, qui, doué d'une force prodigieuse, fit toujours face aux citoyens, dont il blessa et renversa un grand nombre, abattant d'un coup et assommant de son épée plusieurs guerriers épouvantés. Les nôtres mirent aussi en fuite Robert l’Enfant, sur lequel personne ne voulait mettre la main, parce qu'on le disait innocent de la trahison, et qu'il était chéri de tous dans le royaume, avant et même après le crime. Ce noble jeune homme refusait de fuir; mais à la prière de ses amis il suivit les fuyards, et sans lui on se fût emparé en cet endroit de Bouchard, de ses chevaliers et de tous les coupables de la trahison. Les traîtres s'étant réfugiés dans l'église, les citoyens ne les poursuivirent pas plus loin, mais retournèrent au butin et au pillage, courant çà et là dans la maison du comte, celle du prévôt, le dortoir et le cloître des frères. Tous les assiégeants en firent autant, espérant s'emparer du trésor du comte, et des meubles des maisons situées dans l'enceinte du château. Ils enlevèrent dans la maison du comte plusieurs matelas, des tapis, du linge, des coupes, des chaudrons, des chaînes, des barres de fer, des liens, des cordes à boyau, des carcans, des brassards et tous les objets en fer qui servent aux prisons, les portes de fer du trésor du comte, les conduits en plomb dans lesquels coulait l'eau des toits, et ils enlevèrent toutes ces choses, croyant qu'ils pouvaient le faire sans commettre aucune faute. Dans la maison du prévôt ils emportèrent les lits, les coffres, les sièges, les habits, les vases et tout le mobilier. Je ne parlerai pas de la quantité infinie de froment, de viande, de vin et de bière qu'ils pillèrent dans le cellier du comte, celui du prévôt et celui des frères. Dans le dortoir des frères qui était plein d'habits chers et précieux, ils firent un si grand butin qu'ils ne cessèrent, depuis qu'ils entrèrent dans le château jusqu'à la nuit, d’aller et de revenir pour les transporter. [10] CHAPITRE X. Fuite du prévôt. — Dissensions des assiégeants. — Ils occupent la partie inférieure de l'église. — Les assiégés conservent la tour et la tribune. 42. Il ne resta donc aux assiégés que l'église et les vivres qu'ils y avaient apportés avec eux, à savoir, du vin, des viandes, de la venaison, des fromages, des légumes, et toutes les autres choses nécessaires à la vie. Nous ne devons pas passer sous silence les chefs des assiégés, à savoir, le châtelain Haket, Bouchard, Robert l’Enfant, Gautier, fils de Lambert de Redenbourg, et Wilfrid Knop; car le prévôt Bertulphe, la troisième nuit, c'est-à-dire la nuit du jeudi avant la prise du château, ayant donné de l'argent à Gautier le bouteiller jusqu'à la somme de quatre cents marcs, se suspendit à une corde, et se laissa glisser tout seul dessous la galerie, ayant plus de confiance en ce Gautier qu'en aucun homme du monde; cependant après l'avoir conduit dans un endroit désert, à Moer, Gautier le laissa exposé à ses ennemis, et réduit à fuir, ne sachant où se réfugier dans ce lieu qui lui était inconnu. Les assiégés réfugiés dans l'église, et montés dans la tour, lançaient des pierres sur la foule qui courait çà et là dans le château, et firent éprouver de funestes accidents à ceux qui emportaient le butin et les meubles, car plusieurs périrent écrasés. Les vainqueurs du château dirigèrent aussitôt leurs flèches contre les fenêtres de la tour ; en sorte qu'aucune tête ne pouvait paraître sans devenir le but de mille traits, de mille coups de fronde, et que toute la tour était hérissée de flèches qui tenaient après. Comme de part et d'autre cela ne menait à rien, les assiégés jetèrent des flammes sur le toit de la tribune des chantres qui touchait à l'église, dans l'intention de brûler la maison du prévôt, voisine du même toit; mais ils ne réussirent pas dans ce projet, et courant çà et là dans la nef, le chœur et le sanctuaire intérieur, armés et sur leurs gardes, ils étaient tourmentés de la crainte que quelqu'un n'osât entrer par les fenêtres, ou fondre avec violence par les portes de l'église. 43. Dès le grand matin, un jeune homme de la troupe des gens de Gand, montant par une échelle à la principale fenêtre du sanctuaire de l'église, et brisant avec son épée et sa lance les vitraux et les ferrures qui la fermaient, il descendit hardiment, et ouvrit un coffre du sanctuaire pour y chercher du butin. S'étant penché, il commençait à fouiller et à fourrer sa main çà et là, lorsque le pesant couvercle du coffre, retombant rapidement, frappa ce voleur, ce pillard, et le renversa mort. Ce mort, couvert par un amas de plumes, resta longtemps étendu dans cet endroit, car il y avait dans le sanctuaire un très gros tas de plumes. Cependant, les gens de Gand ayant longtemps attendu ce jeune homme, et voyant qu'il ne revenait pas, voulurent monter violemment par la fenêtre, car ils l'avaient envoyé en avant comme le plus audacieux pour tenter l'entrée de l'église, et ils avaient cru s'emparer ainsi du corps du comte. Les citoyens s'avancèrent contre eux en armes, et ne souffrirent pas même que les gens de Gand parlassent en leur présence d'enlever le corps du comte. Nos citoyens s'indignaient fortement, et plus qu'on ne pourrait croire, que quelques hommes tâchassent d'enlever le corps à notre ville. Au milieu de la dispute ils tirèrent leurs épées des deux côtés, il s'éleva un grand tumulte, et tout le monde courut au combat. Cependant les assiégés tourmentaient autant qu'ils pouvaient les vainqueurs; les plus sages des nôtres, à la nouvelle de la dispute, apprirent bientôt que les gens de Gand prétendaient que, par droit, ils devaient transporter avec eux à Gand le corps du comte, vu que, par leurs échelles, ils avaient effrayé les assiégés, et les avaient contraints à fuir du château, et aussi que nos citoyens affirmaient que leurs machines n'avaient servi à rien, qu'ils n'avaient fait au siège que piller et faire des frais considérables dans notre ville; ils terminèrent la querelle, et apaisèrent le tumulte en disant: « Ne vous querellez pas, mais attendons plutôt ensemble jusqu'à ce que Dieu ait livré, à nous et au royaume, le bon et légitime comte ; alors on disposera de son corps d'après la décision des princes du royaume, de notre évêque, et de tout le clergé. » Ainsi pacifiés, ils firent marcher contre l'église des hommes armés et audacieux à l'attaque. Ceux-ci ramassant toute leur vigueur, se précipitèrent avec impétuosité, et forcèrent la porte de l'église du côté du cloître ; ils poursuivirent les assiégés depuis le bas de la nef jusque dans la tribune, dans laquelle ils avaient mis à mort, avec impiété et perfidie, le plus digne comte de la terre. Ainsi les serviteurs se trouvaient resserrés autour de leur maître, quoique ce fût bien contre leur vouloir qu'ils étaient ainsi renfermés avec le seigneur comte; alors enfin, les gens de Gand étant entrés dans le sanctuaire, cherchèrent le jeune homme qu'ils avaient envoyé en avant le matin par la fenêtre principale, et le trouvèrent sous les plumes brisé et mort. Quelques-uns disaient faussement qu'il avait été tué par Bouchard, au moment où il descendait imprudemment dans l'église. Ce n'est pas ici le lieu de raconter tout ce qu'on jeta de pierres du haut de la galerie sur les vainqueurs qui se trouvaient dans la nef du temple, et combien il y en eut d'écrasés, brisés, et blessés par les traits et les flèches ; en sorte que tout le chœur du temple était plein de monceaux de pierres, et que nulle part on n'apercevait le pavé. Les parois et les fenêtres vitrées, les stalles et les sièges des frères furent renversés, si bien que tout était en confusion et destruction, qu'il ne restait plus dans l'église aucune apparence d'ordre ni de sainteté, et qu'une horrible et honteuse difformité la rendait plus affreuse qu'une prison. Dans la tribune, les assiégés s'étaient fait des remparts avec des coffres, les tables des autels, les sièges et les autres meubles de l'église, et les avaient liés avec les cordes des cloches. Ils cassèrent en morceaux les cloches ainsi que le plomb dont l'église était anciennement couverte, pour en accabler leurs ennemis. Dans l'église, c'est-à-dire dans le chœur, on combattait avec l'ardeur la plus grande; et près de la tour et du haut des portes de la touron fit un si grand carnage, que je ne pourrais le décrire, ni exprimer la multitude de ceux qui furent frappés et blessés. 44. Le chevalier Gervais, camérier et conseiller des comtes du royaume, s'empara avec une grande valeur du faîte de la maison du comte, et ordonna d'y planter sa bannière ; ce qu'il fit par jalousie contre les assiégés, qui dès le premier jour du siège, et même le jour où des serviteurs impies mirent à mort leur maître, avaient levé la bannière contre leurs ennemis. De son côté Guillaume d'Ypres, comme seigneur et comte de la terre, levait bannière contre quelques tributaires qui avaient refusé de lui payer les impôts, et de le recevoir pour comte. Le premier jour du siège, les traîtres, ne faisant rien sans orgueil, parce qu'ils croyaient que les princes du royaume se rendraient complices de leur crime, et demeureraient avec eux dans la même intimité, foi et amitié, avaient superbement planté leurs bannières sur le haut de la maison du comte, de la tour de l'église, de trois autres tours plus petites, sur le portique du prévôt, ainsi que sur les portes du château, afin de faire voir par là qu'ils étaient les maîtres, et qu'ils attendaient les grands du royaume et leurs amis et alliés, pour écraser les forces des assiégés, et les empêcher de venger la mort du comte. Didier, frère d'Isaac, s'empara avec nos citoyens de la petite maison du comte, et planta sa bannière sur le plus haut portique. Robert l’Enfant, l'ayant vu du haut de la tour passer dans le château, lui adressa ces reproches: « O Didier, tu ne te souviens plus que jusqu'à présent tu nous as conseillé de trahir le seigneur comte; tu as trahi à ce sujet ta foi et ton serment ; et maintenant, à la vue de notre infortune, tu te réjouis et nous persécutes. Oh! plût à Dieu qu'il me fût permis de sortir! je t'appellerais en combat singulier. J'atteste Dieu que tu es un plus grand traître que nous, car tu as autrefois trahi le comte, et maintenant tu nous trahis. » Ces reproches adressés à Didier furent remarqués de tous. 45. Les neveux de Thancmar, qui avaient été en partie, dit-on, la cause du crime, avaient fixé avec orgueil, gloire et puissance, leur bannière sur la maison du prévôt. Tous avaient vu cela avec le plus grand déplaisir, et nos citoyens s'en affligeaient excessivement, parce qu'avant leur trahison, le prévôt et les siens étaient des hommes religieux, se conduisaient amicalement envers eux, et traitaient honnêtement tous ceux de notre ville et tous les habitants du royaume. Lesdits neveux de Thancmar, après s'être emparés des maisons, et y avoir planté leur bannière, s'étaient mis en possession, comme de leurs propres biens, de ce qu'ils y avaient trouvé. Le cœur de nos citoyens se souleva contre les neveux de Thancmar, et ils cherchèrent l'occasion de les combattre et de les tuer. C'est pourquoi vers le soir du samedi, comme les neveux de Thancmar envoyaient à leur campagne le froment et le vin qu'ils avaient pris dans la maison du prévôt, nos citoyens s'avancèrent vers eux dans le cloître, et ayant tiré leurs épées, ils brisèrent le vase où était le vin. Il s'éleva alors un tumulte prodigieux, et les citoyens fermèrent les portes de la ville, afin qu'aucun de ces neveux ne s'échappât. Les assiégés, en effet, avaient appelé nos citoyens, autrefois leurs amis, pour les prier de détruire leurs ennemis, qui étaient la cause de l'horrible forfait qu'ils avaient commis. Les neveux de Thancmar n'ayant pu, dans la maison du prévôt, résister aux citoyens, cherchèrent à s'échapper. Thancmar, enfuyant, était parvenu à une des portes, et comme elle était fermée et qu'on lui demandait la cause d'un si grand tumulte, il dit faussement qu'un combat avait lieu entre les assiégeants et les assiégés. Enfin il se cacha dans une petite maison jusqu'à ce qu'il vît ce qu'on ferait de ses neveux. Comme les citoyens passaient à main armée par le pont de Saint-Pierre et celui du château, Gautier le bouteiller et les autres chefs du siège vinrent à leur rencontre, et s'efforcèrent d'apaiser le tumulte. La place publique était couverte de tant de porte-lances, qu'on aurait cru voir une forêt épaisse. Cela n'est pas étonnant; car le même jour tous les gens du pays, soit pour le butin, soit pour la vengeance, soit plutôt pour emporter le corps du comte, ou par étonnement de tout ce qui se passait, étaient venus affluer dans la ville. Tout le monde criait que, de droit, les neveux de Thancmar devaient être pendus, parce que c’était à cause d'eux que le comte, avait été tué, le prévôt et ses neveux assiégés, et plusieurs de leur famille tués et condamnés à la mort la plus honteuse ; c'est pourquoi on ne pouvait souffrir qu'on les épargnât, et il fallait les condamner à la mort la plus ignominieuse et la plus cruelle, eux qui avaient discrédité auprès du comte par fraude, sédition et corruption par argent, leurs seigneurs, le prévôt, ses frères et ses neveux, plus puissants et plus nobles qu'eux dans le comté. Les princes pouvaient à peine arrêter la sédition de nos citoyens, parce que le châtelain Haket et Robert l’Enfant, avec les amis et les proches de ces mêmes citoyens, du haut de la tour, les excitaient:, des bras et des mains, à fondre sur les neveux de Thancmar, qui étaient ainsi montés arrogamment dans la maison du prévôt, et y avaient planté leur bannière victorieuse, comme s'ils avaient par leur courage pris le château d'assaut, tandis qu'au moment où nos citoyens y avaient pénétré par force, les neveux de Thancmar dormaient encore dans leur maison et dans leur métairie. Ce tumulte s'apaisa enfin, à condition que lesdits neveux sortiraient sur l'heure même de la maison, qu'ils ôteraient humblement la bannière et s'éloigneraient. Ils se retirèrent avec danger sous la conduite des princes, et se méfiaient tellement des citoyens qu'ils s'en allèrent ayant chacun son conducteur monté sur le même cheval. La maison fut laissée sous la garde des soldats et des citoyens de notre lieu, et on partagea le froment et le vin entre les chefs du siège et les citoyens, par la force desquels avait été remportée la victoire en ce jour. Comme le jour finissait, on prit un grand soin de garder pendant la nuit la cour du château, le cloître des frères, la maison du prévôt, le réfectoire et le dortoir des frères; car les assiégés essayaient continuellement de détruire par les flammes les toits du cloître et des maisons situées autour de l'église, afin que les assiégeants n'eussent aucun moyen d'arriver jusqu'à eux. C'est pourquoi les gardes de nuit, effrayés, veillaient avec inquiétude et crainte. Souvent les assiégés, sortant secrètement, à des heures de la nuit, répandaient la crainte parmi les gardes. Les traîtres, dans l'espace si resserré de la tour de l'église, avaient ordonné à leurs gardes de sonner pendant toute la nuit des trompettes, des clairons et du cornet, espérant encore s'échapper, parce que les princes du royaume leur offraient, par des lettres jetées dans la tour au moyen d'une flèche, leur amitié et leur secours. 46. D'après l'ordre de Gautier le bouteiller, le prévôt, conduit par le frère de Foulques, chanoine de Bruges, chevalier perfide, arriva à cheval la nuit du jeudi à Kaihem, métairie de ce même Gautier et de Bouchard. S'y étant caché quelque temps, et ayant été découvert, il s'enfuit, sans autre escorte que la nuit, auprès de sa femme à Furnes; et de là, comme il ne pouvait s'y cacher, dans la nuit du vendredi saint il passa à Warneton. La même nuit, comme nous l'avons appris, il continua à fuir, et il souffrit de son propre gré le châtiment de ses péchés, marchant nu-pieds afin que Dieu pardonnât à un si grand pécheur le crime qu'il avait commis sur le pieux comte. Cela est assez probable, car, lorsqu'il fut pris peu après, la plante de ses pieds parut écorchée, et, dans la route qu'il fit pendant la nuit, les pierres lui avaient tellement déchiré les pieds que le sang en coulait. Cet homme souffrit ainsi cruellement; lui qui auparavant commandait à tout le monde, abondait en richesses et en honneurs mondains, et, plongé dans les voluptés, craignait autant qu'un dard la piqûre d'une puce, voilà que seul il errait exilé dans son pays. Mais retournons de cette digression aux veilles de la nuit dont nous avons parlé, pendant lesquelles les gardes s'effrayaient mutuellement, tant les assiégeants que les assiégés. Ennuyés et fatigués, ils remplacèrent le sommeil de la nuit par celui du jour. [11] CHAPITRE XI. Guillaume-le-Normand est donne pour successeur au bienheureux Charles dans le comté de Flandre. — Autres compétiteurs. — Embûches dressées pour la translation du corps à Gand. 47. Le dimanche 20 mars, dans la nuit de saint Benoît, le roi de France Louis envoya d'Arras vers les princes et barons du siège, pour les saluer et leur promettre foi et secours, et, de plus, tout son pouvoir pour venger son neveu, le très équitable Charles, comte de Flandre, à qui la couronne convenait plus justement: qu'au comte choisi par ces abominables traîtres. «Il ne m'est pas opportun, disait-il, de passer maintenant auprès de vous. J'irai plutôt avec quelques-uns des miens, lorsque je saurai l'événement du siège. Car, selon moi, ce ne serait pas agir sagement que d'aller se jeter entre les mains des traîtres de ce pays, sachant qu'il y en a encore plusieurs qui s'affligent du sort des assiégés, défendent leurs crimes, et travaillent de toutes les manières à les délivrer. Le pays est en désordre, et déjà des conjurations ont été tramées pour faire obtenir par force le royaume à Guillaume; mais presque tous les habitants des villes ont juré de ne pas accepter Guillaume pour comte, parce qu'il est bâtard, c'est-à-dire né d'un père noble et d'une mère de basse origine, qui, tant qu'elle vécut, ne cessa pas de carder de la laine:Je veux et ordonne que sans délai vous vous réunissiez en ma présence pour élire d'un commun avis un comte habile, qui de votre consentement sera votre égal, et régnera sur les habitants, le pays et ne pourrait rester longtemps sans comte qu'avec des dangers plus graves que ceux qui le menacent maintenant. » Cette lettre ayant été lue en présence de tous, voilà qu'ils n'avaient pas encore répondu au message du roi, pour lui dire s'ils iraient ou non, lorsqu'arriva un autre messager de la part du neveu du comte Charles, chargé de porter son salut aux princes du siège, et le témoignage de son affection naturelle à tous les habitants du pays. « Personne de vous tous ne doute, dite sait-il, qu'après la mort du comte, mon seigneur, le royaume de Flandre ne doive venir en mon partage et en mon pouvoir par droit de parenté. C'est pourquoi je veux que vous agissiez avec considération et prudence sur l'élection de ma personne, et je vous avertis et vous prie de ne pas m éloigner du trône, moi qui, si vous me le confiez, selon mon droit de parente, je serai un comte juste, pacifique, traitable, et aurai soin de pourvoir aux intérêts et au salut communs. » Alors les princes et tous ceux qui avaient entendu la lettre envoyée d'Alsace par le neveu du comte, affirmèrent qu'elle était fausse, et ne se souciaient pas d'y répondre, parce que l'Etat était en pressant danger, que le roi convoquait une assemblée, et qu'ils prévoyaient ne pouvoir traiter de l'élection de ce neveu du comte Charles sans beaucoup de peine et d'embarras. Prenant donc une très sage résolution, ils se préparèrent, d'après l’ordre du roi, à se rendre auprès de lui le lundi et le mardi suivant. Cependant, par une adresse et un dessein excellents, les princes ayant appelé les citoyens le même dimanche, ils coururent aux armes et attaquèrent les assiégés dans la tour. Ils firent cela afin d'enrayer et d'épouvanter davantage les assiégés; en sorte que pendant que les princes s'éloigneraient pour se rendre auprès du roi, ils n'osassent pas sortir de la tour, ni s'enfuir. Des deux côtés le combat fut violent, et les assiégés ignoraient encore pourquoi leurs ennemis attaquaient ce dimanche-là, tandis qu'ils avaient gardé la paix pendant les autres. Les princes allèrent donc à Arras le lundi et le mardi parler au roi, après avoir établi des sentinelles armées pour garder la tour, veillant nuit et jour avec vigilance et fidélité à ce qu'il ne s'échappât aucun des assiégés. 48. Le mercredi 23 mars, Isaac fut pris et pendu, trois semaines après le meurtre, avant l'Annonciation de Sainte-Marie et avant le dimanche des Rameaux. Lambert l'archer s'échappa de la tour, et, monté dans une petite barque, s'enfuit à la métairie de Michem. Il était du conseil de Bouchard, et se conduisit toujours avec méchanceté, soit dans ses conseils, soit dans ses actions, poussant ses seigneurs à toute sorte de crimes; c'est pourquoi il était odieux à tous ceux qui pendant le siège avaient appris ses fourberies. Renfermé dans le château depuis le temps du siège jusqu'à celui de sa fuite, il se montrait habile à toutes les manœuvres qu'on pratiquait au dedans, très adroit à tirer les flèches, d'une grande force à lancer des javelots et toute sorte de traits, et il répandit souvent le carnage parmi les ennemis. Il s'enfuit dès la pointe du jour, et les citoyens le cherchèrent pendant toute la journée, car comme il s'échappait de la tour, Bouchard cria aux assiégeants l'heure et le lieu où s'était enfui son conseiller et son ami. Les citoyens cernèrent la maison dans laquelle il s'était réfugié, et l'ayant retiré de l'endroit où il s'était caché, ils l’emmenèrent captif, et l'auraient pendu sur notre place publique si les chefs du siège, qui étaient alors à Arras à délibérer des affaires de l'Etat, eussent été dans ce temps au château. On le remit sous la foi du serment à un de nos citoyens nommé Gerbert dont il était parent, et qui, l'ayant chargé de chaînes, le garda avec une exacte vigilance jusqu'au retour des princes du comté afin qu'ils rendissent leur jugement sur ce qu'ils voulaient qu'on en fît. 49. Le jeudi 24 mars, Walter Cruval rapporta aux nôtres que le roi d'Angleterre avait fait accord avec Guillaume d'Ypres et lui avait fourni une immense somme d'argent et trois cents chevaliers pour s'emparer du comté de Flandre. Quoique cette nouvelle fût fausse, cependant par une dissimulation trompeuse, il la publia comme vraie, car il fut véritablement évident que Guillaume d'Ypres avait pris au trésor du comte Charles, par les mains des neveux du prévôt Bertulphe, cinq cents livres de monnaie anglaise; et ces abominables traîtres s'efforcèrent de mettre à leur tête et à celle du royaume ce Guillaume, qui obtint d'eux de l'argent, des conseils et des secours; ils l'instruisaient par des lettres qu'ils s'envoyaient mutuellement chaque jour de leurs volontés réciproques et des secrets.Le chevalier dont nous avons parlé dit donc faussement que Guillaume avait reçu du roi d'Angleterre des présents d'argent. Il voulut cacher par là la complicité de Guillaume, qui réellement avait reçu des traîtres de l'argent soustrait au trésor, avec lequel il leva des soldats; afin que lorsque par force il se serait emparé du comté, les traîtres pussent ensuite dominer par ce moyen. Personne de ceux qui prétendaient à quelque autorité dans le royaume ne voulait s'entendre ouvertement en rien avec les traîtres ni recevoir d'eux aucun messager, parce qu'il aurait été sur-le-champ soupçonné du crime. C'est pourquoi Guillaume cachait ses intelligences avec eux, et feignait d'avoir reçu de l'argent du roi d'Angleterre, comme s'il n'avait, avec les traîtres, rien de commun, tandis qu'il est certain qu'avant le temps du siège il avait écrit au prévôt et aux siens pour les saluer et leur promettre secours. Dans ce temps, Giselbert, neveu des traîtres, châtelain de Bruges, qui était sous l'accusation de trahison, se réfugia auprès du châtelain de Saint-Omer, et offrit de se justifier en présence du roi et des pairs du royaume, et de prouver son innocence. 50. Le vendredi 25 mars, jour de la fête de l'Annonciation qui, tombant le vendredi de la passion de Notre-Seigneur, fut célébrée le samedi, veille des Rameaux, il arriva par l'artifice et la ruse des gens de Gand que conduits par le maire de leur ville, et ayant le consentement du chevalier Ansbold et de quelques-uns de nos citoyens ainsi que celui des traîtres, les frères du monastère de Gand entrèrent dans le château la nuit de ce samedi, reçurent des mains des traîtres, par les fenêtres de la tribune, le corps du très pieux comte et le remportèrent dans des besaces et des sacs. Pendant tout ce temps, deux moines avaient épié l'occasion de dérober le corps. Comme ceux qui avaient conduit les moines se promenaient les armes à la main aux environs de la tour, les gardes effrayés sonnèrent de la trompette de toutes parts. Les citoyens et les gardes de la tour ainsi appelés se précipitèrent sur le maire, le chevalier Ansbold et ses complices, et les mirent en fuite après en avoir blessé quelques-uns. Frappés d'une crainte extraordinaire de la mort, les moines s'étaient engagés à donner cent marcs d'argent à ceux qui leur prêteraient secours si, par leur moyen, ils parvenaient à s'emparer du corps du comte. Les citoyens, sachant donc que les moines voulaient l'emporter secrètement ou en donnant une récompense ou de quelque autre manière que ce lut, le gardèrent avec un plus grand soin et mirent auprès de lui une troupe vigilante. 51. Le 27 mars, le dimanche des Rameaux, nos bourgeois s'assemblèrent dans un champ adjacent à la ville, dans l'enclos d'une métairie. Ayant de tous parts convoqués les Flamands auprès de nous, on prononça ce serment sur les reliques des Saints. « Moi, Folpert, juge, je jure d'élire pour comte de ce pays un homme capable de gouverner avec avantage le royaume des comtes ses prédécesseurs, et de maintenir puissamment ses droits contre les ennemis de la patrie, qui se montre affectueux et pieux envers les pauvres, religieux envers Dieu, qui marche dans le droit chemin, et soit capable d'être utile aux intérêts communs de la patrie. » Ensuite les meilleurs citoyens firent ce serment. Alard l’échevin d'Isandic avec sa suite, Haïeul d'Ostbourg avec les autorités de ce lieu, Hugues de Redenbourg avec les plus riches de cet endroit, tous les plus riches et les meilleurs de Lapscure, Ostkerk, Uitkerk, Lisweg, Slipen, Ghistelle, Oldenbourg, Lichterveld, Iadbek, s'engagèrent par un semblable serment. Il y en eut un très grand nombre qui jurèrent de même. 52. Le mercredi 30 mars, revinrent d'Arras au son des cloches nos princes, qui étaient allés auprès du roi pour conférer des affaires du royaume et élire un comte d'après le conseil du roi Louis, empereur de France, le choix de ses barons et des nôtres, après avoir prudemment examiné ce qui paraissait devoir être utile à l'intérêt de la patrie. Joyeux et contents du rapport qu'ils avaient à faire, ils annoncèrent, de la part du roi et des barons, salut et foi à nous et à tous les habitants du pays, surtout à ceux qui avaient contribué de leurs efforts assidus à la vengeance de la mort du seigneur comte Charles. « Louis le roi de France salue affectueusement tous ses bons fils les habitants du pays, et leur annonce l'arrivée de ses armées royales, remplies de la force de Dieu et de la vaillance guerrière, son invincible secours. Comme nous avons été affligés de prévoir que le meurtre du comte entraînerait la ruine de la patrie, nous sommes convenus d'exercer notre vengeance, par une rigoureuse sévérité et des supplices inouïs jusqu'ici; et pour que désormais le comte que nous venons d'élire apaise et fasse refleurir le pays, obéissez et faites ce que vous entendrez dans le courant de cette lettre. » C'est pourquoi Gautier le bouteiller, en présence de tous nos citoyens qui s'étaient réunis dans le champ dont nous avons parlé pour entendre les ordres du roi, confirmant de vive voix les paroles portées dans la lettre, dit: « Écoutez, ô nos concitoyens, ce que le roi et ses barons ont conclu après l’avoir mûrement pesé. Les princes de France et les premiers de la terre de Flandre, par l’ordre et les avis du Roi, ont élu pour comte de vous et de cette terre le jeune Guillaume, né en Normandie, noble de race jusqu'à ce jour, élevé parmi vous depuis le plus jeune âge comme un enfant et qui doit l'être désormais comme un brave jeune homme. Il est certain qu'il se formera à toutes bonnes coutumes, et vous pourrez habilement, comme vous voudrez, plier aux bonnes mœurs sa douceur et sa docilité. Moi-même, Robert, de Béthune, Baudouin d'Alost, Iwan son frère le châtelain de Lille et les autres barons, nous l'avons élevé au titre de comte, et nous lui avons juré foi, serment et hommage, selon la manière des comtes de Flandre ses prédécesseurs. Lui-même, pour la récompense de nos travaux, nous a fait don des terres et des domaines des traîtres, qui d'après le jugement de tous les princes ont été condamnés à la proscription; en sorte qu'ils ne doivent plus espérer autre chose ni autre compassion que la mort la plus cruelle et la plus inouïe. J'ordonne donc, veux et conseille sans fourberie, à vous habitants de la ville et à tous ceux ici présents, que vous acceptiez pour votre seigneur et comte le comte Guillaume qui vient d'être élu comte et gratifié du comté par le roi. Au reste, s'il est quelque chose qu'il soit en son droit et pouvoir de vous donner, comme la taille et l'impôt sur la terre, je vous annonce de la part du roi et du nouveau comte, qu'il remettra sans fourberie et sans mauvais dessein à tous ceux de vous qui le désireront la taille et l'impôt sur vos demeures dans la ville. » Ayant entendu cette lettre et la voix de celui qui l'apportait, les citoyens remirent au lendemain la réponse au sujet de la réception et de l'élection du nouveau comte, afin qu'appelant les Flamands avec lesquels ils avaient fait leur serment d'élection, ils accordassent leur consentement ou rejetassent la lettre envoyée par le roi. Comme tout ce jour s'était passé en longs discours, les citoyens revenus du lieu où on leur avait parlé convinrent entre eux d'envoyer toute la nuit chercher les Flamands afin qu'ils confirmassent ou rejetassent l'élection du nouveau comte. [12] CHAPITRE XII. Arrivée du comte Guillaume avec le roi en Flandre et à Bruges. — Serments réciproques. 53. Le jeudi 31 mars, les citoyens s'étant: réunis avec les Flamands, ils convinrent, d'un commun accord que vingt chevaliers et douze des plus âgés et des plus sages d'entre les citoyens, sortiraient le samedi saint de Pâques au devant des envoyés du roi jusqu'à la ville de Ravenscot, pour entrer en conférence, et que là les gens de Gand attendraient l'arrivée des nôtres car les bourgeois des villes et des châteaux de Flandre s'étaient liés mutuellement par les mêmes promesses, afin de ne consentir ou ne s'opposer à rien dans l’élection que d'un commun avis. C'est pourquoi nos bourgeois n'agissaient pas sans le concours des gens de Gand leurs plus proches voisins, ils allèrent donc ce même jour samedi saint, ainsi qu'ils l'avaient réglé. Le roi, selon le dessein qu'il en avait formé à Arras, vint, avec le comte nouvellement élu à Lille, où le comte reçut les hommages comme dans Arras; de là il se rendit à une métairie nommée Deinse, située sur la route par laquelle il devait aller à Gand. Le roi attendit dans cette métairie les gens de Gand qui devaient y recevoir le: nouveau comte, selon son ordre et d'après le choix des premiers du pays. Nos gens et ceux de Gand s'accordèrent donc, au sujet de la réception du nouvel élu, à l'accepter pour comte et patron de tout le pays. 54. Le vendredi 1er avril, le jour du vendredi saint, le châtelain Haket s'échappa seul de la tour et passa à Lisweg, où il se cacha avec sa fille, mariée depuis longtemps à un chevalier d'une haute origine et extrêmement riche. Le fugitif y attendit ne sachant ce qu'il devait faire. Le deuxième jour d'avril, le saint samedi de Pâques, quelques-uns de nos citoyens et de ceux de Gand qui revenaient d'une entrevue, élurent Guillaume comte de la patrie, lui faisant hommage, foi et serment selon la coutume des comtes ses prédécesseurs. Le même jour, le roi et le nouveau comte nommèrent châtelain de notre château de Bruges Gervais, que cette récompense ne paya pas encore assez des services qu'il avait rendus dans un siège où il fit les nombreux et fameux exploits que je transmets fidèlement à la mémoire des lecteurs. Au moment même en effet où on trahissait le comte Charles, Gervais tout en pleurs, arrachant ses cheveux et déchirant ses vêtements, courait dans le château en frappant des mains et criant: « Malheureux que je suis! je ne puis venger seul mon seigneur, le très juste prince de notre terre, que personne ne songe à défendre ou à venger! » et lui seul donna le premier mouvement de la vengeance, qu'ensuite, Dieu combattant avec lui, il consomma heureusement. Le 3 avril, le saint dimanche de Pâques, jour du martyre de la vierge Théodosie, le clergé et le peuple étaient dans l'attente de l'arrivée du roi et du comte dans notre ville. Ce jour-là, les abominables traîtres participèrent au corps et au sang du Christ, on ne sait cependant par l'office de quel prêtre. Le même jour les assiégés, ces abominables traîtres, accablèrent de traits ceux qui traversaient le château, car, dans l'attente de la mort honteuse qui leur était réservée, ils persévéraient jusqu'à la fin dans la même vie, sans foi et sans rien respecter. 55. Le mardi 5 avril, Aqua sapientiae, au crépuscule de la nuit, le roi et le nouveau comte Guillaume, marquis de Flandre, arrivèrent à Bruges. Les chanoines de Saint-Donatien allèrent à leur rencontre, portant en procession solennelle toutes les reliques des Saints, et ils reçurent joyeusement, avec les honneurs dus à la royauté, le roi et le nouveau comte. Le mercredi 6 avril, le roi et le comte s'assemblèrent avec leurs chevaliers et les nôtres, nos citoyens et beaucoup de Flamands, dans le champ accoutumé, où on transporta les châsses et les reliques des Saints, là, après qu'on eut ordonné le silence, on lut en présence du roi, du comte et de tout le monde, les chartes des immunités ecclésiastiques et privilèges de Saint-Donatien, afin que le roi et le comte ne s'opposassent jamais, par une téméraire audace, à ce qui est écrit dans les pages de ces privilèges, sanctionnés par les pontifes catholiques romains, et qu'aucun des rois et des comtes catholiques n'a altérés, mais que plutôt ils les sanctionnassent et les fissent respecter par la vertu de la dignité royale, et qu'ils les affermissent par leur puissance. Les frères de la même église protestèrent qu'ils avaient le droit, d'après la concession qui leur en avait été faite par le seigneur Pape, et comme il est contenu dans leur charte, d'élire canoniquement et sans simonie le prévôt, lequel prévôt élu canoniquement et sans simonie, le roi, s'il était présent, élèverait de son autorité aux fonctions de son ministère et à la dignité de la prélature, et le subrogerait au rang de prélat. Que si le roi n'était pas présent, le comte, comme chargé de ses pouvoirs, et pour son propre compte et celui des siens, selon l'usage des princes catholiques ses prédécesseurs, ferait au dit prévôt canoniquement élu cette même concession et subrogation au rang de prélat. On lut aussi un traité conclu entre le comte et nos citoyens, sur la taille et l'impôt des maisons qu'on nous avait remis; dans lequel il était dit que, pour prix de l'élection et de la réception de la personne du nouveau comte, ils recevraient de lui ce droit, à savoir, que désormais ni eux ni leurs successeurs en notre endroit ne paieraient de taille ni d'impôt au comte ni à ses successeurs; mais qu'à jamais affranchis de cet impôt, ainsi qu'il était écrit dans l'acte de la convention, ils demanderaient et recevraient le serment du comte et du roi, en confirmation de cette franchise. Ce serment portait que le roi ni le comte à l'avenir ne rechercheraient plus, par eux ou par leurs ministres, pour le paiement de la taille et de l'impôt, nos citoyens ou leurs successeurs en ce lieu; mais qu'ils maintiendraient inviolablement, de bonne volonté et sans mauvaise intention, les privilèges des chanoines, et l'affranchissement de la taille et de l'impôt, selon les conditions de ce traité. Le roi et le comte prêtèrent serment sur les reliques des Saints, en présence du clergé et du peuple. Ensuite, selon la coutume, les citoyens jurèrent aussi fidélité au comte, et lui firent hommage et serment, comme ils l'avaient fait auparavant à ses prédécesseurs naturels, les princes et seigneurs de la terre. Pour s'attacher nos citoyens, le comte ajouta qu'il était en leur pouvoir et liberté de corriger leurs lois coutumières, et de les améliorer selon la nature des temps et des lieux. Enfin, tout le monde ayant prêté serment, le roi et le comte retournèrent dans leur maison, où on leur apporta en présence de tout le monde, de la part des grands de Redenburg, qui avaient assisté au siège, une lettre conçue ainsi: « Nous aussi, qui avons assisté au siège, nous élisons de notre côté pour comte de Flandre le nouvel élu, à la condition que tu empêches et détruises les expéditions accoutumées, les injustes exactions des princes et les nouveaux impôts, que, par le perfide conseil de Lambert, ils ont établis dans Redenburg, contre le droit des coutumes de cette terre. Nous te demandons donc que tu en délivres nos citoyens et les habitants du voisinage, et que tu donnes le droit à nos paysans de sortir et de faire paître leurs troupeaux sur cette terre qu'on appelle Moer sans la taxe établie injustement par Lambert. Nous voulons aussi, au sujet du prix énorme des demeures dans Redenburg, que le roi et le comte prennent un certain milieu, en sorte qu'au moyen de douze écus seulement, on puisse racheter, au taux de douze écus au lieu de seize, le droit qu'à raison de la position des demeures ont payé jusqu'à présent les fils, après la mort de leurs pères. Nous avons établi pour nous une loi par laquelle, lorsque notre comte annoncera une expédition, celui qui n'aura pas à alléguer de légitime excuse, achètera du comte pour vingt sols le droit de s'en dispenser. Nous demandons sur toutes ces choses seigneur roi, ton consentement ta permission, et la confirmation du nouveau comte; qu'il confirme par un serment tout ce qui est marqué dans cet écrit, qui a été publié en présence de tous. Nous avertissons et prions la personne et l'omnipotence du roi et du comte de ne pas permettre au prévôt Bertulphe, au jeune Robert, et à son frère Wilfrid Knop, ni au châtelain Haket, ni à Lambert de Redenburg, ni à ses fils, ni à Bouchard, et aux autres traîtres, de jamais hériter d'aucun bien dans le comté de Flandre. » Cette lettre ayant été lue en présence de tous, le comte jura qu'il confirmait et accordait de bonne volonté, sans mauvaise intention et sans en rien retrancher, tout ce qu'ils lui demandaient. Ensuite, pendant tout le reste du jour, le comte reçut les hommages de tous ceux qui auparavant avaient été féaux du très pieux comte Charles; et ils en reçurent également les fiefs et offices qu'ils avaient obtenus auparavant de droit et légitimement. 56. Le jeudi 7 avril, on rendit de nouveaux hommages au comte. La chose se passa dans l’ordre suivant, selon les formes déterminées pour prêter foi et serment. On fit hommage d'abord de cette manière: le comte demanda à celui qui prêtait hommage s'il voulait sincèrement devenir son homme, et celui-ci répondit: « Je le veux. » Ils unirent leurs mains, et le comte l'entourant de ses bras, ils s'allièrent par un baiser. En second lieu, celui qui avait fait hommage donna sa foi en ces termes au prolocuteur du comte: « Je promets sur ma foi d'être fidèle au comte Guillaume, et de bonne foi et sans fourberie, de garder sincèrement contre tous l'hommage que je lui ai fait. » En troisième lieu, il fit le même serment sur les reliques des Saints. Ensuite, avec une baguette qu'il tenait à la main, le comte donna l'investiture à tous ceux qui par ce traité lui avaient fait foi et hommage, et prêté serment. Ce même jour, Eustache de Steenvorde fut tué dans Saint-Omer par les citoyens; puis, comme on avait mis le feu dans la maison où il s'était réfugié, il fut jeté au milieu des flammes et réduit en cendres. Accusé de trahison il mérita de souffrir une telle mort. Le même jour, dans Bruges, le comte donna à Baudouin d'Alost quatre cent vingt livres, parce qu'après le roi il était celui qui avait rendu le plus de services dans le comté par ses forces et ses conseils. Le vendredi 8 avril, on fit encore hommage au comte. Le samedi 9 avril, le roi alla à Winendale parler à Guillaume d'Ypres, le bâtard, pour établir la concorde entre lui et le vrai et nouveau comte. Guillaume se montra excessivement dédaigneux de négocier la paix avec le vrai comte de Flandre ou de faire avec lui aucun accord, parce qu'il l'avait à mépris. Le roi, irrité de l'orgueil et du mépris du bâtard d'Ypres, et le dédaignant lui-même, revint vers nous. Le dimanche 10 avril, notre comte, d'après le conseil du roi et des princes, se mit en chemin pour Saint-Omer; mais comme il avait avec lui pour la route peu de gens de confiance, il revint vers nous dans la nuit. [13] CHAPITRE XIII. Supplice du prévôt Bertulphe et de Gui de Steenvorde. — Émeute des gens de Bruges; elle est apaisée. 57. Le lundi 11 avril, le prévôt Bertulphe fut livré entre les mains du bâtard d'Ypres, qui le désirait passionnément, et avait fait chercher avec une ardeur assidue le lieu où il s'était caché, afin que, s'il le prenait, la nouvelle de l'arrestation du prévôt de Bruges, et de la terrible vengeance qu'il en tirerait, rétablit son renom; car, comme nous l'avons déjà dit, après l'accomplissement de la trahison, il avait publiquement envoyé d’Ypres saluer le prévôt et les siens : ce qui, dans tous les royaumes, l'avait déshonoré et fait soupçonner de trahison. Ayant donc pris le prévôt fugitif et exilé dans sa patrie et parmi ses parents, il ne savait quel supplice imaginer pour faire mourir celui de la trahison duquel on le disait complice. Quoique ce bâtard voulût prouver son innocence par les arguments de cette ruse et de cet artifice, cependant Dieu, à qui rien ne résiste et de l'autorité de qui il a été dit: « Il n'est rien de caché qui ne lui soit révélé, (Matth. X, 26) » manifesta à ses fidèles cette inhumaine turpitude, et leur fit connaître les meurtriers de ce prince si grand, lesquels furent par lui condamnés, proscrits et détruits. Le tumulte, les cris et le concours des habitants de près et de tout le voisinage, autour d'un seul homme captif, étaient si grands qu'on ne le pourrait indiquer par aucune comparaison. On dit qu'ils précédaient et suivaient le prévôt, chantant, dansant, applaudissant de diverses manières, et le traînant avec de longues cordes à droite et à gauche; de sorte qu'on le traînait tantôt en avant, tantôt d'un ou d'autre coté: ainsi cet homme, autrefois comblé d'honneurs et de puissance, était ignominieusement livré aux risées de la multitude, on le traînait entièrement dépouillé, sauf ses chausses, et accablé de boue et de pierres. Excepté le clergé et peu de gens qui l'avaient connu longtemps pour un homme religieux, personne n'eut pitié de lui. Fatigué par tant d'injures, blessé par tant d'opprobres et de coups, il voyait de loin approcher son supplice. Tout ce qu'il avait fait aurait pu justement s'offrir alors à sa mémoire, si la foule qui se précipitait à sa mort l'eût laissé vivre encore quelque temps. Il pouvait se rappeler comme il le devait, comment, s'étant mis violemment et injustement à la place de Ledbert, du vivant de ce prévôt, homme honnête et endurant tout à cause de Dieu, il avait, contre Dieu, usurpé la prélature dans l'église de Dieu; comment il avait, par une hérésie simoniaque, changé les prébendes, et armé pour toute sorte de crimes ses neveux aux frais de l'église; comment, tout récemment, il avait participé par son consentement ou ses conseils à la mort du noble prince Charles, catholique, issu de la race des rois, lorsqu'il aurait pu, s'il eût voulu, ainsi qu'il l’avoua dans les angoisses du supplice, le défendre contre les traîtres. Il pouvait rappeler devant les yeux de son esprit de quelle faveur, de quel honneur, de quelle renommée, de quelle force et de quels respects, Dieu avait comblé le clergé, et combien peu il s'était ressouvenu des grâces que Dieu lui avait dispensées, les possédant comme si c'eût été son bien propre et naturel ; car, pendant trente-six ans, il s'était montré d'une manière inexplicable composé de toutes les vertus et de tous les vices que nous venons de rapporter. Si l’on s'applique à considérer sa nombreuse famille et la grandeur de ses partisans, on reconnaîtra plus évidemment combien fut admirable le combat que Dieu a livré, et la force du bras dont il s'est servi pour les détruire. Quoique je paraisse avoir ici l'occasion de décrire sa généalogie, il me semble cependant que j'ai assez de suffire à l'œuvre que j'ai commencée, et je trouve à propos de surseoir à cette description, car, dans cet ouvrage, je me suis proposé de décrire l'événement du siège et non l'origine illégitime du prévôt et des siens. Cet homme, autrefois entouré de gloire et maintenant d'ignominie, autrefois respecté et maintenant couvert de honte, marchait donc le visage immobile et les yeux fixés vers le ciel ; et, si je ne me trompe, il invoquait pour aide, non à haute voix, mais dans le fond de son âme, ce Dieu qui a pitié de la condition humaine, qu'il revêtit un jour pour gouverner les hommes dans le royaume du monde; alors un de ses persécuteurs lui ayant frappé la tête d'un bâton, lui dit: « O le plus orgueilleux des hommes, pourquoi dédaignes-tu de regarder les princes et nous, et, de nous parler, nous qui avons le pouvoir de te perdre ? » Mais il ne s'inquiétait pas de les regarder, et il fut pendu à un gibet au milieu de la place publique d'Ypres, comme le sont les voleurs et les brigands. On lui ôta ses braies pour mettre à découvert ses parties honteuses. Il n'y eut rien de honteux ni d'ignominieux qu'on ne mit en usage dans son supplice; on lui étendit les bras en forme de croix sur le gibet, ses mains y furent attachées, on lui passa la tête par le trou du gibet, en sorte que le reste de son corps demeura suspendu à ses bras et à son cou ; il mourut comme suffoqué par d'indignes nœuds. Comme on commençait à le pendre, et qu'il soutenait encore un peu son corps en appuyant la pointe de ses pieds sur le gibet, afin de prolonger ainsi sa misérable vie, le bâtard Guillaume vint à lui au milieu de tant de milliers de gens qui lui jetaient des pierres et le tourmentaient, et lui dit: « O prévôt, dis-moi donc, je t'en prie pour le salut de ton âme, quels sont avec toi, Isaac, et les traîtres qui se sont déclarés ouvertement coupables de la mort de monseigneur le comte Charles, ceux qui sont encore cachés? » Le prévôt lui répondit en présence de tous: « Tu les connais aussi bien que moi. » Alors, saisi de fureur, Guillaume ordonna de lui jeter des pierres et de la boue et de le tuer. Et voilà que ceux qui s'étaient rassemblés dans la place publique pour acheter des poissons, mirent en pièces le corps du prévôt avec des hameçons, des crocs et des bâtons. Ils ne le laissèrent pas s'appuyer plus longtemps sur le petit rebord du gibet où il posait l'extrémité de ses pieds, mais, le repoussant de là, ils le pendirent et lui firent perdre la vie dans les horreurs d'une mort cruelle. En mourant, il déplora la trahison du chevalier Gautier, son homme lige de Sarran, qui l'avait livré à la mort qu'il souffrait, le trompant lorsqu'il aurait dû diriger sa fuite. Le peuple d'Ypres, exerçant sa fureur contre le prévôt mourant, lui ceignit le col de boyaux de chien, et approcha de sa bouche la gueule d'un chien au moment où il rendait le dernier soupir, voulant montrer ainsi qu'il avait été semblable à un chien par ses actions. 58. Dans ce même temps, Gui, chevalier fameux et vaillant, qui avait été le plus intimement admis au conseil des comtes de Flandre, avait concouru à cette trahison, parce qu'il avait épousé une nièce du prévôt, la sœur d'Isaac. C'est pourquoi un certain Hermann, brave chevalier, aussitôt après la mort du comte Charles, en présence du bâtard comte d'Ypres, appela Gui à un combat singulier, parce qu'il avait méchamment trahi son seigneur. Gui affirma qu'il serait toujours prêt à se défendre de l'accusation de trahison dont on le chargeait. On leur assigna pour le jour du combat celui du supplice du prévôt. Aussitôt que le prévôt eut expiré, toute la foule qui assistait à son supplice alla vers la place où eut lieu le combat annoncé entre Hermann et Gui, ils se battirent avec acharnement.Gui renversa de cheval son adversaire, et à chaque fois qu'il essayait de se relever il l’étendait à terre avec sa lance autant de fois qu'il voulait, alors Hermann se glissant plus près, traversa de son glaive le cheval de Gui, et l'éventra. Gui étant tombé tira son épée et s'élança sur son ennemi, alors s'engagea à coups d'épée un combat continuel et acharné jusqu'à ce que harassé par le poids et le fardeau de leurs armes et jetant leurs boucliers, chacun tâchât de remporter la victoire en luttant corps à corps contre son adversaire. Hermann tomba renversé à terre, et Gui, étendu sur lui, lui brisait le visage et les yeux de ses gantelets de fer. Comme nous le lisons d'Antée, Hermann renversé sentit peu à peu la fraîcheur de la terre lui rendre ses forces en peu de moments, et, se tenant immobile, il laissa Gui se croire sûr de la victoire. Cependant, portant doucement la main jusqu'aux bords inférieurs de la cuirasse où Gui n'était pas couvert, il le saisit par les testicules, et rassemblant ses forces en ce moment unique, il le rejeta loin de lui. Dans ce brusque mouvement, Gui, jeté à terre, les parties naturelles brisées, succomba au point de s'écrier qu'il était vaincu et mort. Alors le comte voulant rendre ce combat utile à son renom, ordonna de pendre Gui auprès du prévôt déjà mort et sur le même gibet, afin que, coupables d'une même trahison, ils mourussent d'un même supplice. Ensuite, ayant placé les cadavres de ces deux hommes sur la roue d'un chariot attachée à un mât excessivement haut, on les exposa à la vue de tous les passants, et leur pliant les bras vers le cou, bien qu'ils fussent déjà morts depuis trois jours, pour qu'ils parussent s'embrasser, on leur donna l'air de trahir et de conspirer la mort de leur seigneur et comte, le glorieux et très pieux comte Charles. Il vint vers nous, en présence du roi, un homme d'armes qui avait assisté à ces exécutions et avait vu pendre à Ypres le prévôt et Gui, et il annonça ce qui leur était arrivé. On cria aussitôt, aux assiégés renfermés dans la tour, de quelle manière leur seigneur prévôt avait été pris et exécuté, et qu'il ne leur restait plus qu'à se rendre au roi pour être traités selon leur méchante conduite. Ces misérables, frustrés de tout espoir de conserver leur vie, étaient pressés par la douleur et l'anxiété, pleuraient et poussaient des gémissements ; en sorte que la crainte et le désespoir les assiégeaient plus étroitement que les chefs du siège. 59. Le même jour, Gervais ordonna aux charpentiers de démolir la tour de bois qu'on avait construite d'abord pour attaquer les murs, mais qui maintenant n'était plus d'aucune utilité. Ayant fait séparer des autres une très forte poutre, il ordonna de la préparer et d'en faire un bélier pour renverser les murailles de l'église. Comme les archers des assiégés, courbant leurs arcs et faisant résonner leurs cordes du haut de la tour où ils étaient retirés, menaçaient les ouvriers de leur lancer des traits, l'arc et la flèche qui y était placée tombèrent des mains d'un archer au moment même où il allait tirer. Témoins de ce fait, les chevaliers qui assistaient à l'ouvrage en face de la tour, pour protéger ceux qui faisaient des machines, comme des béliers, des truies, des balistes, des échelles et autres semblables, avec lesquels on a coutume de détruire les murs et les ouvrages en pierre, présagèrent, de la chute de l'arc et de la flèche des assiégés, un très fâcheux événement pour eux. Le même jour vers le soir, il s'éleva de grands troubles entre Gervais et les siens et nos citoyens. Par l’ordre du roi et des chefs du siège qui tâchaient de hâter la ruine des assiégés, et qui avaient fait de grandes dépenses et avaient continuellement travaillé par des veilles et par des assauts, par leur conseil commun, dis-je, et l'ordre du roi, il avait été généralement défendu, à qui que ce fût de la multitude des assiégeants, de s'approcher de la tour et de parler aux assiégés, de peur qu'on ne leur apprît la ruse par laquelle on voulait s'emparer d'eux. La loi portait que tout transgresseur serait jeté en prison et puni par le jugement commun des princes. Or un de nos citoyens qui avait épousé la sœur d'un des chevaliers assiégés, s'approcha secrètement de la tour et demanda à son beau-frère des vases et des habits qu'!l lui avait prêtés, et celui-ci lui rendit les vases qu'il avait. Comme ce citoyen à son retour passait par la place publique, un chevalier de Gervais, qui avait reçu du roi, des princes et de son seigneur, l'ordre et le pouvoir d'arrêter les transgresseurs de ce commandement, poursuivit le citoyen, et, l'ayant saisi avec violence, l'emmena avec lui prisonnier jusqu'à la maison du comte. Aussitôt un tumulte extrême s'éleva parmi les citoyens, et, courant aux armes, ils attaquèrent la maison du comte et les gens de Gervais qui se défendaient en dedans avec courage. Ils crièrent qu'ils ne souffriraient jamais la domination de personne et que c'était à eux à punir ce méfait. Le tumulte se prolongeant, Gervais leur adressa ces paroles: « Vous savez, citoyens et amis, que, selon votre demande, le roi et le comte m'ont créé vicomte de notre endroit, et que c'est d'après le décret du roi et des princes que mon chevalier a pris votre citoyen et voisin, qui avait transgressé l’ordre donné. Dans cette action, vous avez méprisé personnellement ma dignité, vous avez assailli la maison du comte et ma famille: enfin, sans raison, vous nous avez attaqués à main armée en présence du roi. Maintenant donc, si vous le voulez, à cause de l'insulte que vous m'avez faite, je dépose le titre de vicomte, je romps la foi et les serments prêtés entre nous, afin que vous voyiez clairement que je ne cherche pas à obtenir la domination sur vous. Si cela vous plaît, déposons nos armes et assemblons-nous en présence du roi pour qu'il juge entre les nôtres et les vôtres. » Lorsqu'il eut fini de parler, ils allèrent en présence du roi, et ils conclurent de nouveau, comme auparavant, foi et amitié réciproques. [14] CHAPITRE XIV. Progrès du siège. — On occupe la tribune de l'église. — Hommages rendus au sépulcre du bienheureux comte Charles. 60. Le mardi 12 avril, le roi monta avec les plus sages de l'armée et avec ses conseillers dans le dortoir des frères, pour examiner avec soin quel endroit ils devaient marquer pour l'attaque de l'église, car la maison du dortoir était attenante à l'église; en sorte qu'on y préparait les machines au moyen desquelles on devait renverser les murs, et pénétrer vers les assiégés. Ces misérables, ne pouvant s'emparer des lieux inférieurs de l'église, avaient encombré de bois et de pierres l'escalier qui menait à la tribune; en sorte que personne ne pouvait monter, et qu'eux-mêmes ne pouvaient descendre, et ils cherchaient seulement à se défendre du haut de la tribune et de la tour. Ils avaient établi leurs repaires et leur demeure entre les colonnes de la tribune, avec des tas de coffres et de bancs, d'où ils jetaient des pierres, du plomb, et toutes sortes de choses pesantes sur ceux qui les attaquaient. Ils avaient suspendu, en dehors des fenêtres des tours, des tapis et des matelas, de peur que les frondes et les arbalètes ne les atteignissent en dedans, lorsque la tour serait attaquée au dehors. Au haut des tours étaient placés les plus forts d'entre les assiégés pour renverser, avec des pierres, ceux qui parcouraient la cour du château. Ayant ainsi tout ordonné contre l'ordre dans l'Église de Dieu, ils attendaient enfin, sans aucun respect, ni honneur pour le bienheureux mort qui gisait enseveli dans la tribune parmi eux; seulement, et bien qu'ils reconnussent à peine leur seigneur qu'ils avaient trahi, ils avaient attaché auprès de sa tête une lampe qui brûlait continuellement en l'honneur du bon comte, depuis le premier jour du siège jusqu'à celui où les assiégeants pénétrèrent par force jusqu'à eux. Ils avaient déposé, auprès du tombeau du comte, la farine et les légumes dont ils se nourrissaient tous les jours pour soutenir leur vie. Le roi et les siens ayant recherché avec soin et désigné l'endroit par lequel on devait attaquer l'église, Robert l’Enfant, passant la tête par une des fenêtres de l'église, adressa la parole aux chevaliers du roi pour les prier d'être ses messagers auprès du roi, et dit qu'il désirait subir le jugement des princes et des barons de la terre; en sorte que d'après leur sentence on lui laissât la vie, si sa justification l'en rendait digne, et que s'il ne parvenait pas à s'excuser, il fût condamné au supplice. Aucun des messagers n'osa rapporter ces paroles en présence du roi, tant il était violemment indigné de la vue seule de ces traîtres. Cependant nos citoyens et les chevaliers du roi, et tous ceux qui avaient entendu avec quelle humble prière le jeune homme suppliait le seigneur roi, fondaient en larmes, s'affligeaient de son sort, et imploraient pour lui la miséricorde du Seigneur. 61. Le mercredi 13, les assiégés supposèrent mensongèrement la mort de Bouchard, annonçant qu'une querelle s'était élevée entre lui et Robert l’Enfant, et que celui-ci l'avait étendu à terre, et percé de son épée. Ils s'imaginaient par là adoucir la sévérité des princes, et les empêcher de les attaquer avec la même fureur qu'auparavant, et du haut de la tour ils annonçaient faussement la mort de Bouchard; d'autres affirmaient qu'il s'était échappé. A cette nouvelle le roi conclut que les assiégés se défiaient d'eux-mêmes, et étaient accablés de crainte et d'anxiété, il ordonna donc, persistant toujours dans son projet, que les chevaliers s'armassent et attaquassent l'église. Il arriva que dans cette attaque, harassés et exténués, les assiégés ne purent soutenir tant d'assauts, et furent obligés de céder aux armes chrétiennes, au roi catholique Louis, et à ses chevaliers. Depuis midi jusqu'au soir il y eut un violent assaut, dans lequel on lançait des pierres et des fléchés. Ce jour-là le roi reçut du doyen Hélie les clefs du sanctuaire de l'église de Saint-Christophe, parce qu'on lui avait assuré que le trésor du comte Charles y avait été déposé; le roi y étant entré, n'y trouva que les reliques des Saints. Il était vrai cependant que le prévôt avait reçu de ses neveux, pour sa part du pillage des trésors du comte, une coupe d'or avec son couvercle, et un vase d'argent destiné à contenir du vin, et que, pour le salut de son âme, il les avait offerts à Dieu pour l'ornement de l'église. Durant le siège, et quand les frères transportèrent hors du château les reliques et les cercueils des Saints, on mit secrètement dans un coffre, sous l'apparence de reliques saintes, les deux vases qui furent emportés avec les reliques, et ledit doyen confia la garde de ce coffre, dans l'église de Saint-Sauveur, à un certain prêtre, simple d'esprit, nommé Eggard, le recommandant à sa vénération comme une très sainte relique. Les autres prêtres de l'église virent clairement, et purent affirmer avec quelle dévotion ce prêtre simple reçut le coffre, et l'ayant déposé dans le sanctuaire, récita des prières, et demanda le salut de son âme. Toute la nuit, il y alluma des chandelles, des bougies, des luminaires et des lampes, croyant qu'il ne pouvait trop révérer ces reliques. Sans aucun doute ce prêtre avait mérité, lorsque ces vases seraient rendus au nouveau comte, d'y boire une ou plusieurs fois du bon vin. Le roi, cherchant donc de tous côtés ce trésor, envoya des émissaires et des espions pour le recouvrer secrètement, mais ce fut sans succès; c'est pourquoi, le second jour avant son départ pour la France, il contraignit, en le battant de verges, Robert l’Enfant à lui découvrir, s'il s'en souvenait, qui possédait une partie du trésor. D'après ses aveux, le nouveau comte recouvra le même jour lesdits vases, comme nous le rapporterons dans la suite. D'autres assiégés répandaient le bruit que Bouchard s'était enfui, afin qu'on mît moins d'ardeur à les attaquer. 62. Le jeudi 14 avril, le bélier, machine construite pour renverser le mur de l'église, fut transporté dans le dortoir des frères, à l'extérieur du mur, contre lequel, en dedans, gisait en son Dieu le corps du bon comte. Les ouvriers qui avaient fait le bélier avaient élevé des degrés en haut de cette machine, et ayant enlevé les parois de bois du dortoir qui était plus près de l'église, ils amenèrent là leur escalier de bois, afin que ceux des hommes d'armes qui l'oseraient pussent monter par là jusqu'au mur de l'église. On découvrit, à l'endroit où déjà les ouvriers avaient disposé les degrés, une fenêtre de l'ancienne église. Ils dirigèrent un peu au dessous le travail des machines, afin qu’adressant sous la fenêtre les coups du bélier, et brisant le mur de pierre, ils s'emparassent de cette même fenêtre, pour entrer librement par là comme par une porte ; les degrés étaient d'une extrême largeur, en sorte que dix guerriers pouvaient y combattre de front. Ces choses ainsi arrangées, ils disposèrent dans le même endroit, sur ces degrés, pour percer le mur, une très grosse poutre suspendue par des cordes; ils y mirent d'autres cordes, et auprès de ces cordes des hommes armés pour la tirer en arrière de l'église, la ramener en haut, et la retirer avec vigueur pour frapper habilement et fortement les murs. On mit au dessus de la tête de ceux qui montaient des couvertures d'osier attachées aux poutres, afin que si, par quelque moyen, les assiégés brisaient le toit du dortoir, ceux qui poussaient le bélier pussent agir sans danger à l'abri de ces couvertures. Ils avaient en même temps élevé devant eux des murs de bois pour leur défense, de peur d'être blessés par des traits et des flèches lancés du dedans. Ayant donc, au moyen de cordes, ramené en arrière du mur de l'église le bélier, suspendu de toute la longueur de leurs bras, d'un seul coup, et avec un cri unanime, ils firent tomber de toutes leurs forces contre le mur ce bélier d'un poids extraordinaire ; chacun de ses coups faisait crouler à terre un monceau considérable de pierres, jusqu'à ce qu'il perçât toute la muraille à l'endroit où il frappait. Au haut du bélier on avait garni la poutre de ferrements très solides, en sorte qu'il ne pouvait être entamé d'aucune manière, si ce n'est par le dommage que pourrait lui causer la force de sa masse et de son poids. On commença à midi à frapper le mur, et l'on ne cessa qu'à l'approche du soir. 63. Cependant les assiégés voyant la faiblesse de leur muraille, et prévoyant qu'elle serait bientôt enfoncée, étaient dans le doute et l'incertitude sur ce qu'ils devaient faire. Enfin ils allumèrent des charbons enduits avec de la poix, de la cire et du beurre. Aussitôt les charbons s’attachant aux toits, excitèrent des flammes que soufflait le vent, et qui s'accroissant ouvrirent le toit de toutes parts. Du haut de la tour ils lançaient des pierres énormes sur le toit du dortoir, à l'endroit où le bélier frappait le mur, afin d'empêcher par là qu'on n'éteignît le feu qu'ils avaient allumé, et ils précipitaient d'en haut des pierres sur les travailleurs, pour défendre l'approche de l'église par la crainte du danger. Des pierres si énormes et lancées en si grande quantité n'arrêtaient pourtant pas les travaux de ceux qui poussaient le bélier. Les chevaliers ayant vu les flammes éclater sur leur tête, un d'eux monta sur le toit et parvint avec peine, au milieu des pierres et des traits qu'on lui lançait, à éteindre le feu. Après que le bélier eut frappé beaucoup de coups, il parut dans le mur de l'église une très grande ouverture, qui fut faite plutôt qu'on ne croyait, parce que depuis un ancien incendie qui avait dévoré le temple, les pluies et les inondations avaient comme pourri tout l'édifice, qui jusqu'alors avait été à découvert et sans toit de bois. Alors il s'éleva du dedans des cris infinis, et tous ceux qui assiégeaient les ennemis aux portes, sachant que le mur du temple était percé, combattirent avec plus de courage et avec une intrépidité très avide de victoire, dans le chœur, par les fenêtres, et partout où ils pouvaient pénétrer. De part et d'autre on combat constamment depuis midi jusqu'au soir, et ils se retirèrent presque expirants de la fatigue du combat et du poids de leurs armes. Sachant l'ouverture qu'avait faite le bélier, les assiégeants, refaits et pleins d'ardeur, comme s'ils eussent couru aux armes pour la première fois, commencèrent à assaillir les assiégés et à les presser sans relâche. Les malheureux assiégés, peu nombreux, ne pouvaient suffire au combat, n'ayant plus le bonheur d'avoir à défendre ensemble un seul endroit, et obligés de se porter partout où l'ennemi pénétrait, aux portes, aux fenêtres, dans le chœur, et surtout à l'endroit dont le bélier était déjà en possession; souffrant toutes les incommodités de la vie, ils se divisaient de toutes parts pour repousser les assaillants, et prévoyaient leur défaite et leur perte. Ceux qui de l'église lançaient, contre les ouvriers qui faisaient mouvoir le bélier, des pierres, des flèches, des javelots, des pieux et des traits de toute sorte, étaient devenus plus timides en considérant leur petit nombre; ils voyaient d'ailleurs que leurs complices, presque expirants à la suite de leur longue fatigue, avaient à combattre sur d'autres points une armée très considérable, et que, manquant d'armes, ils n'avaient pas de quoi se défendre, cependant, autant qu'ils l'osèrent, ils firent résistance. Les ouvriers du bélier, les autres chevaliers du roi et la jeunesse de notre ville, armés, pleins d'audace et avides de combattre, voyant devant eux les assiégés, rappelèrent tout leur courage, et réfléchirent combien il serait beau de mourir pour leur père et pour la patrie, quelle glorieuse victoire était proposée aux vainqueurs, et combien étaient scélérats et criminels les traîtres qui avaient fait leur repaire du temple du Christ; avides surtout des trésors et de l'argent du seigneur comte, ils songeaient au butin qu'ils allaient faire lorsqu'ils auraient forcé les assiégés, et cela seul suffisait pour échauffer leur zèle. Quels que fussent du reste leurs sentiments, ils se précipitèrent tous ensemble, sans ordre, sans combat, sans aucune crainte des armes, à travers l'ouverture, de sorte que, par l'impétuosité de leur élan, ils ôtèrent aux assiégés tout espace pour se défendre, et le plaisir d'en tuer aucun d'entre eux. Ils ne cessèrent de se précipiter jusqu'à ce qu'ils devinssent eux-mêmes comme une sorte de pont continu; et, par une grâce admirable de Dieu, ii ne périt personne de cette multitude qui entrait, les uns en se précipitant, les autres en attaquant, d'autres poussés avec violence, d'autres s'efforçant de se relever de leur chute, d'autres, comme il arrive dans un si grand tumulte, s'élançant pour entrer sans aucun ordre. Les voix, les clameurs, le bruit des pas de cette foule, le fracas des armes et de la ruine des murailles, ébranlaient non seulement l'église, mais tout le château et le voisinage, tant au dedans qu'au dehors. Les vainqueurs louaient Dieu de la victoire dont il avait honoré ceux, qui combattaient pour lui, dans laquelle il avait illustré le roi et les siens, élevé au dessus de toutes choses la majesté de son saint nom, purgé en partie son église de ceux qui la souillaient, et fait jouir son glorieux martyr, le comte, de la pieuse vénération des bons et des prières de ses fidèles, qui osèrent alors le pleurer pour la première fois. 64. Alors enfin il fut permis pour la première fois à Frumold le jeune, après de longs et ardents désirs, d'offrir à Dieu des vœux pour le salut de son seigneur comte, de lui faire un sacrifice de ses larmes et de la contrition de son cœur, et de jouir de la vue du lieu où son seigneur reposait enseveli. Il prépara alors pour la première fois des funérailles à son seigneur, qu'il n'avait pu voir enseveli pendant si longtemps, c'est-à-dire, pendant quarante-quatre jours. Il ne put voir son corps mais seulement son sépulcre ; il conjurait Dieu par une prière de bouche et de cœur que, vivant avec les chefs fidèles et les souverains princes de son église actuelle, au jour de la résurrection générale, il lui fût accordé de voir son seigneur le prince Charles, élevé dans une double gloire, de demeurer avec lui, et de jouir éternellement avec lui de la contemplation de la Sainte Trinité. Il regarda aussi comme une grande faveur qu'il lui fût permis de pleurer la mort de son seigneur auprès de son tombeau, de déplorer la ruine de toute sa patrie et de porter l'hommage de son affection aux restes de celui qu'il avait chéri vivant et qui avait été trahi par ses serviteurs. Il ne fit pas tout cela sans répandre beaucoup de larmes. O Dieu, que de vœux adressés par tes fidèles tu daignas recevoir en ce jour! L'interruption qu'avait subie le culte divin dans cette église fut bien compensée alors par la grandeur et le nombre de ces justes prières. Il y avait près de la tête du comte un cierge ardent que les traîtres y avaient mis en l'honneur et vénération de leur seigneur. Dès que les assaillants s'étaient précipités dans l'église sur les assiégés, ceux-ci, poussant un cri en fuyant, avaient quitté la défense de la brèche du bélier et celle des portes et du haut de leur fort. Les plus médians d'entre eux ayant embrasé la tour pour se défendre, résistaient sur l'escalier à ceux qui les poursuivaient. Les chevaliers très chrétiens du roi de France poursuivant leur victoire, se hâtèrent d'obstruer l'escalier avec des pierres, du bois, des coffres, des poutres et d'autres objets embarrassants, afin qu'aucun des assiégés ne pût se retirer dans la tribune où reposait le comte. Le roi étant monté dans l'église pour pleurer la mort de son neveu Charles, plaça une garde pour surveiller attentivement la tour. Les chevaliers du roi, veillant alternativement, gardaient la tour et les assiégés; tout ce qu'on trouva dans la tribune de bon à être enlevé devint la proie de tous. Enfin les chanoines de l'église, montant du chœur dans la tribune par des échelles, établirent quelques-uns des frères pour veiller chaque nuit auprès du sépulcre du comte. Comme tout avait été brisé dans l'église et que rien n'était resté dans son premier état, ils jetèrent leurs regards autour d'eux et virent que, sous la garde de Dieu, les autels et les tables des autels étaient demeurés intacts, les frères remplis de joie obtinrent tout ce qu'ils eurent dans la suite, non par leur droit ou par leur mérite, mais par le seul don de Dieu. Le Seigneur finit donc ce jour par la fin de ses ennemis et le triomphe de ses fidèles, glorifiant la renommée de sa puissance jusqu'aux confins de l'Univers. Cependant les assiégés ne cessaient de placer des sentinelles dans leur tour, de sonner du cor comme si quelqu'un leur eût encore rendu obéissance, et d'agir arrogamment dans une si dure extrémité, sans reconnaître l'excès de leur misère; car ils avaient été abandonnés à leur sens réprouvé. Tout ce qu'ils firent donc dans la suite ne put avoir l'approbation de Dieu ni des hommes, tout fut odieux et rejeté. 65. Le vendredi 15 avril, les bourgeois, prosternés à terre, s'assemblèrent en présence du roi, et adorèrent sa majesté, afin qu'en raison de leurs prières et de leurs services, il permît au jeune Robert de quitter les assiégés, et acceptât la légitime justification de son innocence. Le roi consentit à leur demande, sauf l'honneur et le crédit de sa propre personne et des princes du pays, sans le conseil desquels il avait résolu de ne rien faire au sujet du jeune Robert. Le samedi 16 avril, le châtelain de Gand et Arnoul de Grammont,ayant rassemblé les grands de leur voisinage, vinrent vers le roi implorer instamment la délivrance du jeune Robert. Le roi leur dit qu'il ne pouvait avec honneur les satisfaire en rien sans le conseil commun des princes ; qu'autrement il agirait contre sa foi et son serment. [15] CHAPITRE XV. Réception du nouveau comte à Saint-Omer. —Généalogie de la famille de Baudouin, comte de Lille. — Que la famille du prévôt Bertulphe s'était rendue infâme par l'homicide et l'adultère. 66. Le dimanche 17 avril, fut le jour de la résurrection du bon Pasteur; on annonça au roi que le nouveau comte de Flandre avait été reçu gracieusement et avec honneur à Saint-Omer, selon la coutume des comtes du pays ses prédécesseurs. Les jeunes garçons étaient venus au-devant de lui, portant des arcs et des flèches; agiles et lestes, ils marchaient par bataillons, comme pour livrer combat, ceints et prêts, les cordes tendues, à attaquer le comte et les siens à coups de flèches s'il le fallait. En voyant arriver ces jeunes garçons, le comte et les siens demandèrent par un messager ce qu'ils lui voulaient, et ils crièrent au comte: « Il est de notre droit d'obtenir de toi le bénéfice que les enfants de nos ancêtres ont toujours obtenu de tes prédécesseurs, de pouvoir, aux fêtes des Saints et dans l'été, errer en liberté dans a les bois, y prendre des oiseaux, chasser à l'arc les écureuils et les renards, et nous exercer de la sorte aux récréations de notre âge. Ces choses nous ont été permises jusqu'à présent, et nous voulons qu'une permission de toi confirme la liberté accoutumée de nos jeux. » A la suite marchaient les citoyens en armes qui attendaient le retour de leurs enfants et l'arrivée du nouveau comte. Le comte Guillaume qui n'était encore que dans l'âge de la jeunesse, et sortait à peine de l'enfance, leur permit ces exercices avec plaisir, et, applaudissant et prenant part à leurs jeux, il saisit leur bannière et badina avec eux. Ils commençaient à lui chanter des louanges et à danser en criant, lorsque les citoyens, regardant de loin, aperçurent le comte, reçu solennellement par les jeunes garçons, et qui s'avançait vers eux au milieu des applaudissements et d'un pacifique respect. Le comte et le peuple s'étant réunis, le clergé vint en procession à sa rencontre avec de l'encens et des cierges, comme c'est la coutume à la réception des nouveaux comtes; et faisant retentir les airs de cris de joie et de symphonies mélodieuses, ils le reçurent au milieu des acclamations de tous les citoyens, et le conduisirent solennellement au son de ces mêmes symphonies jusque dans l'église. Le comte élu catholiquement offrit pieusement à Dieu la prière qu'il lui devait, et le peuple et le clergé prièrent aussi que Dieu conduisît et protégeât son règne en telle sorte que désormais, vivant en paix, on rendit au comte et à Dieu ce qui leur appartenait. Après la réception ils lui firent hommage et serments. Il était venu à Saint-Omer de la ville de Thérouanne. 67. Dans ce temps, Hugues Champ d'Avoine et Gautier de Frorersdele livrèrent un assaut au château d'Aire, où le comte bâtard Guillaume d'Ypres s'était retiré avec les siens. Il avait fortifié l'endroit et le château, s'était emparé du comté, et avait pris par force plusieurs châteaux et lieux fortifiés de Flandre, le château d'Ypres, la ville de Formeselle, les châteaux de Cassel, de Furnes, d'Aire, et tous les lieux environnants, le château de Bergues, etc. Il était bâtard de la race des comtes, et avait cru, par ce lien de parenté, obtenir le comté. Hugues et Gautier renversèrent deux chevaliers dudit prince, et gagnèrent dans le combat cinq chevaux. Dans le même temps, Baudouin d'Alost et Razon assiégeaient, avec une très forte armée de gens de Gand, le château d'Oudenarde, dans lequel s'était retranché avec les siens le comte de Mons, pour envahir le royaume de Flandre qui lui appartenait à plus juste titre, par droit de parenté. 68. Car, pour reprendre d'un peu plus haut l'origine des comtes, le comte Baudouin-le-Barbu avait été la souche de tous les comtes ses successeurs. Lorsqu'il mourut, il fut enseveli à Lille; il avait deux fils, Baudouin et Robert, qui, à sa mort, héritèrent de la terre de Flandre. Leur père, pendant qu'il vivait, leur ordonna à tous deux de se marier, il fit prendre pour femme à Baudouin, dans le Hainaut, Richilde, comtesse de Mons, qui lui donna deux fils; l'un fut appelé Baudouin et l'autre Arnoul.Robert se maria à Gertrude, comtesse de Hollande, dont il eut l'abbesse de Messineet Gertrude, mère de Simon et de Gérard, et qui, épousant le duc Thierri, devint duchesse d'Alsace. Il engendra aussi Adèle, mère du comte Charles, qui, divorcée d'avec son premier mari, se maria au duc de Salerne. Son premier mari, Cnution, premier roi de la Dacie, ayant été aussi trahi par les siens, assassiné dans une église, et mort pour la justice, jouit avec les Saints du rang de martyr. Pendant sa vie, ce premier père, Baudouin-le-Barbu, avait étendu ses fils, l'un à gauche et l'autre à droite, comme deux ailes pour voler par tous les pays qui lui appartenaient. Il gouvernait seul le milieu, c'est-à-dire la Flandre. 69. Lorsqu'il fut mort, plein de bons jours, son fils Baudouin, comte de Mons, devenu vieux, prit possession du comté de Flandre, avec sa femme Richilde. Craignant d'être inquiété ou trahi par sort frère Robert ou par ses fils, il réclama d'eux hommage et serment. Dans un conseil qu'il eut avec ses grands, il fut décidé comme utile au bien du pays qu'il manderait son frère Robert, comte Aquatique, et convoquerait à Bruges sa cour, où se réuniraient les pairs et les barons de tout le comté. En présence de tous ceux-ci, il proféra ces paroles: « Moi, Baudouin, comte de Flandre, voulant pour l'avenir pourvoir aux intérêts de la patrie et de mes enfants, de peur que mes fils et les habitants de ma terre n'éprouvent, par ruse et trahison, quelque injure ou quelque usurpation de la part de mon frère, je prie et somme mon frère Robert, comte Aquatique, de jurer à mes fils foi et serment, afin qu'après ma mort il ne leur fasse pas quelque violence ou quelque ruse, par fraude ou fourberie; en sa personne, il jurera et tiendra de son vivant, du mieux qu'il pourra, sa foi à mes fils, ses neveux, et je lui ferai, à cette condition, beaucoup de dons et des présents. » Le serment fut prêté dans l'église de Saint-Donatien à Bruges, sur les nombreuses reliques des Saints, que le comte Baudouin avait fait apporter, en présence de tous les pairs et les princes de la terre, et le comte Robert s’en retourna, après avoir reçu des présents. Baudouin, mari de Richilde, étant mort à Bruges, son fils Arnoul, à qui la terre appartenait, lorsque sa mère s'en fut retournée vers Mons et les pays avoisinants, y demeura dans les environs de Cassel, Saint-Omer et autres lieux. Ce jeune homme n'avait pas encore pris les armes, mais il montrait déjà les vertus guerrières. Robert, comte de Hollande, ayant appris que le pays était laissé à ses neveux encore en bas âge, et que leur mère s'était éloignée du pays de Bruges, eut par là l'occasion favorable de les trahir. Il envoya secrètement et artificieusement vers les princes et les grands de son voisinage aux environs de la mer, c'est-à-dire à Isendica, Ostbourg, Redenburg et Bruges, et vers les Flamands du bord de la mer, et se les attacha par des récompenses et des promesses, afin d'obtenir par leur moyen la possession du pays et de chasser ses neveux, que leur jeune âge rendait encore incapables de gouverner. Il avait dans sa maison un certain clerc qui fut l'agent de cette trahison. Comme on le voyait venir souvent à Bruges et dans le voisinage de la Flandre, le bruit commença à se répandre que ce clerc était un agent de trahison. Alors ayant recours à la ruse, lorsqu'il revint de nouveau dans un autre temps rapporter aux princes les messages de son seigneur, il feignit d'être aveugle, et, les mains étendues et tâtonnant avec un bâton, il se fit conduire par un guide. Ainsi aveugle de cœur et d'yeux, il accomplît la trahison de mort et de cécité. Le comte de Hollande ayant donc gagné les esprits des princes de la terre et obtenu d'eux foi et serment, monta sur une flotte avec une troupe d'hommes d'armes, et débarqua sans qu'on le sût en Flandre. Ayant convoqué secrètement les traîtres, ils convinrent avec leurs complices que, pour signal, ils mettraient le feu à une maison dans un lieu nommé Clipelle, et que la lueur des flammes les avertirait de s'assembler. S'étant tous réunis à ce signal, leur troupe fut nombreuse et forte, et alors ils marchèrent ouvertement, poursuivant le jeune Arnoul qui, ignorant ce qui se passait, était alors dans Cassel avec quelques hommes, complices aussi de la trahison, et qui engagèrent leur jeune maître à faire la guerre à son perfide oncle, lui promettant la victoire puisque sa résistance était juste. Le jeune Arnoul donc, excité à combattre, s'avança avec ses chevaliers en très petit nombre, et dans le désordre même du combat, ses serviteurs qui l'avaient armé, et savaient par où ses armes le laissaient à découvert, comme s'ils eussent été des étrangers et tout autre chose que des serviteurs, renversèrent leur jeune seigneur et l'égorgèrent avec leurs épées. Leur maître assassiné, de tous ceux qui avaient combattu pour son parti, les uns se mirent à fuir et les autres furent tués et expirèrent sur-le-champ de bataille même; d'autres blessés mortellement ne tardèrent pas à rendre le dernier soupir. Il y en eut un grand nombre de tués, de blessés et de pris. Sans inquiétude sur l'ennemi, comme le comte Robert parcourait son armée, un certain Wilfrid Rabel, qui était jusque-là demeuré fidèle au jeune comte et ignorait sa mort, s'empara, par son courage et au moyen des gens qui raccompagnaient, du perfide Robert, et le jeta en captivité. Le tumulte de ce jour apaisé, tous les pairs du pays se réunirent, et, assiégeant de toutes parts ce châtelain Wilfrid dans Saint-Omer, ils le forcèrent de leur rendre le comte Robert, et celui-ci leur ayant été rendu, ils le créèrent comte du pays. Baudouin, frère du jeune Arnoul ainsi assassiné, lui survécut et laissa après lui deux héritiers, de la race desquels était ce jeune comte de Mons, brave chevalier et ayant droit à prétendre à la possession du pays de Flandre. Lorsqu'il apprit le meurtre du comte Charles, il réclama toute la Flandre comme son patrimoine par droit d'héritage. Il fit tout ce qu'il put; mais pour notre nouveau comte, ce qu'il fit était peu de chose. On doit remarquer que sur le fait de cette ancienne trahison, se vérifia la prophétie que le seigneur notre Dieu « punit l'iniquité du père sur les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération. (Deut. V, 9) » 70. Il faut compter le premier ce Robert qui a trahi son neveu; ensuite le fils de ce Robert, dont le corps gît à Arras, le second dans la série des comtes. Après lui, son fils le comte Baudouin, qui repose à Saint-Omer, fut le troisième. Après celui-ci, le quatrième fut le comte Charles, le meilleur de tous les comtes, astre et lumière supérieure, par le meurtre et le martyre duquel Dieu termina la vengeance et la punition de l'ancienne trahison, et fit participer au repos des Saints ce prince assassiné, pour le salut de sa patrie, dans le même lieu où il avait autrefois reçu les serments de fidélité. Par cette seconde trahison, Dieu vengea l'ancienne et reçut aussitôt parmi les saints martyrs celui qui mourait pour la justice. Après que ce comte Robert, qui avait fait périr son neveu, se fut mis en possession du comté, il se méfia toujours des traîtres Flamands qui le lui avaient livré, et ne leur donna jamais aucun accès à son conseil. Se voyant méprisés et dédaignés par leur comte, ils conçurent entre eux le projet de le tuer par ruse et de mettra à sa place Baudouin, frère du jeune Arnoul qui avait été trahi. Ce dessein était juste, car Baudouin avait, à l'héritage de Flandre, un droit plus légitime; ils s'assemblèrent de nouveau comme autrefois dans un lieu désert et délibérèrent la mort de leur seigneur. Comme après avoir choisi une occasion favorable de le faire périr ils s'en retournaient, un des chevaliers, qui avait été présent à la conjuration, alla se jeter aux pieds du comte et accusa les autres complices de cette abominable trahison, par laquelle ils avaient conspiré sa mort, ils furent provoqués au combat, appelés par le comte, et, convaincus du crime, les uns eurent la tête tranchée, les autres furent condamnés à l'exil et plusieurs furent proscrits. Si ces détails véritablement peu importants sont dignes d'être écrits, ce n'est que pour faire admirer comment, jusqu'à la quatrième ou la troisième génération, Dieu a vengé sur la postérité des traîtres et par de nouveaux désastres une ancienne trahison. 71. Je trouve à propos de faire connaître aussi d'un peu plus haut l'origine de la famille du prévôt et de ses neveux. Boldran fut châtelain à Bruges, et eut pour femme Dedda ou Duva. Il avait pour homme et vassal un chevalier nommé Erembald, né à Furnes. Une expédition ayant été commandée aux Flamands, on alla à cheval et sur des vaisseaux, pour la défense de la patrie, jusqu'à l'endroit où elle était attaquée. Comme on passait l'Escaut sur des vaisseaux, le châtelain Boldran, son chevalier Erembald, celui des siens en qui il avait le plus de confiance, et plusieurs autres avaient revêtu leurs cuirasses et se tenaient prêts à combattre; la nuit vint et ils jetèrent l'ancre au milieu du fleuve pour attendre le jour. Mais ledit Erembald abusait souvent par adultère de la femme de son seigneur châtelain. Cette femme adultère avait, dit-on, promis à son criminel amant de lui donner le vicomtat,] si par hasard son mari mourait promptement; c'est pourquoi cet adultère méditait toujours la mort de son seigneur. Au milieu du silence de la nuit, comme le châtelain s'était mis à pisser au bord du vaisseau, Erembald, arrivant par derrière lui, précipita son seigneur hors du vaisseau dans la profondeur du torrent. Cela se passa pendant le sommeil des autres, et personne, excepté l'adultère, ne savait ce qu'était devenu le châtelain, qui avait péri sans enfants. Erembald retourna donc, épousa son adultère, et par le moyen de ses richesses acheta le vicomtat de son seigneur. Il eut de cette femme le prévôt Bertulphe, Haket, Wilfrid Knop, Lambert Nappin, père de Bouchard, et Robert qui fut châtelain après lui en second lieu ; après ledit Robert, son fils, le châtelain Gautier hérita on troisième lieu du vicomtat; après celui-ci, Haket fut châtelain, et ce fut dans son temps que le comte Charles fut assassiné; en lui au quatrième degré, l'ancienne chute de Boldran fut punie sur sa descendance, par la chute qu'ils firent eux-mêmes, précipités du haut des tours de la maison du comte à Bruges ; et peut-être, par l'ordre de Dieu, les péchés de leurs pères furent-ils punis sur eux, comme on lit dans l'Exode, où Dieu dit à Moïse au trente-quatrième chapitre, dans lequel il donne des lois au monde: « Je suis le Seigneur votre Dieu, un Dieu jaloux qui punit l'iniquité des pères sur les enfants, jusqu'à la troisième et quatrième génération de ceux qui me haïssent. » 72. Revenons au récit de ce qui se passa à Oudenarde. Le comte de Mons, avec les bourgeois et les chevaliers de cette ville, se précipita avec impétuosité sur les gens de Garni, et, les ayant mis en fuite, il tua les uns, blessa les autres, et en prit un grand nombre. La plupart de ceux qui prirent la fuite se noyèrent dans les flots, car ils étaient, venus au siège sur une flotte. Le comte et les siens étaient donc vainqueurs en ce pays, il s’empara aussi d'un château nommé Nienhoven, et y mit des gardes habiles et courageux. Ce même jour à Bruges, un homme d'armes s'échappa de la tour au moyen d'une corde. Ayant été aussitôt saisi on l'entraîna dans un cachot, où, une fois entré, il attendit bien malgré lui le jour de sa mort. [16] CHAPITRE XVI. Les assiégés se rendent. —Réconciliation de l'église de Saint-Donatien. — Prise d'Ypres. 73. Le lundi 18 avril, nos citoyens se jetèrent de nouveau aux genoux du roi, et le supplièrent pour la délivrance de Robert. Mais le roi, indigné de se voir tant de fois persécuté de leurs demandes, les méprisa. Dans son courroux, il ordonna à ses serviteurs d'aller promptement abattre la tour avec des instruments de fer ; aussitôt, avec des instruments de fer, ils démolirent la tour par le bas. A la vue de ces travaux, une terreur mortelle s'empara des assiégés, au point que, frappés d'une stupeur excessive, ils étaient dégoûtés du boire et du manger, et que tous leurs sens étaient dans l'engourdissement et la langueur. Exténués de faim et de soif, quoiqu'ils eussent suffisamment de quoi se sustenter, ils invoquaient ceux qu'ils voyaient au dehors parcourir la cour du château, et qui attendaient la ruine de la tour déjà démolie en partie. Ils brûlaient d'une soif ardente, et languissaient de faim et de besoin ; et il arriva, par l'ordre admirable de Dieu, que le vin pour ces traîtres devenait aigre, sans saveur et d'un goût infect quand ils l'avaient bu et avalé, le froment et le pain sentaient le pourri, et l'eau d'un goût insipide ne leur servait à rien, en sorte que dégoûtés de ce goût et de cette odeur de pourriture, ils expiraient presque de faim et de soif. Pressés donc par cette disette, ils demandèrent la permission de sortir de la tour, et de se retirer dans un lieu quelconque que leur assigneraient les princes. Ceux qui démolissaient la tour en avaient déjà fait crouler les marches, et à peine en restait-il quelques-unes qui, bientôt abattues, devaient amener la chute et la ruine terrible de l'édifice. 74. Le mardi 19 avril, les assiégés s'aperçurent que la plus grande partie de la tour était déjà démolie, et qu'ils étaient menacés de sa ruine. Car, à chaque coup que frappaient les marteaux, ils en ressentaient le contrecoup et la secousse au haut de la tour qui tremblait et chancelait déjà. Saisis d'une frayeur extrême, ils formèrent le dessein de se remettre en la puissance du roi avant d'être écrasés et étouffés sous la chute de la tour. Robert l’Enfantcria que lui et ses complices se rendraient au roi, sous la condition cependant que Robert ne serait pas gardé comme les autres dans un cachot. Les princes ayant tenu conseil à ce sujet, le roi accorda aux assiégés, selon leur demande, la liberté de sortir, parce qu'il était plus avantageux qu'ils se rendissent d'eux-mêmes, sans exposer les assiégeants et ceux qui sapaient la tour au danger de sa chute. Ils sortirent donc un à un jusqu'au nombre de vingt-sept, du côté donnant sur la maison du prévôt, par la fenêtre oblique des degrés de la tour. Quelques-uns, d'une trop grande corpulence, se laissèrent glisser par une corde de la grande fenêtre de la tour. Robert l’Enfant fut confié à la garde des chevaliers du roi dans la chambre la plus élevée de la maison du comte; mais tous les autres furent plongés dans un cachot. Enfin le roi, voulant faire quelque chose de grand pour nos citoyens, remit entre leurs mains Robert lié et enchaîné, à condition qu'ils le rendraient ensuite au roi et au comte pour lui faire subir le jugement des princes. Les citoyens reçurent comme un don considérable, en leur garde et sous la condition rapportée ci-dessus, ce jeune homme sortant de l'adolescence. 75. Nous devons remarquer ici comment Dieu réduisit à peu de chose la famille et la demeure de ces traîtres. Avant leurs forfaits étaient morts les plus forts et les meilleurs de leur race, dont il serait trop long de désigner les noms. Enfin ceux-ci demeurèrent, les pires de tous, par le moyen, desquels fut consommée la justice de Dieu, la trahison accomplie, la patrie désolée, le pays livré au pillage, et les mains de tous armées contre tous. Comme ils s'imaginaient que tout ce qu'ils avaient fait traîtreusement demeurerait impuni, et qu'aucun homme n'oserait exercer de vengeance contre eux, elle fut laissée à Dieu seul qui les pressa aussitôt, les frappa de terreur, au point qu'ils n'osaient plus sortir de notre ville, et qu'ils résolurent de fortifier et d'entourer de fossés nos maisons et notre cité, ainsi que nous lavons rapporté plus haut. Huit jours après la mort du comte, ils furent assiégés et renfermés dans le château; ensuite, lorsque le château fut envahi par les nôtres, ils furent repousses dans la tour et resserrés davantage, plongés de là dans un cachot, ils furent tellement resserrés qu'ils ne pouvaient tous s'asseoir, et que trois ou quatre au moins étaient obligés de se tenir debout. Les ténèbres, la chaleur, la puanteur, la sueur les infectaient, et ils étaient tourmentés par l'horreur d'une vie désespérée, et la crainte d'une mort prochaine qui les couvrirait d'ignominie. C'eût été les traiter avec bonté, et leur faire un présent très miséricordieux que de leur permettre de mourir comme les voleurs et les brigands, pendus à un gibet. Comme ils se préparaient à sortir de la tour, un des jeunes gens, ayant jeté son épée, voulut sauter par la plus haute fenêtre de la tour, et prit son élan pour se dérober par la fuite. Se sentant condamné par l'état criminel de sa conscience, et fort de son courage, il se préparait à regagner ainsi la liberté. Mais les autres le retinrent au moment où il voulait s'élancer, et il fut obligé d'aller avec eux dans le cachot. Un grand nombre de nos citoyens, à la vue du danger qu'avait couru ce jeune homme et de la misère des prisonniers, répandaient des larmes, ne pouvant sans pleurer voir conduire dans un cachot leurs seigneurs prisonniers. Ces malheureux sortirent enfin pâles, portant empreint sur le visage le signe de leur trahison, et défigurés par la pâleur et par la famine. Au moment où ils sortaient, un nombre infini de chevaliers se répandirent dans la tour, et enlevèrent pour butin tout ce qu'ils y trouvèrent. Au milieu du tumulte occasionné par nos citoyens qui couraient çà et là dans la tour, un coterel nommé Benkin, s'étant laissé glisser de la tour à terre par une corde, s'échappa et se cacha où il put jusqu'à ce que, pendant la nuit, il passa dans une île de la mer nommée Wilpen. Tous le cherchaient et croyaient qu'il s'était caché dans les égouts et dans les lieux immondes. Dans l'espoir d'acquérir du gain et de trouver le trésor du comte, presque tous ceux qui étaient alors présents au siège s'efforçaient de monter dans la tour. Alors le châtelain Gervais plaça ses chevaliers en dedans pour empêcher ceux qui faisaient du tumulte et qui voulaient monter. Il s'empara du vin des traîtres qui était très bon, et même du vin cuit qui appartenait au comte. On trouva aussi des tranches de lard, vingt-deux mesures de fromage, des légumes, de la farine de froment, d'excellents outils en fer pour cuire le pain, et tous les meubles et les vases excellents dont les traîtres se servaient: mais on ne trouva rien du trésor du comte. 76. Le mercredi 20 avril, le roi alla à Redenbourg pour examiner la situation du lieu et la manière dont s'était fortifié Lambert, qui, accusé du crime de trahison, avait été assiégé. Ce jour-là Dieu rajeunit le monde autour de nous par l'éclat du soleil et la légèreté de l’air, parce qu'il avait chassé du lieu saint les traîtres qui souillaient son église, et les avait renfermés dans une prison. Les frères de l'église, joyeux des bienfaits que leur avait accordés la grâce divine, lavèrent, par toute sorte d'ablutions, les pavés, les parois et les autels du temple, et ne laissèrent rien qu'ils n'eussent nettoyé, ils rétablirent les marches qui avaient été détachées, et, comme s'ils renouvelaient l'église, ils l'ornèrent de nouveaux ustensiles et de nouvelles structures. Le jeudi 21 avril, on fit coudre une peau de cerf pour y mettre le corps du comte, et on fit aussi une bière pour l'y placer et l'y renfermer. 77. Le vendredi 22 avril, sept semaines après la première sépulture du comte, on détruisit le tombeau qu'on lui avait construit dans le clocher, et on lava respectueusement son corps avec des parfums, de l'encens et des odeurs, car les frères de cette église croyaient que le corps du comte avait déjà mauvaise odeur, et que personne n'en pourrait soutenir la puanteur, parce qu'il était demeuré dans le sépulcre sept semaines depuis la sépulture qu'il avait reçue dans la tribune. Ils ordonnèrent donc qu'au moment où on enlèverait le corps du tombeau, on fit du feu tout auprès, et qu'on y jetât des parfums et de l'encens, afin que la vertu de cette odeur salutaire chassât la puanteur qui s'exhalerait du corps. Lorsque la pierre fut levée on ne sentit aucune odeur: alors on enveloppa le corps dans la peau de cerf, et on le mit dans un cercueil au milieu du chœur. Le roi, entouré de la multitude des citoyens et de tous les autres, attendit dans l'église que l'évêque,accompagné de trois abbés de l'église de Saint-Christophe, et avec toute la procession du clergé et les reliques de Saint-Donatien, Saint-Basile, Saint-Maxime, vinssent au devant du mort et de lui, sur le pont du château, et emportassent le saint corps au milieu des larmes et des soupirs dans cette même église de Saint-Christophe. Là l'évêque, avec tout le chœur des prêtres, célébra la messe des morts pour le salut de l'âme du bon comte. Ce jour-là on prit Benkin le coterel, et, attaché à une roue fixée à un mât, il perdit la vie en spectacle à tout le monde. Ce fut auprès des arènes qu'il périt misérablement par le supplice qu'il avait mérité. 78. Samedi 23 avril, le roi et les princes ordonnèrent par un édit à tous les citoyens de marcher vers Ypres et Staden, et de s'apprêter à en faire le siège. Le dimanche 24 avril, eut lieu la consécration de l'église du Saint-Sauveur à Bruges; car un incendie avait brûlé cette église et détruit ses autels. Le lundi 25 avril, comme les autels de l'église de Saint-Donatien n'étaient pas détruits, l’évêque célébra de grand matin la réconciliation de l'église. Ensuite, le roi et le peuple, précédés de l'évêque, des abbés et de tout le clergé de l'endroit, s'avancèrent vers l'église de Saint-Christophe, et ayant rapporté le corps du saint comte Charles, notre seigneur et père, dans l'église de Saint-Donatien, ils le confièrent avec solennité à la garde de Dieu, au milieu du chœur, et le renfermèrent avec respect dans la tombe. Les funérailles ayant été faites avec pompe, le roi et l'évêque élevèrent Roger à la prélature, et le créèrent prévôt du chapitre de cette église. Ce même jour, le roi et notre châtelain Gervais marchèrent avec une grande armée et avec nos citoyens vers Ypres et Staden. C'était le jour de la fête de Saint Marc l'évangéliste. Il faut remarquer que Dieu fit ce jour-là à l'église de Saint-Donatien trois dons très considérables; il daigna se réconcilier cette église; il permit qu'on y gardât le corps du bon comte, et il lui accorda Roger pour prévôt. 79. Le mardi 26 avril, le roi et le comte assiégèrent Ypres avec une grande armée; un combat opiniâtre s'engagea entre les deux armées, et le comte Guillaume combattit à une des portes, avec trois cents chevaliers, contre le nouveau comte. Les méchants habitants d'Ypres, ayant conclu séparément un traité avec le roi dans une autre partie de la ville, y introduisirent le roi et son immense armée ; ceux-ci se précipitèrent dans la ville inopinément avec de grands cris, et mettant le feu aux maisons, ils se livraient au pillage, lorsque le bâtard comte Guillaume s'avança contre les pillards, ignorant que son château était livré, et qu'il était trahi lui et les siens. Le roi et le comte le prirent donc, et l'envoyèrent captif à Lille pour y être gardé. Beaucoup de gens, après la mort du comte Charles, s'étaient rendus auprès de Guillaume, comme les chapelains, officiers stipendiés et serviteurs de la maison ordinaire du comte, parce que ce bâtard comte d’Ypres était issu de la race de nos comtes. Les gens de Furnes aussi combattaient avec lui, parce que s'il s'était soutenu dans le comté, ils auraient pu, par ses forces et sa puissance, détruire leurs ennemis. Mais comme Dieu frappe les esprits des méchants, il leur arriva le contraire, car leurs ennemis ayant appris que Guillaume d'Ypres avait été fait prisonnier, firent une incursion dans leurs propriétés, leurs maisons et leurs domaines, et détruisirent par le feu et le fer tous les biens de ceux qu'ils haïssaient. Ce ne fut pas assez pour ces malheureux d'être pris, il fallut aussi qu'ils éprouvassent la perte de leurs biens. Dieu poursuivait donc à la guerre et chez eux les traîtres qui avaient conspiré, avec leur comte d'Ypres, la mort du seigneur et protecteur du pays. Tout ce que possédait Guillaume d'Ypres tomba entre les mains de notre comte, qui fit prisonniers ses chevaliers et en chassa plusieurs du pays. Les nôtres remportèrent, ainsi la victoire, et s'en retournèrent avec des applaudissements, et chargés d'un énorme butin. [17] CHAPITRE XVII. Supplice de plusieurs coupables. —Restitution des vases du bienheureux comte Charles. — Nouvelles recherches contre les complices de la trahison. 80. Le dimanche, 1er mai, on nous rapporta que Bouchard avait été pris à Lille, qu'on l'avait attaché à une roue fixée à un mât, sur laquelle il avait vécu un jour et la nuit d'ensuite, et qu'enfin il était mort par un supplice honteux. Il avait mérité de mourir bien des fois, si cela avait pu se faire, lui, pour le crime duquel tant d'hommes après lui furent proscrits, tués, pendus et décollés. Tous les fidèles offrirent, pour sa mort, des actions de grâces à Dieu, qui daignait exterminer de son Eglise un si grand homicide. Les calamités des temps étant passées, la grâce divine nous rendit, avec les charmes du mois de mai, les biens de la paix et l'ancien état de notre terre, après que Bouchard eut été pendu et ses complices faits prisonniers. Le roi se détournant passa par Gand pour aller vers Oudenarde, où le comte de Mons avait ravagé notre terre. Notre comte avait précédé le roi, et avait incendié la ville en ennemi jusqu'à la tour de pierre. On dit que ceux qui s'étaient réfugiés dans l'église de ce lieu furent brûlés jusqu'au nombre de trois cents. 81. Le mercredi 4 mai, le roi revint à Bruges sans le comte. Le jeudi 5 mai, vers l'heure de midi, le comte revint aussi vers nous; il fut reçu en procession par les frères de l'église de St.-Donatien, où ayant, selon la coutume de ses prédécesseurs, présenté à l'autel de Dieu ses prières et ses offrandes, il retourna dans la maison du comte Charles, et en prit possession en qualité de comte. Il y avait dans le château et aux alentours un grand tumulte et une foule immense de gens qui attendaient ce qu'on allait faire de Robert et des prisonniers. Le roi étant sorti de sa maison se rendit auprès du comte; comme la maison de celui-ci était pleine de peuple, de serviteurs et de chevaliers, il descendit sur la place et dans la cour du château, et il fut suivi de tous ceux qui étaient à sa cour. Lorsque sa maison fut vidée de gens, comme il l'avait ordonné, il en fit garder les portes, et y remonta avec les princes seulement. Ils fixèrent alors le lieu d'où on devait précipiter les traîtres, et ce fut du haut de la tour de la maison. Cela décidé, le roi et le comte envoyèrent des hommes d'armes dans la prison, pour en tirer d'abord adroitement et par dissimulation Wilfrid Knop, frère du prévôt Bertulphe. Les envoyés dirent faussement aux prisonniers que le roi les traiterait avec miséricorde; dans l'espoir de cette clémence, ils sortirent sans délai du cachot, mais on ne permit pas aux prisonniers de sortir en même temps. Les hommes d'armes tirèrent d'abord Wilfrid, et l'ayant conduit par les chemins intérieurs de la maison jusqu'au haut de la tour, ils lui attachèrent les mains derrière le dos, en sorte qu'il apercevait ainsi au dessous de lui le lieu où il devait trouver la mort, ils le précipitèrent. Le malheureux, n'ayant pour tout vêtement que sa chemise et ses brayes, tomba à terre le corps rompu et brisé, conservant à peine un reste de vie, et expira aussitôt. Il devint un spectacle et un opprobre éternel pour sa famille. Bien plus, pour toute la Flandre, et sa mort ne fut pleurée de personne. En second lieu, on amena le chevalier Gautier, fils de Lambert de Redenbourg, jusqu'au lieu du supplice, et lui ayant lié les mains par devant, et non par derrière, on voulait le précipiter à l'instant même, mais il pria les chevaliers du roi, qui étaient auprès de lui, de lui laisser, pour l'amour de Dieu, le temps de le prier, et, ayant pitié de lui, ils le laissèrent prier ; sa prière terminée, ce jeune homme, d'une figure élégante, fut précipité, et tombant à terre, y trouva la mort, et expira aussitôt. On amena aussi un chevalier nommé Eric, et ayant été pareillement précipité, il tomba sur un escalier de bois, dont il détacha une marche fixée avec cinq clous, et ce qui fut admirable, après une chute de si haut, assis à terre, il se signa du signe de la Sainte-Croix. Comme des femmes voulaient le toucher, un des chevaliers jeta, de la maison du comte, au milieu d'elles, une grosse pierre, et les empêcha ainsi d'approcher. Cet homme ne pouvait vivre longtemps; aussi le temps qu'il vécut après sa chute ne fut pas une vie, mais une agonie de mort. Pour me dispenser de les compter par ordre, je dirai que tous les autres furent pareillement précipités à la fois au nombre de vingt-huit. Quelques-uns se flattaient d'échapper parce qu'ils étaient innocents de la trahison; mais comme leur destinée les entraînait, et que la vengeance divine les avait unis avec les traîtres, ils furent aussi précipités. 82. Le vendredi 6 mai, à la fête du jour de Saint-Jean lorsqu'il fut enfermé dans la cuve, le roi, se mettant en chemin pour retourner dans son pays, s'éloigna de Bruges emmenant prisonnier avec lui Robert l’Enfant. Au départ de ce jeune homme, nos bourgeois le suivirent des yeux en pleurant et se lamentant, car ils le chérissaient beaucoup. Les gens de notre ville n'osèrent le suivre à cause du déshonneur. Robert, témoin des pleurs et de la compassion de nos citoyens, leur dit: « O mes amis! puisque vous ne pouvez secourir ma vie, priez Dieu qu'il daigne avoir pitié de mon âme. » Le roi n'était pas bien éloigné du château, lorsqu'il ordonna d'attacher les pieds du jeune guerrier sous le ventre du cheval sur lequel il était monté prisonnier. Le comte, après avoir reconduit le roi, revint vers nous dans le château. 83. Le samedi 7 mai, le doyen Hélie rendit au nouveau comte le vase d'argent et la coupe d'or, avec son couvercle d'or, du comte Charles, que le prévôt Bertulphe lui avait remis en s'enfuyant. Robert l’Enfant avait découvert ce trésor au comte avant son départ de Bruges, parce que, dit-on, le roi le força, en le faisant flageller, de lui dire s'il savait quelque chose de l'endroit où était caché le trésor du comte. Beaucoup de gens s'étonnèrent là-dessus de la simplicité du doyen Hélie, qui, ayant vécu jusqu'alors dans toutes les austérités d'une vie presque sainte, démentit les apparences que lui avaient données sa sainteté et cette même simplicité, en acceptant un don qui provenait du pillage, chose défendue par l'autorité de Dieu lorsqu'il a dit: « Tu ne toucheras à rien de souillé,» et il rendit malgré lui ce trésor au comte, faisant assez voir par là combien ce butin lui avait plu. Il dit aussi que le prévôt Bertulphe avait offert ces vases à l'église de Saint-Donatien pour le salut de son âme, croyant prouver par là son innocence. Nous avons tous su publiquement à ce sujet que le prévôt avait reçu ces vases pour son usage dans le partage du trésor du comte, et que, ne pouvant les emporter avec lui dans sa fuite, il avait laissé à son doyen ce misérable butin. 84. Il me sera permis de rapporter la pénitence de Bouchard et de ceux qui avaient trahi le comte avec lui, comme Isaac et les autres. On assure que Bouchard reconnut son péché, en gémit et s'en repentit, en sorte qu’il priait les spectateurs de son supplice de lui couper les mains avec lesquelles il avait tué son seigneur Charles. Il conjura tout le monde de prier au moins Dieu pour le salut de son âme, puisqu'il n'avait mérité aucun salut en cette vie. Autant qu'il le sut et le put, il invoqua la bonté du Dieu tout-puissant. Ceux qu'on précipitait du haut de la tour, se voyant penchés sur le bord, faisaient le signe de la Sainte-Croix, et invoquaient le nom de Jésus-Christ qu'ils prononçaient encore dans leur chute même. Mais comme après leur crime, les traîtres avaient été excommuniés, la rigueur de la justice ne permit pas qu'ils fussent absous par l'évêque avant ni après leur mort, et leurs corps gisent ensevelis hors du cimetière, dans les carrefours et dans les champs. Isaac, caché parmi les moines sous l'habit ecclésiastique, voyant la foule se précipiter sur lui, dit à l'abbé: « Mon seigneur, si j'avais envie de combattre, je ne me laisserais pas prendre sans faire un grand carnage de mes ennemis; mais comme je m'avoue coupable de la trahison, je souhaite la mort temporelle, afin qu'on punisse maintenant, sur moi l'énorme péché que j'ai commis sur mon seigneur. » Le fils d'un avocat de Thérouanne, s'approchant de lui, le saisit et le jeta dans les fers, jusqu'à ce que le bâtard comte d'Ypres arrivât et le jugeât. Isaac attendait aussi ce même Guillaume d'Ypres, espérant que comme complice de la trahison, il lui fournirait les moyens de s'échapper; mais le comte étant arrivé, et dissimulant sa misérable conscience, ordonna de pendre Isaac parce qu'il avait trahi le comte Charles. Pendant le chemin, comme on le menait au supplice dans le château d'Aire, Isaac avouait publiquement qu'il avait trahi le comte. Il priait la foule du peuple de l'accabler de boue, de pierres et de bâtons, croyant qu'on ne pouvait assez lui infliger de châtiments dans cette vie pour avoir commis un si grand crime. Il s'humiliait religieusement devant les peines, les coups, les pierres, et tous ceux qui le châtiaient, leur rendant grâces de ce qu'ils daignaient faire périr un si grand pécheur. Enfin, arrivé à l'endroit où il devait être pendu, il salua l'arbre du gibet, embrassant en même temps la corde et l'arbre, et il se passa lui-même la corde autour du cou, disant: « Au nom du Christ, j'embrasse l'instrument de ma mort, et je vous conjure de prier Dieu avec moi, afin que le crime que j'ai commis contre mon seigneur soit puni en moi par la rigueur de cette mort. » Et la tête ainsi dans le nœud, il mourut honteusement comme il le méritait. Le prévôt Bertulphe avait reçu de Dieu un grand nombre d'avertissements de sa mort; car, à Bruges, un garde de l'église étant malade dans sa chambre, le prévôt entra pour le voir, et aussitôt les poutres qui soutenaient le toit au dessus de sa tête se rompirent, en sorte qu'il eut à craindre de ne pouvoir s'échapper de la chambre. Une autre fois, une grande poutre tomba de sa maison à Bruges, sans être ébranlée par aucun homme ni par le vent; elle était placée droit au dessus du siège où il avait coutume de s'asseoir avec puissance et orgueil. Il était à Furnes dans le temps de la ruine de cette ville, où tout fut entièrement détruit. Une autre fois, comme il passait dans Ypres auprès du gibet dressé sur la place publique, et a laquelle il fut pendu dans la suite, il dit à ses chevaliers: « Dieu tout-puissant, c'est ce que j'ai rêvé cette nuit; car j'ai vu en songe que je serais attaché à ce gibet; » et il se moqua de sa vision, et la regarda comme rien. Nous avons entendu parler de son supplice, et non de sa pénitence. Robert l’Enfant, conduit jusqu'à Cassel, eut la tête tranchée par l'ordre du roi; mais il confessa ses péchés, et pardonna sa mort à celui qui le frappait. [18] CHAPITRE XVIII. Recherches contre les complices et fauteurs de la trahison, et contre les ravisseurs des trésors du comte Charles. — Mort de plusieurs coupables. 85. Le samedi 21 mai, veille de la Pentecôte, Eustache, récemment nommé châtelain à Furnes par le nouveau comte, amena avec lui prisonnier à Bruges, en présence de tous ceux de la cour du comte, Oger, autrefois camérier du prévôt Bertulphe, afin qu'il découvrît au comte quels étaient ceux du clergé ou du peuple qui avaient reçu, du prévôt Bertulphe ou de ses neveux, quelque chose du trésor et de la dépouille du comte Charles. Oger inculpa le doyen Hélie pour trois cents marcs, le chanoine Littera pour deux cents marcs, Robert, garde de l'église, pour des matelas, des manteaux et de l'argent, maître Raoul pour six tasses d'argent, Robert fils de Lidgard pour cent marcs d'argent. Oger avait inventé ces mensonges pour obtenir sa délivrance. Cependant, comme le doyen Hélie avait déjà, d'après l'accusation du jeune Robert, rendu un vase d'argent du poids de vingt-un marcs, et une coupe d'or avec son couvercle de même métal du poids de sept marcs d'or, il parut vraisemblable à bien des gens que ce doyen, ainsi que ses chanoines, retenait encore beaucoup d'argent, comme on le vit clairement dans la suite. Robert, en effet, gardien de l'église, allant et venant librement auprès des traîtres pendant tout le temps du siège, reçut d'eux une très forte somme d'argent, à condition que, s'ils parvenaient à s'échapper, il leur rendrait ce qu'il avait reçu en garde. Lorsque ces misérables furent condamnés, le gardien voulut cacher habilement l'argent; il feignit donc d'aller à Jérusalem, chargea de ses biens trois forts palefrois, et sortit de très grand matin de notre château. Il emporta ainsi la dépouille du comte Charles, pour l'offrir au Christ dans Jérusalem. Ce fait fit tomber tous les soupçons sur les chanoines. Ce même jour, Littera rendit au comte trois marcs d'argent qu'il avait gardés de l'argent du prévôt. Le 22 mai, le saint dimanche de la Pentecôte, le comte et le châtelain Gervais, Gautier de Vlaersle et les chevaliers de la Flandre qui étaient présents, jurèrent de maintenir de tout leur pouvoir la paix dans tout le pays de Flandre. 86. Après la fête de Sainte-Marie dans la Nativité, qui est le samedi 10 septembre, notre comte fit amener à Bruges Guillaume d'Ypres, qu'il avait pris dans l'attaque d’Ypres, et le renferma dans la plus haute chambre du château de Bruges, avec son frère Thibaut Sorel ; lorsqu'ils eurent été renfermés pendant six jours, Thibaut fut confié à la garde d'un certain chevalier de Gand, nommé Everard. Bientôt on empêcha Guillaume d'Ypres de regarder dehors par les fenêtres, et on ne lui permit que de se promener dans la maison. On mit auprès de lui des gardes et des sentinelles, qui le surveillaient avec beaucoup d'exactitude. 87. Le vendredi 16 septembre, dans la nuit de Saint-Lambert, notre comte fit jurer aux habitants de tout notre voisinage, aux meilleurs et aux plus fidèles citoyens de Bruges, ainsi qu'au châtelain Gervais, que, pour l'honneur du pays, ils déclareraient sincèrement par qui avaient été tués le comte Charles, et ceux qui avaient péri avec lui; qui avait enlevé les dépouilles du comte et celles des hommes et des serviteurs tués avec lui; qui, après la mort du seigneur de tout le pays, était venu s'unir à ces traîtres, qui était demeuré avec ces impies avant ou après le siège, qui avait fait sortir ces traîtres et leurs complices sans la permission des princes qui les assiégeaient dans le château, et pour cela avait reçu d'eux secrètement de l'argent et quelque partie du trésor du comte Charles; qui enfin les avait gardés, et leur avait prêté secours. Le roi et le comte, par le conseil commun des barons de la terre, les condamnèrent comme coupables, et rendirent contre eux un arrêt de proscription. Ensuite, après avoir prêté serment, ils siégèrent dans la maison du comte, et en accusèrent chez nous cent vingt-cinq, et à Redenbonrg trente-sept avec Lambert qu'ils avaient déjà accusé de trahison. 88. Le samedi jour de Saint-Lambert, 17 septembre, le comte voulant marcher sur Ypres, demanda un impôt à nos bourgeois. Ce comte se montrait ingrat pour nous, car, du temps de tous les comtes, le revenu des tailles avait été inféodé à ses chevaliers, et ils tourmentaient le comte de ce qu'il avait remis à nos bourgeois un impôt qui, jusqu'alors, leur avait été inféodé; ils soutenaient que le comte ne pouvait remettre justement des impôts sans le consentement de ses chevaliers, et que c'était sans aucun titre que nos citoyens avaient demandé ce don au comte; de là s'éleva du trouble entre nos citoyens et le comte et ses chevaliers. Le comte et les siens poursuivirent l'accusation, dont nous avons parlé tout à l'heure, selon la loi du siège réglée par les princes. Cette loi portait que quiconque, contre l'approbation des chefs du siège, aurait fait échapper quelqu'un des assiégés, serait condamné au même supplice que celui qu'il aurait sauvé. Comme un grand nombre des assiégés avaient été sauvés secrètement et pour de l'argent, les parents de ceux qui avaient été tués au siège, se jetant aux genoux du comte, le supplièrent de leur livrer, pour les faire périr ou les punir, ceux qui avaient traîtreusement fait sortir, en secret et à la dérobée, les assiégés, ou de les bannir de la terre. Contraint par cette raison, le comte ordonna à ceux qui étaient accusés de paraître devant lui, voulant les traiter selon la loi du siège. Ils répondirent qu'on les avait injustement accusés, non pour cause de vérité, mais par haine et envie. Ils prièrent le comte avec instances de les remettre au jugement des échevins du pays, tant sur l'accusation de trahison que relativement à quelque soupçon que ce fût. Le comte pardonna à plusieurs des accusés, que poursuivaient les neveux, les fils et les parents de ceux qui avaient été tués au siège, pour avoir fait échapper les traîtres qui avaient fait périr Charles le seigneur du pays et leur père. Du nombre des accusateurs étaient les fils du châtelain de Bourbourg. Ils citèrent devant le nouveau comte Everard de Gand, qui avait fait sortir pour de l'argent quelques-uns des assiégés auteurs de la mort du comte. A la nouvelle de ces poursuites, la plupart des accusés, tourmentés par leur propre conscience, prirent la fuite. Le comte ayant pris conseil convoqua les barons et décréta avec eux la proscription des accusés, qui, après avoir fait hommage au comte Charles, avaient fourni du secours aux traîtres; mais il promit d'en admettre quelques-uns à faire satisfaction, et de faire miséricordieusement grâce aux autres sans jugement. 89. Il arriva par la sentence et l'arrêt terrible de Dieu que Gautier de Vlaersle, un des princes du pays, dans une expédition de guerre, jeté à bas de son cheval, fut tout brisé de sa chute et mourut après avoir langui pendant quelques jours; il est vrai qu'il était coupable du meurtre de son seigneur, le père de tout le pays de Flandre. Pour se lier avec les traîtres par un serment irrévocable, il avait donné en mariage à une nièce du prévôt Bertulphe un fils adoptif né d’un cordonnier, que sa femme lui avait dit faussement être son fils. Il croyait être vraiment le père de ce jeune homme, que sa femme feignait d'avoir enfanté; mais l'enfant qu'elle avait mis au monde était mort pendant l'enfantement même. Elle mit donc le fils du cordonnier à la place de son enfant mort, qu'elle remit secrètement à la femme du cordonnier, lui donnant de l'argent pour dire qu'elle était accouchée de cet enfant mort, et cacher cet arrangement à son mari. Cet enfant supposé et adoptif grandit, et tout le monde le croyait véritablement fils de Gautier. Le prévôt vint et lui donna pour femme sa nièce, fille de son frère, afin que ce mariage procurait aux siens une fortune à toute épreuve et les rendit plus audacieux, plus forts et plus puissants. Après la mort de Gautier, sa femme avoua publiquement que ce n'était pas son véritable fils, mais un fils adoptif qu'un bourgeois avait mis en gage chez Gautier pour trois cents livres. Ainsi, par l'artifice de Dieu, fut déjoué l'artifice du prévôt, qui, voulant par ce mariage élever superbement et glorieusement sa famille, abusé par la ruse de Dieu, l'allia au fils d'un cordonnier. Personne n'avait osé mettre la main sur Gautier, quoiqu'il fût complice de la trahison, car il était pair du pays, et n'appartenait pas au comte ; mais Dieu, à qui était laissé le soin de la vengeance, l'éloigna, par une mort douloureuse, de la vue des fidèles. 90. Le 8 octobre, le samedi avant la fête de Saint-Riquier, par l'ordre du comte, on emmena à Lille Guillaume d'Ypres, et on le remit entre les mains du châtelain de cette ville. Le comte craignait que nos citoyens et même les bannis, par quelque ruse, ne délivrassent Guillaume en captivité à Bruges, et ne pénétrassent de force dans le château. Il faut remarquer qu'après avoir tué le comte, Bouchard et ses criminels complices, la nuit dans laquelle on l'ensevelit pour a première fois, prirent, à la manière des païens et des faiseurs de sortilèges, une coupe pleine de bière et de pain, et, s'asseyant autour du sépulcre, placèrent cette boisson et ce pain sur la table du sépulcre et burent et mangèrent sur le corps du bienheureux comte, afin que personne n'en pût tirer vengeance. 91. Le lundi 24 octobre, avant la fête de Saint-Amand, mourut Baudouin d'Alost, un des pairs de Flandre, accusé de la trahison de son seigneur Charles, auquel il ne survécut pas de beaucoup. La cause de sa mort fut légère: comme il soufflait dans un cornet il se gonfla, et, travaillant de toutes ses forces à pousser son souffle, sa cervelle fut ébranlée de sa place naturelle, et jaillit par une ancienne blessure qu'il avait au front. L'enflure de l'air et de son propre souffle brisant cette blessure, la moelle du cerveau avait bouilli, en sorte que les conduits du nez, des yeux et du gosier avaient été suffoqués; et, frappé de l'épée de Dieu, il mourut ainsi d'une plaie mortelle. Près de rendre le dernier soupir, il revêtit l'habit monacal et quitta ainsi le monde comme un chevalier chrétien. Ces deux princes du pays étant morts à peu de distance l'un de l'autre, tous les habitants de notre pays en parlaient et admiraient par quelle prompte sentence Dieu, après la mort du seigneur Charles, les avait privés de la vie et avait amené leur mort à si peu d'intervalle et par de si faibles moyens. Ils ne s'étaient point conduits en chrétiens envers le prévôt et d'autres qu’ils avaient fait sortir de captivité; car, ayant, contre les décrets du roi et des princes, reçu de l'argent du prévôt et des siens, après les avoir fait sortir de la ville, ils les avaient conduits dans des lieux écartés, et abandonnés nus et seuls dans la campagne, si bien qu'errant et parcourant les champs et les métairies ils avaient été pris et avaient péri misérablement. 92. Le samedi 17 décembre, à la fin de la troisième semaine de l'Avent du Seigneur, la même année, dans les Quatre-Temps, mourut Didier, frère du traître Isaac, dont nous avons déjà parlé; complice de la trahison, il n'était pas digne de jouir plus longtemps des félicités de la vie. Depuis le temps du siège, il n'osa jamais venir à la cour du comte qu'en secret; car, s'il s'était montré publiquement, il y aurait eu dans notre comté des hommes qui l'auraient appelé au combat singulier, et convaincu d'être coupable de la trahison. De plus, le nouveau comte avait défendu à Didier, si par hasard il venait à la cour, de lui présenter à boire, car il était un des échansons. [19] CHAPITRE XIX. Pour quelles causes les Flamands abandonnèrent le comte Guillaume-le-Normand. 93. Après le mois d'août, à la fête de Saint-Pierre, il y eut une foire à Lille ; le comte voulut dans cette même foire s'emparer d'un de ses serfs, et il ordonna de le prendre; les citoyens de la ville coururent aux armes, et chassèrent hors du faubourg le comte et les siens. Ils frappèrent des hommes de la suite du comte, précipitèrent les Normands dans les marais, et en accablèrent plusieurs de différentes blessures.Aussitôt le comte assiégea Lille de toutes parts, et força les citoyens, pour obtenir la paix, de lui donner mille quatre cents marcs d'argent. De là il s'éleva entre ces citoyens et le comte une forte haine, en raison de laquelle ils demeurèrent suspects les uns aux autres. 94. Le vendredi 3 février, après la fête de la Purification de la mère du Seigneur, les bourgeois de Saint-Omer s'insurgèrent contre le comte, parce qu'il voulait injustement mettre à leur tête le châtelain de cette ville, qui avait ravi par violence les biens et la fortune de ces citoyens, et qui s'efforçait encore de le faire. Le comte assiégea Saint-Omer avec une armée considérable. Les citoyens avaient introduit dans leur ville Arnoul, neveu du comte Charles, et lui avaient fait hommage et serment, projetant, si le nouveau comte persistait injustement à les assiéger, de se tourner vers Arnoul. Dans ce temps, la neige, la glace, le froid et le vent désolaient à la fois la face de la terre; c'est pourquoi, craignant un assaut de la part du comte, les gens de Saint-Omer donnèrent, pour obtenir la paix, six cents marcs d'argent. De là il s'éleva une grande haine entre les citoyens et le comte, et ils se devinrent désormais mutuellement suspects. 95. Le jeudi 16 février, avant la Septuagésime, les gens de Gand s'insurgèrent contre leur châtelain, parce qu'il avait toujours agi contre eux avec injustice et méchanceté. Celui-ci se transporta vers le comte, et l'amena pour qu'il le réconciliât avec les citoyens. Le comte voulant opprimer les citoyens, et mettre par force à leur tête ledit châtelain, demeura là quelques jours. Alors les gens de Gand, comme ils en étaient convenus avec le prince Daniel et Iwan, frère de Baudouin, citèrent le comte en jugement. Tous les gens de Gand étant rassemblés, Jean chargé de parler pour les citoyens commença ainsi: « Seigneur comte, si vous vouliez agir selon la justice avec nos citoyens et nos bourgeois, qui sont nos amis, vous n'exerceriez pas sur nous des exactions et des rapines abominables, vous nous défendriez de nos ennemis, et nous traiteriez avec honneur. Maintenant vous avez rompu en propre personne le traité et les serments faits entre vous et nous sur la remise de l'impôt, le rétablissement de la paix et toutes les autres choses équitables que les hommes de cette terre ont obtenues de vos bons prédécesseurs, les comtes de la terre, surtout dans le temps du comte Charles et de vous-même vous avez violé la foi que nous nous sommes mutuellement donnée à ce sujet. On sait quelles violences et quelles rapines vous avez exercées dans Lille, et quelle persécution inique et abominable vous avez fait éprouver aux gens de Saint-Omer. Maintenant, si vous le pouviez, vous maltraiteriez aussi les gens de Gand. Or comme vous êtes notre seigneur et celui de tout le pays de Flandre, vous devez agir avec nous selon la raison et sans violence et méchanceté. Placez, s'il vous plaît, votre cour à Ypres, ville située au milieu de votre terre. Qu'un nombre égal de nos princes, ainsi que les plus sages du clergé et du peuple, s'assemblent des deux côtés, en paix et sans armes, l'esprit calme et réfléchi, sans fourberie ni mauvaise intention, et qu'ils jugent si vous pouvez désormais garder le comté, sans que l'honneur du pays en soit blessé, obtenez-le, j'y consens. Mais si vous êtes sans loi, sans foi, fourbe, parjure, quittez le comté et laissez-nous le remettre entre les mains d'un homme capable et légitime. Nous avons été médiateurs entre le roi de France et vous; en sorte que vous ne pouvez rien faire dans le comté sans le consentement du pays et sans notre conseil. Or voilà que nous, qui vous avons engagé notre foi devant ledit roi, vous nous avez traités avec méchanceté, ainsi que les bourgeois de presque toute la Flandre, contre la foi et le serment du roi, de nous et de tous les princes de notre pays. » Le comte s’élançant eût déchiré Iwan, s'il eût osé, devant les citoyens en tumulte. Il lui dit: « Je veux bien, rejetant l'hommage que tu m'as fait, me mettre de pair avec toi, et prouver contre toi sans délai, par un combat, que j'ai jusqu'ici gouverné le comté avec habileté et justice. » Mais Iwan refusa. On fixa le mercredi 8 mars, au commencement du jeûne, pour l'assemblée pacifique dans Ypres. Le comte vint à Bruges, et, ayant convoqué les chevaliers du voisinage, il leur ordonna qu'à un jour fixe ils vinssent avec lui à main armée. Assemblant les citoyens de Bruges, il leur déclara avec quel déshonneur Iwan et les siens le chasseraient de la terre s'ils pouvaient, et les pria de lui demeurer fidèles; ils y consentirent. Au jour marqué, le comte se mit en route avec une troupe d'hommes d'armes, et remplit Ypres de chevaliers et de cottereaux tout prêts à combattre. Iwan et Daniel vinrent aussi auprès d'Ypres à Roslaër, et envoyèrent au comte des messagers pour lui dire: « Seigneur comte, comme le jour a été désigné dans le temps sacré du jeûne, vous deviez venir en paix, sans fourberie et sans armes, et vous ne l'avez pas fait, bien plus, vous êtes prêt à combattre contre nos hommes. Iwan, Daniel et les gens de Gand vous mandent que, puisque vous êtes venu avec fourberie pour les tuer, ils ne diffèrent pas de rompre par notre bouche la loi et hommage qu'ils vous ont inviolablement gardés jusqu'à présent. » Les messagers rompirent la foi et hommage de la part de leurs maîtres, et s'en allèrent. Avant ce temps, Iwan et Daniel avaient envoyé dans les châteaux de Flandre des messagers par lesquels ils mandaient salut, et disaient: « Nous nous donnerons mutuellement des otages et des serments, si vous voulez vivre avec honneur dans le pays, afin que si le comte veut nous attaquer à main armée, nous nous unissions pour notre mutuelle défense. » Les dites gens consentirent très volontiers à tâcher, avec les forces du pays et les leurs, de se défaire d'un comte si pervers qui ne songeait qu'à tourmenter les citoyens par ses fourberies, et ils ajoutèrent: « Voilà qu'il est certain que les marchands et les négociants de toute la terre de Flandre ont été assiégés à cause de ce comte que vous avez élevé au comté à la place de notre très digne père Charles. Déjà, pendant cette année, nous avons consommé tous nos biens. Tout ce que nous avons gagné dans un autre temps, ce comte nous l’a enlevé, ou bien nous l'avons consommé pendant que nous étions renfermés et assiégés dans ce pays par nos ennemis. Voyez donc de quelle manière, sans cependant blesser l'honneur de la terre et le vôtre, nous pourrons nous défaire de notre ravisseur et persécuteur. » Cependant le comte, dans Ypres, dressait des embûches à Daniel et à Iwan, rassemblant auprès de lui tous les chevaliers du pays. 96. Le dimanche 11 mars, le premier dimanche du carême, nous apprîmes que le jeune Thierri, neveu du comte Charles,] était venu d'Alsace à Gand, où il attendait que, le comte Guillaume étant chassé avec ses Normands, on le reçût lui-même pour comte. Il est vraiment étonnant combien la Flandre avait alors de seigneurs, car elle était près de recevoir dans le même temps le jeune comte de Mons, de plus Arnoul, que les habitants de Saint-Omer avaient introduit dans leur ville, et Thierri, qui attendait à Gand, et notre comte tyrannique. En effet, le châtelain Thierri,ses parents et ses amis voulaient notre comte normand, les gens de Saint-Omer voulaient Arnoul, ceux d'Arras et de la banlieue, le comte de Mons, enfin Iwan, Daniel, et ceux de Gand, Thierri, neveu du comte Charles. 97. Le vendredi 16 mars, les citoyens de Bruges se répandirent dans le château pour voir si Frumold le jeune avait pourvu la maison du comte de froment, de vin et d'autres vivres, qu'on avait dû garder pour l'usage du comte Guillaume. Le même jour, ayant appris que le comte venait à Bruges, ils fermèrent les portes pour s'opposer à son entrée, ne voulant plus désormais le regarder comme comte. Le samedi des quatre-temps, 17 mars, la première semaine du jeûne étant déjà entièrement écoulée, jour de la fête de la vierge Gertrude, le châtelain Gervais ordonna, à tous ceux qui habitaient dans son vicomte, de se tenir prêts pour se rendre en armes à Torholt le mercredi suivant, et y attendre que notre comte Guillaume les menât combattre Daniel et Iwan. Le 21 mars, fête de Saint-Benoît, notre châtelain Gervais revint de Torholt à Bruges avec les siens, et rapporta qu'Arnoul, neveu du comte Charles, avait été introduit frauduleusement pour la seconde fois à Saint-Omer par quelques citoyens. A cette nouvelle, le comte de Flandre, Guillaume, accourut d'Ypres à Saint-Omer avec des forces considérables, força Arnoul de se réfugier dans l'église de Saint-Bertin, où il l'assiégea, voulut incendier l'église, et le contraignit, ainsi que tous ceux qui avaient été assiégés avec lui, de renoncer entièrement à la Flandre. Le même jour, le comte revint à Ypres, et se prépara à attaquer le jour suivant Jean et Daniel, à la tête des troupes rassemblées à Torholt. Le même jour, c'est-à-dire le mercredi, nos citoyens et les Flamands des côtes jurèrent ensemble de demeurer désormais unis pour la défense de l'honneur de notre ville et du pays. 98. Le vendredi 23 mars, les gens de Gand, et Iwan et Daniel, ayant envoyé des lettres à nos bourgeois, leur dirent d'y bien penser, et de voir, de là jusqu'au jour prochain de la lune, s'ils voulaient décidément se ranger du parti des gens de Gand et déposer le comte, ou demeurer avec le comte Guillaume et combattre les gens de Gand et les seigneurs et amis de ceux-ci. Ils ne voulaient pas que les gens de Bruges les tinssent en suspens passé ce jour. Le samedi 24 mars, "dixit Rebeccae", les gens de Bruges ayant appris que le comte s'efforçait de venir d'Alstra à Bruges, lui fermèrent la ville et le château. Ils lui firent savoir par le châtelain Gervais, qu'il n'avait qu’à aller ailleurs, jusqu'à ce qu'il eût extirpé de Flandre ses ennemis, et qu'alors seulement ils lui rendraient la ville et le château de Bruges. Ils demandèrent au châtelain Gervais de leur déclarer quel parti il avait résolu de prendre, s'il demeurerait entièrement dans la même foi et engagement qu'eux, ou s'il les quitterait pour aller rejoindre son comte. Le même jour vers le soir, ils virent passer le comte du côté de Maldenghen, et, courant aussitôt aux armes, ils auraient résisté en face au comte à l'entrée des portes, s'il était venu vers Bruges; et ils lui fermèrent les portes de tous côtés. Le même jour, Conon frère de Gautier de Vlaërsle, qui était mort, vint vers nos citoyens, et jura au milieu de la place publique, en présence de tous, qu'il demeurerait fidèlement désormais, avec les siens, dans le parti de nos citoyens. Nos citoyens étaient soutenus par le chevalier Gautier de Lisweget les siens, et Hugues Snaggaerd et ses frères d'Otkerk. [20] CHAPITRE XX. Élection de Thierri d'Alsace au comté de Flandre. — Mort de Lambert de Redenbourg. 99. Le dimanche 25 mars, jour de l'Annonciation, on lut l’évangile: « Tout royaume divisé contre soi sera désolé. » La comtesse de Hollande et son frère Thierri, comte adopté par les gens de Gand et nos citoyens, mandèrent à nos bourgeois, tant au clergé qu'au peuple des environs, salut: « Tout ce que vous possédez légitimement par le don des comtes nos prédécesseurs, vous l'obtiendrez de moi plus solidement si vous m'élevez au comté. Je donnerai, ainsi que la comtesse ma sœur, à vos marchands et à ceux de toute la Flandre, la paix et un libre passage pour leur négoce. » Aussitôt le châtelain Gervais alla vers le comte à Maldenghen, et lui conseilla de se rendre à Ypres, parce que, s'il arrivait par hasard que les gens de Gand fissent une excursion contre lui, ils le tiendraient comme assiégé dans Maldenghen. Les habitants de Bruges envoyèrent vers Daniel pour lui dire de venir vers eux à Bruges avec ses forces. Pendant ce temps, Arnoul, qui avait été reçu comme comte à Saint-Omer, s'efforçait, avec Henri, châtelain de Bourbourg, et le secours et les conseils du roi d'Angleterre, de s'emparer du comté de Flandre. La Flandre fut ainsi divisée: les uns, conservant encore leur foi et hommage au comte Guillaume, combattaient avec lui; les autres, comme Daniel, Iwan, les gens de Gaud et de Bruges, avaient choisi Thierri, d'autres, comme ceux de Saint-Omer et leurs voisins, voulaient Arnoul, et d'autres croyaient qu'on devait préférer le comte de Mons. Le pays fut ainsi désolé par cette grande division. 100. Le lundi 16 mars, le châtelain Gervais ne voulut plus rester avec nos citoyens, parce qu'ils avaient refusé l'entrée de leur ville et de leur château, et qu'ils avaient fermé leurs portes au comte Guillaume, et qu'ils avaient élu Thierri pour leur comte. Gervais manda donc hors du château de Bruges les meilleurs des citoyens et leur tint ce discours. « Comme je conserve encore ma foi à mon unique seigneur le comte Guillaume, dont je ne pourrais me séparer, selon la loi du siècle, sans manquer à mon honneur, je ne puis demeurer avec vous, qui avez témoigne à votre comte un si grand mépris; mais comme je vous aime, j'irai vers le comte, je parlerai pour vous, afin qu'il convienne d'une trêve avec vous jusqu'au prochain dimanche, et qu'il ne vous fasse aucun dommage; si je puis vous réconcilier avec le comte, je le ferai; autrement je vous te avertirai de tout le mal que voudra vous faire le comte, si je puis le savoir assez tôt. Je vous prie de garder honorablement jusqu'au jour déterminé ma femme, mes fils et mes filles, et mes biens qui sont encore dans le château. » Nos citoyens lui promirent de les garder avec fidélité. Le même jour, Etienne de Boularavint vers nous avec quarante chevaliers. Nos chevaliers firent une excursion contre le domaine de Thancmar. Le même jour, Iwan et Daniel introduisirent à Bruges Thierri d'Alsace pour y être reçu comme comte. Nos citoyens vinrent à sa rencontre avec des applaudissements. 101. Le mardi 27 mars au matin, Thancmar et ses neveux brûlèrent eux-mêmes les maisons et les demeures qu'ils avaient à Straten, parce que, s'ils ne l'eussent point fait, elles auraient été incendiées par Daniel et Iwan et leur Thierri. Nous avons appris effectivement que Iwan et Daniel n'avaient pas encore fait hommage et serment à Thierri, mais qu'en le conduisant par les châteaux de la Flandre, ils excitaient le peuple et les chevaliers à l'élire pour comte ; car Iwan et Daniel ne pouvaient faire d'élection sans la permission et le consentement du duc de Louvain,ayant l'un et l'autre engagé leur foi au duc qu'ils n'éliraient pas Thierri pour comte sans son aven. Le même jour nous apprîmes que Guillaume d'Ypres, délivré de sa captivité, était venu à Courtrai pour aider de ses conseils et de ses forces, et de celles des siens, s'il pouvait, le comte Guillaume chassé de Bruges et de Gand. Comme Iwan et Daniel, deux des pairs et des princes de Flandre, avaient reçu du roi d'Angleterre, et devaient recevoir un grand nombre de dons pour l'expulsion de son neveu notre comte Guillaume, ils avaient décidé qu'ils ne feraient rien sans le conseil du roi ou du duc de Louvain, dont le roi d'Angleterre et ce même duc devaient donner la fille à Arnoul, neveu du très pieux comte Charles, que les gens de Furnes et le châtelain de Bourbourg avaient reçu pour comte, par le conseil et le secours dudit roi d'Angleterre. Cependant nos citoyens demandèrent à Iwan et à Daniel: « Pourquoi donc avez-vous conduit vers nous ce Thierri ? Vous d'abord et nous ensuite ne devons pas lui prêter foi, et hommage et serment. » Ils répondirent: « Comme il venait à Bruges, il est venu avec nous et nous avec lui pour examiner les lieux et voir avec quels sentiments il serait reçu des habitants de Bruges, et de ceux qui étaient liés avec eux par l'amitié et les serments. » Le jeudi 29 mars, ils envoyèrent au comte Guillaume à Ypres les chevaliers d'Osterk, ayant leurs noms inscrits dans des parchemins, et plusieurs autres, et ils rompirent la foi et hommage qu'ils avaient laits autrefois à ce même comte. 102. Le vendredi 30 mars, les habitants de Bruges attendaient le retour de Daniel et de Iwan, qui étaient sortis secrètement de la ville avec leurs chevaliers, car ils avaient fixé ce jour à nos citoyens, pour que les gens de Bruges et les gens de Gand, et tous ceux qui étaient entrés dans leur ligue, prêtassent foi et serment à Thierri d'Alsace. Ce jour qui, dans cette année bissextile, se trouvait le vendredi, était l’année précédente le mercredi avant Pâques. Le même jour, vers le soir, revinrent vers nous à Bruges Jean et Daniel avec Hugues Champ d'Avoine. On rapporta que Guillaume d'Ypres qui était prisonnier avait reçu la liberté du comte Guillaume-le-Normand. Aussitôt après le dîner, les princes et le peuple s'assemblèrent à la sortie du château auprès des Arènes, et là élurent unanimement Thierri d'Alsace comte de toute la Flandre. Iwan et Daniel lui firent hommage en présence de tous; on ordonna que tous les citoyens qui avaient été proscrits pour le meurtre du comte Charles vinssent à la cour de ce nouveau comte et se justifiassent, s'il l'osaient, selon le jugement des princes et des feudataires du pays, s'ils étaient chevaliers et appartenaient à la cour du comte, autrement selon le jugement des échevins de la terre. Le comte accorda aux grands et au peuple du pays la liberté d’améliorer les lois et la jurisprudence de la communauté, ainsi que les usages et coutumes des habitants du pays. Il faut remarquer que l’année précédente, à pareil jour, les chefs du siège, Iwan et son frère Baudouin d'Alost, Gautier de Vlaersle, et les autres princes du pays, qui nous avaient quittés pour élire un comte du pays, selon le conseil et l'ordre du roi Louis, étaient revenus d'Arras vers nous et nous avaient annoncé avec un respect joyeux qu'ils avaient élu librement et légitimement avec le roi de France, pour comte et seigneur de tout le pays, le jeune Guillaume-le-Normand. Comme le comte Guillaume se tenait avec ses barons dans une salle haute à Ypres, pour prendre conseil sur ce qu'il devait faire contre Thierri nouvellement élu comte, les gens de Gand et de Bruges et leurs complices, le plancher s'enfonça et tomba avec ceux qui étaient dans la salle, en sorte qu'un d'eux expira presque étouffé par cette chute. 103. Le samedi 31 mars, le clergé et le peuple retournèrent auprès des Arènes, et le comte fit serment, comme nous l'avons dit plus haut, sur le cercueil de Saint-Donatien, et Jean et Daniel se portèrent au peuple et au clergé pour garants, de la part du comte, qu'il accomplirait toutes choses et ne violerait pas sciemment ce qu'il avait juré. Ensuite les gens de Gand, puis les gens de Bruges, jurèrent fidélité et firent hommage au comte. Le même jour, Lambert de Redenbourg vint à Bruges pour se disculper du crime de trahison. Le 1er avril, le dimanche, Laetare Hierusalem au milieu du carême, Thierri fut reçu pour comte, et il alla en procession et selon la coutume des comtes ses prédécesseurs, dans l'église de Saint-Donatien, ensuite il dîna dans la cour et la maison du comte, et pendant tout le jour nos citoyens s'efforcèrent de faire revenir le châtelain Gervais, qu'ils chérissaient fidèlement. Il y avait cependant quelques-uns des gens de Bruges et des hommes de ce même Gervais qui agissaient méchamment contre lui; ils formèrent un complot entre eux avec un certain Gautier, gendre du châtelain Unket, qu'ils s'efforçaient de mettre à la place de Gervais. 104. Le lundi 2 avril, qui, l'année passée, était le jour du saint samedi de Pâques, et maintenant le lundi, le châtelain Gervais revint dans le château de Bruges, auprès du comte Thierri, avec une multitude de ses chevaliers, et des gens de Bruges qui le chérissaient fidèlement. Se tenant en présence de tous, il dit: « Seigneur comte Thierri, si Dieu nous avait fait la grâce, à nous et au pays, de vous avoir présent, aussitôt après la mort de notre seigneur et votre neveu Charles, nous n'aurions reçu personne autre que vous dans le comté. Je fais savoir à tous que je quitte entièrement le parti du comte Guillaume, et que je rejette l'hommage, la foi et le serment que je lui ai gardés jusqu'à présent, parce que les pairs du pays et tout le peuple ont condamné ce comte sans loi, sans foi, sans justice de Dieu et des hommes, et qui erre encore dans le pays, et qu'ils vous ont reçu, avec honneur et affection, comme héritier naturel et seigneur légitime de cette terre. Je veux donc vous faire hommage et foi, comme au seigneur naturel du pays, au service duquel nous sommes. Je veux recevoir de vous les emplois et les fiefs que j'ai obtenus jusqu'ici de vos prédécesseurs; que si quelqu'un du parti de Haket, qui récemment a été châtelain avant moi, brigue contre moi le vicomtat, je serai prêt à le satisfaire en votre présence et celle des pairs du pays. » Son discours ainsi achevé, il fut fait homme du comte Thierri, ensuite pendant le reste du jour, et pendant les autres jours suivants, ceux qui devaient recevoir des fiefs dans le comté firent hommage au comte. Aussitôt le comte s'efforça d'établir la paix dans tout son comté, entre ceux qui jusqu'alors s'étaient livrés au désordre, aux querelles et à de violents combats. 105. Le vendredi 6 avril, Lambert de Redenbourg se purgea par l'épreuve du fer rouge, en présence du comte Thierri, du meurtre et assassinat du seigneur le comte Charles: Daniel et Iwan n'y assistèrent pas. Le lundi 9 avril, quelques gens d'Ypres vinrent devant le comte Thierri, dans le péristyle de sa maison à Bruges, et ils demandèrent qu'il vînt au secours des citoyens d'Ypres, stipulant que si les citoyens chassaient de leur ville le comte Guillaume, aussitôt, le jour suivant, le comte Thierri entrerait dans la ville pour les secourir. 106. Le mardi 10 avril, le comte Thierri avec ses vassaux et les bourgeois de Bruges, fit une excursion contre ses ennemis qui se tenaient dans Oldenbourg et Ghistelle, de toutes parts ils s'étaient fortifiés, et mis en état de faire une vigoureuse résistance, si bien que le comte s'en retourna à moitié chemin avec les citoyens. Ce même jour, le roi de France envoya à nos citoyens une lettre ainsi conçue : « Je veux que le dimanche des Rameaux, vous envoyiez vers moi, à Arras, huit hommes sages d'entre vous je convoquerai autant des gens les plus sages de chaque château de Flandre: je veux en leur présence et celle de mes barons, traiter, selon la raison, des plaintes et des querelles qui se sont élevées entre vous et votre comte Guillaume, et je m'efforcerai aussitôt d'établir la paix entre vous et lui. Si quelqu'un des citoyens n'ose pas venir vers moi, je lui donnerai un sauf-conduit, pour venir et s'en retourner en sûreté. » Aussitôt les citoyens se mirent à raisonner, et à délibérer sur la lettre qu'ils devaient envoyer, disant: « Comme le roi avait juré, avant la réception du comte Guillaume, ne vouloir ni ne devoir se faire rien payer pour l'élection de ce même comte, et qu'ensuite il a reçu ouvertement mille marcs, c'est un parjure. Le comte aussi a violemment enfreint ce qu'il avait accordé sur la taille à nos citoyens, et ce qu'il avait juré avec le roi de garder inviolablement; et comme ce même comte avait donné des otages pour garantie de tout ce qu'il avait donné et accordé aux citoyens, il a trompé ses otages eux-mêmes. Enfin donc après nous avoir, à nous et aux pairs du pays, fixé un jour à Ypres, pour s'accommoder avec nous, ainsi qu'il est connu de tous les habitants de ce pays, il s'est emparé le premier dudit château à main armée, pour agir violemment contre nous, et nous contraindre à ce qu'il voudrait. C'est pourquoi il nous a sans justice, contre la loi de Dieu et des hommes, renfermés dans ce pays, pour que nous ne pussions négocier; bien plus, tout ce que nous avons possédé jusqu'à présent, ne gagnant plus rien, ne pouvant plus négocier ni faire aucune acquisition, nous l'avons consommé. Nous avons donc pour le chasser de ce pays de légitimes motifs. Maintenant nous avons élu pour notre comte celui à qui appartenait plus légitimement l'héritage de ce pays, le fils de la sœur du comte Charles, homme fidèle et sage, élevé et établi comte selon la coutume de notre pays, à qui nous avons prêté foi et hommage, et qui imite dignement le caractère, les mœurs et les exploits de ses prédécesseurs. Nous faisons donc savoir à tous, tant au roi qu'à ses princes, à ceux qui sont présents et à nos successeurs, que rien de l'élection ni de l'élévation du comte de Flandre ne regarde le roi de France. Lorsque le comte est mort sans héritier ou avec un héritier, les pairs et les citoyens du pays ont le pouvoir d'élire et d'élever le plus proche héritier du comté et dans le comté même. Quant à ce que le comte devait au roi de service militaire pour les terres qu'il tenait de lui en fief, puisqu'il est mort, son successeur rendra pour les mêmes fiefs le même service. Le comte de Flandre ne doit rien de plus au roi de France, et le roi n'a aucun droit de disposer par son autorité du pouvoir de nous gouverner ni de le vendre à prix d'argent. Comme le roi et les comtes de Flandre avaient été jusqu’ici liés par la parenté, c'est par cette considération que les chevaliers, les grands et les citoyens de Flandre avaient donné au roi leur assentiment pour l'élection et l'élévation de ce Guillaume au titre de comte, mais autre chose est ce que l’on doit à la parenté et autre chose ce qui a été établi comme juste par l'antique usage des comtes de Flandre. » 107. Le mercredi 11 avril, jour de la fête du pape Léon, les neveux de Thancmar firent une excursion contre les gens de Bruges auprès des Arènes, défiant et appelant au combat le comte Thierri et les chevaliers qui n'avaient pas encore dîné; ils attaquèrent les gardes de l'église et les chevaliers qui sonnaient du clairon, et les forcèrent de fuir loin de Bruges. Ensuite les plus ardents de nos chevaliers et des citoyens marchèrent contre leurs ennemis jusqu'à Ghistelle, et en réduisirent quelques-uns à souhaiter qu'il leur fût permis défaire hommage au nouveau comte Thierri, et à lui donner des otages pour garantie de leur fidélité. Le lundi 23 avril, après le dimanche de Pâques, notre comte Thierri fit une excursion sur Lille, et s'empara des environs. Pendant ce temps, Lambert de Winghina, avec quelques chevaliers et les neveux de Thancmar, attaqua Bruges, et ils incendièrent la maison de Frumold jeune, secrétaire du comte, maison qui était en état de défense, et située dans Beringhem. En ce temps, le comte Guillaume s'était rendu vers le roi de France à Compiègne en France, afin de recevoir de lui conseil et secours pour s'emparer de la Flandre. Il rendit librement à Simon, notre évêque du siège de Noyon, douze autels qu'il avait reçus en fief pour qu'il demeurât le patron et le défenseur des églises de Dieu qui sont en Flandre, à condition que l’évêque mettrait au ban et excommunierait tous les citoyens de la terre de Flandre qui recevraient Thierri pour comte, relèveraient au rang de comte, et le mettraient violemment et sans jugement à la place du comte Guillaume. D'après ces conventions, l’évêque envoya une lettre à Gand, et suspendit l'office divin dans lés églises. 108. Le lundi 30 avril, Lambert de Redenbourg, qui avait été soupçonné de trahison, mais avait donné satisfaction au comte Thierri par l'épreuve du fer rouge, assiégea ses ennemis dans Ostbourg avec une très forte troupe. Il avait fait venir des hommes de toutes les îles de la mer, ainsi que ses amis, en sorte qu'il avait près de trois mille hommes. Mais les gens de Redenbourg avaient rassemblé contre lui une troupe considérable de chevaliers et de gens de pied. S'étant approchés des deux côtés, les premiers pour faire le siège, et les autres pour délivrer les assiégés, il arriva un messager du comte Thierri, à savoir, le châtelain Gervais, qui voulait différer ce combat jusqu'à ce qu'ils se fussent accordés en présence du comte. Mais comme Lambert et les siens s'opiniâtraient à vouloir tuer les assiégés, ils ne voulurent nullement différer de les attaquer. Pendant que tant de milliers d'hommes donnaient l'assaut, et que les assiégés se défendaient vigoureusement, tout-à-coup les chevaliers de Redenbourg qui, pour secourir les assiégés, attendaient ailleurs que ce combat fût engagé, les uns à pied et les autres à cheval, mais en petit nombre par rapport aux assiégeants, fondirent à l'improviste sur ceux-ci. Aussitôt, poussant dans les airs des clameurs et des cris infinis, ils rendirent les assiégeants étonnés et tout stupéfaits, au point qu'ils prirent la fuite, et jetant armes et boucliers, se donnèrent par là plus de légèreté pour courir. Alors ceux qui étaient d'abord assiégés sortirent en armes, et poursuivirent par derrière, avec les chevaliers de Redenbourg, ceux qui s'étaient mis à fuir, taillant en pièces les chefs et les principaux de leurs ennemis; ils tuèrent ce qu'ils voulurent de gens de pied. Il y eut un nombre infini de blessés et d'hommes libres tués. Il faut remarquer dans ce combat la mort de Lambert, qui s'était récemment justifié par l'épreuve du fer rouge du meurtre du comte Charles. Tant qu'il agit envers Dieu avec humilité, Dieu lui pardonna la part qu'il avait prise à la mort de son seigneur. Après qu'il se fut libéré par l'épreuve du fer rouge, Lambert avec les siens, ayant, sans pitié et plein d'orgueil, assiégé, avec trois mille hommes, un petit nombre de gens, s'étant obstiné, autant qu'il était en lui, à ne pas leur pardonner, et n'ayant voulu, ni pour l'amour de Dieu, ni par égard pour le serment qu'il avait prêté au comte Thierri, de ne pas exciter de sédition en sa propre personne, ou en celle des siens, consentir à différer de combattre et de massacrer les assiégés, il méritait d'être tué, lui qui avait oublié la grâce et la miséricorde par laquelle Dieu lui avait conservé la vie, lorsque tous le jugeaient digne de mort, tandis qu'il aurait dû porter, selon qu'il l'avait promis à Dieu et à l'église, de dignes fruits de pénitence. Lorsqu'un serviteur agit humblement avec le Seigneur pour sa faute, le Seigneur pardonne à ce serviteur qui agit selon la loi de pénitence. Mais, lorsqu’envers un homme qui se conduit justement, un autre homme agit, avec méchanceté, et que Dieu est pris pour juge entre eux, il aide la cause de celui qui agit avec justice, il fait succomber celle de l'homme injuste, et le confond dans son obstination. C'est pourquoi il arrive que, dans le combat, l'injuste est abattu, quoique, dans le jugement par l'eau ou par le feu, l'injuste qui se repent soit épargné. Il faut remarquer que ce fut par le conseil et la ruse de ceux qui furent tués à Ostbourg que Thierri fut d'abord nommé comte de Gand, et mis à la place du comte Guillaume. Quoique Thierri soit l'héritier naturel de la Flandre, et un comte juste et pieux, et que Guillaume, comte de Flandre, soit sans honneur, et persécute les citoyens du pays, cependant ceux qui pissaient ici misérablement n'avaient point agi par de justes conseils, et ils n'avaient pu se dire innocents de trahison envers leur seigneur, le comte Guillaume étant encore dans sa terre de Flandre. [21] CHAPITRE XXI. Combats et rencontres guerrières entre Guillaume-le-Normand et Thierri d'Alsace. 109. Le mercredi 2 mai, dans la nuit, ceux qui à Gand étaient encore assiégés par les citoyens dans la maison du comte, parce qu'ils demeuraient toujours dans le parti du comte Guillaume, firent une sortie et incendièrent plusieurs maisons sur les places. Comme les citoyens travaillaient à éteindre le feu, les autres détruisirent avec des haches les machines destinées à lancer des traits, comme les mangonneaux, dont on se servait pour abattre la maison de pierre et la tour dans laquelle ils étaient assiégés. Le même jour, c'est-à-dire le mercredi, Gervais, châtelain de Bruges, voulut assiéger avec ses chevaliers, dans Vingenne, ceux qui tenaient pour le parti du comte Guillaume. Mais ces braves chevaliers s'avancèrent à la rencontre de Gervais, le blessèrent, prirent deux de ses hommes d'armes, et eurent pour leur profit des chevaux et des palefrois. 110. Le samedi 3 mai était l'anniversaire du jour, où l’année précédente avaient été précipités du haut de la tour les meurtriers du comte Charles, il faut remarquer que cette même semaine furent tués dans Ostbourg Lambert, fils de Ledwif, et avec lui plusieurs de ceux par le conseil et la trahison desquels Thierri avait été mis par force à la tête de la Flandre, en place de Guillaume de Normandie. Dans cette semaine, le 6 mai, par la miséricorde du Seigneur, le roi de France s'empressa de convoquer les archevêques, les évêques, et tous les membres du synode du clergé, tant abbés que les plus sages du clergé et du peuple, les comtes, les barons et les autres princes, à venir vers lui à Arras pour y tenir un conseil au sujet des deux comtes, et décider lequel des deux il devait expulser par son autorité, et lequel il devait établir. Dans ce temps, Thierri était dans Lille et Guillaume dans Ypres; tout le pays était en proie aux périls, aux rapines, aux incendies, aux trahisons, aux fourberies; en sorte qu'aucun homme sage ne pouvait vivre en sûreté. On attendait donc des deux côtés quel dessein prendrait, et quelle sentence rendrait l'assemblée de tant d'hommes sages et prudents, et quels dangers on aurait à craindre pour l'avenir, car on s'attendait à tous les périls. Il faut remarquer que presque tous ceux à qui le pays de Flandre avait été interdit, selon le jugement des princes et barons de la terre, à cause du meurtre du comte Charles, revinrent alors dans ce pays, sous prétexte que si quelqu'un osait les accuser de trahison, ils répondraient, selon qu'ils seraient chevaliers, dans la cour du comte, ou s'ils étaient d'une condition inférieure, en présence des échevins et des juges de la terre. Mais aucun deux n'ayant été accusé, ils ne furent pas obligés de répondre. Il faut remarquer aussi que lorsque le comte Thierri alla à Lille, pour la première fois, vint à lui une sorcière, qui descendit dans la rivière, auprès du pont sur lequel le comte allait la traverser, et l'aspergea d'eau. Le comte Thierri devint, dit-on, malade de cœur et d'entrailles, en sorte qu'il était dégoûté du boire et du manger. Los chevaliers affligés de cela s'emparèrent de la sorcière, et lui ayant lié les mains et les pieds, la mirent sur de la paille et du chaume enflammés et la brûlèrent. Depuis ce temps, jusqu'au 9 mai, Conon de Vlaersle, dans Winendale, et ceux, qui dans Vingenne portaient les armes avec Lambert contre le comte Thierri et les siens, ne cessèrent de piller les métairies d'alentour, et les paysans qu'ils enlevaient par force avec leurs biens. Les habitants de Bruges s'entourèrent de nouveaux fossés, et se défendirent, par les veilles et les embuscades, d'eux et de leurs chevaliers. Dans ce temps la métairie d'Orscamp fut entièrement ravagée par les chevaliers du comte Guillaume. 111. Le lundi 14 mai, les habitants de Bruges assiégèrent ceux de Vingenne, et des deux côtés il y en eut un grand nombre de blessés et quelques-uns de tués. Cependant la ville des assiégés ne fut point détruite. Le mardi 15 mai, le comte Guillaume ayant rassemblé ses chevaliers, attaqua le maire d'Orscamp, et le mit en fuite jusque dans l'église de ce village, où il l'assiégea et mit le feu aux portes. Pendant ce temps nos bourgeois vinrent en armes à sa rencontre à Orscamp, et lorsqu'ils eurent aperçu le comte avec ses chevaliers, et les flammes qui s'élevaient de l'église, ils s'enfuirent effrayés, et plusieurs d'entre eux furent pris. Pendant que le comte courait à la poursuite de nos citoyens, le maire s'élança hors de l'église d'Orscamp avec peu de gens, et échappa au danger du feu; un des chevaliers, qui était sorti de l'église en ce moment, fut pris; nos Brugeois s'enfuirent saisis de crainte et de frayeur, parce que leur conscience leur disait qu'ils avaient chassé et trahi injustement ce même comte Guillaume. Quelques-uns d'eux s'étant cachés dans des fours de campagne, ou les en retira et on les emmena prisonniers. 112. Le lundi 21 mai, la nouvelle vint de Lens que le roi de France s'était enfui de Lille, où il avait assiégé pendant quatre jours notre comte Thierri. Dans le même temps les gens de Gand éventrèrent une certaine sorcière, et promenèrent son estomac autour de la ville. Le mardi 29 mai, le comte Guillaume, ayant rassemblé une très forte troupe de chevaliers et de gens de pied, attaqua Bruges, nous assaillit avec impétuosité jusqu'aux portes et aux murs de la ville, et entra dans les fossés. De part et d'autre il y en eut plusieurs de tués et un grand nombre de blessés. Enfin le comte retourna le soir à Jadbek. Le mercredi 30 mai, Guillaume enleva de nouveau d'Orscamp des paysans, des chevaliers et des hommes d'armes, et les emmena de force à Winendale et Redenbourg. Le 31 mai, jour de l'ascension du Seigneur, le comte Guillaume envoya de Redenbourg un certain moine appelé Basile, pour ordonner à son secrétaire Basile de venir promptement vers lui, parce qu'en sa présence étaient arrivés des receveurs et des gardiens des châteaux pour lui rendre compte de ce qui lui était dû. Le moine fut retenti prisonnier à Bruges par Jean, le châtelain Gervais et Arnoul, neveu du comte Charles, qui était venu de Bourbourg à Bruges le jour précédent. Dans le même temps, le comte Guillaume fit fortifier et entourer de fossés Redenbourg, où il avait intention de se retirer avec les siens. Aucun paysan autour de nous ne pouvait vivre en sûreté; ils s'étaient sauvés et cachés dans les bois avec tous leurs effets, ou bien étaient entrés dans les murs de Bruges, où à peine leur vie et leurs biens étaient en sûreté. 113. Le 10 juin, le saint dimanche de la Pentecôte, le comte Thierri vint à Bruges, après avoir conquis les bourgs des environs de Gand, et fut reçu par les nôtres avec la plus grande joie. Le lundi 11 juin, quelques chevaliers et brigands du parti du comte Guillaume sortirent de Jadbek; et, d'un air pacifique, ils saluèrent un certain chevalier de notre parti, et lui adressèrent la parole. La maison de ce chevalier était en état de défense et très solide: tous les habitants des environs, et plusieurs des citoyens de Bruges y avaient transporté leurs effets pour qu'ils y fussent plus en sûreté. Les brigands se saisirent du chevalier qui se promenait tranquillement dans sa cour, l'accablèrent de blessures, et s'emparèrent par force de la maison, dont ils mirent le chevalier dehors. Le comte Thierri arriva très joyeux, avec une multitude innombrable, les assiégea et les força de se rendre. Il leur permit cependant de sortir la vie sauve, et rétablit dans sa maison le chevalier qui en était le maître, le mardi 12 juin. Le même jour, les chevaliers du comte Guillaume, qui se tenaient dans Redenbourg, Jadbek et Straten, pour dresser des embûches à notre comte Thierri et aux nôtres, ayant appris que Thierri, avec toutes ses forces, avait assiégé les villages éloignés de Bruges, accoururent au nombre d'environ soixante et incendièrent une maison, voisine du château de Bruges, pour attirer nos citoyens, et tâcher ainsi de s'emparer d'eux. Ils nous attaquaient avec plus d'ardeur afin que la vue de la fumée et des flammes fit lever le siège au comte Thierri. Le châtelain Gervais courut s'opposer à leur attaque, et fit prisonniers deux braves chevaliers, Gautier, neveu de Thancmar, cause première de toutes les querelles et de tous les combats élevés entre Bouchard, le meurtrier du comte Charles, et Thancmar, et un autre chevalier. Gautier fut blessé mortellement dans cette affaire. Les citoyens de Bruges battaient des mains de joie, et manifestaient à l’envi leur allégresse d'un si bon succès. Car, enfin après tant de maux, de ravages, d'incendies, et d'homicides commis sur les nôtres, les nôtres avaient pris ce Gautier, la source et le principe de tous les maux qui accablèrent notre pays, ct à cause des fourberies duquel fut tué le comte Charles; ce n'est pas qu'il l'eut trahi lui-même, mais il avait poussé à le trahir ses ennemis, Bouchard et ses gens. Je parle ici selon les sentiments du peuple, dont la fureur était telle qu'ils auraient à l'instant pendu ou fait périr Gautier d'un supplice nouveau et inouï, si le comte le leur eût permis; en effet, ayant vu du feu du côté de Bruges, le comte Thierri, quittant le siège, était accouru avec sa nombreuse troupe, mais les deux chevaliers avaient été pris, et les assaillants mis en fuite avant son arrivée. Le même jour, Gautier de Somerenghen, avec des chevaliers et des gens de pied qui combattaient pour notre cause, furent pris auprès d’Haltre. Le même jour, Daniel et Iwan prirent sur le duc de Louvain cinquante chevaliers auprès de Rupelmonde. Le même jour, les gens d’Ypres envoyèrent secrètement des lettres aux gens de Bruges, leur mandant que les plus sages des nôtres et des leurs voulussent bien s'assembler dans un lieu sûr pour y traiter prudemment de l'honneur du comté. 114. Les 18 et 19 juin, le comte Thierri se rendit à Gand avec le comte Frédéric, et rassembla avec lui une armée extrêmement nombreuse, qu'il tira d'Axla, de Buchold, de Was, et des pays voisins ; il emmena aussi des machines pour renverser les maisons en état de défense, et les villes de ses ennemis. Il s'approcha de Tillet avec une armée considérable, et assiégea la maison du chevalier Folket. Le mercredi 20 juin, les gens de Bruges s'avancèrent contre le comte avec leur châtelain Gervais et une multitude infinie de Flamands qui s'étaient lignés avec eux. Ils s'établirent la nuit suivante autour de cette maison. Le comte Guillaume, voyant combien était considérable l'armée qui assiégeait son chevalier, fut extrêmement affligé de cette injure et de l'impétueuse arrogance des assaillants. Il eut mieux aimé mourir que de souffrir un si grand opprobre. C'est pourquoi, le jeudi 21 juin, le quatrième jour avant la fête de saint Jean-Baptiste, vers le matin, il reçut dévotement à Redenbourg, de l'abbé de cette ville, homme sage et religieux, l'absolution de ses péchés, et promit à Dieu d'être désormais le protecteur des pauvres et des églises de Dieu. Tous ses braves chevaliers firent le même vœu, ayant coupé leurs cheveux et déposé les vêtements ordinaires, ils revêtirent la chemise, la cuirasse et les autres armes, et, après avoir adressé à Dieu une humble prière, ils s'avancèrent au combat avec le plus ardent courage, et vinrent se poster sur le haut d'une montagne qui dominait l'armée du comte Thierri. Là, ils se rangèrent en bataille. Le comte Guillaume disposa en trois phalanges ses chevaliers et se mit à la tête du premier bataillon, ayant résolu de commencer l'attaque le premier. De son côté, le comte Thierri rangea sa troupe dans le même ordre ; il était lui-même, avec le châtelain Gervais, à la tête d'un des bataillons, et l'autre était commandé par le comte Frédéric. Baissant leurs piques, ils s'attaquèrent avec la lance et l'épée, et un grand nombre furent renversés. Combattant de près, et comme s'offrant aux coups de la mort, ils se précipitaient au milieu des armes les uns des autres. Ils avaient auparavant résolu de mourir dans le combat plutôt que de se laisser chasser du comté. Au premier choc, Daniel, qui était à la tête des troupes du comte Thierri, se porta sur les bataillons du comte Guillaume, le comte Frédéric y fut renversé, et Richard de Woldman le premier fut fait prisonnier. De part et d'autre on fit un grand nombre de prisonniers ; enfin on combattit à l’épée. Le bataillon dans lequel combattait le comte Guillaume, commençant à plier, prit la fuite, et fut poursuivi par Daniel et les siens. Comme ils s'efforçaient, des deux côtés, les uns à fuir, les autres à poursuivre, la seconde partie des bataillons du comte Guillaume, qui était cachée en embuscade, se jeta par derrière sur Daniel et les siens; et, comme ils étaient animés et préparés au combat par un courage tout frais et un accord, unanime, sans hésiter aucunement, ils arrêtèrent leurs ennemis dans leur poursuite à coups de lance et d'épée. Alors le comte Guillaume et les siens, cessant tout à coup de fuir, se rallièrent, et, se précipitant tous ensemble, avec un courage intrépide et de vigoureux efforts, ils pressèrent, avec de terribles coups, la défaite de leurs ennemis. Tous les chevaliers du comte Thierri, voyant le danger qui les menaçait, jetèrent leurs armes de tous côtés, et s'enfuirent tout nus, au point qu'il n'en resta que dix avec le comte. Le comte Guillaume et les siens, jetant leurs cuirasses pour être plus légers sur leurs chevaux, obtinrent enfin le fruit de leur victoire, tuèrent une partie de leurs ennemis, et en firent d'autres prisonniers. Le comte Thierri revint à Bruges vers le milieu de la nuit, mais nous ne sûmes pas où s'était retiré le comte Guillaume. Alors, s'enquérant de l'événement de ce malheureux, combat, les femmes de notre ville pleurèrent la perte de leurs maris, les fils celle de leurs pères, les serviteurs et servantes celle de leurs maîtres, et ils s'abandonnèrent cette nuit et le jour d'après aux larmes et aux soupirs. Au point du jour les nôtres, s'étant rendus à l'endroit où gisaient leurs morts, furent pris aussi par les chevaliers de Guillaume. Avant ce combat on n'avait jamais entendu parler dans notre pays d'une rencontre si acharnée et d'un si grand nombre de prisonniers. On donna au comte Guillaume et aux siens une somme énorme d'argent pour les racheter, et par là notre pays fut en quelque sorte pillé de nouveau. Ayant appris qu'avant le combat le comte Guillaume, se soumettant humblement à Dieu, avait employé le remède de la pénitence, et s'était, ainsi que tous les siens, coupé les cheveux, et dépouillé des vêtements superflus, après le désastre du combat, nos citoyens, ainsi que le comte Thierri, coupèrent leurs cheveux et leurs habits, et les prêtres recommandèrent la pénitence, à l'exemple des ennemis. Après tant de pertes, de ravages et de captivités endurés par nous, ils indiquèrent un jeûne universel et portèrent les croix et les reliques des Saints dans l'église de Sainte-Marie à Bruges, les prêtres et le doyen Thancmar, Eggard, Siegbod, Herbert, Frumold l'ancien et Thierri, excommunièrent nominalement le comte Guillaume de Normandie, et firent promettre en présence de tous au comte Thierri que, si quelques gens d'Ypres ou de tout le comté voulaient embrasser son parti, il les recevrait avec miséricorde et ne les dépouillerait pas de leur héritage. 115. Le dimanche 24 juin, fête de saint Jean-Baptiste, dans l'église de Sainte-Marie, le crucifix qui était placé dans la nef pour être adoré des fidèles, se soulevant de lui-même, et par la puissance de Dieu, du lieu où il était solidement fixé, serait tombé sur le pavé si un des gardes de l'église n'eût prévenu sa chute, en le soutenant de ses mains. Le garde le remit à sa place accoutumée; mais lorsqu'il se fut retiré, le crucifix s'éleva encore, comme la première fois, de sa place, et recommença à tomber. Alors tous ceux qui étaient à adorer Dieu étant accourus, ils le fixèrent de nouveau, croyant que sa chute provenait de la négligence de celui qui l'avait remis. Mais regardant de tous côtés, ils se convainquirent que la négligence n'en était pas la cause. 116. Le mercredi 4 juillet, fête de la translation de saint Martin, évêque de l'église de Tours, le comte Guillaume-le-Normand assiégea avec une armée considérable la maison du maire, dans le village d'Orscamp, et y amena des balistes, des mangonneaux et des pierriers pour la renverser. Mais le comte Thierri, avec les citoyens de Bruges et les Flamands, se plaçant autour de Bruges, et entre les fossés et les haies qui entouraient cette maison, s'opposèrent à lui, ainsi qu'Arnoul Wineth. Une rivière séparait les deux armées et défendait cette maison du côté de l’orient. Du côté où Guillaume donna un assaut, elle était fortifiée par des haies et des fossés. Un grand nombre des deux côtés furent tués et blessés dans l'attaque et dans le combat; mais on ne put forcer la maison ni ses fossés et ses haies. Enfin, les assiégeants dressèrent de chaque côté une tour, sur laquelle ils montèrent, et combattirent avec plus d'ardeur. Alors comme le vent, venant d'occident, soufflait avec violence du côté du bataillon des ennemis, l'armée de Guillaume fit apporter de toutes parts du foin, de l'herbe, du chaume, des arbustes, et toute sorte de matières pour combler les fossés, et aborder ainsi les ennemis qui étaient en face ; mais ceux-ci jetèrent sur la machine du feu ardent composé de poix, de vieille graisse et de cire, qui consuma tout ce qu'on jeta, La fumée qui s'élevait de la machine enflammée, poussée par la violence du vent, alla donner dans les yeux de ceux qui jetaient le feu du dedans; et un grand nombre furent tués, frappés de lances, de flèches et de traits. Guillaume demeura six jours à ce siège: pendant ce temps, les chevaliers des deux côtés se livrèrent des combats et firent des excursions. Le fleuve qui séparait les deux armées ennemies étant profond, les chevaliers de Guillaume cherchèrent pendant tout le temps du siège des gués et des passages par lesquels ils n'hésitaient pas à traverser, avides de combat comme étant les plus forts et les plus nombreux. Le sixième jour, qui était le lundi 9 juillet, vers le soir, Guillaume voyant qu'il n'avançait en rien au siège de cette maison, ordonna à quatre cents de ses chevaliers de passer le fleuve par les gués, et ils incendièrent la maison du chevalier Ansbold, et celles de son frère et de ses sœurs. Alors son armée s'éloigna: les nôtres s'enfuirent dans Bruges ; et les voisins qui habitaient autour de nous, fuyant avec tous leurs meubles et leurs troupeaux, entrèrent dans notre ville, saisis d'épouvanté et de terreur, et ils passèrent cette nuit sans dormir. Ce même jour, les moines de Saint-Trudon et leur chapelle située près d'Orscamp, furent entièrement pillés, et il n'y resta ni livres ni même le calice du sacrifice. Il est à remarquer qu'aucun de ceux d'entre nos citoyens qui connaissaient la vérité sur notre désastre, notre infortune et notre fuite, n'aurait osé la déclarer; quiconque en disait quelque chose était accablé d'outrages par les gens de la ville, comme traître au pays et fauteur du comte Guillaume, et aussitôt menacé de la mort. Et ce n'est pas étonnant, car Dieu remplissait leur cœur d'obstination, pour qu'ils ne voulussent pas entendre toute la vérité. Mais les croix et les processions du clergé dans les églises excitaient plutôt qu'elles n'apaisaient la colère de Dieu, parce que, dans l'obstination de leur esprit, ils s'étaient criminellement et orgueilleusement élevés, les armes a la main, contre la puissance que Dieu leur avait imposée. Car, comme le dit l'apôtre, il faut que tout le monde soit soumis aux puissances supérieures. C'est pourquoi, si une ville où d'exécrables trahisons avaient pris leur source, était en proie aux calamités, aux guerres, aux séditions, aux homicides, opprobre éternel de toute la Flandre, ne méritait-elle pas tous ces maux? Et si l'église des frères de Bruges souffre, n'est-ce pas avec justice, puisqu'au prévôt de cette église doit être imputée la cause de tous ces maux? Quoique personne n'osât nous annoncer le ban et l'anathème de l'archevêque, et de l'évêque et de tous les évêques suffragants, nous avons appris et su véritablement que nous avons été justement mis au ban et interdits de l'office divin, parce que nous avons substitué un comte au comte, et que par là, nous avons causé la mort d'un nombre infini d'hommes. Nos prêtres et le clergé de notre ville se préparèrent au combat avec le peuple et la foule, appliquant mal le précepte de se tenir comme un mur pour la défense de la maison d'Israël. 117. Le mercredi 11 juillet, fête de la translation de l'abbé Benoît, Christian de Ghistelle et les frères de Gautier vinrent à Bruges, conduits par Daniel. Christian mit son fils en otage, et les deux frères demeurèrent en otage pour leur frère Gautier, et furent enchaînés dans la maison du comte à Bruges. Christian et ses chevaliers emmenèrent avec eux. Gautier pour voir s'il se rétablirait ou s'il mourrait; car, blessé mortellement, il ne faisait que languir. [22] CHAPITRE XXII. Mort de Guillaume-le-Normand. — Règne paisible de Thierri. 118. Le jeudi 12 juillet, le duc de Louvain assiégea Alost avec une armée considérable: Guillaume, comte de Flandre, vint à son secours avec quatre cents chevaliers. Pendant ce temps, un grand nombre de mensonges se répandaient à Bruges au sujet de ce siège. Il arriva à Bruges qu'un moulin inondé d'eau croula de tous côtés et fut détruit, et l'eau qui défendait le château et le faubourg du coté méridional s'écoula presque entièrement du lieu où la retenait ce moulin. Nos citoyens troublés par cet événement accoururent avec du fumier, du bois et de la terre pour empêcher les eaux de s'écouler. Ils croyaient que le moulin avait été miné furtivement par les ennemis, et que, les eaux écoulées, le château et la ville seraient ouverts à l'attaque des assiégeants. Il y avait dans la ville beaucoup de devins, laïques et prêtres, qui flattaient les citoyens en leur prédisant tout ce qu'ils savaient, c'est-à-dire ce que les nôtres voulaient entendre. Si quelque sage disait quelque vérité au sujet du siège ou des périls qui menaçaient la ville et les citoyens, repoussé par des paroles outrageantes, il était forcé de se taire. Nos citoyens s'épuisaient encore de sommes d'argent qu'ils s'extorquaient à l’envi pour envoyer à Thierri, pour l'expédition du siège dont nous avons parlé. Les gens de Gand étaient dans la même détresse, et Iwan, Daniel et le comte Thierri étaient assiégés dans Alost par une forte armée exercée à la guerre. Le mercredi 25 juillet, fête de saint Christophe, on ramena Gautier prisonnier à Bruges, et on rendit les otages qui avaient été remis à sa place et gardés jusqu'à ce temps. 119. Le vendredi 27 juillet, après la transfiguration du Seigneur sur le mont Thabor, Dieu daigna, en terminant pour nous les malheurs de cette guerre civile, mettre fin en quelque sorte à l'exécution des arrêts de la providence, car, comme le comte Guillaume le Normand se précipitait sur les ennemis auprès du château, dans un assaut du siège dont nous avons parlé, il fut renversé de cheval; il s'était relevé et portait la main à ses armes lorsqu'un homme de pied ennemi s'élança sur lui, lui perça la paume de la main, traversa d'une blessure mortelle la partie du bras qui se joint à la main, et le tua. Ses chevaliers emportèrent leur seigneur mourant d'un coup si déplorable; et cachant sa mort à leurs ennemis pendant tout ce jour, sans pleurer ni gémir, pressés par un violent trouble d'esprit, ils comprimèrent les cris et les exclamations de leur douleur. Le duc de Louvain cherchait avec empressement à traiter pour lui et les siens avec notre comte Thierri, et il remit à Iwan, à Daniel et au roi d'Angleterre le jugement de nos différents. L'accommodement ayant été approuvé des deux côtés, il pria notre comte Thierri de fournir au comte Guillaume un sauf-conduit pour s'en revenir en paix du siège avec les siens. Le comte Thierri ayant donné toute permission au duc à ce sujet, celui-ci lui dit: «Voilà, l'ennemi que ta valeur a tant poursuivi, le comte Guillaume vient d'expirer d'une blessure mortelle. » Des deux côtés on se retira, les uns pour pleurer la mort d'un guerrier si grand et si laineux, les autres pour se livrer à la joie en narguant leurs ennemis, d'autres pour l'aller annoncer à ceux qui étaient restés chez eux, afin qu'ils veillassent à leurs biens, et n'agissent qu'avec précaution et prudence. Partout volaient le bruit et la nouvelle de la mort de ce prince, et ceux qui avaient soutenu les armes à la main les serments qu'ils lui avaient prêtés, cherchèrent à se mettre en sûreté. Le corps de ce brave guerrier ayant été placé dans un cercueil avec des lamentations infinies et de hautes exclamations, on le transporta à Saint-Omer pour y être inhumé. 120. Cependant le comte Thierri poursuivit partout ses ennemis, livra leurs terres à l'incendie, les fit prisonniers et les détruisit, excepté ceux qui, avant ces ravages, avaient obtenu leur grâce par de l'argent ou autrement. Le comte Thierri se rendit à Ypres le dimanche 29 juillet, avec une troupe considérable de chevaliers, et s'empara de cette ville. Les citoyens de Bruges, les chevaliers et leurs soldats sortirent de la ville, ravagèrent le village de Ridevorde, et mirent le feu aux maisons. Lambert de Ridevorde et Lambert de Wynchina, quelques hommes de Folket et de Thilet, et plusieurs autres de notre pays qui avaient combattu pour le comte Guillaume, se retirèrent dans la ville de Winendale. Les citoyens d'Ypres, qui étaient demeurés dans le parti de Guillaume, se retranchèrent avec Isaac contre le comte Thierri à Formeselle, où se livra un très grand combat. Il faut remarquer que, lorsque la ville de Bruges courait de si grands dangers que les citoyens croyaient ne pouvoir y résister par aucun conseil que le secours de Dieu, ayant ainsi apaisé Dieu par le sacrifice de leur cœur, il vint à leur secours par sa grâce accoutumée; car Dieu fit périr par le glaive de son jugement le comte Guillaume, de manière qu'il ne mourut pas en combattant pour sa propre cause, mais pour celle des autres et au secours du duc de Louvain. Ensuite nous nous croyons innocents de sa mort, puisque personne des nôtres ne la lui donna, et que, bien plus, au moment où il perdit la vie, nous craignions qu'il ne vînt nous assiéger. Les chevaliers d'Ostkerk qui étaient dans le parti du comte Thierri et dans le nôtre, le jour où mourut le comte Guillaume, nous reprochèrent d'être des traîtres et s'éloignèrent de nous. Pendant ce temps il vint à Bruges un messager qui nous annonça la mort du comte Guillaume. A cette nouvelle, nos citoyens et tous ceux de notre pays rendirent des actions de grâces à Dieu qui les avait délivrés d'un si grand péril, eux et leurs biens. On doit donc admirer l'ordre de Dieu, qui voulut que ce prince mourût hors de notre comté et au secours du duc qui assiégeait Alost. Quoiqu'il combattît en partie contre notre comte et les gens de notre pays, cependant la cause de ce combat et de ce siège ne fut pas autre que celle du duc de Louvain. Et quoiqu'à chaque occasion le comte Guillaume attaquât volontiers les nôtres, et que ce fut surtout pour cela qu'il était allé au secours du duc, cependant son combat et sa mort, que Dieu fixa en cet endroit, ne pouvaient être imputés qu'au duc; car, dans cette expédition, il fut le chevalier de celui-ci, et ne mourut pas là pour le comté, mais pour le salut et l'honneur du duc, comme un autre chevalier. Quelques gens soutiennent que comme les habitants de notre pays, après avoir chassé le comte Guillaume, mirent à sa place Thierri qu'ils établirent partout, tant par leurs conseils que par leur argent, dans les châteaux et tous les lieux dans lesquels ils purent le faire recevoir, et résistèrent à Guillaume, par conséquent, ils ne peuvent se dire innocents de sa mort. D'autres disent que le duc assiégea Thierri, parce qu'il prévoyait que, s'il venait à régner et se maintenait dans le comté de Flandre, il lui causerait dans la suite beaucoup de maux et le chasserait peut-être de son duché, ou bien lui enlèverait de force la dot pour laquelle le comte Thierri s'efforçait à le faire comparaître devant l'empereur. C'était pour une cause semblable que, dans ce siège fait par le duc, le comte Guillaume combattait contre Thierri, sachant que celui-ci s'efforçait par artifice de l'expulser du comté. Il savait cependant que Thierri avait été traîtreusement et injustement mis à sa place. Ainsi donc tous deux pouvaient avec raison, le comte Guillaume mourir pour la cause du duc, et pour sa propre injure, et le comte Thierri résister au duc et au comte Guillaume, pour la dot qu'il redemandait justement au comte, et pour le comté qu'il avait illégalement obtenu. 121. On demandera peut-être pourquoi Dieu voulant rendre la paix au pays par la mort de l'un d'eux, a ordonné la mort du comte Guillaume, qui avait le plus de droit à la possession du pays, plutôt que celle du comte Thierri, qui paraissait injustement mis à sa place; ou par quelle justice Dieu a accordé le titre de comte à celui qui s'était emparé par force de ce rang. Si ni l'un ni l'autre n'avaient reçu légitimement le comté, il était de la justice de le leur enlever à tous deux. Cependant, comme le comté appartenait par droit d'héritage au comte Thierri, il le possède légitimement, et il paraît s'en être emparé injustement. De plus comme autrefois, avant l'élection de ce Guillaume aujourd'hui mort, Thierri avait, par une lettre envoyée aux principaux de Flandre, réclamé ce qui lui appartenait, quoiqu'il n'eût pas été écouté d'eux, il n’en devait pas moins demander et conquérir son héritage, qui lui avait été injustement enlevé et vendu à un autre par le roi de France. Après tant de controverses, nous assignons la cause la plus juste au comte Thierri, qui a été mis à la place du comte Guillaume selon toute justice. C'est ce comte mort qui avait été illégitimement mis à la place de Thierri; il s'était emparé par force du rang de comte en l’achetant du roi. Dieu donc, en faveur de l'ancien droit, préserva la vie de Thierri et le rétablit dans son héritage, et éloigna du comté, par la mort, celui qui, tant qu'il avait retenu le pouvoir, avait ravagé tout lu pays, provoqué à la guerre civile tous les habitants et violé les lois divines et humaines. Dieu, par son arrêt, le fit entrer, non sans qu'il l'eût mérité, dans la voie de toute chair. De tout ce que le comte Guillaume posséda pendant sa vie, il avouera qu'il ne lui reste après sa mort, au milieu des ombres qu'il a envoyées dans les lieux de perdition, que l'éloge de sa bravoure; car on le disait bon guerrier. Puisqu'aucune puissance humaine ne put ou ne voulut punir cette iniquité, Dieu la punit selon qu'il appartenait à sa justice. C'est pourquoi il répandit sur les hommes de la Flandre sa colère et le fléau de son indignation, parce qu'il dépendait de la volonté de tous de réfléchir, de prévoir, de discuter et d'examiner, avec la plus soigneuse attention, ils pouvaient, d'un cœur contrit et avec une pieuse humilité d'esprit, apaiser Dieu à ce sujet, et aimer et respecter celui qu'ils avaient élu et créé seigneur de la patrie. Comme ils avaient négligé ces choses, ils souffrirent la tyrannie, la dévastation et tous les maux que leur causa celui qu'ils avaient, sans réflexion, reçu pour seigneur, et à qui, après son élection et sa réception à titre de comte, les princes, les baillis et les conseillers du pays n'enseignèrent aucune bonne route ni les mœurs honorables des comtes ses prédécesseurs, mais qu'ils instruisirent au pillage et à toutes les arguties d'une chicane mensongère, pour imposer sur les citoyens et les bourgeois du pays des sommes immenses, et quelquefois leur en arracher par force. 122. Thierri, marquis de Flandre, régna depuis le temps de la mort de Guillaume. Après avoir parcouru les villes d'Arras, de Thérouanne, de Saint-Omer, de Lille et d'Aire, où il fut partout reçu avec respect par le clergé et le peuple, selon la coutume de ses bons prédécesseurs, et que son pouvoir eut été confirmé par la foi et hommage, il alla enfin vers les rois de France et d'Angleterre, pour recevoir d'eux les fiels et les dons royaux. Le roi de France et le roi d'Angleterre approuvèrent l'élévation du comte Thierri, et le gratifièrent de l'investiture des fiefs et bénéfices qu'avait obtenus d'eux le très saint et très pieux comte Charles.