[21] CHAPITRE XXI. Combats et rencontres guerrières entre Guillaume-le-Normand et Thierri d'Alsace. 109. Le mercredi 2 mai, dans la nuit, ceux qui à Gand étaient encore assiégés par les citoyens dans la maison du comte, parce qu'ils demeuraient toujours dans le parti du comte Guillaume, firent une sortie et incendièrent plusieurs maisons sur les places. Comme les citoyens travaillaient à éteindre le feu, les autres détruisirent avec des haches les machines destinées à lancer des traits, comme les mangonneaux, dont on se servait pour abattre la maison de pierre et la tour dans laquelle ils étaient assiégés. Le même jour, c'est-à-dire le mercredi, Gervais, châtelain de Bruges, voulut assiéger avec ses chevaliers, dans Vingenne, ceux qui tenaient pour le parti du comte Guillaume. Mais ces braves chevaliers s'avancèrent à la rencontre de Gervais, le blessèrent, prirent deux de ses hommes d'armes, et eurent pour leur profit des chevaux et des palefrois. 110. Le samedi 3 mai était l'anniversaire du jour, où l’année précédente avaient été précipités du haut de la tour les meurtriers du comte Charles, il faut remarquer que cette même semaine furent tués dans Ostbourg Lambert, fils de Ledwif, et avec lui plusieurs de ceux par le conseil et la trahison desquels Thierri avait été mis par force à la tête de la Flandre, en place de Guillaume de Normandie. Dans cette semaine, le 6 mai, par la miséricorde du Seigneur, le roi de France s'empressa de convoquer les archevêques, les évêques, et tous les membres du synode du clergé, tant abbés que les plus sages du clergé et du peuple, les comtes, les barons et les autres princes, à venir vers lui à Arras pour y tenir un conseil au sujet des deux comtes, et décider lequel des deux il devait expulser par son autorité, et lequel il devait établir. Dans ce temps, Thierri était dans Lille et Guillaume dans Ypres; tout le pays était en proie aux périls, aux rapines, aux incendies, aux trahisons, aux fourberies; en sorte qu'aucun homme sage ne pouvait vivre en sûreté. On attendait donc des deux côtés quel dessein prendrait, et quelle sentence rendrait l'assemblée de tant d'hommes sages et prudents, et quels dangers on aurait à craindre pour l'avenir, car on s'attendait à tous les périls. Il faut remarquer que presque tous ceux à qui le pays de Flandre avait été interdit, selon le jugement des princes et barons de la terre, à cause du meurtre du comte Charles, revinrent alors dans ce pays, sous prétexte que si quelqu'un osait les accuser de trahison, ils répondraient, selon qu'ils seraient chevaliers, dans la cour du comte, ou s'ils étaient d'une condition inférieure, en présence des échevins et des juges de la terre. Mais aucun deux n'ayant été accusé, ils ne furent pas obligés de répondre. Il faut remarquer aussi que lorsque le comte Thierri alla à Lille, pour la première fois, vint à lui une sorcière, qui descendit dans la rivière, auprès du pont sur lequel le comte allait la traverser, et l'aspergea d'eau. Le comte Thierri devint, dit-on, malade de cœur et d'entrailles, en sorte qu'il était dégoûté du boire et du manger. Los chevaliers affligés de cela s'emparèrent de la sorcière, et lui ayant lié les mains et les pieds, la mirent sur de la paille et du chaume enflammés et la brûlèrent. Depuis ce temps, jusqu'au 9 mai, Conon de Vlaersle, dans Winendale, et ceux, qui dans Vingenne portaient les armes avec Lambert contre le comte Thierri et les siens, ne cessèrent de piller les métairies d'alentour, et les paysans qu'ils enlevaient par force avec leurs biens. Les habitants de Bruges s'entourèrent de nouveaux fossés, et se défendirent, par les veilles et les embuscades, d'eux et de leurs chevaliers. Dans ce temps la métairie d'Orscamp fut entièrement ravagée par les chevaliers du comte Guillaume. 111. Le lundi 14 mai, les habitants de Bruges assiégèrent ceux de Vingenne, et des deux côtés il y en eut un grand nombre de blessés et quelques-uns de tués. Cependant la ville des assiégés ne fut point détruite. Le mardi 15 mai, le comte Guillaume ayant rassemblé ses chevaliers, attaqua le maire d'Orscamp, et le mit en fuite jusque dans l'église de ce village, où il l'assiégea et mit le feu aux portes. Pendant ce temps nos bourgeois vinrent en armes à sa rencontre à Orscamp, et lorsqu'ils eurent aperçu le comte avec ses chevaliers, et les flammes qui s'élevaient de l'église, ils s'enfuirent effrayés, et plusieurs d'entre eux furent pris. Pendant que le comte courait à la poursuite de nos citoyens, le maire s'élança hors de l'église d'Orscamp avec peu de gens, et échappa au danger du feu; un des chevaliers, qui était sorti de l'église en ce moment, fut pris; nos Brugeois s'enfuirent saisis de crainte et de frayeur, parce que leur conscience leur disait qu'ils avaient chassé et trahi injustement ce même comte Guillaume. Quelques-uns d'eux s'étant cachés dans des fours de campagne, ou les en retira et on les emmena prisonniers. 112. Le lundi 21 mai, la nouvelle vint de Lens que le roi de France s'était enfui de Lille, où il avait assiégé pendant quatre jours notre comte Thierri. Dans le même temps les gens de Gand éventrèrent une certaine sorcière, et promenèrent son estomac autour de la ville. Le mardi 29 mai, le comte Guillaume, ayant rassemblé une très forte troupe de chevaliers et de gens de pied, attaqua Bruges, nous assaillit avec impétuosité jusqu'aux portes et aux murs de la ville, et entra dans les fossés. De part et d'autre il y en eut plusieurs de tués et un grand nombre de blessés. Enfin le comte retourna le soir à Jadbek. Le mercredi 30 mai, Guillaume enleva de nouveau d'Orscamp des paysans, des chevaliers et des hommes d'armes, et les emmena de force à Winendale et Redenbourg. Le 31 mai, jour de l'ascension du Seigneur, le comte Guillaume envoya de Redenbourg un certain moine appelé Basile, pour ordonner à son secrétaire Basile de venir promptement vers lui, parce qu'en sa présence étaient arrivés des receveurs et des gardiens des châteaux pour lui rendre compte de ce qui lui était dû. Le moine fut retenti prisonnier à Bruges par Jean, le châtelain Gervais et Arnoul, neveu du comte Charles, qui était venu de Bourbourg à Bruges le jour précédent. Dans le même temps, le comte Guillaume fit fortifier et entourer de fossés Redenbourg, où il avait intention de se retirer avec les siens. Aucun paysan autour de nous ne pouvait vivre en sûreté; ils s'étaient sauvés et cachés dans les bois avec tous leurs effets, ou bien étaient entrés dans les murs de Bruges, où à peine leur vie et leurs biens étaient en sûreté. 113. Le 10 juin, le saint dimanche de la Pentecôte, le comte Thierri vint à Bruges, après avoir conquis les bourgs des environs de Gand, et fut reçu par les nôtres avec la plus grande joie. Le lundi 11 juin, quelques chevaliers et brigands du parti du comte Guillaume sortirent de Jadbek; et, d'un air pacifique, ils saluèrent un certain chevalier de notre parti, et lui adressèrent la parole. La maison de ce chevalier était en état de défense et très solide: tous les habitants des environs, et plusieurs des citoyens de Bruges y avaient transporté leurs effets pour qu'ils y fussent plus en sûreté. Les brigands se saisirent du chevalier qui se promenait tranquillement dans sa cour, l'accablèrent de blessures, et s'emparèrent par force de la maison, dont ils mirent le chevalier dehors. Le comte Thierri arriva très joyeux, avec une multitude innombrable, les assiégea et les força de se rendre. Il leur permit cependant de sortir la vie sauve, et rétablit dans sa maison le chevalier qui en était le maître, le mardi 12 juin. Le même jour, les chevaliers du comte Guillaume, qui se tenaient dans Redenbourg, Jadbek et Straten, pour dresser des embûches à notre comte Thierri et aux nôtres, ayant appris que Thierri, avec toutes ses forces, avait assiégé les villages éloignés de Bruges, accoururent au nombre d'environ soixante et incendièrent une maison, voisine du château de Bruges, pour attirer nos citoyens, et tâcher ainsi de s'emparer d'eux. Ils nous attaquaient avec plus d'ardeur afin que la vue de la fumée et des flammes fit lever le siège au comte Thierri. Le châtelain Gervais courut s'opposer à leur attaque, et fit prisonniers deux braves chevaliers, Gautier, neveu de Thancmar, cause première de toutes les querelles et de tous les combats élevés entre Bouchard, le meurtrier du comte Charles, et Thancmar, et un autre chevalier. Gautier fut blessé mortellement dans cette affaire. Les citoyens de Bruges battaient des mains de joie, et manifestaient à l’envi leur allégresse d'un si bon succès. Car, enfin après tant de maux, de ravages, d'incendies, et d'homicides commis sur les nôtres, les nôtres avaient pris ce Gautier, la source et le principe de tous les maux qui accablèrent notre pays, ct à cause des fourberies duquel fut tué le comte Charles; ce n'est pas qu'il l'eut trahi lui-même, mais il avait poussé à le trahir ses ennemis, Bouchard et ses gens. Je parle ici selon les sentiments du peuple, dont la fureur était telle qu'ils auraient à l'instant pendu ou fait périr Gautier d'un supplice nouveau et inouï, si le comte le leur eût permis; en effet, ayant vu du feu du côté de Bruges, le comte Thierri, quittant le siège, était accouru avec sa nombreuse troupe, mais les deux chevaliers avaient été pris, et les assaillants mis en fuite avant son arrivée. Le même jour, Gautier de Somerenghen, avec des chevaliers et des gens de pied qui combattaient pour notre cause, furent pris auprès d’Haltre. Le même jour, Daniel et Iwan prirent sur le duc de Louvain cinquante chevaliers auprès de Rupelmonde. Le même jour, les gens d’Ypres envoyèrent secrètement des lettres aux gens de Bruges, leur mandant que les plus sages des nôtres et des leurs voulussent bien s'assembler dans un lieu sûr pour y traiter prudemment de l'honneur du comté. 114. Les 18 et 19 juin, le comte Thierri se rendit à Gand avec le comte Frédéric, et rassembla avec lui une armée extrêmement nombreuse, qu'il tira d'Axla, de Buchold, de Was, et des pays voisins ; il emmena aussi des machines pour renverser les maisons en état de défense, et les villes de ses ennemis. Il s'approcha de Tillet avec une armée considérable, et assiégea la maison du chevalier Folket. Le mercredi 20 juin, les gens de Bruges s'avancèrent contre le comte avec leur châtelain Gervais et une multitude infinie de Flamands qui s'étaient lignés avec eux. Ils s'établirent la nuit suivante autour de cette maison. Le comte Guillaume, voyant combien était considérable l'armée qui assiégeait son chevalier, fut extrêmement affligé de cette injure et de l'impétueuse arrogance des assaillants. Il eut mieux aimé mourir que de souffrir un si grand opprobre. C'est pourquoi, le jeudi 21 juin, le quatrième jour avant la fête de saint Jean-Baptiste, vers le matin, il reçut dévotement à Redenbourg, de l'abbé de cette ville, homme sage et religieux, l'absolution de ses péchés, et promit à Dieu d'être désormais le protecteur des pauvres et des églises de Dieu. Tous ses braves chevaliers firent le même vœu, ayant coupé leurs cheveux et déposé les vêtements ordinaires, ils revêtirent la chemise, la cuirasse et les autres armes, et, après avoir adressé à Dieu une humble prière, ils s'avancèrent au combat avec le plus ardent courage, et vinrent se poster sur le haut d'une montagne qui dominait l'armée du comte Thierri. Là, ils se rangèrent en bataille. Le comte Guillaume disposa en trois phalanges ses chevaliers et se mit à la tête du premier bataillon, ayant résolu de commencer l'attaque le premier. De son côté, le comte Thierri rangea sa troupe dans le même ordre ; il était lui-même, avec le châtelain Gervais, à la tête d'un des bataillons, et l'autre était commandé par le comte Frédéric. Baissant leurs piques, ils s'attaquèrent avec la lance et l'épée, et un grand nombre furent renversés. Combattant de près, et comme s'offrant aux coups de la mort, ils se précipitaient au milieu des armes les uns des autres. Ils avaient auparavant résolu de mourir dans le combat plutôt que de se laisser chasser du comté. Au premier choc, Daniel, qui était à la tête des troupes du comte Thierri, se porta sur les bataillons du comte Guillaume, le comte Frédéric y fut renversé, et Richard de Woldman le premier fut fait prisonnier. De part et d'autre on fit un grand nombre de prisonniers ; enfin on combattit à l’épée. Le bataillon dans lequel combattait le comte Guillaume, commençant à plier, prit la fuite, et fut poursuivi par Daniel et les siens. Comme ils s'efforçaient, des deux côtés, les uns à fuir, les autres à poursuivre, la seconde partie des bataillons du comte Guillaume, qui était cachée en embuscade, se jeta par derrière sur Daniel et les siens; et, comme ils étaient animés et préparés au combat par un courage tout frais et un accord, unanime, sans hésiter aucunement, ils arrêtèrent leurs ennemis dans leur poursuite à coups de lance et d'épée. Alors le comte Guillaume et les siens, cessant tout à coup de fuir, se rallièrent, et, se précipitant tous ensemble, avec un courage intrépide et de vigoureux efforts, ils pressèrent, avec de terribles coups, la défaite de leurs ennemis. Tous les chevaliers du comte Thierri, voyant le danger qui les menaçait, jetèrent leurs armes de tous côtés, et s'enfuirent tout nus, au point qu'il n'en resta que dix avec le comte. Le comte Guillaume et les siens, jetant leurs cuirasses pour être plus légers sur leurs chevaux, obtinrent enfin le fruit de leur victoire, tuèrent une partie de leurs ennemis, et en firent d'autres prisonniers. Le comte Thierri revint à Bruges vers le milieu de la nuit, mais nous ne sûmes pas où s'était retiré le comte Guillaume. Alors, s'enquérant de l'événement de ce malheureux, combat, les femmes de notre ville pleurèrent la perte de leurs maris, les fils celle de leurs pères, les serviteurs et servantes celle de leurs maîtres, et ils s'abandonnèrent cette nuit et le jour d'après aux larmes et aux soupirs. Au point du jour les nôtres, s'étant rendus à l'endroit où gisaient leurs morts, furent pris aussi par les chevaliers de Guillaume. Avant ce combat on n'avait jamais entendu parler dans notre pays d'une rencontre si acharnée et d'un si grand nombre de prisonniers. On donna au comte Guillaume et aux siens une somme énorme d'argent pour les racheter, et par là notre pays fut en quelque sorte pillé de nouveau. Ayant appris qu'avant le combat le comte Guillaume, se soumettant humblement à Dieu, avait employé le remède de la pénitence, et s'était, ainsi que tous les siens, coupé les cheveux, et dépouillé des vêtements superflus, après le désastre du combat, nos citoyens, ainsi que le comte Thierri, coupèrent leurs cheveux et leurs habits, et les prêtres recommandèrent la pénitence, à l'exemple des ennemis. Après tant de pertes, de ravages et de captivités endurés par nous, ils indiquèrent un jeûne universel et portèrent les croix et les reliques des Saints dans l'église de Sainte-Marie à Bruges, les prêtres et le doyen Thancmar, Eggard, Siegbod, Herbert, Frumold l'ancien et Thierri, excommunièrent nominalement le comte Guillaume de Normandie, et firent promettre en présence de tous au comte Thierri que, si quelques gens d'Ypres ou de tout le comté voulaient embrasser son parti, il les recevrait avec miséricorde et ne les dépouillerait pas de leur héritage. 115. Le dimanche 24 juin, fête de saint Jean-Baptiste, dans l'église de Sainte-Marie, le crucifix qui était placé dans la nef pour être adoré des fidèles, se soulevant de lui-même, et par la puissance de Dieu, du lieu où il était solidement fixé, serait tombé sur le pavé si un des gardes de l'église n'eût prévenu sa chute, en le soutenant de ses mains. Le garde le remit à sa place accoutumée; mais lorsqu'il se fut retiré, le crucifix s'éleva encore, comme la première fois, de sa place, et recommença à tomber. Alors tous ceux qui étaient à adorer Dieu étant accourus, ils le fixèrent de nouveau, croyant que sa chute provenait de la négligence de celui qui l'avait remis. Mais regardant de tous côtés, ils se convainquirent que la négligence n'en était pas la cause. 116. Le mercredi 4 juillet, fête de la translation de saint Martin, évêque de l'église de Tours, le comte Guillaume-le-Normand assiégea avec une armée considérable la maison du maire, dans le village d'Orscamp, et y amena des balistes, des mangonneaux et des pierriers pour la renverser. Mais le comte Thierri, avec les citoyens de Bruges et les Flamands, se plaçant autour de Bruges, et entre les fossés et les haies qui entouraient cette maison, s'opposèrent à lui, ainsi qu'Arnoul Wineth. Une rivière séparait les deux armées et défendait cette maison du côté de l’orient. Du côté où Guillaume donna un assaut, elle était fortifiée par des haies et des fossés. Un grand nombre des deux côtés furent tués et blessés dans l'attaque et dans le combat; mais on ne put forcer la maison ni ses fossés et ses haies. Enfin, les assiégeants dressèrent de chaque côté une tour, sur laquelle ils montèrent, et combattirent avec plus d'ardeur. Alors comme le vent, venant d'occident, soufflait avec violence du côté du bataillon des ennemis, l'armée de Guillaume fit apporter de toutes parts du foin, de l'herbe, du chaume, des arbustes, et toute sorte de matières pour combler les fossés, et aborder ainsi les ennemis qui étaient en face ; mais ceux-ci jetèrent sur la machine du feu ardent composé de poix, de vieille graisse et de cire, qui consuma tout ce qu'on jeta, La fumée qui s'élevait de la machine enflammée, poussée par la violence du vent, alla donner dans les yeux de ceux qui jetaient le feu du dedans; et un grand nombre furent tués, frappés de lances, de flèches et de traits. Guillaume demeura six jours à ce siège: pendant ce temps, les chevaliers des deux côtés se livrèrent des combats et firent des excursions. Le fleuve qui séparait les deux armées ennemies étant profond, les chevaliers de Guillaume cherchèrent pendant tout le temps du siège des gués et des passages par lesquels ils n'hésitaient pas à traverser, avides de combat comme étant les plus forts et les plus nombreux. Le sixième jour, qui était le lundi 9 juillet, vers le soir, Guillaume voyant qu'il n'avançait en rien au siège de cette maison, ordonna à quatre cents de ses chevaliers de passer le fleuve par les gués, et ils incendièrent la maison du chevalier Ansbold, et celles de son frère et de ses sœurs. Alors son armée s'éloigna: les nôtres s'enfuirent dans Bruges ; et les voisins qui habitaient autour de nous, fuyant avec tous leurs meubles et leurs troupeaux, entrèrent dans notre ville, saisis d'épouvanté et de terreur, et ils passèrent cette nuit sans dormir. Ce même jour, les moines de Saint-Trudon et leur chapelle située près d'Orscamp, furent entièrement pillés, et il n'y resta ni livres ni même le calice du sacrifice. Il est à remarquer qu'aucun de ceux d'entre nos citoyens qui connaissaient la vérité sur notre désastre, notre infortune et notre fuite, n'aurait osé la déclarer; quiconque en disait quelque chose était accablé d'outrages par les gens de la ville, comme traître au pays et fauteur du comte Guillaume, et aussitôt menacé de la mort. Et ce n'est pas étonnant, car Dieu remplissait leur cœur d'obstination, pour qu'ils ne voulussent pas entendre toute la vérité. Mais les croix et les processions du clergé dans les églises excitaient plutôt qu'elles n'apaisaient la colère de Dieu, parce que, dans l'obstination de leur esprit, ils s'étaient criminellement et orgueilleusement élevés, les armes a la main, contre la puissance que Dieu leur avait imposée. Car, comme le dit l'apôtre, il faut que tout le monde soit soumis aux puissances supérieures. C'est pourquoi, si une ville où d'exécrables trahisons avaient pris leur source, était en proie aux calamités, aux guerres, aux séditions, aux homicides, opprobre éternel de toute la Flandre, ne méritait-elle pas tous ces maux? Et si l'église des frères de Bruges souffre, n'est-ce pas avec justice, puisqu'au prévôt de cette église doit être imputée la cause de tous ces maux? Quoique personne n'osât nous annoncer le ban et l'anathème de l'archevêque, et de l'évêque et de tous les évêques suffragants, nous avons appris et su véritablement que nous avons été justement mis au ban et interdits de l'office divin, parce que nous avons substitué un comte au comte, et que par là, nous avons causé la mort d'un nombre infini d'hommes. Nos prêtres et le clergé de notre ville se préparèrent au combat avec le peuple et la foule, appliquant mal le précepte de se tenir comme un mur pour la défense de la maison d'Israël. 117. Le mercredi 11 juillet, fête de la translation de l'abbé Benoît, Christian de Ghistelle et les frères de Gautier vinrent à Bruges, conduits par Daniel. Christian mit son fils en otage, et les deux frères demeurèrent en otage pour leur frère Gautier, et furent enchaînés dans la maison du comte à Bruges. Christian et ses chevaliers emmenèrent avec eux. Gautier pour voir s'il se rétablirait ou s'il mourrait; car, blessé mortellement, il ne faisait que languir. [22] CHAPITRE XXII. Mort de Guillaume-le-Normand. — Règne paisible de Thierri. 118. Le jeudi 12 juillet, le duc de Louvain assiégea Alost avec une armée considérable: Guillaume, comte de Flandre, vint à son secours avec quatre cents chevaliers. Pendant ce temps, un grand nombre de mensonges se répandaient à Bruges au sujet de ce siège. Il arriva à Bruges qu'un moulin inondé d'eau croula de tous côtés et fut détruit, et l'eau qui défendait le château et le faubourg du coté méridional s'écoula presque entièrement du lieu où la retenait ce moulin. Nos citoyens troublés par cet événement accoururent avec du fumier, du bois et de la terre pour empêcher les eaux de s'écouler. Ils croyaient que le moulin avait été miné furtivement par les ennemis, et que, les eaux écoulées, le château et la ville seraient ouverts à l'attaque des assiégeants. Il y avait dans la ville beaucoup de devins, laïques et prêtres, qui flattaient les citoyens en leur prédisant tout ce qu'ils savaient, c'est-à-dire ce que les nôtres voulaient entendre. Si quelque sage disait quelque vérité au sujet du siège ou des périls qui menaçaient la ville et les citoyens, repoussé par des paroles outrageantes, il était forcé de se taire. Nos citoyens s'épuisaient encore de sommes d'argent qu'ils s'extorquaient à l’envi pour envoyer à Thierri, pour l'expédition du siège dont nous avons parlé. Les gens de Gand étaient dans la même détresse, et Iwan, Daniel et le comte Thierri étaient assiégés dans Alost par une forte armée exercée à la guerre. Le mercredi 25 juillet, fête de saint Christophe, on ramena Gautier prisonnier à Bruges, et on rendit les otages qui avaient été remis à sa place et gardés jusqu'à ce temps. 119. Le vendredi 27 juillet, après la transfiguration du Seigneur sur le mont Thabor, Dieu daigna, en terminant pour nous les malheurs de cette guerre civile, mettre fin en quelque sorte à l'exécution des arrêts de la providence, car, comme le comte Guillaume le Normand se précipitait sur les ennemis auprès du château, dans un assaut du siège dont nous avons parlé, il fut renversé de cheval; il s'était relevé et portait la main à ses armes lorsqu'un homme de pied ennemi s'élança sur lui, lui perça la paume de la main, traversa d'une blessure mortelle la partie du bras qui se joint à la main, et le tua. Ses chevaliers emportèrent leur seigneur mourant d'un coup si déplorable; et cachant sa mort à leurs ennemis pendant tout ce jour, sans pleurer ni gémir, pressés par un violent trouble d'esprit, ils comprimèrent les cris et les exclamations de leur douleur. Le duc de Louvain cherchait avec empressement à traiter pour lui et les siens avec notre comte Thierri, et il remit à Iwan, à Daniel et au roi d'Angleterre le jugement de nos différents. L'accommodement ayant été approuvé des deux côtés, il pria notre comte Thierri de fournir au comte Guillaume un sauf-conduit pour s'en revenir en paix du siège avec les siens. Le comte Thierri ayant donné toute permission au duc à ce sujet, celui-ci lui dit: «Voilà, l'ennemi que ta valeur a tant poursuivi, le comte Guillaume vient d'expirer d'une blessure mortelle. » Des deux côtés on se retira, les uns pour pleurer la mort d'un guerrier si grand et si laineux, les autres pour se livrer à la joie en narguant leurs ennemis, d'autres pour l'aller annoncer à ceux qui étaient restés chez eux, afin qu'ils veillassent à leurs biens, et n'agissent qu'avec précaution et prudence. Partout volaient le bruit et la nouvelle de la mort de ce prince, et ceux qui avaient soutenu les armes à la main les serments qu'ils lui avaient prêtés, cherchèrent à se mettre en sûreté. Le corps de ce brave guerrier ayant été placé dans un cercueil avec des lamentations infinies et de hautes exclamations, on le transporta à Saint-Omer pour y être inhumé. 120. Cependant le comte Thierri poursuivit partout ses ennemis, livra leurs terres à l'incendie, les fit prisonniers et les détruisit, excepté ceux qui, avant ces ravages, avaient obtenu leur grâce par de l'argent ou autrement. Le comte Thierri se rendit à Ypres le dimanche 29 juillet, avec une troupe considérable de chevaliers, et s'empara de cette ville. Les citoyens de Bruges, les chevaliers et leurs soldats sortirent de la ville, ravagèrent le village de Ridevorde, et mirent le feu aux maisons. Lambert de Ridevorde et Lambert de Wynchina, quelques hommes de Folket et de Thilet, et plusieurs autres de notre pays qui avaient combattu pour le comte Guillaume, se retirèrent dans la ville de Winendale. Les citoyens d'Ypres, qui étaient demeurés dans le parti de Guillaume, se retranchèrent avec Isaac contre le comte Thierri à Formeselle, où se livra un très grand combat. Il faut remarquer que, lorsque la ville de Bruges courait de si grands dangers que les citoyens croyaient ne pouvoir y résister par aucun conseil que le secours de Dieu, ayant ainsi apaisé Dieu par le sacrifice de leur cœur, il vint à leur secours par sa grâce accoutumée; car Dieu fit périr par le glaive de son jugement le comte Guillaume, de manière qu'il ne mourut pas en combattant pour sa propre cause, mais pour celle des autres et au secours du duc de Louvain. Ensuite nous nous croyons innocents de sa mort, puisque personne des nôtres ne la lui donna, et que, bien plus, au moment où il perdit la vie, nous craignions qu'il ne vînt nous assiéger. Les chevaliers d'Ostkerk qui étaient dans le parti du comte Thierri et dans le nôtre, le jour où mourut le comte Guillaume, nous reprochèrent d'être des traîtres et s'éloignèrent de nous. Pendant ce temps il vint à Bruges un messager qui nous annonça la mort du comte Guillaume. A cette nouvelle, nos citoyens et tous ceux de notre pays rendirent des actions de grâces à Dieu qui les avait délivrés d'un si grand péril, eux et leurs biens. On doit donc admirer l'ordre de Dieu, qui voulut que ce prince mourût hors de notre comté et au secours du duc qui assiégeait Alost. Quoiqu'il combattît en partie contre notre comte et les gens de notre pays, cependant la cause de ce combat et de ce siège ne fut pas autre que celle du duc de Louvain. Et quoiqu'à chaque occasion le comte Guillaume attaquât volontiers les nôtres, et que ce fut surtout pour cela qu'il était allé au secours du duc, cependant son combat et sa mort, que Dieu fixa en cet endroit, ne pouvaient être imputés qu'au duc; car, dans cette expédition, il fut le chevalier de celui-ci, et ne mourut pas là pour le comté, mais pour le salut et l'honneur du duc, comme un autre chevalier. Quelques gens soutiennent que comme les habitants de notre pays, après avoir chassé le comte Guillaume, mirent à sa place Thierri qu'ils établirent partout, tant par leurs conseils que par leur argent, dans les châteaux et tous les lieux dans lesquels ils purent le faire recevoir, et résistèrent à Guillaume, par conséquent, ils ne peuvent se dire innocents de sa mort. D'autres disent que le duc assiégea Thierri, parce qu'il prévoyait que, s'il venait à régner et se maintenait dans le comté de Flandre, il lui causerait dans la suite beaucoup de maux et le chasserait peut-être de son duché, ou bien lui enlèverait de force la dot pour laquelle le comte Thierri s'efforçait à le faire comparaître devant l'empereur. C'était pour une cause semblable que, dans ce siège fait par le duc, le comte Guillaume combattait contre Thierri, sachant que celui-ci s'efforçait par artifice de l'expulser du comté. Il savait cependant que Thierri avait été traîtreusement et injustement mis à sa place. Ainsi donc tous deux pouvaient avec raison, le comte Guillaume mourir pour la cause du duc, et pour sa propre injure, et le comte Thierri résister au duc et au comte Guillaume, pour la dot qu'il redemandait justement au comte, et pour le comté qu'il avait illégalement obtenu. 121. On demandera peut-être pourquoi Dieu voulant rendre la paix au pays par la mort de l'un d'eux, a ordonné la mort du comte Guillaume, qui avait le plus de droit à la possession du pays, plutôt que celle du comte Thierri, qui paraissait injustement mis à sa place; ou par quelle justice Dieu a accordé le titre de comte à celui qui s'était emparé par force de ce rang. Si ni l'un ni l'autre n'avaient reçu légitimement le comté, il était de la justice de le leur enlever à tous deux. Cependant, comme le comté appartenait par droit d'héritage au comte Thierri, il le possède légitimement, et il paraît s'en être emparé injustement. De plus comme autrefois, avant l'élection de ce Guillaume aujourd'hui mort, Thierri avait, par une lettre envoyée aux principaux de Flandre, réclamé ce qui lui appartenait, quoiqu'il n'eût pas été écouté d'eux, il n’en devait pas moins demander et conquérir son héritage, qui lui avait été injustement enlevé et vendu à un autre par le roi de France. Après tant de controverses, nous assignons la cause la plus juste au comte Thierri, qui a été mis à la place du comte Guillaume selon toute justice. C'est ce comte mort qui avait été illégitimement mis à la place de Thierri; il s'était emparé par force du rang de comte en l’achetant du roi. Dieu donc, en faveur de l'ancien droit, préserva la vie de Thierri et le rétablit dans son héritage, et éloigna du comté, par la mort, celui qui, tant qu'il avait retenu le pouvoir, avait ravagé tout lu pays, provoqué à la guerre civile tous les habitants et violé les lois divines et humaines. Dieu, par son arrêt, le fit entrer, non sans qu'il l'eût mérité, dans la voie de toute chair. De tout ce que le comte Guillaume posséda pendant sa vie, il avouera qu'il ne lui reste après sa mort, au milieu des ombres qu'il a envoyées dans les lieux de perdition, que l'éloge de sa bravoure; car on le disait bon guerrier. Puisqu'aucune puissance humaine ne put ou ne voulut punir cette iniquité, Dieu la punit selon qu'il appartenait à sa justice. C'est pourquoi il répandit sur les hommes de la Flandre sa colère et le fléau de son indignation, parce qu'il dépendait de la volonté de tous de réfléchir, de prévoir, de discuter et d'examiner, avec la plus soigneuse attention, ils pouvaient, d'un cœur contrit et avec une pieuse humilité d'esprit, apaiser Dieu à ce sujet, et aimer et respecter celui qu'ils avaient élu et créé seigneur de la patrie. Comme ils avaient négligé ces choses, ils souffrirent la tyrannie, la dévastation et tous les maux que leur causa celui qu'ils avaient, sans réflexion, reçu pour seigneur, et à qui, après son élection et sa réception à titre de comte, les princes, les baillis et les conseillers du pays n'enseignèrent aucune bonne route ni les mœurs honorables des comtes ses prédécesseurs, mais qu'ils instruisirent au pillage et à toutes les arguties d'une chicane mensongère, pour imposer sur les citoyens et les bourgeois du pays des sommes immenses, et quelquefois leur en arracher par force. 122. Thierri, marquis de Flandre, régna depuis le temps de la mort de Guillaume. Après avoir parcouru les villes d'Arras, de Thérouanne, de Saint-Omer, de Lille et d'Aire, où il fut partout reçu avec respect par le clergé et le peuple, selon la coutume de ses bons prédécesseurs, et que son pouvoir eut été confirmé par la foi et hommage, il alla enfin vers les rois de France et d'Angleterre, pour recevoir d'eux les fiels et les dons royaux. Le roi de France et le roi d'Angleterre approuvèrent l'élévation du comte Thierri, et le gratifièrent de l'investiture des fiefs et bénéfices qu'avait obtenus d'eux le très saint et très pieux comte Charles.