[7,0,0] LIVRE 7. [7,1,1] CHAPITRE I. 1. <1> Quand l'armée n'eut plus rien à tuer ni à piller, faute d'objets où assouvir sa fureur - car si elle avait eu de quoi l'exercer, elle ne se serait abstenue par modération d'aucune violence - César lui donna aussitôt l'ordre de détruire toute la ville et le Temple, en conservant cependant les tours les plus élevées, celles de Phasaël, d'Hippicos, de Mariamme, et aussi toute la partie du rempart qui entourait la ville du cité de l'ouest. Ce rempart devait servir de campement à la garnison laissée à Jérusalem ; les tours devaient témoigner de l'importance et de la force de la ville dont la valeur romaine avait triomphé. Tout le reste de l'enceinte fut si bien rasé par la sape que les voyageurs, en arrivant là, pouvaient douter que ce lieu eût jamais été habité. Telle fut la fin de Jérusalem, cité illustre, célèbre parmi tous les hommes, victime de la folie des factieux. 2. <5> César résolut d'y laisser pour garnison la dixième légion, avec quelques escadrons de cavalerie et quelques cohortes d'infanterie. Après avoir pris les mesures qui marquaient la fin de la guerre, il désirait féliciter toute l'armée de ses succès, et donner à ceux qui s'étaient distingués les récompenses qu'ils méritaient. A cet effet, on éleva pour lui, au milieu de l'ancien camp, une vaste tribune ; il s'y tint debout, entouré de ses officiers, de manière à être entendu de toute l'armée. Titus déclara aux soldats qu'il leur devait une vive reconnaissance pour l'affection qu'ils lui avaient témoignée et continuaient à lui garder. Il les loua de leur obéissance pendant toute la guerre ; ils la lui avaient montrée en même temps que leur courage, parmi de nombreux et graves périls. Par leurs propres efforts, ils avaient accru ainsi la puissance de la patrie et rendu évident aux yeux de tous les hommes que ni la multitude des ennemis, ni les fortifications, ni la grandeur des cités, ni l'audace irraisonnée, non plus que la sauvage cruauté de leurs adversaires, ne pourraient jamais se soustraire aux effets de la vertu des Romains, même si quelques-uns de leurs ennemis jouissaient parfois des faveurs de la Fortune. C'était vraiment une gloire pour eux, dit-il, d'avoir mis fin à une guerre si longue, dont ils n'auraient jamais pu souhaiter, quand ils l'entreprirent, une plus heureuse issue. Leur meilleur et plus éclatant succès était de voir accueillir par tous avec joie l'élection qu'ils avaient faite eux-mêmes des chefs et des administrateurs de l'Empire romain, qu'ils avaient envoyés au sein de la patrie : tout le monde approuve leurs décisions et témoigne sa reconnaissance aux auteurs de ce choix. Il leur exprime à tous son admiration, son affection, sachant que chacun a fait preuve de tout le zèle qui était en son pouvoir. A ceux, cependant, qui se sont particulièrement distingués par leur énergie, qui ne se sont pas seulement honorés par de nobles exploits, mais ont illustré sa campagne par leurs hauts faits, il donnera sur le champ les récompenses et les honneurs mérités; nul de ceux qui ont voulu faire plus que les autres ne sera privé du juste prix de sa peine. Il y apportera tous ses soins, car il aime mieux honorer les vertus de ses compagnons d'armes que de châtier leurs manquements. 3. <13> Aussitôt il ordonna à ceux qu'il avait préposés à cette tâche de nommer tous les soldats qui s'étaient distingués par des actions d'éclat dans cette guerre. Il les appelait successivement lui-même par leurs noms, et, quand il les voyait s'avancer, les louait comme si c'étaient ses propres exploits dont il était fier. Il mettait sur leur tête des couronnes d'or, leur donnait des colliers d'or, de petit javelots d'or, des enseignes d'argent ; chacun d'eux était élevé à un rang supérieur. Il leur distribuait aussi en abondance de l'argent, de l'or, des vêtements et d'autres objets, puisés dans la masse du butin. Quand il les eut tous honorés suivant le mérite qu'il attribuait à chacun, il fit des prières pour le bonheur de toute l'armée et descendit du tribunal au milieu de vives acclamations. Puis il présida aux sacrifices pour remercier le ciel de la victoire ; un grand nombre de bœufs furent amenés devant les autels; après l'immolation, il les donna tous aux soldats pour leur banquet. Lui-même partagea pendant trois jours les réjouissances de ses officiers ; puis il dispersa les autres parties de l'armée là où il jugea opportun de les envoyer et confia à la dixième légion la garde de Jérusalem, sans vouloir l'expédier sur l'Euphrate où elle stationnait auparavant. Se souvenant d'ailleurs que la douzième légion avait, sous les ordres de Cestius, plié devant les Juifs, il la retira complètement de la Syrie, où elle se trouvait autrefois en garnison à Raphanée, pour l'envoyer au pays de Mélitène, près de l'Euphrate, sur les confins de l'Arménie et de la Cappadoce. Il décida de conserver auprès de lui deux légions, la cinquième et la quinzième, jusqu'à son arrivée en Égypte. Puis il descendit avec l'armée jusqu'à Césarée, ville du littoral, où il laissa une grande partie de son butin et fit garder les captifs ; car l'hiver s'opposait à son passage immédiat en Italie. [7,2,1] CHAPITRE II. 1. <21> A l'époque où Titus César s'établissait devant Jérusalem pour l'assiéger, Vespasien, embarqué sur un vaisseau marchand, avait passé d'Alexandrie à Rhodes. De là, voyageant sur des trirèmes et visitant les villes placées sur le trajet, qui le recevaient avec joie, il parvint d'Ionie en Grèce, ensuite de Corcyre à l'extrémité de l'Iapygie : de là il acheva par terre son voyage. Cependant Titus quitta Césarée, ville du littoral, pour se rendre à Césarée de Philippe, où il séjourna longtemps et donna des spectacles divers. Beaucoup de prisonniers périrent alors, les uns jetés aux bêtes féroces, les autres forcés à lutter par nombreuses troupes, comme des ennemis, les uns contre les autres. C'est là aussi que Titus apprit la capture de Simon, fils de Gioras, qui fut opérée comme je vais dire. 2. <26> Ce Simon, pendant le siège de Jérusalem, se tenait sur la ville haute ; quand l'armée romaine pénétra à l'intérieur des murs et se mit à ravager toute la ville, il groupa autour de lui ses plus fidèles amis, et aussi des scieurs de pierre, munis des outils de fer nécessaires à leur travail. Il réunit les provisions qui pouvaient suffire à leur nourriture pour un grand nombre de jours et descendit avec sa troupe dans un des souterrains dont l'entrée échappait aux regards. Tant qu'ils trouvèrent devant eux l'ancienne galerie, ils s'y avancèrent ; quand une masse de terre s'opposait à leur progrès, ils la minaient, espérant pouvoir, en continuant leur marche, émerger dans un endroit sûr et se sauver. Mais l'expérience ne réalisa pas leur espoir, car les mineurs avaient à grand peine fait un peu de chemin que déjà la nourriture, bien que ménagée avec soin, était presque épuisée. Alors Simon crut pouvoir tromper les Romains en les effrayant. Revêtu d'une tunique blanche, à laquelle était agrafé un manteau de pourpre, il sortit de terre à l'endroit où se trouvait autrefois le Temple. Tout d'abord, ceux qui le virent furent saisis d'effroi et restèrent immobiles ; puis ils s'approchèrent et lui demandèrent qui il était. Simon refusa de le dire, mais ordonna aux soldats d'appeler leur chef. Ceux-ci coururent aussitôt le chercher et Terentius Rufus, à qui le commandement avait été remis, arriva. Il apprit de Simon toute la vérité, le fit enchaîner et garder et prévint César des circonstances de sa capture. Par une juste punition de sa cruauté envers ses concitoyens, qu'il avait si affreusement tyrannisés, Dieu livra Simon à ses ennemis les plus haineux ; ce n'est pas la violence qui le fit tomber entre leurs mains ; il se livra de lui-même au châtiment, lui qui avait tué cruellement un grand nombre de Juifs sous la fausse accusation de vouloir passer aux Romains. C'est qu'en effet la méchanceté n'échappe pas à la colère de Dieu ; la justice n'est pas faible ; avec le temps, elle poursuit ceux qui ont transgressé ses lois et inflige aux scélérats un châtiment d'autant plus dur qu'ils croyaient échapper à ses coups, parce qu'ils n'avaient pas été punis sur-le-champ. Simon le reconnut bien quand il fut tombé au fort de la colère des Romains. Sa sortie de terre eut pour effet de faire découvrir aussi en ces jours-là un grand nombre d'autres factieux dans les passages souterrains. Quand César fut de retour à Césarée du littoral, on lui envoya Simon enchaîné ; le prince ordonna de le réserver aussi pour le triomphe qu'il se préparait à célébrer à Rome. [7,3,1] CHAPITRE III. 1. <37> Pendant son séjour dans cette ville, il fêta avec éclat l'anniversaire de la naissance de son frère et, pour lui faire honneur, fit périr dans cette fête une foule de Juifs. Le nombre de ceux qui moururent dans des luttes contre les bêtes féroces, dans les flammes ou dans des combats singuliers, dépassa deux mille cinq cents. Cependant les Romains, en les détruisant ainsi de tant de manières, trouvaient encore trop léger leur châtiment. César se rendit ensuite à Berythe, colonie romaine de Phénicie ; il y fit un plus long séjour, célébrant avec plus d'éclat encore l'anniversaire de la naissance de son père, tant par la magnificence des spectacles que pour les autres occasions de largesses qu'il put imaginer. Une multitude de prisonniers y périt de la même manière que précédemment. 2. <41> A ce moment, ceux des Juifs qui étaient restés à Antioche subirent des accusations et se trouvèrent en péril de mort ; la ville d'Antioche se souleva contre eux, tant à cause de calomniés récentes dont on les chargeait que d'événements qui s'étaient produits peu de temps auparavant. Il est nécessaire que je parle d'abord brièvement de ces derniers, pour rendre plus intelligible le récit des faits subséquents. 3. <43> La race des Juifs s'est répandue en grand nombre parmi les populations indigènes de toute la terre ; elle s'est particulièrement mêlée en très grand nombre à celle de Syrie, par l'effet de la proximité de cette contrée. Ils étaient surtout nombreux à Antioche, à cause de la grandeur de cette ville et, plus encore, à cause de la sécurité que leur accordèrent les successeurs d'Antiochos. Car si Antiochos, surnommé Epiphanes, ravagea Jérusalem et pilla le Temple, ceux qui lui succédèrent sur le trône restituèrent aux Juifs d'Antioche tous les objets votifs de bronze et en firent hommage à leur synagogue : de plus, ils les autorisèrent à jouir du droit de cité au même titre que les Grecs. Les rois suivants tinrent à leur égard la même conduite : aussi leur nombre s'accrut et ils ornèrent le Temple d'offrandes aussi remarquables par leur aspect que par leur richesse. Bien plus, ils attirèrent successivement à leur culte un grand nombre de Grecs, qui firent dès lors, en quelque façon, partie de leur communauté. A l'époque où la guerre fut déclarée, au lendemain du débarquement de Vespasien en Syrie, quand la haine des Juifs était partout à son comble, un d'entre eux, nommé Antiochos, particulièrement honoré à cause de son père qui était archonte des Juifs d'Antioche, se présenta au peuple assemblé au théâtre, dénonçant son père et d'autres Juifs comme coupables d'avoir décidé de brûler en une nuit toute la ville : il dénonça aussi quelques Juifs étrangers comme avant participé à ce complot. A ce discours, le peuple ne put maîtriser sa colère et fit tout de suite apporter du feu pour le supplice de ceux qui avaient été livrés : ceux-ci furent aussitôt brûlés en plein théâtre. Puis le peuple s'élança contre la foule des Juifs, pensant que leur châtiment immédiat était nécessaire au salut de la patrie. Antiochos nourrissait cette fureur ; pour donner une preuve de son propre changement, et de sa haine contre les coutumes des Juifs, il sacrifiait à la manière habituelle des Grecs ; il ordonnait de contraindre les autres à en faire autant, car le refus d'obéir mettrait en évidence les conjurés. Les habitants d'Antioche agirent en conséquence ; cette épreuve instituée, un petit nombre des Juifs consentirent ; ceux qui refusèrent furent mis à mort. Antiochos, ayant obtenu des soldats du gouverneur romain, traita avec cruauté ses concitoyens, les empêchant de rester oisifs le jour du sabbat et les contraignant à y poursuivre toutes leurs occupations des autres jours. Il appliqua ces prescriptions avec tant de rigueur que l'observance du sabbat, comme jour de repos, ne fut pas seulement violée à Antioche, mais aussi dans d'autres villes, où cette négligence, qui avait commencé là, trouva quelque temps des imitateurs. 4. <54> A ces maux qui frappèrent alors les Juifs d'Antioche se joignit encore une nouvelle calamité ; il nous a fallu, pour la faire connaître, retracer les événements antérieurs. Un incendie consuma le marché carré, les archives, le greffe et les basiliques ; on eut grand peine à arrêter le feu, qui se répandait sur toute la ville avec une extrême violence. Antiochos accusa les Juifs de ce désastre. Même si les habitants d'Antioche n'avaient pas été déjà mal disposés à leur égard, Antiochos, dans l'émotion produite par cet événement, les aurait trouvés prêts à accepter ses calomnies ; mais maintenant, après ce qui s'était passé, peu s'en fallait qu'ils n'eussent vu les Juifs allumer le feu ! Aussi, devenus comme furieux, s'élancèrent-ils tous, avec une rage insensée, contre ceux que l'on accusait. Le légat Gnaeus Collega parvint avec peine à calmer cette fureur ; il demanda la permission de faire un rapport à César sur les événements; car Caesennius Paetus, que Vespasien avait envoyé comme gouverneur de Syrie, n'était pas encore arrivé. Collega, procédant à une enquête attentive, découvrit la vérité ; aucun des Juifs accusés par Antiochos n'avait participé au crime, œuvre de scélérats, chargés de dettes, qui pensaient qu'en brûlant le marché et les registres publics ils se débarrasseraient de leurs créanciers. Mais les Juifs, sous le poids d'accusations suspendues sur eux et inquiets de l'avenir, vivaient dans l'appréhension et la terreur. [7,4,1] CHAPITRE IV. 1. <63> Titus César reçut alors des nouvelles de son père : il apprit que celui-ci était entré dans un grand nombre de villes d'Italie, appelé par leur faveur, et que Rome surtout l'avait reçu avec beaucoup d'enthousiasme et d'éclat. Le prince fut très heureux de ces nouvelles qui le délivraient le mieux du monde de ses soucis. Alors que Vespasien était encore très éloigné, il jouissait, comme s'il était déjà présent, des sentiments affectueux de tous les Italiens ; dans leur vif désir de le voir, ils ressentaient l'attente de sa visite comme son arrivée même, et l'attachement qu'ils lui témoignaient était libre de toute contrainte. En effet, le Sénat, qui se rappelait les catastrophes causées par les changements rapides des princes, était heureux d'en accepter un que distinguaient la gravité de la vieillesse et le succès d'entreprises guerrières, assuré que son élévation au pouvoir ne tendrait qu'au salut de ses sujets. Le peuple, de son côté. épuisé par les calamités civiles, était encore plus impatient de voir venir Vespasien, espérant d'être complètement délivré de ses infortunes et persuadé que sa sécurité et son bien-être iraient de pair. Mais c'était surtout l'armée qui avait les yeux sur lui ; les soldats connaissaient le mieux la grandeur des guerres qu'il avait conduites avec succès ; comme ils avaient éprouvé l'ignorance et la lâcheté des autres princes, ils souhaitaient de se purifier de toutes ces hontes et formaient des vœux pour recevoir celui qui seul pouvait les sauver et leur faire honneur. Dans ce courant d'universelle sympathie, les plus éminents en dignité n'eurent pas la patience d'attendre, mais se hâtèrent de se rendre très loin de Rome au-devant du nouveau prince. Les autres étaient si impatients de tout retard, dans leur désir de le rejoindre, qu'ils se répandaient en foule au dehors ; chacun trouvait plus commode et plus facile de partir que de rester. C'est alors que, pour la première fois, la ville ressentit avec satisfaction l'impression d'être dépeuplée, car ceux qui restèrent étaient inférieurs en nombre à ceux qui sortirent. Quand on annonça que Vespasien approchait, quand ceux qui revenaient parlèrent de l'aménité de son accueil pour tous, aussitôt tout le reste de la multitude, avec les femmes et les enfants, l'attendit aux bords des voies. Dans celles où il passait, on poussait des exclamations de toute sorte inspirées par la joie de le voir et l'affabilité de son aspect ; on l'appelait bienfaiteur, sauveur, seul prince de Rome digne de ce titre. La cité entière ressemblait à un temple ; elle était remplie de guirlandes et d'encens. C'est à grand peine qu'il put, au milieu de la foule qui l'environnait, se rendre au palais ; là il offrit aux dieux domestiques les sacrifices d'actions de grâces pour son arrivée. La multitude commença alors à célébrer une fête ; divisés en tribus, en familles, en associations de voisins, les citoyens s'attablent à des banquets, répandent des libations et prient Dieu de maintenir le plus longtemps possible Vespasien à la tête de l'Empire, de conserver le pouvoir indiscuté à ses enfants et à ceux qui successivement naîtront d'eux. C'est ainsi que la ville de Rome reçut cordialement Vespasien et atteignit rapidement un haut degré de prospérité. 2. <75> Avant ce temps-là, quand Vespasien était à Alexandrie et que Titus s'occupait du siège de Jérusalem, un grand nombre de Germains fut excité à la révolte ; les Gaulois du voisinage conspirèrent avec eux et se promirent, par suite de cette alliance, de se soustraire à la domination des Romains. Ce qui poussa les Germains à ce soulèvement et à la guerre, ce fut d'abord leur caractère, sourd aux bons conseils et prompt à braver les dangers même sur une légère espérance ; ce fut ensuite leur haine contre leurs maîtres, car ils savaient que les Romains seuls ont réduit leur race à la servitude. Mais ce fut surtout l'occasion qui enflamma leur audace, car ils voyaient l'Empire romain troublé dans son sein par les continuels changements de maîtres ; ayant d'ailleurs appris que toutes les parties de l'univers soumises à leur domination étaient hésitantes et agitées, ils jugèrent que les malheurs et les discordes des Romains leur fournissaient une excellente occasion. Ceux qui encouragèrent ce dessein et enivrèrent les peuples de ces espérances furent Classicus et Civilis deux de leurs chefs : ils avaient depuis longtemps et ostensiblement médité cette révolte. Maintenant, enhardis par l'occasion, ils déclarèrent leur projet, désireux de mettre à l'épreuve les multitudes avides d'action. Comme déjà une grande partie des Germains s'étaient mis d'accord pour la révolte et que les autres ne s'y opposaient pas, Vespasien, par une sorte de prévision surhumaine, adressa une lettre à Pétilius Céréalis, qui avait été auparavant légat en Germanie, lui conférant la dignité consulaire avec l'ordre de partir pour prendre le gouvernement de la Bretagne. Il s'avançait vers le terme assigné à son voyage quand il fut informé de la révolte des Germains ; aussitôt il s'élança contre leurs troupes déjà réunies, leur livra bataille, en tua un grand nombre dans le combat et les contraignit à renoncer à leur folie et à rentrer dans le devoir. Si d'ailleurs Céréalis n'était pas arrivé si rapidement dans ces régions, les Germains n'auraient pas attendu longtemps leur châtiment. Car à peine la nouvelle de leur révolte parvint-elle à Rome que Domitien César, l'apprenant, loin d'appréhender, comme un autre l'eût fait à cet âge, le poids d'une expédition si importante - car il était encore dans la première jeunesse - se sentit un courage naturel qu'il tenait de son père, une expérience supérieure à son âge, et partit aussitôt contre les Barbares. Ceux-ci, frappés de terreur à la nouvelle de son approche, se rendirent à sa merci, trouvant avantage, dans leur effroi, à retomber sans calamités sous le même joug. Domitien, après avoir rétabli l'ordre qui convenait parmi les Gaulois de manière qu'un nouveau soulèvement fût désormais difficile, retourna à Rome, illustre et admiré de tous pour des succès supérieurs à son âge, mais dignes de la gloire de son père. 3. <89> En même temps que la révolte des Germains dont nous venons de parler, les Scythes firent une audacieuse tentative contre les Romains. Celle de leurs tribus qui porte le nom de Sarmates, nation très nombreuse, franchit à l'improviste l'Ister et envahit l'autre rive ; ils se précipitèrent sur les Romains avec, une extrême violence, redoutables par la soudaineté tout-à-fait imprévue de leur attaque. Beaucoup de gardes romains des forts furent massacrés, et parmi eux le légat consulaire Fonteius Agrippa, qui s'était porté à leur rencontre et combattit valeureusement. Inondant la contrée ouverte devant eux, les Sarmates dévastèrent tout ce qu'ils rencontraient. Vespasien, apprenant ces événements et le pillage de la Moesie, envoya Rubrius Gallus châtier les Sarmates. Beaucoup tombèrent sous ses coups dans des combats ; ceux qui échappèrent s'enfuirent terrifiés dans leur pays. Le général, après avoir ainsi terminé la guerre, assura pour l'avenir la sécurité en répartissant dans la région un plus grand nombre de postes plus solides, en sorte que le passage du fleuve fut complètement interdit aux Barbares. La guerre de Moesie fut donc ainsi rapidement terminée. [7,5,1] CHAPITRE V. 1. <96> Titus César, comme nous l'avons dit, passa quelque temps à Bérytus. Puis il repartit et donna dans toutes les villes de Syrie par où il passait de superbes spectacles : il employait les prisonniers juifs à s'entre-détruire sous les regards du public. Sur sa route, il observa un fleuve dont les particularités naturelles méritent d'être signalées. Il coule entre Arcée, possession d'Agrippa, et Raphanée et il offre une singularité merveilleuse, car, bien qu'il ait, quand il coule, un débit considérable et un courant assez rapide, il perd ensuite, sur toute son étendue, l'afflux de ses sources et, après six jours laisse voir son lit desséché : puis, comme s'il n'était survenu aucun changement, il reprend son cours accoutumé le septième jour. On a observé qu'il gardait toujours exactement cet ordre : de là vient ce nom de Sabbatique qu'on lui a donné, d'après le septième jour de la semaine qui est sacré chez les Juifs. 2. <100> Quand le peuple d'Antioche apprit que Titus était tout près, la joie ne lui permit pas de rester à l'intérieur des murs, et tous se précipitèrent à la rencontre du prince. Ils s'avancèrent à plus de trente stades : et ce n'étaient pas seulement les hommes qui s'étaient ainsi répandus hors de la ville, mais la foule des femmes avec les enfants. Quand ils virent venir Titus, ils bordèrent les deux côtés de la route, étendant les mains vers lui et l'acclamant ; puis ils retournèrent derrière lui à la ville, avec toute sorte de bénédictions. A toutes ces louanges se mêlait continuellement une prière: celle de bannir les Juifs de la cité. Titus, insensible à cette pétition, écouta tranquillement ce qu'on lui disait : les Juifs, incertains de ce que pensait et ferait le prince, étaient saisis d'une terrible crainte. Titus ne resta pas à Antioche, mais se dirigea aussitôt vers Zeugma, sur l'Euphrate, où des envoyés du roi des Parthes Vologèse vinrent lui apporter une couronne d'or en l'honneur de sa victoire sur les Juifs. Il la reçut, offrit un festin aux ambassadeurs et de là retourna à Antioche. Comme le Sénat et le peuple d' Antioche le priaient instamment de se rendre au théâtre où toute la population s'était rassemblée pour le recevoir, il accepta avec affabilité. Entre temps. les citoyens redoublaient leurs instances et réclamaient continuellement l'expulsion des Juif. Titus leur fit une réponse ingénieuse : " La patrie des Juifs, où l'on aurait dû les reléguer, dit-il, est détruite, et aucun lieu ne saurait plus les recevoir." Alors les citoyens d'Antioche, renonçant à leur première demande, lui en adressèrent une autre : ils le priaient de détruire les tables de bronze où étaient inscrits les droits des Juifs. Titus n'acquiesça pas davantage et, sans rien changer au statut des Juifs d' Antioche, il partit pour l'Égypte. Sur la route, il visita Jérusalem ; il compara la triste solitude qu'il avait sous les yeux à l'ancienne splendeur de la cité ; il se rappela la grandeur des édifices détruits et leur ancienne magnificence et déplora la ruine de cette ville. Ses sentiments n'étaient pas ceux d'un homme qui est fier d'avoir pris de force une cité si grande et si puissante, car il maudit fréquemment les criminels auteurs de la révolte qui avaient attiré ce châtiment sur elle. Il montrait ainsi qu'il n'eût pas voulu tirer du malheur des coupables punis, la glorification de sa valeur. On retrouvait alors dans les ruines de la ville des restes assez considérables de ses grandes richesses ; les Romains en exhumèrent beaucoup ; mais les indications des prisonniers leur en firent enlever plus encore : c'étaient de l'or, de l'argent et d'autres objets d'ameublement très précieux, que leurs possesseurs avaient enfouis en terre comme des trésors, à l'abri des vicissitudes incertaines de la guerre. 3. <116> Titus, poursuivant vers l'Égypte la route qu'il s'était tracée, franchit le plus rapidement possible le désert et arriva à Alexandrie. Là, comme il avait décidé de s'embarquer pour l'Italie, il renvoya les deux légions qui l'accompagnaient dans les pays d'où elles étaient venues, la cinquième en Moesie, la quinzième en Pannonie. Il choisit parmi, les prisonniers leurs chefs, Simon et Jean, et dans le reste sept cents hommes remarquables par leur taille et leur beauté qu'il ordonna de faire transporter aussitôt en Italie, car il voulait les mener à sa suite dans son triomphe. La traversée s'acheva comme il le désirait. Rome lui fit une réception et lui marqua son empressement comme à l'arrivée de son père ; mais ce qui fut plus glorieux pour Titus, c'est que son père vint à sa rencontre et le reçut lui-même. La foule des citoyens témoigna d'une joie débordante en voyant les trois princes réunis. Peu de jours après, Vespasien et Titus résolurent de ne célébrer qu'un seul triomphe commun à tous deux, quoique le Sénat en eût voté un pour chacun. Quand partit le jour où devait se déployer la pompe de la victoire, aucun des citoyens composant l'immense population de la ville ne resta chez lui ; tous se mirent en mouvement pour occuper tous les endroits où l'on pouvait du moins se tenir debout, ne laissant que l'espace tout juste suffisant pour le passage du cortège qu'ils devaient voir. 4. <123> Il faisait encore nuit quand toute l'armée, groupée en compagnies et en divisions, se mit en route sous la conduite de ses chefs et se porta non autour des portes du palais, placé sur la hauteur, mais dans le voisinage du temple d' Isis où les empereurs s'étaient reposés cette nuit-là. Dès le lever de l'aurore, Vespasien et Titus s'avancent, couronnés de lauriers, revêtus des robes de pourpre des ancêtres et gagnent les portiques d'Octavie où le Sénat, les magistrats en charge et les citoyens de l'ordre équestre les attendaient. On avait construit devant les portiques une tribune où des sièges d'ivoire étaient placés pour les princes ; ils s'avancèrent pour s'y asseoir, et aussitôt toute l'armée poussa des acclamations à la gloire de leur vertu. Les empereurs étaient sans armes, vêtus d'étoffes de soie et couronnés de lauriers. Vespasien, après avoir fait bon accueil aux acclamations que les soldats auraient voulu prolonger, fit un signe pour commander le silence qui s'établit aussitôt ; alors il se leva, couvrit d'un pan de son manteau sa tête presque entière et prononça les prières accoutumées ; Titus fit de même. Après cette cérémonie, Vespasien s'adressa brièvement à toute l'assistance et envoya les soldats au repas que les empereurs ont coutume de leur faire préparer. Lui-même se dirigea vers la porte qui a tiré son nom des triomphes, parce que le cortège y passe toujours. Là, ils prirent quelque nourriture et revêtus du costume des triomphateurs, sacrifièrent aux Dieux dont les images sont placées sur cette porte ; puis ils conduisirent le triomphe par les divers théâtres, pour que la foule pût le voir plus aisément. [7,5,2] 5. <132> Il est impossible de décrire dignement la variété et la magnificence de ces spectacles, sous tous les aspects que l'on peut imaginer, avec ce cortège d'œuvres d'art, de richesses de tout genre, de rares produits de la nature. Presque tous les objets qu'ont jamais possédés les hommes les plus opulents pour les avoir acquis un à un, les œuvres admirables et précieuses de divers peuples, se trouvaient réunis en masse ce jour-là comme un témoignage de la grandeur de l'Empire romain. On pouvait voir des quantités d'argent, d'or, d'ivoire, façonnées suivant les formes les plus différentes, non pas portées comme dans un cortège, mais, si l'on peut dire, répandues à flots comme un fleuve : on portait des tissus de la pourpre la plus rare, des tapisseries où l'art babylonien avait brodé des figures avec une vivante exactitude : il y avait des pierreries translucides, les unes serties dans des couronnes d'or, les autres en diverses combinaisons et si nombreuses que nous pouvions craindre de nous abuser en les prenant pour les raretés qu'elles étaient. On portait aussi des statues de leurs dieux, de dimensions étonnantes et parfaitement travaillées, chacune faite d'une riche matière. On conduisait aussi des animaux d'espèces nombreuses, tous revêtus d'ornements appropriés. La foule des hommes qui les tenaient en laisse étaient parés de vêtements de pourpre et d'or : ceux qui avaient été désignés pour le cortège offraient, dans leur costume, une recherche, une somptuosité merveilleuses. Les captifs eux-mêmes, en très grand nombre, étaient richement parés, et l'éclat varié de leurs beaux costumes dissimulait aux yeux leur tristesse, effet des souffrances subies par leur corps. Ce qui excitait au plus haut degré l'admiration fut l'aménagement des échafaudages que l'on portait : leur grandeur même éveillait des craintes et de la méfiance au sujet de leur stabilité. Beaucoup de ces machines étaient hautes, en effet, de trois et quatre étages et la richesse de leur construction donnait une impression de plaisir mêlé d'étonnement. Plusieurs étaient drapées d'étoffes d'or, et toutes encadrées d'or et d'ivoire bien travaillé. La guerre y était figurée en de nombreux épisodes, formant autant de sections qui en offraient la représentation la plus fidèle ; on pouvait voir une contrée prospère ravagée, des bataillons entiers d'ennemis taillés en pièces, les uns fuyant, les autres emmenés en captivité : des remparts d'une hauteur surprenante renversés par des machines ; de solides forteresses conquises ; l'enceinte de villes pleines d'habitants renversée de fond en comble : une armée se répandant à l'intérieur des murs ; tout un terrain ruisselant de carnage ; les supplications de ceux qui sont incapables de soutenir la lutte ; le feu mis aux édifices sacrés ; la destruction des maisons s'abattant sur leurs possesseurs : enfin, après toute cette dévastation, toute cette tristesse, des rivières qui, loin de couler entre les rives d'une terre cultivée, loin de désaltérer les hommes et les bêtes, passent à travers une région complètement dévastée par le feu. Car voilà ce que les Juifs devaient souffrir en s'engageant dans la guerre. L'art et les grandes dimensions de ces images mettaient les événements sous les yeux de ceux qui ne les avaient pas vus et en faisaient comme des témoins. Sur chacun des échafaudages on avait aussi figuré le chef de la ville prise d'assaut, dans l'attitude où on l'avait fait prisonnier. De nombreux navires venaient ensuite. Les dépouilles étaient portées sans ordre, mais on distinguait dans tout le butin les objets enlevés au Temple de Jérusalem : une table d'or, du poids de plusieurs talents, et un chandelier d'or du même travail, mais d'un modèle différent de celui qui est communément en usage, car la colonne s'élevait du milieu du pied où elle était fixée et il s'en détachait des tiges délicates dont l'agencement rappelait l'aspect d'un trident. Chacune était, à son extrémité, ciselée en forme de flambeau ; il y avait sept de ces flambeaux, marquant le respect des Juifs pour l'hebdomade. On portait ensuite, comme dernière pièce du butin, une copie de la loi des juifs. Enfin marchaient un grand nombre de gens tenant élevées des statues de la Victoire toutes d'ivoire et d'or Vespasien fermait la marche, suivi de Titus, en compagnie de Domitien à cheval, magnifiquement vêtu ; le coursier qu'il présentait au public attirait tous les regards. 6. <153> Le cortège triomphal se terminait au temple de Jupiter Capitolin ; arrivé là, on fit halte, car c'était un usage ancien et traditionnel d'attendre qu'on annonçât la mort du général ennemi. C'était Simon, fils de Gioras ; il avait figuré parmi les prisonniers ; on l'entraîna, la corde au cou, vers le lieu qui domine le Forum, parmi les sévices de ceux qui le conduisaient ; car c'est une coutume, chez les Romains, de tuer à cet endroit ceux qui sont condamnés à mort pour leurs crimes. Quand on eut annoncé sa mort, tous poussèrent des acclamations de joie ; les princes commencèrent alors les sacrifices et après les avoir célébrés avec les prières accoutumées, ils se retirèrent vers le palais. Quelques assistants furent admis par eux à leur table ; tous les autres trouvèrent chez eux un beau repas tout préparé. Ainsi la ville de Rome fêtait à la fois en ce jour la victoire remportée dans cette campagne contre les ennemis, la fin des malheurs civils et ses espérances naissantes pour un avenir de félicité. 7. <158> Après ce triomphe et le solide affermissement de l'Empire romain, Vespasien résolut de bâtir le temple de la Paix ; il fut achevé en très peu de temps et avec une splendeur qui passait toute imagination. Le prince sut, en effet, faire emploi de ses prodigieuses richesses et il l'embellit encore par d'anciens chefs d'œuvre de peinture et de sculpture. Il transporta et exposa dans ce temple toutes les merveilles que les hommes avant lui devaient aller chercher dans divers pays, au prix de longs voyages. Il y consacra les vases d'or provenant du Temple des Juifs, butin dont il était particulièrement fier. Quant à la loi des Juifs et aux voiles de pourpre du sanctuaire, ils furent, par son ordre, déposés et gardés dans le palais. [7,6,1] CHAPITRE VI. 1. <163> Entretemps, Lucilius Bassus avait été envoyé en Judée comme légat ; il reçut l'armée des mains de Vétilianus Céréalis, et fit capituler la forteresse d'Hérodion avec sa garnison. Puis, concentrant toutes les troupes qui étaient divisées en nombreux détachements, et avec elles la dixième légion, il résolut de marcher contre Machaeron, jugeant indispensable de détruire cette forteresse, de crainte que sa solidité n'engageât beaucoup de Juifs à la révolte. La nature des lieux était très propre à inspirer toute confiance aux occupants, comme de l'hésitation et de la crainte aux assaillants. La partie entourée de murs est une crête rocheuse, s'élevant à une hauteur considérable et par cela même d'un accès difficile. A cet obstacle s'ajoutaient ceux qu'avait multipliés la nature, car la colline est de toutes parts entourée de ravins, véritable abîmes insondables à l'œil, difficiles à traverser et qu'il est impossible de combler sur aucun point. La vallée latérale, face à l'ouest, s'étend sur une longueur de soixante stades et a pour limite le lac Asphaltite ; c'est dans cette direction que Machaeron même dresse son sommet dominant. Les vallées du nord et du midi, bien que le cédant en profondeur à la précédente, sont également défendues contre toute attaque. On constate que celle de l'Orient ne s'enfonce pas à moins de cent coudées, elle est bornée par une montagne qui s'élève en face de Machaeron. 2. <171> Frappé de la forte assiette de ce lieu, Alexandre, roi des Juifs y construisit le premier une forteresse ; plus tard, Gabinius s'en empara dans la guerre contre Aristobule. Mais quand Hérode fut roi, il jugea que cette place méritait plus qu'aucune autre ses soins et la construction de solides ouvrage, surtout à cause de la proximité des Arabes, car elle est très avantageusement tournée vers leur territoire. Il entoura donc de remparts et de tours un vaste espace et y bâtit une ville avec un chemin montant vers le sommet de la crête. Sur la hauteur, autour de la cime même, il construisit une muraille, défendue aux angles par des tours s'élevant chacune à soixante coudées. Art milieu de l'enceinte, il bâtit un palais magnifique par sa grandeur et la beauté de ses appartements : il y aménagea, pour recevoir l'eau de pluie et la fournir en abondance, de nombreux réservoirs aux endroits les plus appropriés ; il sembla de la sorte rivaliser avec la nature, s'efforçant de surpasser, par des fortifications élevées de la main des homme, la force inexpugnable dont elle avait doté cette position. Il y déposa aussi une grande quantité de traits et de machines, et n'oublia aucun préparatif qui pût permettre aux habitants de soutenir le siège le plus long. 3. <178> Une plante nommée rue, d'une grandeur étonnante, avait poussé dans le palais ; elle ne le cédait à aucun figuier, ni pour la hauteur ni pour l'épaisseur. On racontait qu'elle y existait dès le temps d' Hérode, et elle aurait peut-être duré très longtemps encore si elle n'avait été coupée par les Juifs qui occupèrent ce lieu. Dans la vallée qui entoure la ville du côté du nord, il y a un endroit nommé Baaras, qui produit une racine du même nom. Cette plante est d'une couleur qui ressemble à celle du feu. Vers le soir, les rayons qu'elle émet sur ceux qui s'avancent pour la saisir en rendent la cueillaison difficile ; elle se dérobe d'ailleurs aux prises et ne s'arrête de remuer que si l'on répand sur elle de l'urine de femme ou du sang menstruel. Même alors, celui qui la touche risque la mort immédiate, à moins qu'il ne porte suspendu à sa main un morceau de cette racine. On la prend encore sans danger par un autre procédé que voici. On creuse le sol tout autour de la plante, en sorte qu'une très faible portion reste encore enfouie ; puis on y attache un chien, et tandis que celui-ci s'élance pour suivre l'homme qui l'a attaché, cette partie de la racine est facilement extraite ; mais le chien meurt aussitôt, comme s'il donnait sa vie à la place de celui qui devait enlever la plante. En effet, quand on la saisit. après cette opération, on n'a rien à craindre. Malgré tant de périls, on la recherche pour une propriété qui la rend précieuse : les êtres appelés démons - esprits des méchants hommes qui entrent dans le corps des vivants et peuvent les tuer quand ceux-ci manquent de secours - sont rapidement expulsés par cette racine, même si on se contente de l'approcher des malades. Dans ce lieu coulent aussi des sources d'eaux chaudes très différentes par le goût, car quelques-unes sont amères, les autres parfaitement douces. Il y a encore de nombreuses sources froides, alignées parallèlement dans le terrain le plus bas, mais - chose plus étonnante - on voit dans le voisinage une caverne, de profondeur moyenne et recouverte d'un rocher qui surplombe ; à la partie supérieure de ce rocher font saillie comme deux mamelles, peu écartées l'une de l'autre, dont l'une répand une eau très froide, l'autre une eau très chaude ; le mélange de ces deux sources forme un bain très agréable et efficace contre les maladies, particulièrement celles des nerfs. Cette région possède en outre des mines de soufre et d'alun. 4. <190> Bassus, après avoir examiné le site de tous côtés, résolut de s'en frayer les approches en comblant la vallée du côté de l'est ; il poursuivit ce travail avec zèle, faisant effort pour élever rapidement la terrasse qui devait faciliter le siège. Cependant les Juifs, bloqués dans la place, renvoyèrent les étrangers et les forcèrent, comme une foule inutile, de rester dans la ville basse, où ils devaient être exposés aux premiers dangers ; eux-mêmes occupèrent et gardèrent la citadelle sur la hauteur, tant à cause de ses fortes défenses que par prudence ; songeant d'avance à leur salut, ils pensaient pouvoir obtenir libre sortie en livrant la place aux Romains. Mais ils voulaient d'abord soumettre à l'expérience l'espoir qu'ils pouvaient entretenir de faire lever le siège. Ils faisaient donc tous les jours de vives sorties; dans leurs combats avec ceux qui travaillaient aux retranchements, ils perdaient beaucoup de monde, mais ils tuaient aussi beaucoup de Romains. Le plus souvent, c'était l'occasion qui donnait la victoire aux uns ou aux autres - aux Juifs quant ils tombaient sur un ennemi qui se gardait insuffisamment, aux Romains des terrasses quand ils en surveillaient les abords et se trouvaient bien protégés pour recevoir le choc des Juifs. Ce ne furent pas ces opérations qui devaient amener la fin du siège : un événement inattendu, produit d'une rencontre de circonstances, contraignit les Juifs à livrer la citadelle. II y avait parmi les assiégés un jeune homme du nom d'Éléazar, plein d'audace et d'activité ; il se distinguait dans les sorties, encourageant les autres à sortir et à arrêter les travaux des terrassements, infligeant aux Romains, dans ces combats, de nombreux et cruels échecs, facilitant l'attaque à ceux qui étaient assez courageux pour s'élancer à sa suite, et couvrant leur retraite en se retirant le dernier. Un jour donc, comme la lutte était achevée et que les deux partis se retiraient à la fois. Éléazar, dans la pensée dédaigneuse que nul ennemi ne recommencerait la lutte, resta hors des portes, causant avec ceux du rempart et leur prêtant toute son attention. Un soldat romain, Égyptien de naissance, nommé Rufus, voit cette occasion ; quand nul n'aurait pu s'y attendre, il s'élance soudain sur Éléazar, l'emporte avec ses armes, et, tandis que l'étonnement glace ceux qui du haut des murs assistent à cette scène, il se hâte de transporter son prisonnier auprès de l'armée romaine. Le général ordonna de le mettre à nu, de l'amener dans un endroit où il était le mieux vu des spectateurs de la ville et de le déchirer à coups de fouet. Les Juifs furent alors saisis d'une vive compassion pour ce jeune homme et là ville entière éclata en gémissements - plainte excessive, semble-t-il, pour le malheur d'un seul homme. A cette vue, Bassus ourdit un stratagème contre les Juifs ; il se proposa de redoubler leur émotion et de les contraindre à lui livrer la forteresse en échange de la vie de cet homme; son espérance ne fut pas déçue. Il ordonna donc de dresser une croix, comme s'il allait aussitôt attacher Éleazar ; les défenseurs de la citadelle, à ce spectacle, s'abandonnèrent à une affliction plus vive encore et, avec des cris perçants, hurlèrent qu'on leur infligeait une douleur insupportable. Alors Éléazar les supplia de ne pas le laisser subir la plus cruelle des morts, mais de veiller à leur propre salut en cédant à la force et à la fortune des Romains, maintenant que tous les autres s’étaient soumis. Les Juifs, ébranlés par ses paroles et par les vives prières qu'on leur adressait pour lui d'au dedans la ville, - car Éléazar était d'une grande famille très nombreuse - se laissèrent aller, malgré leur caractère, à la pitié ; ils envoyèrent bien vite quelques messagers, promettant de livrer la citadelle, demandant l'autorisation de s'éloigner en toute sûreté et d'emmener Éléazar. Les Romains et leur général accordèrent ces conditions ; mais la multitude de la ville basse, apprenant la convention particulière conclue par les Juifs, résolut elle-même de fuir secrètement pendant la nuit. Sitôt qu'elle eut ouvert les portes, Bassus en fut averti par ceux qui avaient traité avec lui, soit qu'ils fussent jaloux du salut de cette foule, soit qu'ils craignissent d'être déclarés responsables de sa fuite. Seuls les plus braves des fugitifs purent prendre les devants, faire une trouée et. s'enfuir ; de ceux qui restèrent à l'intérieur, mille sept cents hommes furent tués ; les femmes et les enfants furent vendus comme esclaves. Cependant Bassus crut qu'il fallait maintenir les conditions arrêtées avec ceux qui avaient livré la forteresse ; il les laissa donc partir et leur rendit Éléazar. [7,6,2] 5. <210> Après avoir réglé cette affaire, il se hâta de conduire son armée contre la forêt appelée Jarde ; il avait appris, en effet, que beaucoup de Juifs s'y étaient rassemblés, après s'être échappés de Jérusalem et de Machaeron, pendant le siège de ces deux villes. Arrivé là, il reconnut que la nouvelle n'était pas fausse ; il fit donc cerner d'abord par sa cavalerie tout le terrain, afin de rendre ainsi la fuite impossible à ceux des Juifs qui oseraient tenter de percer ; quant aux fantassins, il leur ordonna de couper les arbres de la forêt où s'étaient abrités les fugitifs. Les Juifs furent donc réduits à la nécessité de tenter quelque grande action d'éclat, de risquer une lutte aventureuse pour arriver peut-être à s'échapper ; s'élançant en rangs serrés et avec des cris, ils tombèrent sur les troupes qui les cernaient. Celles-ci leur opposèrent une forte résistance, et comme ils déployaient au plus haut degré, les uns l'énergie du désespoir, les autres l'ardeur de vaincre, le combat se prolongea assez longtemps : mais le terme n'en fut pas le même pour les deux partis opposés. Du côté des Romains, il n'y eut en tout que douze tués et quelques blessés ; mais aucun des Juifs ne sortit sain et sauf de l'engagement. Ils moururent tous au nombre d'environ trois mille, avec leur chef Judas, fils d'Ari, dont nous avons dit précédemment que, commandant un corps de troupe pendant le siège de Jérusalem, il était descendu dans un des souterrains et avait réussi à s'enfuir sans être vu. 6. <216> Vers ce temps-là César manda à Bassus et à Laberius Maximus, qui était procurateur, d'affermer toutes les terres des Juifs. Il ne voulait pas bâtir là de ville, mais se les réserver comme domaine particulier : il donna seulement à huit cents soldats licenciés de l'armée romaine un territoire pour s'établir à l'endroit appelé Emmaüs, éloigné de trente stades de Jérusalem. A tous les Juifs, en quelque lieu qu'ils habitassent, il imposa un tribut annuel de deux drachmes qui devait être versé au Capitole à la place de l'offrande qu'ils faisaient auparavant au Temple de Jérusalem. Tel était alors l'état des affaires des Juifs. [7,7,1] CHAPITRE VII. 1. <219> Dans la quatrième année du règne de Vespasien, il arriva qu'Antiochos, roi de Commagène, tomba avec toute sa famille dans de grands malheurs pour les raisons que voici. Caesennius Paetus, alors nommé gouverneur de Syrie, écrivit à César, soit qu'il fût sincère, soit par haine d'Antiochus (ce point n'a pas été bien élucidé) ; il y disait qu'Antiochos et son fils Epiphanes avaient résolu de se révolter contre les Romains et conclu une alliance avec le roi des Parthes. Il convenait donc à César de s'assurer d'eux, de crainte que, prenant les devants, ils n'entreprissent des opérations et ne troublassent tout l'Empire romain par la guerre. César ne pouvait négliger une telle dénonciation qui le surprit ; car le voisinage des deux rois rendait l'affaire très digne d'attention. Samosate, qui est la ville la plus importante de la Commagène, est, en effet, située sur l'Euphrate, en sorte que les Parthes, s'ils avaient conçu un tel dessein, eussent trouvé un passage facile et une réception assurée. Paetus, dont le témoignage avait trouvé crédit, eut l'autorisation de faire ce qu'il jugerait opportun. Aussitôt sans qu'Antiochos et ses amis s'y attendissent, il envahit la Commagène, à la tête de la sixième légion, accrue de cohortes auxiliaires et de quelques escadrons de cavalerie. Il avait en outre pour alliés deux rois : celui de Chalcis, Aristobule, et celui de la principauté dite d'Emèse, Scemus. Leur invasion ne se heurta à aucune résistance : car nul des habitants du pays ne voulut lever les mains contre eux. Antiochos, à qui cette nouvelle parvint à l'improviste, n'accepta pas même l'idée d'une guerre contre les Romains ; il se décida à laisser toute la résidence royale dans l'état où elle était et à se retirer dans un char avec sa femme et ses enfants, pensant qu'il se justifierait ainsi aux yeux des Romains de l'accusation lancée contre lui. Il s'avança donc à cent vingt stades de la ville dans la plaine, où il établit son camp. 2. <230> Paetus envoya un détachement prendre possession de Samosate, et tint ainsi la ville en son pouvoir. Lui-même, avec le reste de ses troupes, se lança à la poursuite d'Antiochos. Le roi ne se laissa pas contraindre, même par la nécessité, à commettre quelque acte d'hostilité contre les Romains ; déplorant son sort, il se résigna à souffrir ce qu'il fallait supporter. Mais ses fils, jeunes, ayant l'expérience de la guerre, et remarquables par leur vigueur physique, ne devaient pas facilement accepter leur malheur sans résistance. Epiphanes et Callinicos recoururent donc à la force. Il s'ensuivit une bataille acharnée qui dura tout le jour ; les princes montrèrent un brillant courage et se retirèrent, le soir venu, avec leurs troupes, qui n'avaient pas été entamées. Cependant Antiochos ne put se résoudre à rester en place, après une bataille dont l'issue avait été indécise ; il prit sa femme et ses filles et s'enfuit avec elles en Cilicie. Cette conduite ébranla le moral de ses troupes qui, le considérant comme ayant condamné lui-même sa royauté, firent défection et, désespérés, passèrent aux Romains. Craignant donc d'être complètement abandonnés par leurs compagnons de lutte, Epiphanes et son entourage durent nécessairement chercher leur salut dans la fuite ; il n'y eut en tout que dix cavaliers pour passer l'Euphrate avec ceux. De là ils se rendirent sans péril auprès du roi des Parthes, Vologèse, qui, loin de les mépriser comme des fugitifs leur accorda tous les honneurs comme s'ils jouissaient encore de leur ancienne félicité. 3. <238> Quand Antiochos fut arrivé à Tarse, ville de Cilicie, Paetus envoya pour l'arrêter un centurion et le fit conduire enchaîné à Rome. Vespasien ne put souffrir que ce roi fût amené devant lui en cet état ; il aima mieux prendre en considération leur ancienne amitié que de lui témoigner, sous prétexte de guerre, une colère inexorable. Il ordonna donc, pendant qu'Antiochos était encore en route, de lui enlever ses liens et, le dispensant du voyage à Rome, de le laisser vivre pour le moment à Lacédémone. Il lui accorda, en outre, une pension considérable, qui lui permit de mener une existence, non seulement aisée, mais digne d'un roi. Quand Epiphanes et ses compagnons apprirent cela, après avoir conçu de fortes craintes au sujet d'Antiochos, ils furent délivrés de leurs graves et pénibles inquiétudes. Ils espérèrent même se réconcilier avec César, car Vologèse lui avait écrit à leur sujet ; ils ne pouvaient, en effet, malgré les agréments de leur existence, se résigner à vivre hors de l'Empire romain. Aussi, quand César les y autorisa avec bienveillance, ils se rendirent à Rome ; le père y vint bientôt lui-même de Lacédémone. Ils y demeurèrent désormais, traités avec toutes les marques de considération. 4. <244> Nous avons précédemment exposé quelque part que les Alains sont une tribu de Scythes, habitant aux bords du Tanaïs et du marais de la Méotide. A cette époque, ils formèrent le dessein d'envahir, pour les piller, la Médie et les régions au delà. Ils traitèrent avec le roi d'Hyrcanie, maître du passage que le roi Alexandre a fermé avec des portes de fer. Quand ce prince leur en eut ouvert l'accès, ils se précipitèrent en masse, sans que les Mèdes en eussent rien pressenti, dans une contrée fort peuplée, remplie de troupeaux de diverses espèces, qu'ils ravagèrent : personne n'osa s'opposer à leur marche, car le roi de ce pays, Pacoros, s'était enfui épouvanté dans des lieux inaccessibles, abandonnant tout le reste ; et c'est à peine s'il put racheter aux Alains sa femme et ses concubines prisonnières, au prix de cent talents. Pillant sans danger et sans résistance, les Alains s'avancèrent, en ravageant tout sur leur passage, jusqu'en Arménie. Tiridate, roi de ce pays, marcha à leur rencontre. Dans le combat qu'il livra, il s'en fallut de peu qu'il ne fût pris vivant ; l'un des Alains lui avait jeté de loin une corde qui l'enserra et allait la tirer à lui quand le prince la coupa rapidement avec son épée et prit la fuite. Cependant les Barbares, que ce combat avait encore rendus plus sauvages, dévastèrent tout le territoire, emmenèrent des deux royaumes un grand nombre de prisonniers et beaucoup d'autre butin, puis retournèrent dans leur pays. [7,8,1] CHAPITRE VIII. 1. <252> En Judée, Bassus était mort, et Flavius Silva lui succéda comme gouverneur. Voyant tout le territoire asservi par la guerre à l'exception d'une seule forteresse qui restait encore insurgée, il dirigea une expédition contre elle, après avoir rassemblé toutes les forces qu'il avait dans la région. Cette place se nomme Masada. Les sicaires qui l'avaient occupée étaient commandés par un homme de qualité, Éléazar, descendant de ce Judas qui persuada, comme nous l'avons rapporté, un assez grand nombre de Juifs à ne pas se faire inscrire, au temps où Quirinius fut envoyé en Judée pour présider au recensement. A ce moment, les sicaires se concertèrent contre ceux qui voulaient se soumettre aux Romains ; ils les poursuivaient de toutes manières comme des ennemis, pillant leurs biens, volant leurs troupeaux, mettant le feu à leurs habitations. Ils déclaraient ne voir aucune différence entre des étrangers et ceux qui avaient si lâchement trahi la liberté des Juifs, digne d'être défendue par les armes, ceux qui avaient déclaré leurs préférences pour la servitude sous le joug romain. Mais ce langage n'était qu'un prétexte pour voiler leur cruauté et leur avidité, ce que leurs actes montrèrent clairement. Car ces gens que les sicaires attaquaient prirent part avec eux à la sédition et apportèrent leur concours, dans la guerre contre les Romains, à ces mêmes hommes qui leur firent souffrir dans la suite des atrocités plus cruelles encore. Convaincus depuis longtemps d'avoir allégué des prétextes mensongers, ils redoublaient leurs rigueurs contre ceux qui, par de justes raisons, leur reprochaient leur méchanceté. Car ce temps fut bien fertile parmi les Juifs en cruautés variées ; on ne laissait sans la perpétrer aucune œuvre scélérate ; même l'imagination, appliquée à cette recherche, n'aurait pu découvrir de forfait nouveau. C'était comme une maladie contagieuse, sévissant dans le particulier et en public ; il y avait émulation à qui surpasserait les autres en impiétés envers Dieu, en injustices contre le prochain. Les puissants opprimaient la foule, la multitude cherchait à perdre les puissants ; car les uns avaient la passion de la tyrannie, les autres celle d'exercer des violences et de piller les biens des riches. Les sicaires furrent les premiers à donner le signal des crimes et des cruautés contre leurs compatriotes ; ils ne laissèrent aucun mot outrageant sans le prononcer, aucun dessein destiné à perdre leurs victimes sans le faire suivre d'effet. Mais Jean les fit passer pour modérés, en comparaison de lui. Car non seulement il tua tous ceux qui conseillaient des mesures justes et utiles, traitant les citoyens comme ses plus grands ennemis, mais il déchaîna sur sa patrie une infinité de malheurs publics, tels qu'on pouvait les attendre d'un homme assez perdu d'audace pour se montrer impie envers Dieu. Il mettait sur sa table des mets défendus, négligeant les règles de pureté consacrées par l'usage et par l'exemple de ses pères ; on ne s'étonnait plus dès lors qu'un homme coupable de si folles impiétés envers Dieu manquât, à l'égard de ses concitoyens, de toute humanité, de tout sentiment du devoir. Et quel crime n'a pas commis Simon fils de Gioras ? Quel outrage a-t-il épargné aux hommes libres qui avaient fait de lui leur tyran ? Quels liens d'amitié ou de parenté n'ont pas redoublé l’audace de ces hommes dans leurs meurtres quotidiens ? C'était, à leurs yeux, une sordide méchanceté de maltraiter des étrangers, mais un noble étalage de courage de sévir sur ceux qui les touchaient de plus près. Mais la rage des Iduméens se montra plus féroce encore. Ces abominables scélérats égorgèrent les grands-prêtres, pour ne garder aucune parcelle du respect dû à Dieu, supprimèrent tout ce qui restait encore des formes de gouvernement, introduisirent partout l'anarchie la plus complète. En cela excella la tourbe des hommes, appelés zélateurs, dont les actes confirmèrent le nom, car ils cherchèrent à imiter toute œuvre scélérate et à répéter tous les forfaits dont l'histoire avait gardé le souvenir. Cependant ils s'attribuèrent ce nom du mot qui désigne le zèle tourné vers le bien, soit par une raillerie brutale de ceux qu'ils persécutaient, soit qu'ils considérassent les plus grands crimes comme des vertus. Assurément ils trouvèrent tous la fin qui leur convenait, car Dieu leur infligea à tous un juste châtiment ; toutes les souffrances que peut subir la nature humaine fondirent sur eux jusqu'au dernier terme de leur vie, qu'ils achevèrent au milieu de tourments de tout genre. Pourtant, on peut dire que leurs souffrances n'ont pas égalé leurs crimes, car il était impossible de les traiter suivant leurs mérites. Quant à ceux qui ont été victimes de leurs cruautés, ce n'est pas le moment de déplorer leur sort comme il le faudrait. Je reviens donc à mon récit que j'avais interrompu. 2. <275> Le général romain marcha avec ses troupes contre Éléazar et les sicaires qui occupaient avec lui Masada ; il s'empara rapidement de tout le territoire, dont il garnit de troupes les positions les plus avantageuses. Puis il éleva un mur tout autour de la place, pour rendre la fuite difficile aux assiégés, et y posta des gardes. Lui-même choisit, pour l'assiette de son camp, le lieu le plus propre aux opérations de siège, là où les rochers de la forteresse se rapprochaient de la montagne voisine ; l'approvisionnement y offrait d'ailleurs des difficultés. Non seulement les vivres y étaient convoyés de loin, au prix de grandes fatigues pour les Juifs chargés de cette tâche, mais encore l'eau devait être apportée dans le camp, en l'absence de toute source, voisine. Après avoir veillé à ces préparatifs, Silva entreprit le siège, qui exigea beaucoup d'habileté et d'efforts, à cause de la force de cette citadelle, qui est naturellement disposée comme je vais le dire. 3. <280> Un rocher d'un assez vaste pourtour et d'une grande hauteur est de toutes parts isolé par de profonds ravins, dont on ne voit pas le fond. Ils sont escarpés et inaccessibles aux pieds de tout être vivant, sauf en deux endroits où la roche se prête à une ascension pénible. De ces deux chemins, l'un part du lac Asphaltite dans la direction de l'est ; l'autre est à l'ouest et offre plus de facilité à la marche. On appelle le premier « serpent », à cause de son étroitesse et de ses nombreux détours : car il est coupé là où les escarpements font saillie, revient souvent sur lui-même, puis s'allongeant peu à peu, poursuit à grand peine sa progression. Tout homme qui suit ce chemin doit s'appuyer alternativement sur chaque pied, car la mort le guette ; de chaque côté s'ouvrent des abîmes qui peuvent glacer d'effroi le plus brave. Quand on a suivi le chemin l'espace de trente stades, on n'a plus devant soi qu'un sommet sans pointe terminale, qui forme sur la crête une surface plane. C'est sur ce plateau que le grand-prêtre Jonathas construisit d'abord une forteresse, qu'il appela Masada ; dans la suite, le roi Hérode s'occupa avec grand zèle de mettre cette place en état. Il éleva tout autour du sommet, sur une longueur de sept stades, une muraille de pierres blanches, haute de douze coudées, épaisse de huit ; au-dessus d'elle se dressaient trente-sept tours, hautes de cinquante coudées, d'où l'on pouvait passer dans des habitations construites sur toute la face intérieure du mur. Le roi avait réservé à la culture le sommet, qui est fertile et d'une terre plus meuble que toutes les plaines ; de cette façon, s'il y avait disette de provisions du dehors, la famine épargnerait ceux qui auraient confié leur salut à la forteresse. Il y bâtit aussi un palais sur la pente ouest, sous les remparts de la citadelle et tourné vers le nord. Le mur de ce palais était haut et solide ; il était flanqué aux angles de quatre tours de soixante coudées de haut. A l'intérieur, la disposition des appartements, des portiques et des bains offrait beaucoup de variété et de luxe ; partout s'élevaient des colonnes monolithes : les murs et le pavé des appartements étaient revêtus de mosaïques aux couleurs variées. Près de chacun des endroits habités, tant sur la hauteur qu'autour du palais et devant le rempart, il avait fait creuser beaucoup de grandes citernes dans le roc, pour fournir de l'eau en même abondance que s'il y avait eu des sources. Une route creuse, invisible du dehors, conduisait du palais au sommet de la colline. Du reste, il était difficile aux ennemis de faire usage même des routes que l'on voyait, car celle de l'orient est, comme nous l'avons dit, naturellement inaccessible, et Hérode avait fortifié celle de l'occident, dans sa partie la plus étroite, par une forte tour, qu'une distance d'au moins mille coudées séparait du sommet, et qu'il n'était, ni possible de tourner ni facile de prendre. Même pour des voyageurs n'ayant rien à craindre, la sortie en était malaisée. Ainsi la nature et la main des hommes avaient fortifié cette place contre les attaques des ennemis. 4. <295> On admirait encore davantage la richesse et le bon état des approvisionnements accumulés ; en effet, on tenait en réserve du blé, en quantité suffisante pour un long temps, plus beaucoup de vin et d'huile, de légumes secs d'espèces variées, des monceaux de dattes. Éléazar, quand il s'empara par ruse de cette place forte, avec les sicaires, trouva toutes ces provisions bien conservées, nullement inférieures à celles qui avaient été déposées à une date récente : et cependant, depuis cet aménagement jusqu'à la prise de Masada par les Romains, il s'était écoulé près de cent ans. Néanmoins les Romains trouvèrent sans trace de corruption ce qui restait des fruits. Cette conservation doit être attribuée à l'air, que l'altitude de la citadelle préserve de tout mélange de terre ou de bourbe. On trouva aussi une multitude d'armes de toute espèce que le roi avait mises en réserve comme un trésor et qui eussent pu suffire aux besoins de dix mille hommes ; du fer, du bronze, et même du plomb non travaillés ; tous ces approvisionnements avaient été faits pour des motifs sérieux. On dit même qu'Hérode préparait cette forteresse pour lui servir de refuge, en prévision d'un double danger : d'une part la multitude des Juifs, qui pouvaient le renverser et ramener au pouvoir les rois de la dynastie antérieure ; de l'autre, péril plus grand et plus terrible, la menace de Cléopâtre, reine d'Égypte. Car celle-ci ne cacha jamais son dessein, mais pressa Antoine, dans ses fréquents entretiens, de tuer Hérode et de lui donner à elle le royaume des Juifs. On est étonné qu'Antoine, misérablement asservi par l'amour de cette femme, ait négligé d'accéder à sa requête qu'on ne pouvait guère s'attendre à le voir rejeter. Voilà donc les craintes qui déterminèrent Hérode à fortifier Masada : il devait ainsi laisser aux Romains cette tâche suprême pour achever la guerre contre les Juifs. [7,8,2] 5. <304> Lorsque le général romain eut comme nous l'avons dit, entouré extérieurement d'une muraille tout le terrain et prévenu, par la plus stricte surveillance, la fuite des défenseurs, il entreprit le siège, n'avant trouvé qu'un endroit capable de recevoir des terrasses. Il y avait, en effet, derrière la tour qui protégeait la route de l'ouest vers le palais et le faite de la colline, un éperon rocheux d'une largeur considérable et formant saillie, mais de trois cents pieds au-dessous du sommet de Masada : on l'appelait Leuké, la « Roche blanche ». Silva y monta donc, l'occupa et ordonna à l'armée d'apporter des charges de terre. Grâce au zèle que les soldats déployèrent dans ce travail et à leur grand nombre, la terrasse s'éleva, solide, à la hauteur de deux cents pieds. Cependant une plate-forme de ces dimensions ne parut pas assez solide et résistante pour porter les machines destinées à l'assaut : aussi éleva-t-on au-dessus un "cavalier", de fortes pierres bien ajustées, large et haut de cinquante coudées. La construction des engins fut analogue à celle que Vespasien d'abord, et ensuite Titus avaient imaginée pour le siège des places ; de plus, on éleva une tour de cent coudées entièrement blindée de fer, du haut de laquelle les Romains, grâce au grand nombre de leurs oxybèles et onagres, lançaient des projectiles contre les défenseurs du rempart, dont ils les chassaient en les obligeant à se dérober. En même temps Silva mit en place un puissant bélier, avec ordre de battre continuellement la muraille, qui fut entamée, non sans peine, sur une certaine étendue et renversée. Les sicaires s'empressèrent de bâtir à l'intérieur un autre mur, auquel les machines ne devaient pas faire subir le même sort qu'au premier, car pour le rendre flexible et capable d'amortir la violence du choc, ils le construisirent de la façon suivante. Ils unirent les unes aux autre, à leurs extrémités, de grandes poutres disposées dans le sens de leur longueur. Il y en avait ainsi deux rangées parallèles, séparées l'une de l'autre par un intervalle égal à l'épaisseur du mur, et l'entre-deux était formé d'un amoncellement de terre. En outre, dans la crainte que la terre ne se répandit quand on battrait cette terrasse, ils relièrent encore par des poutres transversales celles qui étaient disposées en longueur. L'ouvrage était donc, aux yeux des ennemis, semblable à un édifice maçonné. Les coups des machines, portés contre cette matière qui leur cédait, s'amortissaient, et même, comme ce martèlement la comprimait, elle n'en devenait que plus solide. A cette vue, Silva jugea qu'il détruirait plutôt ce mur par le feu; il ordonna donc aux soldats de lancer en grand nombre des torches enflammées. Le mur, formé surtout de pièces de bois, prit feu rapidement ; embrasé dans sa profondeur, il développa un grand incendie. Dès le début de cet incendie, le vent du nord qui soufflait dans leurs visages inspira des craintes aux Romains ; comme il se rabattait sur eux d'en haut, il poussait les flammes contre eux, et peu s'en fallut même qu'ils ne désespérassent de leurs machines, prêtes à s'embraser aussi. Mais ensuite le vent, comme par une intervention surhumaine, changea subitement, et celui du sud, soufflant avec violence en sens contraire, ramena et rejeta l'incendie contre la muraille, qui bientôt flamba tout entière du haut en bas. Les Romains, ainsi assistés du secours de Dieu, se retirèrent joyeux dans leur camp, résolus à attaquer les ennemis le lendemain ; pendant cette nuit, leurs postes de garde veillèrent avec plus de soin que jamais, afin de ne laisser échapper aucun fuyard. 6. <320> Cependant Éléazar ne conçut pas la pensée de fuir et n'autorisa personne à le faire. Quand il vit que le mur était consumé par le feu, il n'imagina aucun moyen de salut ni de défense et, réfléchissant sur le traitement que les Romains, une fois maîtres de la place, feraient subir aux défenseurs, à leurs femmes et à leurs enfants, il décida que tous devaient mourir après avoir pris cette résolution, la meilleure dans les circonstances présentes, il réunit les plus courageux de ses compagnons et les exhorta en ces termes à agir ainsi : "Il y a longtemps, mes braves, que nous avons résolu de n'être asservis ni aux Romains, ni à personne, sauf à Dieu, qui est le seul vrai, le seul juste maître des hommes; et voici venu l'instant qui commande de confirmer cette résolution par des actes. En ce moment donc, ne nous déshonorons pas, nous qui n'avons pas auparavant enduré une servitude exempte de péril et qui sommes maintenant exposés à des châtiments inexorables accompagnant la servitude, si les Romains nous tiennent vivants entre leurs mains ; car nous fûmes les premiers à nous révolter, et nous sommes les derniers à leur faire la guerre. Je crois d'ailleurs que nous avons reçu de Dieu cette grâce de pouvoir mourir noblement, en hommes libres, tandis que d'autres, vaincus contre leur attente, n'ont pas eu cette faveur. Nous avons sous les yeux, pour demain, la prise de la place, mais aussi la liberté de choisir une noble mort que nous partagerons avec nos amis les plus chers. Car les ennemis, qui souhaitent ardemment de nous prendre vivants, peuvent aussi peu s'opposer à notre décision que nous-mêmes leur arracher la victoire dans un combat. Peut-être eût-il fallu dès l'origine, quand nous voyions, malgré notre désir de revendiquer notre liberté, tous les maux cruels que nous nous infligions à nous-mêmes, et les maux pires encore dont nous accablaient les ennemis - reconnaître le dessein de Dieu, et la condamnation dont il avait frappé la race des Juifs, jadis chère à son cœur ; car s'il nous était resté propice, ou si du moins sa colère eût été modérée, il n'aurait pas laissé se consommer la perte d'un si grand nombre d'hommes ; il n'aurait pas abandonné la plus sainte de ses villes à l'incendie et à la sape des ennemis. Avons-nous donc espéré, seuls de tous les Juifs, d'échapper à notre perte en sauvant la liberté ? Comme si nous n'étions pas coupables envers Dieu, comme si nous n'avions participé à aucune iniquité après avoir enseigné l'iniquité aux autres ? Mais voyez comment Dieu confond notre vaine attente, en faisant fondre sur nous des malheurs qui passent nos espérances. Car nous n'avons pas même trouvé notre salut dans la force naturelle de cette place imprenable, et, bien que possédant des vivres en abondance, une multitude d'armes et tous les autres approvisionnements en quantité, c'est manifestement Dieu lui-même qui nous a ravi tout espoir de nous sauver. Ce n'est pas, en effet, de son propre mouvement que le feu porté contre les ennemis s'est retourné contre le mur bâti par nous, mais c'est là l'effet d'une colère soulevée par nos crimes si nombreux, que nous avons, dans notre fureur, osé commettre sur nos compatriotes. Payons donc de nous-mêmes la peine de ces forfaits, non pas aux Romains, nos ennemis pleins de haine, mais à Dieu sont les châtiments sont plus modérés que les leurs. Que nos femmes meurent, sans subir d'outrages ; que nos enfants meurent sans connaître la servitude ! Après les avoir tués nous nous rendrons les uns aux autres un généreux office, en conservant la liberté qui sera notre noble linceul. Mais d'abord détruisons par le feu nos richesses et la forteresse ! Les Romains, je le sais bien, seront affligés de n'être pas les maîtres de nos personnes et d'être frustrés de tout gain. Laissons seulement les vivres ; ceux-ci témoigneront pour les morts que ce n'est pas la disette qui nous a vaincus, mais que, fidèles à notre résolution première, nous avons préféré la mort à la servitude. " [7,8,3] 7. <337> Telles furent les paroles d'Éléazar. Elles ne produisirent pas la même impression sur tous les assistants. Les uns avaient hâte d'obéir, et ils étaient presque joyeux à la pensée d'une mort aussi belle : mais il y en avait d'autres, d'un cœur moins ferme, qui étaient touchés de compassion pour leurs femmes et leurs familles, et sans doute aussi pour eux-mêmes, voyant la mort de si près. Ils se regardaient les uns les autres, et leurs larmes disaient assez leur refus. Éléazar, les voyant céder à la crainte et leurs âmes fléchir devant la grandeur de son dessein, craignit que ceux même qui avaient entendu avec fermeté son discours ne fussent amollis par les supplications et les larmes des autres. Il ne renonça donc pas à les exhorter et, s'enflammant lui-même s'animant d'une brûlante ferveur, il commença une harangue plus brillante encore sur l'immortalité de l'âme, en proie à une vive indignation et regardant fixement ceux qui pleuraient : "Certes, dit-il, je me suis bien trompé, en croyant avoir pour compagnons, dans ces luttes pour la liberté, des hommes courageux, résolus à bien vivre ou à mourir. Mais vous ne différiez nullement des premiers venus, ni pour la vertu ni pour l'audace, car vous craignez la mort, qui peut vous délivrer des plus grands maux, quand il ne fallait ni en retarder l'instant, ni attendre un conseiller. Depuis longtemps, et dès que s'ouvrit notre intelligence, les préceptes divins, transmis par la tradition et dont le témoignage était confirmé par les actions et les sentiments de nos pères, nous ont constamment enseigné que la vie, non la mort, est un malheur pour les hommes. La mort, en effet, libérant nos âmes, leur permet de s'échapper vers le pur séjour qui leur est propre pour y être exemptes de toute calamité ; mais tant qu'elles sont unies au corps mortel et sensibles à ses maux, alors, à dire toute la vérité, elles sont mortes; car le divin ne doit pas être associé à ce qui est mortel. Assurément l'âme, même enchaînée au corps, possède une grande puissance ; elle fait de lui son propre instrument de perception ; invisible, elle le meut et le pousse à des actions qui dépassent sa nature mortelle ; mais quand l'âme, délivrée de ce poids qui l'entraîne vers la terre et s'attache à elle, occupé le séjour qui est proprement le sien, elle jouit alors d'une énergie bienheureuse et d'une puissance entièrement indépendante, restant, comme Dieu lui-même, invisible aux regards mortels. Car même quand elle est dans le corps, on ne l'aperçoit point ; elle s'en approche invisible et le quitte encore sans être vue ; elle n'a qu'une nature, l'incorruptibilité, mais elle est la cause des changements qu'éprouve le corps. En effet, toute partie de ce corps que touche l'âme vit et fleurit ; toute partie dont elle se retire meurt et se flétrit. Tant il y a en elle surabondance d'immortalité ! Le sommeil peut fournir la preuve la plus claire de ce que j'avance; dans cet état, l'âme, que le corps ne sollicite pas, jouit en parfaite liberté du repos le plus agréable : elle s'unit à Dieu par la communauté de sa substance, erre de tous cités et prédit beaucoup de choses à venir. Pourquoi donc craindre la mort, quand on aime le repos du sommeil ? Quelle folie n'y a-t-il pas à rechercher la liberté dans la vie, en se refusant l'immortelle liberté. Nous devrions, après avoir été instruits dans nos familles, donner aux autres hommes l'exemple d'être prêts à la mort. Pourtant, si nous avons encore besoin que les étrangers nous garantissent cette croyance, regardons ces Indiens qui font profession de pratiquer la sagesse. Bien que braves, ils supportent avec impatience le temps de la vie, comme une redevance nécessaire due à la nature, mais ils se hâtent de séparer leur âme de leur corps et, sans y être engagés ni poussés par aucun mal, cédant au désir de la vie immortelle, ils annoncent d'avance aux autres leur intention de quitter ce monde. Il n'y a personne pour les en empêcher : tous, au contraire, les jugent heureux, et leur donnent des lettres pour leurs proches, tant ils considèrent comme assurées et parfaitement vraies les relations qui unissent les âmes entre elles. Puis, quand ces sages ont entendu les messages qui leur sont confiés, ils livrent leur corps au feu, afin de séparer du corps, l'âme rendue à la pureté la plus parfaite, et ils meurent parmi les hymnes de louanges. Leurs amis les plus chers les accompagnent à la mort, plus volontiers que les autres hommes n'accompagnent leurs concitoyens partant pour un très long voyage ; ils pleurent sur eux-mêmes, mais vantent le bonheur de ces sages, qui déjà reçoivent leur place dans l'immortel séjour. N'avons-nous donc pas honte d'être inférieurs en sagesse aux Indiens et d'outrager honteusement, par notre timidité, ces lois de nos pères qui sont un objet d'envie pour tous les hommes ? Mais, quand même nous aurions été instruits tout d'abord dans des préceptes tout contraires, dans la pensée que pour les hommes la vie est un bien et la mort un mal, l'événement nous invite cependant à supporter la mort avec courage, car nous périssons par la volonté de Dieu et la force de la nécessité. Depuis longtemps, à ce qu'il semble, Dieu avait porté ce décret contre la race entière des Juifs, qu'il fallait renoncer à une vie dont nous ne savions pas user avec justice. Gardez-vous de vous accuser vous-mêmes, ni d'en faire honneur aux Romains, si la guerre que nous soutenons contre eux a entraîné notre ruine totale : ce n'est pas leur puissance qui a produit cet effet, mais une cause bien supérieure qui leur a donné l'apparence de la victoire. Est-ce sous les armes des Romains qu'ont péri les Juifs de Césarée ? Ils n'avaient pas même l'intention de se révolter contre Rome : ils s'occupaient de célébrer le sabbat, quand la foule des habitants de Césarée s'élança contre eux. et, sans même qu'ils levassent les bras, les égorgea avec leurs femmes et leurs enfants. Cette foule n'avait aucune crainte des Romains qui, certes, considéraient seulement comme ennemis les révoltés de notre nation. Mais, dira-t-on, les habitants de Césarée furent toujours hostiles à ceux qui séjournaient parmi eux ; profitant de l'occasion, ils ont assouvi leur ancienne haine. Que dire alors des Scythopolitains ? Ils ont osé, dans l'intérêt des Grecs, nous faire la guerre, mais non se venger des Romains avec notre aide, alors que nous étions parents. La bienveillance et la fidélité que les Juifs avaient témoignées aux habitants leur a été vraiment d'un grand secours ; ils ont été cruellement égorgés en masse, eux et leurs familles, et c'est là le prix qu'ils ont reçu de leur alliance. Le mal dont nous les avions défendus, ils l'ont fait subir à nos concitoyens, comme si ceux-ci avaient eu l'intention de l'infliger. II serait long maintenant de mentionner en détail tous ces événements ; vous savez qu'il n'y a pas une ville de Syrie qui n'ait tué les Juifs, habitant dans ses murs, avec plus de haine pour nous que pour les Romains. C'est dans ce pays que le peuple de Damas, incapable même de forger un prétexte spécieux, a rempli la ville du carnage le plus abominable, égorgeant dix-huit mille Juifs avec leurs femmes et leurs enfants. Quant à la multitude des Juifs d'Égypte, torturés et tués, elle dépasse peut-être, on nous l'a dit, le nombre de soixante-mille. Si ces Juifs ont péri de la sorte, c'est apparemment parce que, sur une terre étrangère, ils n'ont trouvé aucun secours qu'ils pussent opposer à leurs ennemis. Mais à ceux qui, sur leur propre territoire, ont tous ensemble engagé la guerre contre les Romains, qu'a-t-il donc manqué de ce qui pouvait leur inspirer l'espoir d'un solide succès : des armes, des remparts, des forteresses imprenables, un cœur inaccessible aux périls affrontés pour la cause de la liberté, tout les a encouragés à la révolte. Mais ces forces, suffisantes pour quelque temps et qui excitaient nos espoirs, parurent bientôt la source des plus grands malheurs; tout fut pris, tout tomba aux mains des ennemis, comme si ces préparatifs eussent été faits pour rehausser leur triomphe, non pour le salut de ceux qui en étaient les auteurs. Ceux qui sont tombés dans les combats, il faut les estimer heureux, car ils sont morts en défendant la liberté, non en la trahissant. Mais qui n'aura pitié de la multitude tombée au pouvoir des Romains ? Qui ne voudra mourir plutôt que de subir le même sort ? Les uns ont péri sur la roue, torturés par le feu ou le fouet ; d'autres, à demi dévorés par les bêtes fauves, ont été conservés, vivants encore, pour leur servir une seconde fois de pâture, après avoir offert aux ennemis matière à rire et à s'amuser. Mais il faut considérer comme les plus infortunés de ces Juifs ceux qui vivent encore, et qui, implorant souvent la mort, sont dans l'impossibilité de la trouver. [7,8,4] Où est cette grande cité, la métropole de toute la nation juive, qui devait sa force à tant d'enceintes de murailles, qui opposait aux ennemis un si grand nombre de forts et de hautes tours, qui avait peine à contenir les approvisionnements de la guerre et renfermait, pour sa défense, tant de myriades de combattants ? Où est celle qui passait pour une création de Dieu ? Elle a été arrachée de ses fondements, renversée de fond en comble, et il ne reste d'elle, sur ses ruines, d'autre monument que le camp de ceux qui l'ont détruite. De malheureux vieillards y demeurent encore près des cendres du Temple, avec quelques femmes que les ennemis out réservées aux outrages les plus vils. Lequel de nous, songeant à un pareil spectacle, souffrira de voir la lumière du soleil, pût-il même vivre à l'abri du péril ? Qui donc est assez ennemi de sa patrie, assez lâche, assez attaché à la vie pour ne pas regretter d'avoir vécu jusqu'à ce jour ? Ah ! plût à Dieu que nous fussions tous morts avant d'avoir vu cette sainte cité sapée par les mains des ennemis, ce Temple saint renversé par un tel sacrilège ! Mais puisque le noble espoir qui nous a soutenus, de réussir peut être à nous venger de ce crime sur les ennemis, s'est maintenant dissipé, et nous laisse seuls en présence de la nécessité, hâtons-nous de mourir avec honneur ! Prenons-nous en pitié, nous, nos enfants et nos femmes, tandis qu'il nous est encore permis d'avoir pitié de nous-mêmes. Car c'est pour la mort que nous sommes nés et que nous avons engendré nos enfants ; même les heureux ne peuvent pas y échapper dais les outrages, l'esclavage, la vue de nos femmes ravies avec nos enfants pour le déshonneur, ce ne sont pas là des maux d'une nécessité naturelle pour les hommes ; de telles épreuves, ils les supportent par lâcheté, parce qu'ils ne veulent pas, en ayant le pouvoir, les prévenir par la mort. Or, c'est enorgueillis de notre courage que nous nous sommes révoltés contre les Romains, et même tout dernièrement, quand ils nous offraient la vie sauve, nous n'avons pas cédé. Qui ne prévoit les effets de leur rage, si nous tombons vivants en leur pouvoir ? Infortunés seront les jeunes gens dont la vigueur pourra souffrir tant de tourments ; infortunés les hommes sur le retour de l'âge, incapables de les supporter. L'un verra sa femme entraînée pour subir la violence ; un captif, les mains liées, entendra la voix de son fils, implorant le secours paternel. Mais tant que ces mains sont libres et tiennent le glaive, qu'elles s'acquittent de leur noble ministère ! Mourons sans être esclaves de nos ennemis ; sortons ensemble, libres, de la vie, avec nos enfants et nos femmes ! C'est là ce que nos lois ordonnent, ce qu'implorent de nous nos femmes et nos enfants. C'est une nécessité que Dieu nous impose ; toute contraire est la volonté des Romains, qui craignent que l'un de nous ne meure avant la prise de la ville. Hâtons-nous donc de leur laisser, au lieu de cette joie qu'ils espèrent goûter en nous prenant, un sentiment de stupeur devant notre mort et d'admiration pour notre courage !" [7,9,1] CHAPITRE IX. 1. <389> Il voulait continuer ses exhortations quand tous l'interrompirent et, pleins d'une irrésistible ardeur, s'empressèrent pour accomplir l'acte qu'il leur conseillait. Agités comme d'un transport divin, ils s'éloignaient, impatients de se devancer les uns les autres, jugeant que c'était une preuve éclatante de courage et de sagesse de ne pas se laisser voir parmi les derniers. Tant était fort l'amour de leurs femmes, de leurs enfants et de leur propre mort qui les inspirait ! Quand ils arrivèrent à l'acte suprême, ils n'eurent pas, comme on l'eût cru, de défaillances ; ils gardèrent leur résolution aussi fermement tendue qu'à l'instant où ils entendirent le discours d'Éléazar ; chez tous subsistaient des sentiments émus et affectueux, mais la raison l'emportait, parce qu'elle leur paraissait avoir pris le parti le plus sage pour les êtres qui leur étaient les plus chers. Ensemble, ils embrassèrent, étreignirent leurs femmes, serrèrent dans leurs bras leurs enfants, s'attachant avec des larmes à ces derniers baisers ; ensemble, comme si des bras étrangers les eussent assistés dans cette œuvre, ils exécutèrent leurs résolution, et la pensée des maux que ces malheureux devaient souffrir, s'ils tombaient aux mains des ennemis, était pour les meurtriers, dans cette nécessité de donner la mort, une consolation. Enfin, nul ne se trouva inférieur à un si grand dessein; tous percèrent les êtres les plus chéris. Malheureuses victimes du sort, pour qui le meurtre de leurs femmes et de leurs enfants, exécuté de leur main, paraissait le plus léger de leurs maux ! Aussi, ne pouvant plus supporter l'angoisse dont ces actes une fois accomplis les accablait, et croyant que ce serait faire injure aux victimes de leur survivre même un court instant ils entassèrent promptement au même endroit tous leurs biens et y mirent le feu ; puis ils tirèrent au sort dix d'entre eux pour être les meurtriers de tous ; chacun s'étendit auprès de sa femme et de ses enfants qui gisaient à terre, les entourant de ses bras, et tous offrirent leur gorge toute prête à ceux qui accomplissaient ce sinistre office. Quand ceux-ci eurent tué sans faiblesse tous les autres, ils s'appliquèrent les uns aux autres la même loi du sort : l'un d'eux, ainsi désigné, devait tuer ses neuf compagnons et se tuer lui-même après tous ; de cette manière, ils étaient assurés qu'il y aurait égalité pour tous dans la façon de porter le coup et de le recevoir. Enfin, les neuf Juifs souffrirent la mort et le dernier survivant, après avoir contemplé autour de lui la multitude des cadavres étendus, craignant qu'au milieu de ce vaste carnage il ne restât quelqu'un pour réclamer le secours de sa main et ayant reconnu que tous avaient péri, mit le feu au palais, s'enfonça d'un bras vigoureux son épée tout entière dans le corps, et tomba près de ceux de sa famille. Ils étaient morts dans la pensée de n'avoir laissé aucun être vivant au pouvoir des Romains ; cependant une vieille femme et une parente d'Éléazar, remarquable entre toutes par son intelligence et son savoir, avaient échappé aux regards et s'étaient cachées avec cinq enfants dans les souterrains qui, à travers le sol, apportaient l'eau à la ville, pendant que les autres habitants étaient absorbés par le massacre. Le nombre des morts s'élevait à neuf cent-soixante, en comptant les femmes et les enfants. Ce désastre arriva le 15 du mois de Xanthicos. 2. <402> Cependant les Romains, qui s'attendaient encore à combattre, équipés dès l'aurore, rejoignirent par des ponts volants les terrassements aux abords de la place et commencèrent l'assaut. Comme ils n'apercevaient aucun ennemi et voyaient de toutes parts une affreuse solitude, et à l'intérieur, dans un profond silence, l'incendie, ils se demandaient avec inquiétude ce qui s'était passé. Enfin, quand ils furent arrivés à portée de trait, ils poussèrent de grands cris pour attirer quelqu'un des défenseurs. Les pauvres femmes entendirent cette clameur ; elles sortirent des souterrains et racontèrent aux Romains ce qui était arrivé ; l'une d'elles rapporta exactement le discours d'Éléazar et les circonstances de la tuerie. Les Romains ne crurent pas d'abord à ce récit, car la grandeur d'un pareil acte les laissait incrédules ; ils entreprirent d'éteindre le feu et bientôt, se frayant une route dans l'incendie, ils arrivèrent à l'intérieur du palais. Alors, voyant cette multitude de cadavres, ils ne se réjouirent pas comme en présence d'ennemis morts, mais admirèrent la noblesse de cette résolution et ce mépris de la vie, attesté par tant d'hommes qui avaient agi avec constance jusqu'au bout. [7,10,1] CHAPITRE X. 1. <407> Après la prise de Masada, effectuée dans ces conditions, le général laissa dans la place une garnison, puis se rendit à Césarée avec ses troupes. Car il ne restait plus un ennemi dans le pays, déjà soumis tout entier par une longue guerre qui avait répandu dans beaucoup de colonies juives, même très éloignées, des rumeurs et des dangers de troubles. C'est ainsi qu'après les événements, de nombreux Juifs trouvèrent encore la mort à Alexandrie d'Égypte. Car ceux des sicaires qui purent échapper à la répression de la révolte et s'y réfugièrent, non contents de s'être sauvés, commencèrent de nouvelles menées révolutionnaires et persuadèrent à une grande partie des hôtes qui les avait accueillis de revendiquer leur indépendance, de nier que les Romains fussent supérieurs et de considérer Dieu comme leur seul maître. Quand ils virent quelques Juifs de condition élevée se dresser contre eux, ils les égorgèrent et s'attachèrent aux autres en les exhortant à se révolter. Alors les chefs du conseil, en présence de ces égarements des sicaires, jugèrent qu'il serait dangereux pour eux de négliger ces tentatives ; ils réunirent donc tous les Juifs en assemblée et condamnèrent la fureur désespérée des sicaires en les dénonçant comme les auteurs de tous ces troubles ; ils déclarèrent que ces hommes, n'ayant pas, même dans la fuite, l'espérance d'un salut assuré, - car reconnus par les Romains, ils seraient bientôt mis à mort - faisaient maintenant retomber tout le malheur mérité par eux sur ceux qui n'avaient participé à aucun de leurs crimes. Ils supplièrent donc la multitude de se garder de la ruine dont ces sicaires la menaçaient, et de se justifier elle-même auprès des Romains en les leur livrant. Comprenant la grandeur du péril, les Juifs se laissèrent persuader par cet avis, et, s'élançant avec fureur contre les sicaires, ils les firent prisonniers. On en captura aussitôt six cents, et tous ceux qui s'enfuirent en Egypte et dans la ville égyptienne de Thèbes furent en peu de temps arrêtés et ramenés. Il n'y avait personne qui ne fût frappé de leur constance et de leur fureur, que l'on doit peut-être appeler force d'âme. On imagina contre eux toutes sortes de tourments et de supplices dont on accablait leur corps à seule fin de leur faire reconnaître César pour leur maître : mais aucun ne céda ni ne parut sur le point de prononcer ces mots : tous gardèrent leur opinion élevée au-dessus de la contrainte, comme s'ils recevaient la torture et le feu sur un corps insensible. sur une âme presque joyeuse. Ce fut surtout la conduite des enfants qui étonna les spectateurs : on ne put contraindre aucun d'eux à nommer César son maître. Tant la force de l'intrépidité dominait en eux la faiblesse du corps ! 2. <420> Lupus, qui était alors gouverneur d'Alexandrie, manda aussitôt à César ce mouvement des Juifs. Celui-ci, qui se méfiait des Juifs à cause de leur continuel penchant à la révolte, craignant qu'ils ne se réunissent en corps et n'attirassent à eux quelques alliés, ordonna à Lupus de détruire dans la région dite d'Onias le temple des Juifs. Celui-ci s'élève en Égypte dans une région qui a été colonisée et a reçu son nom dans les circonstances que voici. Onias, fils de Simon, un des grands-prêtres de Jérusalem, fuyant Antiochos, roi de Syrie, qui était alors en guerre avec les Juifs, vint à Alexandrie, où Ptolémée le reçut avec bienveillance à cause de la haine de ce roi contre Antiochos. Onias lui promit de lui procurer l'alliance du peuple juif, s'il se laissait persuader par ses paroles. Comme le roi lui promettait de faire ce qu'il pourrait, Onias lui demanda l'autorisation de construire un temple en quelque point de l'Égypte, et de servir Dieu suivant les coutumes des ancêtres ; il ajouta qu'ainsi les Juifs seraient encore plus hostiles à Antiochos, qui avait ruiné le Temple de Jérusalem, qu'ils témoigneraient au roi d'Égypte encore plus de bienveillance, et que la tolérance de leur culte en attirerait un plus grand nombre auprès de lui. 3. <426> Gagné par ces paroles, Ptolémée lui assigna un territoire situé à cent quatre vingts stades de Memphis, dans le nome dit d'Héliopolis. C'est là qu'Onias bâtit une citadelle, puis éleva un temple, non point pareil à celui de Jérusalem, et ressemblant plutôt à une tour faite de grandes pierres qui s'élevait à soixante coudées. Mais l'autel fut construit à l'image de celui de la métropole et le temple orné d'objets semblables, sauf le chandelier : à la place de celui-ci, Onias fit fabriquer une lampe d'or, répandant une lumière éclatante, qu'il suspendit à une chaîne d'or. Toute l'enceinte était fermée d'un mur de briques cuites, muni de portes de pierre. Le roi fit don à ce temple de grandes terres pour lui constituer des revenus, assurant ainsi aux prêtres une vie facile et à Dieu tout ce qu'exigeait la piété. Dans tout cela Onias n'obéissait pas à des sentiments louables ; il y avait en lui l'intention de rivaliser avec les Juifs de Jérusalem, car il leur en voulait de son exil - et il espérait que par la construction de ce temple il y attirerait la multitude loin de la métropole. Il y avait d'ailleurs une prophétie qui remontait à six cent ans en arrière et dont l'auteur, sous le nom d'Isaïe, annonçait la fondation de ce temple eu Egypte, par la main d'un Juif. C'est donc ainsi que ce temple fut construit. 4. <433> Quand Lupus, le gouverneur d'Alexandrie, eut reçu la lettre de César, il se rendit à ce sanctuaire, se fit livrer quelques-unes des offrandes et ferma le temple. Lupus mourut peu après ; Paulinus, qui lui succéda dans ce gouvernement, ne laissa en place aucun des objets du culte et menaça les prêtres de peines graves s'ils ne les lui apportaient pas tous. Il ne permit pas à ceux qui voulaient honorer Dieu d'entrer dans le temple, en ferma les portes et le rendit complètement inaccessible, de manière à ne laisser dans ce lieu aucune trace du culte divin. Depuis la fondation du temple jusqu'à sa fermeture, il s'était écoulé trois cent quarante trois ans. [7,11,1] CHAPITRE XI. 1. <437> La fureur des sicaires s'attaqua aussi comme une épidémie aux villes de la Cyrénaïque, Jonathan, le plus scélérat des hommes, tisserand de son métier, se réfugia à Cyrène ; il persuada un assez grand nombre de pauvres gens de le suivre et les emmena au désert, leur promettant de leur montrer des signes divins et des apparitions. Son entreprise et ses fourberies restèrent généralement ignorées ; cependant les Juifs les plus distingués de Cyrène dénoncèrent à Catullus, gouverneur de la Libye pentapolitaine, l'exode et les menées de Jonathas. Le gouverneur envoya des cavaliers et des fantassins et s'empara facilement de cette troupe désarmée. La plupart furent tués, d'autres pris vivants et amenés à Catullus. Quant a l'instigateur, Jonathan, il se sauva sur l'heure, mais fut pris après des recherches actives faites dans tout le pays. Conduit devant le gouverneur, il imagina un moyen d'échapper lui-même au supplice et de fournir ainsi à Catullus l'occasion de sévir injustement, car il prétendit faussement que les Juifs les plus riches lui avaient suggéré son dessein. 2. <443> Catullus accueillit avec empressement ces calomnies et enfla considérablement l'affaire, en prenant un ton tragique pour se donner l'apparence d'avoir, lui aussi, triomphé d'une guerre juive. Qui pis est, non content d'ajouter foi aux mensonges des sicaires, il en fut encore l'inspirateur; c'est ainsi qu'il donna l'ordre à Jonathas de dénoncer un certain Juif, du nom d'Alexandre dont il était depuis longtemps l'ennemi et auquel il portait une haine ouverte ; il enveloppa dans ses accusations Bérénice, la femme d'Alexandre, les mit à mort tous deux et fit égorger après eux tous les Juifs connus par leur richesse, c'est-à-dire environ un millier d'hommes. Il croyait commettre ces crimes avec sécurité, parce qu'il confisquait leurs patrimoines au profit du fisc impérial. 3. <447> Pour empêcher même que des Juifs d'autres pays pussent dénoncer son injustice, il poussa plus loin le mensonge et persuada Jonathas et quelques-uns de ceux qui avaient été pris avec lui d'étendre l'accusation de révolte aux Juifs les plus considérés d'Alexandrie et de Rome. Un de ceux qui furent ainsi accusés frauduleusement était Josèphe, l'auteur de cette histoire. Cependant cette machination ne réussit pas au gré des espérances de Catullus. Il vint à Rome, amenant enchaînés Jonathas et ses compagnons, pensant que l'enquête se bornerait aux fausses accusations formulées auprès de lui et par son ordre. Mais Vespasien conçut des soupçons sur l'affaire, il rechercha la vérité, reconnut l'injustice de l'accusation portée contre ces Juifs, les remit en liberté sur les instances de Titus et infligea à Jonathas la peine qu'il méritait ; il fut, en effet, torturé, puis brûlé vif. 4. <451> Catullus, grâce à l'humanité des empereurs, fut seulement réprimandé ; mais il devint, peu de temps après, la proie d'une maladie compliquée et incurable qui le fit mourir douloureusement. Ce n'est pas seulement dans son corps qu'il était puni, car la maladie dont souffrait son âme était encore plus atroce. En proie à des terreurs, il s'écriait souvent qu'il voyait les spectres de ceux qu'il avait tués se dresser devant lui ; incapable de réprimer ses transports, il s'élançait de sa couche comme s'il était soumis à des tortures et au supplice du feu. Le mal faisait de jour en jour des progrès ; ses entrailles rongées sortaient de son corps ; c'est ainsi qu'il mourut, donnant la preuve la plus manifeste que la Providence divine punit les méchants. 5. <454> Ici se termine cette histoire, que nous avons promis d'écrire avec une grande exactitude pour l'instruction de ceux qui veulent connaître les circonstances de cette guerre des Romains contre les Juifs. Pour le style, je laisse à mes lecteurs le soin de l'apprécier. Mais quant à la vérité des faits, je ne crains pas de dire avec assurance que ce fut, dans tout le cours de mon récit, le seul but où j'aie visé.