[3,0] Livre III. [3,1] I. 1. <1> Quand Néron apprit les revers survenus en Judée, il fut saisi, comme de juste, d'un secret sentiment de stupeur et d'alarme, mais au dehors il ne fit voir qu'arrogance et colère. « Ces malheurs, disait-il, étaient dus à la négligence des généraux plutôt qu'à la valeur des ennemis ». La majesté de l'empire lui faisait un devoir d'affecter le dédain pour les épreuves les plus fâcheuses et de paraître élever au-dessus de tous les accidents une âme dont ses préoccupations trahissaient cependant le désordre. 2. <3> Il se demandait, en effet, à quelles mains il confierait l'Orient soulevé, le soin de châtier la révolte des Juifs et de prémunir les nations voisines déjà atteintes par la contagion du mal. Il ne trouva que le seul Vespasien qui fût à hauteur de la situation et capable de supporter le poids d'une si lourde guerre. C'était un capitaine qui avait bataillé dès sa jeunesse et vieilli sous le harnais ; longtemps auparavant il avait pacifié et ramené sous l'obéissance de Rome l'Occident ébranlé par les Germains ; ensuite il avait par son talent militaire ajouté à l'empire la Bretagne jusque-là presque inconnue et fourni ainsi à Claude, père de Néron, les honneurs d'un triomphe qui ne lui avait guère coûté de sueur. 3. <6> Tirant de ce passé un heureux présage, voyant d'ailleurs en Vespasien un homme d'un âge rassis, fortifié par l'expérience, avec des fils qui serviraient d'otage à sa fidélité et dont la jeunesse épanouie serait comme le bras du cerveau paternel, poussé peut-être aussi par Dieu, qui dès lors préparait le destin de l'empire, il envoie ce général prendre le commandement en chef des armées de Syrie, sans omettre de lui prodiguer toutes les cajoleries, les marques d'affection, les encouragements à bien faire que réclamait. la nécessité présente. D'Achaïe, où il se trouvait auprès de Néron, Vespasien dépêcha son fils Titus à Alexandrie pour en ramener la quinzième légion <2> ; lui-même, après avoir passé l'Hellespont, se rendit par terre en Syrie où il concentra les forces romaines et de nombreux contingents auxiliaires, fournis par les rois du voisinage. [3,2] II. 1. <9> Cependant les Juifs. après la défaite de Cestius, enflés par ce succès inattendu, ne pouvaient contenir leur élan, et, comme emportés par le tourbillon de la Fortune. ne pensaient qu'à pousser la guerre plus loin. Leurs meilleurs combattants se rassemblèrent en toute hâte et coururent contre Ascalon. C'est une ancienne ville, éloignée de cinq cent vingt stades de Jérusalem, qui avait toujours été odieuse aux Juifs. Aussi en firent-ils l'objet de leurs premières attaques. Trois hommes, remarquables par la vigueur physique et la capacité, dirigeaient l'expédition : Niger, de la Pérée, Silas de Babylone et Jean l'Essénien. Ascalon avait de solides murailles, mais presque point de défenseurs ; toute la garnison consistait en une cohorte d'infanterie et une aile de cavalerie commandée par Antonius. 2. <13> L'ardeur des Juifs leur fit faire tant de diligence qu'ils tombèrent sur la ville comme si elle eût été à portée de main. Cependant Antonius ne se laissa pas surprendre. Informé de leur approche, il fit sortir sa cavalerie de la place, et, sans s'émouvoir ni du nombre ni de l'audace des ennemis, soutint avec fermeté leurs premières attaques et repoussa ceux qui se ruaient contre les remparts. On voyait aux prises des guerriers novices avec des soldats exercés, des fantassins avec des cavaliers, l'indiscipline avec la cohésion, un armement de fortune avec un équipement régulier et complet ; d'une part, des mouvements dirigés par la colère plutôt que par la réflexion, de l'autre une troupe docile, manœuvrant avec ensemble au moindre signal. Aussi les assaillants furent-ils aisément défaits ; une fois leurs premiers rangs rompus par la cavalerie, ils prirent la fuite. Les fuyards tombent sur ceux qui, plus en arrière, prenaient encore leur élan contre les murailles ; ils s'embarrassèrent les uns les autres, jusqu'à ce qu'enfin tous, brisés par les charges répétées de la cavalerie, se dispersèrent dans la plaine. Celle-ci était vaste et tout entière propre aux chevauchées, circonstance qui fournit un puissant avantage aux Romains et favorisa le carnage des Juifs. Car les cavaliers, devançant les fuyards, faisaient ensuite volte-face, fondaient sur les pelotons épais qu'agglomérait la panique, et les sabraient en masse ; d'autres petits détachements, se retirant çà et là en désordre, se laissèrent cerner : les cavaliers galopaient autour d'eux en les abattant sans peine à coups de javelots. Les Juifs, malgré leur multitude, se sentaient isolés dans leur détresse ; les Romains, au contraire, malgré leur faible effectif, s'imaginaient, dans l'entraînement du succès, l'emporter sur l'ennemi même en nombre. Cependant, les uns s’acharnaient contre leur défaite, dans la honte de la débandade et l'espoir d'un retour de fortune ; les autres, sans se lasser, voulaient pousser à bout leur victoire ; ainsi le combat dura jusqu'au soir, et dix mille cadavres juifs, dont ceux de deux généraux, Jean et Silas, jonchèrent le champ de bataille. Les autres, la plupart blessés, se réfugièrent avec Niger, le seul survivant des généraux, dans une bourgade d'Idumée nommée Challis. Du côté des Romains, il n'y eut que quelques blessés. 3. <22> Cependant, loin qu'un si grand échec abattit la fierté des Juifs, la douleur ne fit que redoubler leur audace. Négligeant les cadavres étendus à leurs pieds, le souvenir de leurs premiers succès les entraîna dans un nouveau désastre. Sans donner seulement aux blessés le temps de guérir, ils rassemblèrent toutes leurs forces, et, plus nombreux, avec plus de fureur, revinrent à l'assaut contre Ascalon. Mais la même inexpérience, les mêmes désavantages militaires leur valurent la même infortune. Antonius avait dressé des embuscades sur le chemin ; ils y tombèrent inconsidérément ; environnés par les cavaliers avant d'avoir pu se ranger en bataille, ils perdirent de nouveau plus de huit mille hommes ; tout le reste s’enfuit avec Niger, qui se signala dans la retraite par de nombreux actes de courage. Pressés par les ennemis, ils s'engouffrèrent dans la forte tour d'un bourg nommé Belzédek. Les soldats d'Antonius, ne voulant ni user leurs forces devant une citadelle presque inexpugnable, ni laisser échapper vif celui qui était à la fois le chef et le plus brave des ennemis, mirent le feu à la muraille. En voyant la tour en flammes, les Romains se retirèrent tout joyeux, persuadés que Niger avait péri ; mais celui-ci, sautant en bas de la tour, s'était sauvé dans le souterrain le plus reculé de la forteresse. Trois jours après, des gens qui, en gémissant, cherchaient son cadavre pour l'ensevelir, entendirent soudain sa voix et le virent paraître à leurs yeux. Ce fut pour tous les Juifs une joie inespérée : ils pensèrent que la Providence divine leur avait conservé leur chef, en vue des luttes à venir. 4. <29> Cependant Vespasien avait rassemblé ses forces à Antioche, capitale de la Syrie, ville qui, par sa grandeur et sa richesse, est la troisième du monde soumis aux Romains. Il y trouva le roi Agrippa qui l'y attendait avec ses propres troupes. Le général en chef se dirigea vers Ptolémaïs. Près de cette ville, il vit venir à sa rencontre les gens de Sepphoris en Galilée, qui, seuls de cette contrée, montrèrent des sentiments pacifiques ; préoccupés de leur sûreté et connaissant la puissance romaine, ils n'avaient pas attendu l'arrivée de Vespasien pour donner des gages à Cæsennius Gallus et reçu ses assurances ainsi qu'une garnison romaine. Maintenant ils firent un accueil chaleureux au général en chef et lui offrirent un concours empressé contre leurs compatriotes. Sur leurs instances, Vespasien leur donna d'abord pour leur sûreté autant de cavaliers et de fantassins qu'il jugea nécessaire pour résister aux Juifs, s'ils les attaquaient ; il estimait, en effet, que la prise de Sepphoris aurait pour la suite des opérations une importance décisive, car c'était la plus grande ville de Galilée, forte par son assiette et par ses remparts, qui en faisaient comme la citadelle de la province tout entière. [3,3] III. 1. <35> La Galilée, qui se divise en Galilée supérieure et Galilée inférieure, est enveloppée par la Phénicie et la Syrie ; au couchant, elle a pour bornes le territoire de Ptolémaïs et le Carmel, montagne jadis galiléenne, maintenant tyrienne ; au Carmel confine Gaba, la « ville des cavaliers », ainsi appelée des cavaliers qui, licenciés par le roi Hérode, y établirent leur résidence <8>. Au midi, la Galilée a pour limites la Samarie et le territoire de Scythopolis jusqu'au cours du Jourdain ; à l'orient, les territoires d'Hippos, de Gadara et la Gaulanitide ; de ce côté aussi elle touche au royaume d'Agrippa ; au nord, Tyr et le pays des Tyriens la bornent. La Galilée inférieure s'étend en longueur de Tibériade à Chaboulon, qu'avoisine Ptolémaïs sur le littoral ; en largeur, depuis le bourg de Xaloth, situé dans la grande plaine, jusqu'à Bersabé. La haute Galilée part du même point pour s'étendre en largeur jusqu'au bourg de Baca, frontière du territoire des Tyriens ; sa longueur va depuis le bourg de Thella, voisin du Jourdain, jusqu'à Méroth. 2. <41> Avec cette extension médiocre, et quoique cernées par des nations étrangères, les deux Galilées ont toujours su tenir tète aux invasions, car les habitants furent de tout temps nombreux et belliqueux dès l'enfance; l'homme n'y a jamais manqué de courage, ni la terre d'hommes. Comme elle est, dans toute son étendue, grasse, riche en pâturages, plantée d'arbres variés, sa fécondité encourage même les plus paresseux à l'agriculture. Aussi le sol a-t-il été mis en valeur tout entier par les habitants : aucune parcelle n'est restée en friche. Il y a beaucoup de villes, et les bourgades mêmes sont si abondamment peuplées, grâce à la fertilité du sol, que la moindre d'entre elles compte encore quinze mille habitants. 3. <44> En somme, si la Galilée, pour la superficie, peut être mise au-dessous de la Pérée, on lui donnera la préférence pour l'abondance de ses ressources ; car elle est tout entière cultivée et donne des récoltes d'un bout à l'autre, tandis que la Pérée, beaucoup plus vaste, est en grande partie déserte et rocailleuse, avec un sol trop rude pour faire mûrir des fruits domestiques. Néanmoins, là aussi le terrain, partout où il s'amollit, est productif. Les plaines sont plantées d'arbres de toute espèce : on y voit surtout l'olivier, les vignes et les palmiers ; car le pays est arrosé par les torrents descendus des montagnes et par des sources qui ne tarissent jamais, alors même que l'ardeur de l'été dessèche les torrents. La Pérée s'étend en longueur de Machérous à Pella, en largeur de Philadelphie jusqu'au Jourdain. Sa frontière nord est le territoire de Pella, dont nous venons de parler, sa frontière ouest le Jourdain ; au sud, elle confine au pays de Moab ; vers l'est, à l'Arabie, à l'Hesbonitide, aux territoires de Philadelphie et de Gerasa. 4. <48> La province de Samarie est située entre la Galilée et la Judée ; elle commence, en effet, au bourg de Généa, situé dans la (grande) plaine, et se termine à la toparchie de l'Acrabatène. Son caractère ne diffère pas de celui de la Judée. L'une et l'autre région présentent une alternance de montagnes et de plaines, offrent à la culture des terres faciles et fertiles, sont couvertes d'arbres, foisonnent en fruits francs et sauvages ; nulle part la sécheresse du déserte partout des pluies abondantes. Toutes les eaux courantes ont une saveur singulièrement douce ; une herbe excellente et touffue donne aux bestiaux un lait plus abondant qu'ailleurs. Mais rien ne prouve mieux la bonté et la fertilité des deux territoires que la multitude de leur population. 5. <51> Sur la frontière des deux pays se trouve le village d'Anouath, appelé encore Borcéos, limite nord de la Judée ; la limite méridionale, si on mesure le pays dans sa longueur, est marquée par un village limitrophe de l'Arabie, que les Juifs nomment Jordan. En largeur, la Judée se développe du fleuve Jourdain à Joppé. La ville de Jérusalem est située presque exactement au centre, ce qui l'a fait appeler quelquefois, non sans raison, l’« ombilic » du pays. La Judée n'est d'ailleurs pas dépourvue des avantages d'une situation maritime, puisqu'elle étend ses rivages jusqu'à Ptolémaïs. Elle se divise en onze districts, dont le premier est celui de la capitale, Jérusalem, qui domine tout le reste comme la tête le corps humain ; les districts suivants forment autant de toparchies. Gophna est la seconde, puis viennent Acrabata, Thamna, Lydda, Emmaüs, Pella, l'Idumée, Engaddé, Hérodion et Jéricho. Il faut y ajouter Jamnia et Joppé, qui ont juridiction sur leurs banlieues, puis la Gamalitique, la Gaulanitide, la Batanée, la Trachonitide, qui font déjà partie du royaume d'Agrippa. Ce royaume, qui commence au mont Liban et aux sources du Jourdain, s'étend en largeur jusqu'au lac de Tibériade, en longueur du bourg d'Arphas jusqu'à Julias. La population se compose de Juifs et de Syriens mêlés. Tel est le tableau, aussi succinct que possible, que j'ai cru devoir tracer du pays des Juifs et de leurs voisins. [3,4] IV. 1. <59> Le corps de secours envoyé par Vespasien aux habitants de Sepphoris, et qui comptait mille cavaliers et dix mille fantassins sous le commandement du tribun Placidus, campa d'abord dans la grande plaine, puis se divisa en deux : l'infanterie se logea dans la ville pour la garder, la cavalerie resta dans le camp. Les uns et les autres faisaient de fréquentes sorties, et couraient le pays en incommodant fort Josèphe et les siens : quand ceux-ci restaient blottis dans leurs villes, les Romains en ravageaient les alentours ; quand ils s'enhardissaient à en sortir, ils les taillaient en pièces. A la vérité, Josèphe tenta un coup de main contre la ville, dans l'espoir de s'en emparer, mais il l'avait si bien fortifiée lui-même, avant qu'elle trahît la cause des Galiléens, que les Romains même auraient eu peine à la prendre ; aussi fut-il déçu dans son espoir et dut-il s'avouer trop faible soit pour prendre Sepphoris de vive force, soit pour la ramener par la persuasion. Son entreprise ne fit même que déchaîner la guerre plus violemment sur le pays ; dans leur colère, les Romains ne cessèrent ni de jour ni de nuit de dévaster les champs et de piller les propriétés des ruraux, massacrant ceux qui leur résistaient et réduisant les faibles en esclavage. La Galilée entière fut mise à feu et à sang ; aucun malheur, aucune souffrance ne lui furent épargnés ; les habitants pourchassés ne trouvaient de refuge que dans les villes fortifiées par Josèphe. 2. <64> Cependant Titus, ayant passé d'Achaïe à Alexandrie plus promptement que ne semblait le comporter la saison d'hiver, prit le commandement des troupes qu'on lui avait assignées et par une marche forcée gagna rapidement Ptolémaïs. Il y trouva son père avec ses deux légions, la cinquième et la dixième, renommées entre toutes, et le renforça de la quinzième, qu'il lui amenait. Ces légions étaient accompagnées de dix-huit cohortes ; cinq autres vinrent les rejoindre de Césarée avec une aile de cavalerie romaine et cinq ailes de cavalerie Syrienne. Sur les vingt-trois cohortes, dix comptaient chacune mille fantassins, les treize autres étaient à l'effectif de six cents fantassins et de cent vingt cavaliers. Il vint aussi de nombreuses troupes auxiliaires envoyées par les rois Antiochus, Agrippa et Sohémos, fournissant chacun deux mille archers à pied et mille cavaliers ; l'Arabe Malchos envoya mille cavaliers et cinq mille fantassins, archers pour la plupart ; en sorte que le total des forces, infanterie et cavalerie, y compris les contingents des rois, s'élevait à soixante mille hommes, sans compter les valets, qui suivaient en très grand nombre, et qu'on peut ranger parmi les combattants, tant ils étaient exercés au métier des armes : car, prenant part en temps de paix aux manœuvres de leur maîtres et en temps de guerre à leurs dangers, ils ne le cédaient qu'à ceux-ci en courage et en adresse. [3,5] V. 1. <70> On ne manquera pas d'admirer la prudence dont les Romains font preuve sur ce point, instruisant leurs esclaves à les servir, non seulement dans le train de la vie ordinaire, mais encore à la guerre. Si, s'élevant plus haut, on considère dans son ensemble l'organisation de leur armée, on reconnaîtra que ce vaste empire qu'ils possèdent a bien été une conquête de leur valeur et non un cadeau de la Fortune. En effet, tout d'abord, ils n'attendent pas pour apprendre à faire usage de leurs armes que la guerre les y oblige : on ne les voit point se croiser les bras durant la paix pour ne les remuer qu'à l'heure du danger. Bien au contraire, comme s'ils étaient nés les armes à la main, ils ne cessent point de s'y exercer sans attendre l'occasion de s'en servir. On prendrait leurs manœuvres du temps de paix pour de véritables combats, tant ils s'y appliquent avec ardeur. Chaque soldat s'exerce tous les jours de toutes ses forces, comme s'il était en présence de l'ennemi. De là ce parfait sang-froid qu'ils montrent dans la mêlée : jamais la confusion ne rompt leur ordre réglementaire, jamais ils ne se laissent paralyser par la crainte, ni vaincre par la fatigue ; aussi, ne rencontrant jamais d'adversaires aussi bien entraînés, sont-ils toujours victorieux. On pourrait dire de leurs exercices que ce sont des combats sans effusion de sang, et de leurs combats que ce sont des exercices sanglants. Jamais on ne déconcerte les Romains par une brusque attaque. En quelque lieu qu'ils portent la guerre, ils n'engagent pas de combat avant d'avoir fortifié leur camp. L'établissement de ce camp n'est pas livré au hasard et l'emplacement n'en doit point être accidenté. Ils n'y travaillent pas tous ensemble ni confusément. Si le sol est inégal, on commence par l'aplanir ; le tout est enfermé dans un espace carré. A cet effet, l'armée se fait suivre d'un grand nombre d'ouvriers et d’outils nécessaires aux travaux de terrassement. 2. <79> L'intérieur du camp, divisé par quartiers, est planté de tentes. La face extérieure offre l'aspect d'une muraille, garnie de tours à des intervalles réguliers. Sur les courtines on place balistes, catapultes, pierriers, bref tous les engins d'artillerie et toutes les machines de trait. Dans l'enceinte s'ouvrent, aux quatre points cardinaux, autant de portes larges à souhait pour que les bêtes de somme puissent entrer facilement et les hommes exécuter des sorties s’il y a lieu. Le camp est parcouru par des rues symétriquement disposées. Au milieu sont les tentes des officiers ; précisément au centre s'élève le prétoire fait en façon d'un petit temple. On dirait une ville improvisée qui sort de terre, avec son marché, ses boutiques d'ouvriers, ses sièges de juges, du haut desquels capitaines et colonels tranchent les différends qui peuvent survenir. La fortification, l'installation intérieure, tout est prêt plus vite que la pensée, tant les travailleurs sont nombreux et adroits. En cas de besoin, on ajoute au retranchement un fossé extérieur, profond de quatre coudées et large d'autant. 3. <85> Une fois à l'abri, les soldats se logent dans leurs tentes par escouades, avec calme et en bon ordre. Tout le service journalier s'accomplit avec la même discipline et la même sûreté : la corvée du bois, la corvée des vivres, celle de l'eau, le tout suivant les besoins et toujours par escouades. La soupe du matin et celle du soir ne sont pas laissées au gré de chacun : tous les soldats mangent en commun. Les heures de sommeil, de garde, de réveil sont réglées au son de la trompette : tout s'exécute au commandement. Dès l'aube tous les soldats vont saluer leurs centurions respectifs, ceux-ci les tribuns, puis tous les officiers ensemble se rendent auprès du commandant en chef, et celui-ci leur donne le mot et les ordres qu'ils doivent communiquer à leurs inférieurs. Dans la bataille, tout n'est pas moins bien réglé. Les évolutions s'opèrent aussi vite qu'il est nécessaire qu'il s'agisse d'attaque ou de retraite, toujours la troupe manœuvre par unités constituées, au signe de ses chefs. 4. <89> S'il faut lever le camp, la trompette donne un premier signal. Alors nul ne demeure oisif : sitôt l'ordre entendu, on plie les tentes, on prépare tout pour le départ. Une deuxième sonnerie ordonne de s'équiper : les hommes chargent les bagages sur les mulets et les autres bêtes de somme, eux-mêmes s'alignent, prêts à s'ébranler, comme des coureurs frémissant derrière la corde. Ils mettent le feu au retranchement, parce qu'il leur sera facile d'en refaire un autre et pour empêcher que l'ennemi ne puisse faire usage de celui qu'ils abandonnent. Enfin, une troisième sonnerie donne le signal du départ et rappelle ceux qui, pour quelque motif que ce soit, seraient en retard : car il faut que nul ne manque à son rang. Alors un héraut qui se tient à droite du général leur demande par trois fois, dans la langue nationale, s'ils sont prêts à combattre. Trois fois ils répondent à haute et joyeuse voix : « Nous le sommes ! » Parfois même ils devancent l'appel du héraut : leurs clameurs, leurs bras droits levés en l'air disent le souffle guerrier qui les anime. 5. <93> Ils s'avancent ensuite, marchant avec calme, en bon ordre, sans jamais rompre leurs rangs, bref, comme s'ils étaient en face de l'ennemi. Les fantassins portent la cuirasse, le casque, et un glaive de chaque côté, celui de gauche beaucoup plus long que l'autre, lequel ne dépasse pas la longueur d'un empan. Les soldats d'élite, qui forment la garde du général, sont armés de la lance et du bouclier rond, les autres du javelot et du bouclier long. L'équipement comporte, en outre, une scie, une hotte, un pic, une hachette, puis encore une courroie, une serpe, une chaîne et des vivres pour trois jours : le fantassin, on le voit, est presque aussi chargé qu'un mulet de bât. Quant aux cavaliers, ils portent une grande épée au côté droit, une longue pique à la main, un bouclier long posé en écharpe contre le flanc du cheval, et, dans un carquois, trois dards ou davantage, à large pointe et aussi longs que des javelots. Leurs casques et leurs cuirasses sont les mêmes que ceux des gens de pied. Les cavaliers d'élite qui forment l'escorte du général sont armés comme leurs camarades de la ligne. On tire au sort la légion qui doit marcher en tête de la colonne. 6. <98> Telle est la manière de marcher et de camper des armées romaines, telles sont leurs différentes armes. Dans le combat rien n'est livré au hasard ni à l’improvisation : toujours la réflexion précède l'acte et celui-ci se conforme à la délibération. Aussi les Romains se trompent-ils rarement, et, quand il leur arrive de commettre une faute, ils la réparent aisément. Ils estiment d'ailleurs qu'un dessein bien concerté, même non suivi de réussite, est préférable à un heureux coup de fortune ; le succès dû au hasard porte à l'imprévoyance, tandis que les échecs survenus à la suite d'un plan médité apprennent à en éviter le retour. Et puis, celui qui profite d'une chance heureuse n’en tire aucun honneur, au lieu que les malheurs qui arrivent contre toute prévision nous laissent au moins la consolation d'avoir fait tout ce que commandait la prudence. 7. <102> Par leurs exercices continuels, les Romains, non contents d'aguerrir les corps de leurs soldats, fortifient encore leurs âmes : la crainte vient compléter cette éducation. Ils ont des lois qui punissent de mort, non seulement l'abandon du rang, mais la moindre négligence dans le service : et la sévérité des chefs est encore plus à redouter que celle des lois. Toutefois, tels sont les honneurs dont ils récompensent les braves que ceux qu'ils châtient n'osent pas se plaindre. Cette parfaite discipline fait que l'armée, en temps de paix, offre un spectacle admirable, et qu'en temps de guerre, elle ne semble former tout entière qu'un seul corps, tant les rangs des soldats sont fermes, leurs mouvements aisés, leurs oreilles attentives aux ordres, leurs yeux ouverts aux signaux, leurs bras préparés à l'exécution. Prompts à l'action, durs à la fatigue, jamais en bataille rangée on ne les a vus défaits ni par le nombre, ni par la ruse, ni par les difficultés du terrain, ni même par la fortune : car leur habitude de vaincre leur est plus sûre que la fortune elle-même. Si la sagesse dirige ainsi leurs opérations, si la volonté des chefs a pour outil une armée aussi manœuvrière, comment s'étonner que leur empire ait étendu ses limites à l'Orient jusqu'à l'Euphrate, à l'Occident jusqu'à l'Océan, au Midi jusqu'aux régions les plus fertiles de la Libye, au Nord jusqu’à l'Ister et au Rhin ! On peut dire sans flatterie que, si grand que soit cet empire, le cœur de ce peuple l'est encore davantage. 8. <108> Si j'ai placé ici ces réflexions, c’est moins dans le dessein de louer les Romains que pour consoler ceux qu'ils ont vaincus et faire perdre à d'autres l'envie de se soulever contre eux. Peut-être aussi quelques curieux trouveront-ils leur profit à connaître cette organisation de l'armée romaine qu'ils ignoraient. Je reprends maintenant le fil de mon récit où je l'ai quitté. [3,6] VI. 1. <110> Pendant que Vespasien, demeuré jusqu'alors à Ptolémaïs avec son fils Titus, y organisait ses forces, Placidus, parcourant la Galilée, commençait par tuer nombre de gens qui tombaient entre ses mains : c'étaient les individus les plus débiles et les plus démoralisés de la contrée ; voyant ensuite que les meilleurs combattants se réfugiaient constamment dans les places fortifiées par Josèphe, il s'attaqua à la plus forte d'entre elles, Jotapata. Il comptait l'enlever sans peine par un coup de main, s'acquérir ainsi auprès des chefs une grande réputation et leur assurer un avantage considérable pour la suite de la campagne, car, la plus forte place une fois tombée, la terreur soumettrait les autres. Cependant son espérance fut bien trompée. Les habitants de Jotapata, prévenus de son approche, l'attendirent en avant de la ville. Ils s'élancèrent inopinément contre les Romains. Nombreux, bien préparés au combat, enflammés par la pensée du danger que couraient la patrie, leurs femmes et leurs enfants, ils mirent promptement en fuite leurs adversaires, et en blessèrent un grand nombre. Toutefois ils ne leur tuèrent que sept hommes, car les Romains, se replièrent en bon ordre et, protégés sur tout le corps ne reçurent que des blessures superficielles, d'autant que les Juifs, légèrement armés et opposés à des hoplites, ne tiraient que de loin et n'osaient pas engager le corps à corps. De leur côté les Juifs eurent trois morts et quelques blessés. Placidus, se voyant trop faible pour emporter la ville, battit en retraite. 2. <115> Vespasien, impatient d'envahir lui-même la Galilée, s'ébranla de Ptolémaïs, après avoir réglé, suivant l'habitude romaine, l'ordre de marche de son armée. Il plaça en tête les vélites et les archers auxiliaires, avec la mission de repousser les incursions soudaines des ennemis et de fouiller les bois suspects, propres à dissimuler des embuscades. Venait ensuite un corps de soldats romains pesamment armés, fantassins et cavaliers. Ils étaient suivis d'un détachement composé de dix hommes par centurie qui portaient leurs propres bagages et les instruments d'arpentage nécessaires pour le tracé du camp. Après eux venaient les pionniers chargés de rectifier les détours de la route, d'aplanir les passages difficiles et d'abattre les broussailles gênantes, de manière à épargner à l'armée les fatigues d'une marche pénible. Derrière ceux-ci, Vespasien fit marcher son propre équipage, et celui de ses lieutenants avec un gros de cavaliers pour les garder. Il chevauchait ensuite lui-même avec l'élite de l'infanterie et de la cavalerie, et les lanciers de sa garde. Puis venait la cavalerie proprement légionnaire, car à chaque légion sont attachés cent vingt chevaux ; ensuite les mulets, portant les hélépoles et les autres machines. Puis les légats, les préfets des cohortes et les tribuns, escortés de soldats d'élite. Derrière venaient les enseignes, entourant l'aigle qui, chez les Romains, conduit chaque légion, parce qu'il est le roi et le plus brave de tous les oiseaux : c’est pour eux le symbole de leur suprématie, et, quel que soit l'adversaire, le présage de la victoire. A la suite de ces images sacrées marchaient les trompettes et, derrière eux, le gros de la phalange, sur six hommes de front. Un centurion (par légion) les accompagnait suivant la coutume pour surveiller le bon ordre de la marche. Derrière l'infanterie venaient tous les valets de chaque légion, menant les bagages des combattants à dos de mulet et sur d'autres bêtes de somme. En queue de la colonne, cheminait la cohue des mercenaires et, enfin, pour faire le service de sûreté, une arrière-garde composée de fantassins et d'un bon nombre de cavaliers. 3. <127> Ainsi procédant avec son armée, Vespasien arrive aux confins de la Galilée. Là, il établit son camp et retient l'ardeur de ses soldats, qui brûlaient de combattre, se contentant de donner aux ennemis le spectacle de son armée pour les épouvanter et leur permettre de se raviser, s'ils voulaient, avant l'engagement, revenir à de meilleurs sentiments. En même temps, il complétait ses préparatifs en prévision du siège des places fortes. La vue du général en chef inspira à beaucoup d'insurgés le regret de leur défection, à tous la terreur. Les troupes qui, sous les ordres de Josèphe, campaient non loin de Sepphoris, près d'une ville nommée Garis, sentant la guerre à leurs portes et les Romains tout près à les attaquer, se dispersent, non seulement avant tout combat, mais avant même d'apercevoir l'ennemi. Josèphe resta seul avec un petit nombre de compagnons ; il reconnut qu'il n'était pas en force pour attendre l'ennemi de pied ferme, que l'ardeur des Juifs était tombée et que, si on voulait accepter leur parole, la plupart étaient prêts à capituler. Il conçut dès lors des craintes pour l'issue de toute la guerre, et décida pour le moment d'éviter autant que possible le danger d'une rencontre. Ramassant donc le reste de ses troupes, il se réfugia derrière les murs de Tibériade. [3,7a] VII. 1. <132> Vespasien attaqua la ville de Gabara et l'emporta au premier assaut, dépourvue qu'elle était de gens capables de la défendre. Entrés dans la ville, les Romains tuèrent tous ceux qui étaient en âge, n'épargnant ni les jeunes ni les vieux, tant la haine de notre nation et le souvenir des affronts faits à Cestius les exaspéraient. Vespasien ne se contenta pas de faire brûler la ville, il fit aussi mettre le feu dans les villages et les bourgades d'alentour. Il trouva les uns complètement abandonnés par leurs habitants, dans les autres il réduisit la population en esclavage. 2. <135> La présence de Josèphe remplissait de crainte la ville qu'il avait choisie pour sa sûreté, parce que ceux de Tibériade pensaient qu'il n'aurait jamais pris la fuite s'il n'avait désespéré du succès de la guerre. En cela ils ne se trompaient pas : il voyait clairement vers quel dénouement marchaient les affaires des Juifs et qu'il n'y avait d'autre espérance de salut pour eux que de faire amende honorable. Quant à lui, bien qu'il eût lieu d'espérer être pardonné des Romains, il aurait préféré souffrir mille morts plutôt que de trahir sa patrie et d'abandonner honteusement la mission qui lui avait été confiée, pour chercher la tranquillité parmi ceux qu’on l'avait chargé de combattre. Il prit donc le parti d'écrire au gouvernement de Jérusalem pour l'informer au vrai de l'état des choses, évitant à la fois de représenter les forces des ennemis plus grandes qu'elles n'étaient - ce qui eût fait croire de nouveau qu'il avait peur - comme aussi de les représenter moindres, de crainte de fortifier dans leur audace des gens qui peut-être déjà commençaient à se repentir. Il priait les magistrats, s'ils avaient l'intention de traiter, de l'en informer sans délai, ou, s'ils étaient résolus de continuer la guerre, de lui envoyer des forces capables de résister aux Romains. Ayant rédigé la lettre en ce sens, il expédia des messagers chargés de la porter en toute diligence à Jérusalem. 3. <141> Vespasien, brûlant de ruiner Jotapata, où le plus grand nombre des ennemis s'étaient retirés et qu'il savait être leur plus fort boulevard, envoya un corps de fantassins et de cavaliers pour aplanir la route qui y conduisait, chemin rude et pierreux, difficile pour l'infanterie, inaccessible aux gens de cheval. En quatre jours ce travail fut terminé et une large chaussée ouverte à l'armée. Le cinquième jour, qui était le 21 du mois d’Artémisios, Josèphe se dépêcha de passer de Tibériade à Jotapata et releva par sa présence le courage abattu des Juifs. Un transfuge en donna avis à Vespasien comme d'une bonne nouvelle, et l'exhorta de se hâter d'attaquer la place, parce que, s'il pouvait, en la prenant, s'emparer de Josèphe, ce serait comme prendre toute la Judée. Le général eut grande joie de ce message et attribua à une volonté particulière de Dieu que le plus avisé de ses ennemis se fût ainsi volontairement pris au piège : il commanda sur-le-champ à Placidus et au décurion Æbutius, homme d'action et de sens, d'aller avec mille cavaliers investir la ville de tous côtés afin que Josèphe ne pût s'échapper. Il les suivit le lendemain avec toute son armée, et, ayant marché jusqu'au soir, arriva devant Jotapata. 4. <145> Il rassembla ses forces du côté nord de la ville et les y fit camper sur une colline à sept stades de la place, bien en vue des assiégés afin de mieux étonner ceux-ci. En effet, ce spectacle donna tant d'effroi aux Juifs que nul d'entre eux n’osa sortir des remparts. Les Romains, fatigués d’avoir marché toute la journée, n’entreprirent rien pour l'instant, mais ils entourèrent la ville d’un double cordon de troupes, et postèrent à quelque distance la cavalerie, formant une troisième ligne d'investissement, de manière à enfermer les Juifs de toutes parts. Ainsi privés de tout espoir de salut, les Juifs sentirent redoubler leur audace, n'y ayant rien à la guerre qui enhardisse comme la nécessité. [3,7b] 5. <150> Le lendemain on commença à battre la ville. Au début, ceux des Juifs qui étaient restés dans la plaine, campés devant les murs, tinrent seuls tête aux Romains, mais quand Vespasien eut commandé à tous ses archers, à ses frondeurs et aux autres gens de trait de les accabler de leurs projectiles, tandis que lui-même avec son infanterie escaladait la colline vers le point où la muraille offrait un accès facile, Josèphe, inquiet pour ce sort de la place, fit une sortie, entraînant avec lui toute la multitude des Juifs. Ils tombent en masse sur les Romains, les chassent de la muraille, multiplient les traits de vigueur et d'audace. Toutefois la perte était égale de part et d’autre, car si le désespoir animait les Juifs, la honte n’irritait pas moins les Romains. La science de la guerre jointe à la force combattait d'un côté, et de l'autre l'audace armée de la fureur. La bataille dura tout le jour, la nuit seule sépara les combattants. Beaucoup de Romains furent blessés et treize tués. De leur côté les Juifs eurent six cents blessés et dix-sept morts. 6. <155> Le jour suivant, comme les Romains revenaient à l'attaque, les Juifs firent une nouvelle sortie et combattirent avec plus de vigueur encore, par la confiance que leur donnait leur résistance inespérée de la veille. De leur côté, les Romains, enflammés de honte jusqu'à la colère, redoublèrent d'acharnement, se considérant comme vaincus dès que la victoire se faisait attendre. Jusqu'au cinquième jour on combattit de la sorte, les Romains renouvelant sans cesse leurs assauts, la garnison de Jotapata ses sorties et sa défense vigoureuse du rempart. Ni la force des Romains ne décourageait les Juifs, ni la résistance opiniâtre de la ville ne rebutait les Romains. 7. <158> La ville de Jotapata est presque entièrement bâtie sur un roc escarpé et environné de trois côtés de vallées si profondes que le regard ne peut sans s'éblouir plonger jusqu'en bas. Seul le côté qui regarde le nord, où la ville s'étend obliquement sur le flanc de la montagne qui s'abaisse, est abordable. Mais Josèphe, lorsqu'il avait fortifié la ville, avait compris cette montagne dans le rempart pour rendre imprenable aux ennemis la hauteur qui commandait la place. Tout à l'entour, d'autres montagnes ceignent la ville et en dérobent la vue, de sorte qu'on ne pouvait l'apercevoir avant d'être au pied des murs. Telle était la force de Jotapata. 8. <161> Vespasien se piquant d'honneur contre la nature des lieux et l'opiniâtreté des Juifs, résolut de presser plus vigoureusement le siège. Il convoqua ses principaux officiers pour délibérer avec eux sur la suite à donner à l'attaque. On décida d'élever une terrasse du côté où le rempart était abordable. En conséquence, il employa toute son armée à rassembler les matériaux nécessaires. On coupa toutes les forêts qui garnissaient les montagnes voisines de la ville, et au bois s'ajoutèrent d'énormes amas de pierres. Ensuite les soldats se divisent : les uns étendent des claies sur des palissades pour se couvrir des traits lancés de la ville, et ainsi protégés amoncellent la terre en ne souffrant que de faibles dommages ; les autres éventrent les collines voisines et apportent sans interruption de la terre à leurs camarades. On avait formé trois équipes de travailleurs, de sorte que nul ne demeurait oisif. Les Juifs, pour empêcher cet ouvrage, lançaient du haut des murs sur les abris ennemis de grosses pierres et toutes sortes de projectiles. Même quand leurs traits ne parvenaient pas à traverser les claies, le fracas énorme et les décharges continuelles effrayaient et retardaient les travailleurs. 9. <166> Cependant Vespasien fit dresser autour de la place ses machines de jet, au nombre de 160 en tout, et ordonna de battre les défenseurs des remparts. On vit alors tout à la fois les catapultes lancer des javelots, les pierriers vomir des blocs du poids d'un talent, des brandons enflammés, une grêle de dards, de manière non seulement à chasser les Juifs de la muraille, mais à rendre intenable, en dedans du rempart, tout l'espace compris dans leur rayon d'action. Au tir de l'artillerie s'ajoutait celui d'une nuée d'archers arabes, de gens de trait et de frondeurs. Ainsi empêchés de se défendre du haut des remparts, les Juifs ne restaient pas pour cela dans l'inaction. Ils faisaient des sorties par petits détachements à la manière des brigands, frappant les soldats ennemis après avoir arraché les abris qui les protégeaient : sitôt que les travailleurs quittaient la place, ils démolissaient les terrassements et mettaient le feu aux palissades et aux claies. Vespasien, ayant reconnu l'inconvénient qui résultait de l’éloignement de ses divers chantiers - car les Juifs profitaient des intervalles pour se glisser à l'attaque - relia tous ses abris ensemble et les protégea si bien d'un cordon continu de troupes, que toutes les incursions des Juifs furent repoussées. [3,7c] 10. <171> Cependant les terrassements s'élevaient et atteignaient presque la hauteur du parapet ; Josèphe jugea honteux de ne pas s'ingénier à découvrir quelque moyen de salut pour la ville. Il rassembla donc des ouvriers et leur commanda de surélever le rempart. Comme ces hommes déclaraient ne pouvoir pas travailler sous une pareille grêle de projectiles, il imagina pour eux la protection suivante : on planta dans la muraille de gros pieux recouverts de peaux de bœufs fraîchement écorchés dont les plis arrêtaient les boulets lancés par les pierriers, tandis que les autres projectiles glissaient sur leurs surfaces et que leur humidité éteignait la flamme des brandons. A l'abri de ce masque, les ouvriers, travaillant en sûreté jour et nuit, surélevèrent la muraille jusqu'à une hauteur de vingt coudées et la fortifièrent de tours nombreuses ainsi que d'un robuste parapet. Les Romains, qui se croyaient déjà maîtres de la place, éprouvèrent à cette vue un grand découragement. L'invention de Josèphe et la constance des habitants les frappèrent de stupeur. 11. <176> Vespasien ne fut pas moins irrité par l'habileté de ce stratagème et l'audace des gens de Jotapata, car ceux-ci, enhardis par leur nouvelle fortification, recommençaient leurs sorties contre les Romains. Tous les jours de petits détachements venaient attaquer les assiégeants, mettant en oeuvre toutes les ruses des brigands, pillant ce qu'ils trouvaient sur leur chemin et mettant le feu aux autres <45> ouvrages. Tant et si bien que Vespasien, arrêtant le combat, rappela ses troupes et résolut d'établir le blocus et de prendre la ville par la famine. Il pensait que de deux choses l'une : ou les défenseurs, poussés à bout par leurs privations, demanderaient grâce, ou bien, préservant dans leur arrogance, ils périraient de faim. D'ailleurs, s'il fallait en revenir aux mains, on triompherait d’eux bien plus facilement lorsque, après quelque intervalle, on tomberait sur des adversaires exténués. Il ordonna donc de garder soigneusement toutes les issues de la place. 12. <181> Les assiégés avaient abondance de blé et de toutes les autres choses nécessaires, le sel excepté, mais ils manquaient d'eau parce que, n'y ayant point de source dans la ville, les habitants s’étaient réduits à l'eau de pluie : or, dans cette région, il pleut rarement pendant l'été, qui est précisément le temps ou ils se trouvaient assiégés. A la pensée de la soif menaçante, un cruel découragement les prenait et déjà ils s'indignaient comme si l'eau fût venue complètement à manquer. En effet, Josèphe, voyant l'abondance des autres subsistances et le bon esprit des gens de guerre, désireux d'ailleurs de prolonger le siège beaucoup plus que les Romains ne s'y attendaient, avait dès le début ordonné de distribuer l'eau par mesure. Ce rationnement paraissait aux habitants plus dur que la disette même. Plus on contraignait leur liberté, plus ils avaient envie de boire, et ils se démoralisaient comme s'ils en étaient venus déjà aux dernières angoisses de la soif. Les Romains ne purent ignorer cet état d'esprit : de la colline où ils étaient campés, ils voyaient par delà le rempart les Juifs s'assembler en un même lieu où on leur donnait de l'eau par mesure. Ils dirigèrent même sur cet endroit le tir de leurs catapultes et tuèrent bon nombre d'ennemis. 13. <186> Vespasien comptait bien qu'avant peu l'eau des citernes serait épuisée et la ville réduite à capituler. Mais Josèphe, pour lui ôter cette espérance, fit suspendre aux créneaux une quantité d'habits tout dégouttants d'eau, de manière que la muraille entière se mit à ruisseler. Ce spectacle surprit et consterna les Romains. Ainsi ces hommes qu'ils croyaient manquer d'eau, même pour soutenir leur vie, ils les voyaient en faire une telle profusion pour une simple bravade <46> ! Le général lui-même, n'osant plus se flatter de prendre la place par la famine, revint à l'emploi du fer et de la force. C'était là ce que souhaitaient les Juifs, car, voyant leur perte et celle de la ville assurées, ils aimaient mieux mourir les armes à la main que par la faim et la soif. 14. <190> Après ce stratagème, Josèphe en conçut un autre pour se procurer des vivres en abondance. Il y avait du côté de l'ouest un sentier en ravin d'accès difficile et, pour cette raison, négligé par les postes ennemis, qui permettait de franchir le vallon d'enceinte. En empruntant ce passage, Josèphe réussit à faire parvenir des messages à certains Juifs en dehors de la ville et à en recevoir des nouvelles. Par ce moyen aussi il se réapprovisionna en abondance de toutes les choses nécessaires qui commençaient à manquer. Les messagers qui exécutaient ces sorties avaient ordre de marcher à quatre pattes en longeant les sentinelles et de s'envelopper de peaux de manière que, si on les apercevait de nuit, on les prît pour des chiens. Toutefois, les gardes ennemis finirent par découvrir la ruse et barrèrent le ravin. [3,7d] 15. <193> Alors Josèphe, reconnaissant que les jours de la ville étaient comptés et que, s'il s'obstinait à y demeurer, lui-même ne pourrait plus se sauver, tint conseil avec les principaux citoyens sur les moyens de s'enfuir. Le peuple découvrit le complot et s'ameuta autour de lui, le conjurant de ne les point abandonner puisqu'ils mettaient en lui toute leur confiance. « Qu'il reste, il est l'espoir du salut pour la ville, parce que, tant qu'ils l'auront à leur tête, ils combattront avec ardeur. Si même ils ont à périr il sera leur consolation suprême. D'ailleurs serait-ce une action digne de lui de fuir devant ses ennemis, d'abandonner ses amis, de sortir durant la tempête du vaisseau où il s'est embarqué pendant la bonace ? Il déterminerait, par ce moyen le naufrage de la ville : personne n'oserait plus la défendre lorsqu'ils auraient perdu celui dont la présence maintenait leur courage ». 16. <197> Josèphe, sans faire allusion à sa propre sûreté, leur affirma que c’était dans leur intérêt seul qu'il avait médité ce départ, car sa présence ne leur serait guère utile s'ils devaient être sauvés, et, s'ils succombaient, à quoi servirait qu'il périt avec eux ? Au contraire, s'il réussissait à s'échapper de la place investie, il pourrait leur rendre un grand service, car il rassemblerait en toute diligence les Galiléens de la campagne et par cette puissante diversion détournerait les Romains de leur ville. En fait, son séjour parmi eux ne peut désormais avoir d'autre effet que de faire redoubler aux Romains leurs efforts pour s'emparer de la place, puisque ceux-ci mettent à si haut prix l'espoir de se rendre maître de sa personne ; lorsqu'ils apprendront qu'il n'y est plus, ils se relâcheront beaucoup de l'ardeur de leurs attaques. Cependant ces discours ne parvinrent point à toucher la multitude. Elle ne se pressa qu'avec plus d'ardeur autour de Josèphe : enfants, vieillards, femmes portant leurs nourrissons, tombent à ses pieds en se lamentant ils s'accrochent à ses genoux, le conjurent parmi les sanglots de rester avec eux pour partager leur fortune. Et s'ils le suppliaient ainsi, je ne saurais croire que ce fut parce qu’ils lui enviaient l'avantage de son salut, mais bien plutôt parce qu’ils pensaient au leur : lui présent, en effet, ils se persuadaient qu'aucun désastre ne saurait les atteindre. 17. <203> Josèphe reconnut que cette insistance se bornerait à une supplication s'il se laissait fléchir, mais se tournerait en une étroite surveillance s'il s’y opposait. D'ailleurs son désir de partir était fort ébranlé par la pitié que lui inspiraient leurs plaintes. Il résolut donc de demeurer et se fit une armure du commun désespoir de la ville. « C'est maintenant, dit-il, qu'il est temps de combattre, puisqu'il n'y a plus d'espoir de salut. Il est beau de préférer l’honneur à la vie, et, par quelque exploit glorieux, de s’assurer en succombant le souvenir de la prostérité». Aussitôt les actes suivirent les paroles : il fit une sortie avec les plus braves de ses gens, dispersa les gardes et pénétra jusqu’au camp de Romains ; là, il arracha les toitures de cuir, sous lesquelles ils se tenaient, le surlendemain et pendant toute une série de jours et de nuits sans se relâcher de son ardeur au combat. 18. <207> Ces sorties faisaient beaucoup de mal aux Romains, car ils avaient honte de fuir devant les ennemis et, lorsque ceux-ci lâchaient pied, le poids de leurs propres armes les gênaient pour les poursuivre : au contraire, les Juifs, avant de subir des pertes, causaient toujours quelque dommage et se réfugiaient ensuite dans la ville. Voyant cela, Vespasien ordonne à ses légionnaires de se dérober aux attaques des Juifs et de ne pas s’engager avec des hommes qui ne cherchent que la mort. Il pensait, en effet, que rien n'est plus redoutable que le désespoir et que leur impétuosité, privée d'objet, ne tarderait pas à s'alanguir comme le feu auquel on enlève son aliment. D'ailleurs il convenait à la dignité des Romains de vaincre tout en songeant à leur sûreté, puisqu'ils faisaient la guerre non par nécessité, mais pour accroître leur empire. Il se borna donc désormais à écarter les assaillants à l'aide de ses archers arabes et ses Syriens qui maniaient la fronde ou lançaient des pierres ; il employa aussi à cet effet la multitude de ses machines de jet. Les Juifs, fort maltraités, pliaient, mais s'ils réussissaient à franchir la zone de tir de leurs adversaires, ils se précipitaient sur les Romains avec violence, et les deux partis, se relayant incessamment, ne ménageaient ni leur vie ni leurs corps dans un combat acharné. 19. <213> La longueur de ce siège, les sorties continuelles des défenseurs faisaient de l'assiégeant lui-même une sorte d'assiégé. Aussi, dès que les terrassements approchèrent des murailles, Vespasien décida d'amener le bélier. On appelle ainsi une poutre d'une longueur énorme, semblable à un mât de navire, garnie à son extrémité d’une grosse masse de fer, qui est façonnée en tête de bélier et d'où la machine a tiré son nom. Cette poutre est suspendue en son milieu par de gros câbles, comme le fléau d’une balance, à une autre poutre que soutiennent à ses deux bouts de forts poteaux plantés en terre. Une troupe nombreuse d'hommes ramène d'abord le bélier en arrière, puis agissant tous ensemble de tout leur poids, ils le lancent en avant de manière que le fer qui forme saillie vienne heurter les murailles. Il n'y a pas de tour si forte, pas de rempart si large qui, si même ils peuvent supporter le premier choc, ne finissent par céder aux assauts répétés de cet engin. Tel est le moyen auquel recourut alors le général romain, impatient de prendre de force la ville, en raison des dommages que lui causaient la prolongation du siège et l'activité des Juifs. Les Romains firent donc rapprocher les catapultes et les autres machines de trait pour chasser des remparts ceux qui tenteraient de s’y défendre. En même temps s'étaient avancés les archers et les frondeurs. Tandis que ces décharges ne permettent à personne de monter sur le mur, d'autres soldats amènent le bélier, protégés par une armure continue de boucliers d'osier, au-dessus desquels est tendue une toiture de cuir, pour la plus grande sûreté de la machine et de ceux qui la manœuvrent. Dés le premier choc, la muraille fut ébranlée, et une grande clameur s'éleva de l'intérieur de la place comme si déjà elle était prise. [3,7e] 20. <222> Josèphe, voyant que sous les coups redoublés, portés toujours au même endroit, le mur était prêt a s'écrouler, imagina un moyen de paralyser pendant quelque temps l'effet de la machine. Il fit remplir de paille des sacs et les suspendit par des câbles à l'endroit où l'on voyait toujours le bélier frapper. De la sorte, le choc serait détourné et la violence du coup diminuée par la matière molle qui le recevait. Cette ruse retarda beaucoup les Romains, car, de quelque côté qu'ils tournassent leur bélier, aussitôt ceux d'en haut lui opposaient leurs sacs, qui faisaient plastron, et le mur, n'éprouvant aucune répercussion, n'était pas endommagé. Cependant les Romains imaginèrent, de leur côté, d'amener de longues perches, munies à leur extrémité de faux avec lesquelles ils coupaient les cordes qui retenaient les sacs. Grâce à cet artifice, l'hélépole recouvra toute son efficacité et le mur, fraîchement cimenté, commença à céder. Alors Josèphe et ses gens eurent recours au feu comme dernier remède. Après avoir allumé tout ce qu'ils purent trouver de bois sec, ils s'élancent de la ville, divisés en trois corps, et mettent le feu aux machines, aux abris d'osier et aux boisages des retranchements ennemis. Les Romains s'y opposent à grand'peine, stupéfaits par l'audace de leurs ennemis et devancés par la flamme, qui déjoue leurs efforts, car, jaillissant du bois sec, additionné de bitume, de poix et de soufre, le feu court plus vite que la pensée, et tous les travaux élevés à si grand prix par les Romains sont consumés en une heure de temps. 21. <229> A cette occasion se fit remarquer un Juif digne d'attention et de souvenir, nommé Eléazar, fils de Saméas, natif de Gaba en Galilée. Soulevant dans ses bras une pierre énorme, il la lança du haut du mur contre le bélier avec tant de force qu'elle en brisa la tête ; puis, sautant en bas, il enlève cette tête du milieu des ennemis et la rapporte avec le plus grand sang-froid jusqu'au pied du rempart. Devenu une cible pour tous ses adversaires, son corps, qu'aucune armure ne protégeait, recevait leurs coups et fut percé de cinq traits. Mais, sans faire attention à aucune de ses blessures, il gravit le rempart et s'y tint debout à la vue de tous les combattants, qui s'étonnaient de son audace. Enfin, la douleur de ses plaies le saisit de convulsions, et il tomba comme une masse, tenant toujours dans ses mains la tête du bélier. Après lui ceux qui se distinguèrent le plus par leur courage furent deux frères, Nétiras et Philippe, natifs du bourg de Rouma, eux aussi Galiléens : s'élançant contre les soldats de la dixième légion, ils chargèrent les Romains avec tant d'impétuosité et de violence, qu'ils rompirent leurs rangs et mirent en fuite tout ce qui se rencontra devant eux. 22. <234> Derrière ces hommes, Josèphe et le reste du peuple, quantité de brandons enflammés à la main, vinrent de nouveau incendier les machines, les abris et les terrassements de la cinquième légion et de la dixième qui avait pris la fuite. Les autres corps de troupes s’empressèrent de couvrir de terre leurs machines et tout leur matériel. Vers le soir les Romains dressèrent derechef le bélier et l'amenèrent à l'endroit où ses premiers coups avaient ébranlé la muraille. A ce moment, un des défenseurs du rempart atteignit Vespasien d'une javeline à la plante du pied. La blessure était légère, la distance ayant amorti la force du projectile ; le trouble n'en fut pas moins grand parmi les Romains, car l'entourage immédiat de Vespasien s'étant ému à la vue du sang, la nouvelle se répandit aussitôt dans toute l'armée : la plupart des soldats, laissant là les travaux du siège, accouraient vers leur général, pleins de consternation et de terreur. Le premier de tous sur les lieux fut Titus, qui craignait pour la vie de son père, et toute l'armée se sentit bouleversée à la fois par son affection pour le chef et par le spectacle de l'angoisse de son fils. Cependant Vespasien trouva vite le moyen d'apaiser et l'inquiétude de son fils et le tumulte de son armée : maîtrisant sa douleur, il alla se faire voir à tous ceux qui tremblaient pour ses jours et redoubla ainsi l'ardeur de leur élan contre les Juifs. Chacun voulait être le premier au péril pour venger son général, et, s'encourageant mutuellement avec de grands cris, ils s'élancent de nouveau contre le rempart. 23. <240> Les gens de Josèphe, quoique tombant les uns sur les autres sous la mitraille des catapultes et des pierriers, ne désertèrent cependant pas la muraille, mais faisaient pleuvoir le feu, le fer et les pierres contre les soldats qui poussaient le bélier à l'abri de la toiture d'osier. Cependant leur tir n'obtenait que peu ou point de succès, et ils tombaient incessamment, parce que l'ennemi les voyait sans qu'ils pussent le voir : en effet, la flamme même dont ils faisaient usage, les éclairant de ses lueurs, faisait d'eux une cible aussi apparente qu'en plein jour, et, d'autre part, ils avaient peine à éviter les décharges des machines qu'ils n'apercevaient pas dans le lointain. Aussi les balistes et les catapultes abattaient des files entières, et les pierres lancées par l'onagre venaient avec un sifflement terrible arracher les parapets et briser les angles des tours. Il n'y a pas en effet de troupe si compacte que la masse et la force vive de ces pierres ne puisse renverser jusqu'au dernier rang. Quelques incidents de cette nuit donneront une idée de la puissance de cette machine : un des hommes postés sur la muraille à côté de Josèphe eut la tète emportée par une pierre, et son crâne, lancé comme une balle de fronde, vint tomber à trois stades de distance ; une femme enceinte fut frappée au ventre comme elle sortait de sa maison au lever du jour : l'enfant qu'elle portait dans son sein fut projeté à un demi-stade de là. On peut juger par là de la force de ces pierriers. Terrible aussi était le sifflement des machines et le fracas de leur ravage. On entendait le bruit sourd des cadavres qui tombaient en bas de la muraille. Aux cris lamentables des femmes, qui s'élevaient de l'intérieur de la ville, répondaient au dehors les gémissements des mourants. Tout le glacis placé en avant du lieu du combat ruisselait de sang, et les morts amoncelés formaient un chemin jusqu'au sommet du rempart. L'écho des montagnes avoisinantes grossissait encore ces horribles clameurs ; bref, rien de ce qui peut terrifier les yeux ou les oreilles ne manqua à cette nuit d'épouvante. Beaucoup des défenseurs de Jotapata périrent en combattant vaillamment ; beaucoup furent couverts de blessures. Enfin, vers l'heure où l'on relève la garde du matin, le mur, battu sans interruption par les machines, finit par s'écrouler ; mais les assiégés, couvrant leurs corps de leurs armes, réussirent à combler la brèche avant que les Romains eussent le temps d'y appliquer leurs ponts volants pour l'escalade. 24. <253> Vespasien, après avoir accordé à ses troupes quelque repos des fatigues de la nuit, dispose dès l'aurore son armée pour l'assaut. Pour chasser de la brèche les défenseurs, il fait mettre pied à terre aux plus braves de ses cavaliers et les forme en trois colonnes près des parties écroulées du mur ; couverts de leurs armures de pied en cap, la lance en arrêt, ils ont ordre, dès que les ponts volants seront jetés, d'entrer les premiers dans la place ; derrière eux, il place l'élite de l'infanterie. Le reste de la cavalerie fait face aux remparts, rangé tout le long de la montagne, afin que nul fuyard, la ville une fois prise, ne puisse s'échapper inaperçu. Plus en arrière il dispose les archers, avec la consigne de tenir leurs flèches prêtes au tir ; pareillement, les frondeurs et les servants des batteries. D'autres détachements ont mission d'appliquer les échelles aux endroits où le mur est encore intact, afin qu'une fraction des assiégés, occupée à les contenir, soit défournée de la défense de la brèche et que le reste, accablé sous une grêle de projectiles, soit contraint de livrer l'entrée de la place. [3,7f] 25. <258> Josèphe, qui avait pénétré le dessein de l'ennemi, confia la garde de la partie intacte du mur aux hommes fatigués et aux vieillards, jugeant qu'il n'y avait rien de sérieux à redouter de ce côté. Au contraire, il plaça à la brèche, les hommes les plus vigoureux, et, à la tête de chaque groupe, six chefs de file tirés au sort, auxquels il se joignit lui-même pour être au fort du danger. Il recommanda à ses hommes de se boucher les oreilles afin de n'être pas épouvantés par le cri de guerre des légions. Pour se préserver de la nuée des projectiles, il les instruisit à se mettre à genoux en se couvrant le haut du corps avec leur bouclier, et à reculer peu à peu jusqu'à ce que les archers eussent vidé leurs carquois ; mais, sitôt qu'on jetterait les ponts volants, ils devaient y sauter eux-mêmes et affronter l'ennemi par ses propres chemins. Chacun d'eux luttera, non dans l'espoir de sauver la patrie, mais pour venger la patrie perdue ; il se représentera le sang des vieillards qu'on va égorger, les enfants et les femmes que l'ennemi va ravir. A la pensée de ces désastres prochains, que leur fureur s'exaspère et se déchaîne contre les auteurs de leurs futures misères ! 26. <262> Telles furent les dispositions qu'il prit de côté et d'autre. Mais quand la multitude désarmée des femmes et des enfants vit, de l'intérieur, la ville cernée d'un triple cordon de troupes - car les Romains n'avaient détourné pour le combat aucun des postes qu'ils avaient placés dès la première heure, - quand ils virent, au pied des murs ébranlés, les ennemis l'épée nue à la main, plus haut, la montagne tout étincelante d'armes, et les valets arabes présentant leurs flèches aux archers, un hurlement suprême s'échappa de leurs poitrines pour pleurer la chute de la ville, comme si la catastrophe n'était plus imminente, mais déjà arrivée. Josèphe, craignant que ces gémissements des femmes n'amollissent le courage des combattants, leur commanda de s'enfermer chez elles, avec de grandes menaces si elles ne se taisaient. Lui-même se posta en avant de la brèche, à l'endroit que le sort lui avait assigné, sans se préoccuper des échelles qu'on appliquait sur d'autres points, et attendant avec impatience la première salve de traits. 27. <265> Alors, toutes les trompettes des légions sonnent à la fois la charge, l'armée pousse une formidable clameur, et, au signal donné, une nuée de traits lancés de toutes parts vient obscurcir le ciel. Fidèles aux instructions de Josèphe, ses hommes défendent leurs oreilles contre les cris et leur corps contre les projectiles ; et dès qu'ils voient les ponts volants jetés, ils s'y précipitent avant que ceux qui les ont appliqués aient pu y monter eux-mêmes. Dans le corps à corps qui s'engage avec les assaillants, leurs bras, leurs âmes multiplient toutes sortes de prouesses. Dans l'extrémité de leur misère, ils s'efforcent de ne point paraître inférieurs à ceux qui, sans être stimulés par leur propre salut, déploient tant de courage. Nul ne lâche prise qu'il n'ait tué ou péri. Cependant les Juifs s'épuisent dans ce combat incessant, sans avoir de quoi remplacer ceux qui luttent au premier rang ; au lieu que, du côté des Romains, les hommes fatigués ou refoulés sont immédiatement relevés par des troupes fraîches, que les assaillants s'encouragent les uns les autres, et, flanc contre flanc, le haut du corps abrité par leur bouclier, forment une colonne inébranlable dont la masse, comme un seul corps, pousse devint elle les Juifs et couronne déjà la crête du rempart. 28. <271> Dans cette situation critique, Josèphe s'inspire de la nécessité, bonne conseillère quand le désespoir l'irrite. Il ordonne de verser sur ce toit de boucliers en marche des flots d'huile bouillante. Les Juifs la tenaient toute préparée ; aussitôt, de toutes parts, ils en répandent sur les Romains d'énormes quantités et, après l'huile, ils jettent sur eux les vaisseaux eux-mêmes qui la contenaient, encore tout fumants. Ce déluge embrasé brise enfin les rangs de la colonne d'assaut : se tordant dans d'atroces douleurs, les Romains roulent au bas de la muraille. Car, sous l'armure de chaque homme, l'huile coulait instantanément de la nuque aux pieds, se répandant sur toute la surface du corps et dévorant les chairs comme une flamme, ce liquide étant, de sa nature, prompt à s'échauffer et, en sa qualité de corps gras, lent à se refroidir. Empêtrées dans leurs casques et leurs cuirasses, les victimes ne pouvaient se soustraire à cette action corrosive : on les voyait, sous la souffrance, bondir, se tortiller, tomber à bas des ponts-levis. Ceux qui tentaient de s'enfuir se voyaient arrêtés par la poussée de leurs camarades montant à l'assaut et restaient exposés sans défense aux coups des Juifs, qui tiraient sur eux par derrière. 29. <276> Cependant, au milieu de ces épreuves, ni le courage ne trahissait les Romains ni l'esprit d'invention les Juifs. Les premiers, bien qu'ils vissent leurs camarades torturés par cette pluie brûlante, ne s'en ruaient pas moins contre ceux qui la leur lançaient : dans leur ardeur, chacun invectivait l'homme placé devant lui, lui reprochant de gêner son élan. Quant aux Juifs, ils imaginèrent un second stratagème pour faire échec à l'escalade romaine : sur le plancher des ponts volants ils jetèrent du fenugrec bouilli, qui le rendait glissant et faisait trébucher les assaillants. Soit qu'ils voulussent fuir, soit qu'ils voulussent avancer, les Romains ne pouvaient plus garder l'équilibre : les uns, s'effondrant sur le plancher même du pont volant, s'y laissaient fouler aux pieds ; d'autres retombaient sur le terrassement, où les Juifs les perçaient de traits, car, devant cette débandade des assaillants, les défenseurs, débarrassés du corps à corps, avaient tout loisir de tirer à distance. Après que cet assaut eut causé de fortes pertes, le général, vers le soir, fit sonner la retraite. Les Romains comptaient plusieurs morts et beaucoup de blessés. Quant aux défenseurs de Jotapata, ils ne perdirent que six tués, mais plus de trois cents blessés furent ramenés dans la ville. Ce combat fut livré le 20 du mois Daisios. [3,7g] 30. <283> Vespasien chercha d'abord à consoler l'armée de son échec. Mais quand il trouva les soldats pleins de colère et réclamant, non des encouragements, mais de l'ouvrage, il leur commanda de surélever les terrassements et d'y dresser trois tours hautes de cinquante pieds, entièrement blindées de fer, pour les affermir par leur pesanteur et les rendre à l'épreuve du feu ; il y fit monter, avec les machines de jet les plus légères, des soldats armés de javelots, des archers et les frondeurs les plus robustes. Ces gens de trait, dérobés à la vue de l'ennemi par la hauteur même des tours et leurs épaulements, découvraient, au contraire, fort bien les défenseurs de la muraille : ils ouvrirent le tir contre eux, et ceux-ci ne trouvaient moyen ni d'éviter des traits dirigés vers leurs têtes, ni de riposter à des adversaires invisibles. Voyant ces hautes tours inaccessibles aux projectiles lancés avec la main, voyant le fer qui les protège contre la flamme, ils descendent du rempart et font des sorties contre ceux qui veulent tenter l'escalade. Ainsi Jotapata continuait sa résistance ; quantité de ses défenseurs périssaient chaque jour ; incapables de rendre aux ennemis mal pour mal, ils n'avaient d'autre ressource que de les contenir, au péril de leurs vies. 31. <289> Une ville voisine de Jotapata, nommée Japha, avait fait défection, encouragée par la résistance imprévue des assiégés. Au cours de ces mêmes journées, Vespasien détacha contre elle Trajan, légat de la dixième légion, avec mille cavaliers et deux mille fantassins. Il trouva une place très forte, non seulement par son assiette naturelle, mais par la double enceinte qui la protégeait. Les habitants osèrent s’avancer à sa rencontre, faisant mine de combattre ; il les charge, les disperse après une courte résistance et se lance à leur poursuite. Comme ils se réfugiaient dans la première enceinte, les Romains, s'attachant à leurs pas, y pénètrent avec eux. Les fuyards veulent alors gagner l'enceinte ultérieure de la ville, mais leurs propres concitoyens les en repoussent, de peur que l'ennemi ne s'y jette en même temps. Dieu lui-même accordait aux Romains la perte des Galiléens : c'était par sa volonté que la population entière d'une ville était, par la propre main de ses concitoyens, repoussée et livrée au fer destructeur, pour être exterminée jusqu'au dernier. En vain la cohue des fuyards, se ruant contre les portes, implore, en les appelant par leurs noms, ceux qui les gardent : pendant même que les supplications s'échappent de leurs lèvres, ils tombent égorgés. L'ennemi leur ferme la première muraille, leurs concitoyens la seconde : ainsi acculés et entassés entre les deux enceintes, les uns s'entre-tuent ou se tuent eux-mêmes, les autres, en nombre prodigieux, périssent sous les coups des Romains sans avoir même l'énergie de se défendre ; car, à la stupeur où les a jetés l'ennemi, s'ajoute la perfidie de leurs frères qui achève de briser leur courage. Maudissant, dans leur agonie, non les Romains, mais leur propre nation, ils finirent par succomber tous, au nombre de douze mille. Trajan jugea dès lors que la ville était veuve de défenseurs ou que, s'il en restait quelques-uns, la peur devait les paralyser. Comme il estimait devoir réserver à son chef l'honneur de prendre la place, il dépêcha à Vespasien pour le prier d'envoyer son fils Titus achever la victoire. Le général supposa sur cet avis qu'il restait encore quelque besogne à faire : il donna donc à son fils un corps de cinq cents cavaliers et de mille fantassins. Titus les amène à marches forcées ; sitôt arrivé, il range son armée en bataille, place Trajan à l'aile gauche, prend lui même le commandement de l'aile droite et ordonne l'assaut. Comme sur tous les points les soldats dressaient les échelles contre la muraille, les Galiléens, après une courte défense, l'évacuent ; les troupes de Titus escaladent alors le rempart et se rendent aussitôt maîtresses de la ville. Toutefois, à l'intérieur, où les Juifs s'étaient massés contre les assaillants, une lutte désespérée s'engagea : les hommes valides chargeaient les Romains dans des ruelles étroites ; du haut des maisons, les femmes jetaient sur eux tout ce qui leur tombait sous la main. La résistance dura six heures mais quand les combattants les plus robustes eurent été exterminés, le reste de la population, jeunes et vieux, se laissa égorger en plein air ou dans les maisons. Aucun habitant du sexe masculin ne fut épargné, hormis les enfants, qu'on vendit comme esclaves avec les femmes. Au total, soit dans la ville, soit dans la première rencontre, il périt quinze mille personnes ; le nombre des captifs s'éleva à deux mille cent trente. Ce désastre frappa les Galiléens le vingt-cinquième jour du mois Daisios. 32. <307> Les Samaritains également eurent leur part de calamité. Assemblés sur le Garizim, qui est leur montagne sainte, ils n'en bougeaient point, mais leur réunion et leur attitude provocante contenaient une menace de guerre. Les malheurs de leurs voisins ne suffirent pas à les rendre sages : à chaque succès des Romains leur déraison ne faisait qu'enfler leur faiblesse et ils semblaient à deux doigts de se révolter. Vespasien résolut donc de prévenir le mouvement et de briser leur élan ; car, bien que le pays de Samarie fût occupé par de nombreuses garnisons, l'importance du rassemblement et le fait même de la conspiration ne laissaient pas de l'inquiéter. Il envoya contre eux Cérialis, légat de la cinquième légion, avec six cents chevaux et trois mille hommes de pied. Le légat trouva scabreux d'escalader la montagne et d'engager la bataille, en voyant un si grand nombre d'ennemis réunis au sommet, il se borna donc à cerner avec sa troupe toute la base du mont Garizim et fit bonne garde pendant toute la journée. Or il arriva que les Samaritains manquaient d'eau : comme on était au fort de l'été, il régnait une chaleur intense, et la multitude n'avait fait aucunes provisions. Plusieurs moururent de soif ce jour-là même ; beaucoup d'autres, préférant à une pareille mort l'esclavage, s'enfuirent chez les Romains. Cérialis, jugeant par là dans quelle extrémité se trouvait le reste, gravit alors la montagne et, ayant disposé sa troupe en cercle autour des ennemis, les invita tout d'abord à traiter et à songer à leur salut : il leur promettait la vie sauve s'ils rendaient leurs armes. Comme il ne put les convaincre, il les chargea et les passa tous au fil de l'épée, au nombre de 11.600, le vingt-septième jour du mois Daisios. 33. <316> Pendant que cette catastrophe fondait sur les Samaritains, les défenseurs de Jotapata s'opiniâtraient et, contre toute attente, supportaient encore les rigueurs du siège. Cependant, le quarante-septième jour, les terrassements des Romains dépassèrent la hauteur du mur ; ce jour- là même, un transfuge vint trouver Vespasien et lui raconta combien le nombre des défenseurs était réduit et quel était leur état de faiblesse : les veilles, les combats incessants, disait-il, les avaient épuisés au point qu'ils seraient incapables de soutenir un nouvel assaut ; si l'on osait même, on pourrait en finir par un coup de main. En effet, vers le moment de la dernière veille, quand ils pensaient trouver quelque relâche à leur misère, à cette heure où le sommeil du matin envahit facilement l'homme surmené, il assurait que les gardes avaient coutume de s'endormir : c'est l'instant qu'il recommandait pour tenter l'attaque. Le transfuge inspirait peu de confiance à Vespasien, qui connaissait l'extrême fidélité des Juifs les uns envers les autres et leur indifférence aux supplices : précédemment un homme de Jotapata, tombé aux mains des Romains, avait subi sans broncher tous les tourments, même l'épreuve du feu, plutôt que de se laisser arracher par l'ennemi quelque renseignement sur l'état de la ville, et quand enfin on l'eut mis en croix, il avait accueilli la mort avec un sourire. Pourtant la vraisemblance du récit donnait quelque créance au traître : peut-être, après tout, cet homme disait-il la vérité même s'il s'agissait d'un piège, on ne courait pas grand risque à s'y exposer. En conséquence, Vespasien ordonna de garder l'homme à vue et disposa son armée pour surprendre la ville. 34. <323> A l'heure indiquée, les troupes s'acheminèrent en silence vers le rempart ; le premier, Titus y monte, avec un des tribuns nommé Domitius Sabinus et quelques soldats de la quinzième légion : ils égorgent les gardes et entrent dans la ville sans faire de bruit. Derrière eux, le tribun Sextus Calvanus et Placidus amènent les troupes qu'ils commandent. Déjà la citadelle était occupée et l'ennemi répandu au cœur de la ville, déjà il faisait grand jour, et les vaincus ne se rendaient pas encore compte de leur malheur : la plupart, en effet, étaient engourdis de fatigue et de sommeil et, si quelques-uns se levaient, un épais brouillard, qui par hasard vint à envelopper la ville, leur dérobait la vue de l'ennemi. Enfin, quand toute l'armée romaine fut entrée, ils se dressèrent, mais seulement pour constater leur désastre, et c'est le couteau sur la gorge qu'ils s'aperçurent que Jotapata était prise. Les Romains, au souvenir des maux qu'ils avaient endurés pendant ce siège, ne voulurent connaître ni quartier ni pitié pour personne : refoulant le peuple du haut de la citadelle le long des pentes de la colline, ils égorgeaient dans le tas. Ceux-là même qui avaient encore la force de combattre se voyaient paralysés par les difficultés du terrain ; écrasés dans les ruelles étroites, glissant sur des descentes raides, ils se laissaient engloutir par le fleuve de carnage qui dévalait du haut de la citadelle. Aussi, beaucoup des guerriers d'élite, groupés autour de Josèphe, résolurent-ils de se donner la mort : impuissants à tuer aucun des Romains, ils aimèrent mieux tomber sous leurs propres coups que sous ceux du vainqueur. Ils se retirèrent donc à l'extrémité de la ville, et là se jetèrent sur leurs épées. [3,7h] 35. <332> Quelques hommes de garde, sitôt qu'ils s'aperçurent de la prise de la ville, s'étaient hâtés de prendre la fuite : ils se réfugièrent dans une des tours situées au nord et s'y défendirent pendant quelque temps. Mais, cernés par un grand nombre d'ennemis, ils finirent par se rendre et tendirent avec sérénité la gorge à leurs bourreaux. Les Romains auraient pu se vanter que cette dernière journée du siège ne leur avait causé aucune perte, si l'un d'eux, le centurion Antonius, ne s'était laissé tuer en trahison : comme beaucoup de Juifs avaient cherché un refuge dans les cavernes, un des fugitifs supplia Antonius de lui tendre la main en gage de pardon et pour l'aider à sortir ; le centurion s'y prête sans défiance ; alors l'ennemi le frappe au défaut de l'aine d'un coup de javelot, qui l'étend mort sur le champ. 36. <336> Ce jour-là les Romains massacrèrent tout ce qui s'offrit à leurs regards. Les jours suivants ils fouillèrent les cachettes, à la recherche de ceux qui s'étaient réfugiés dans les souterrains et les cavernes. Tous les âges furent exterminés, à l'exception des petits enfants et des femmes. On ramassa douze cents captifs ; quant au nombre des morts, tant dans l'assaut final que dans les combats précédents, il ne s'éleva pas à moins de quarante mille. Vespasien ordonna de raser la ville de fond en comble et d'en brûler toutes les fortifications. Ainsi fut prise Jotapata, dans la treizième année dit principat de Néron, le premier jour du mois Panémos. [3,8a] VIII. 1. <340> Les Romains mettaient beaucoup d'ardeur à rechercher Josèphe, pour satisfaire à la fois leur propre rancune et le vif désir de leur général, qui pensait qu'une grande partie de cette guerre dépendait de cette capture. Ils fouillaient donc les cadavres et les recoins les plus cachés de la ville. Cependant Josèphe, au moment même de la prise de Jotapata, aidé sans doute de quelque secours divin, avait réussi à se dérober au travers des ennemis et s'était jeté dans une citerne profonde où s'embranchait par le côté une caverne spacieuse qu’on ne pouvait apercevoir d'en haut. Là, il rencontra quarante des plus nobles Juifs qui s'y étaient cachés avec des provisions suffisantes pour plusieurs jours. Pendant la journée, Josèphe resta dans sa cachette, par crainte des ennemis qui parcouraient toute la ville. La nuit, il sortait pour chercher quelque moyen de fuir et reconnaître les postes. Mais, comme les Romains se gardaient exactement de toutes parts, précisément à cause de lui, il ne trouvait aucun espoir de fuite et s'en retournait dans sa caverne. Deux jours se passèrent sans qu'on le découvrit ; le troisième jour, une femme de leur compagnie, qui avait été prise par les Romains, dénonça la cachette. Aussitôt Vespasien s'empressa d'y envoyer deux tribuns, Paulinus et Gallicanus, avec ordre d'engager sa foi envers Josèphe et de l'inviter à sortir. 2. <345> Dès qu'ils furent sur les lieux, ils se mirent à l'exhorter et à lui promettre la vie sauve, sans réussir a le persuader. Ses soupçons ne venaient pas du caractère des envoyés, qu'il savait humains, mais de la conscience du mal qu'il avait fait et qui devait lui mériter d'être châtié à proportion. Il craignait donc qu'on ne cherchât simplement à s'emparer de lui pour le mener au supplice. Enfin, Vespasien lui envoya un troisième messager, le tribun Nicanor, depuis longtemps lié avec Josèphe, et son ami. Celui-ci, s'avançant vers la caverne, représenta à Josèphe quelle était la clémence naturelle des Romains à l'égard des vaincus : il ajouta que son courage lui avait valu, non la haine des généraux, mais leur admiration ; si Vespasien désirait si vivement l'extraire de sa retraite, ce n'était pas pour le châtier – ce qu’il pouvait faire sans que Josèphe se rendit – mais, au contraire, parce qu'il voulait conserver un homme aussi vaillant ; enfin, si Vespasien avait voulu lui tendre un piège, il ne lui aurait pas envoyé un de ses amis, couvrant ainsi de la plus belle des vertus, l'amitié, le plus hideux des crimes, la perfidie, et lui-même d'ailleurs, s'il avait cru qu'on voulût l'employer à tromper un ami, ne se serait pas prêté à une pareille mission. 3. <350> Comme Josèphe balançait encore, même devant les assurances de Nicanor, la soldatesque, furieuse, essaya de mettre le feu à la caverne ; mais leur chef, qui tenait à prendre l'homme vivant, sut les en empêcher. Or, pendant que Nicanor redoublait ses instances et que Josèphe apprenait les menaces de la troupe, soudain il se ressouvint des songes que Dieu lui avait envoyés pendant la nuit pour lui annoncer les futures calamités des Juifs et les destinées des empereurs romains. Il faut dire qu'il était versé dans l'interprétation des songes et habile à deviner la vérité à travers les voiles dont il plait à Dieu de la couvrir ; car, prêtre lui-même et descendant de prêtres, il n'ignorait pas les prophéties des livres sacrés. Saisi donc à ce moment de l'esprit divin qui en émane, évoquant de nouveau les terrifiantes visions de ces songes récents, il adresse à Dieu une prière muette : « O Créateur du peuple juif, puisqu'il t'a paru bon de briser ton propre ouvrage, puisque la fortune a passé toute du côté des Romains, puisque tu as choisi mon âme pour annoncer l'avenir, je me livre aux Romains de mon plein gré, je consens à vivre, mais je te prends à témoin que je pars, non comme un traître, mais en qualité de ton serviteur ». 4. <355> Sa prière achevée, Josèphe déclara à Nicanor qu'il se rendait. Mais, quand les Juifs qui partageaient sa retraite apprirent qu'il cédait aux invitations de l'ennemi, ils l'entourèrent de tous côtés en criant : « O combien doivent gémir les lois de nos ancêtres, combien Dieu lui-même doit se voiler la face, Dieu, qui fit aux Juifs des âmes pleines de mépris pour la mort ! Quoi, Josèphe ! tu chéris donc à ce point la vie ! tu supportes de voir le jour de la servitude ! Comme tu t'es vite oublié ! Combien d'entre nous as-tu persuadé de mourir pour la liberté ! C'est donc à tort qu'on t'a fait une réputation de courage et une réputation de sagesse : est-ce sagesse d'espérer obtenir la grâce de ceux que tu as tant combattus, et, à supposer qu'ils te l'accordent, est-ce courage de l'accepter de leurs mains ? Mais si la fortune des Romains t'a versé l'oubli de toi-même, c'est à nous de veiller sur la gloire de nos ancêtres. Voici un bras, voici une épée. Si tu acceptes de plein gré la mort, meurs en capitaine des Juifs ; s'il faut t'y contraindre, meurs comme un traître. » Ce disant, ils tirent leurs épées et menacent de l'en percer s'il consent à se livrer aux Romains. [3,8b] 5. <361> Josèphe, redoutant leur violence et pensant que ce serait trahir les commandements de Dieu que de mourir sans les révéler, commença, dans cette extrémité, à leur parler philosophie. « D'où vient donc, dit-il, mes chers compagnons, cette soif de notre propre sang ? Pourquoi vouloir séparer ces deux éléments que la nature a si étroitement unis, le corps et l'âme ? On dit que je ne suis plus le même : les Romains savent bien le contraire. On dit qu'il est beau de mourir dans la guerre : oui, mais suivant la loi de la guerre, c'est-à-dire, par le bras du vainqueur. Si donc je me dérobe au glaive des Romains, je mérite assurément de périr par le mien et par mon bras ; mais si c'est eux qui se décident à épargner un ennemi, à combien plus forte raison dois-je m'épargner moi-même ? n'est-ce pas folie de nous infliger à nous-mêmes le traitement que nous cherchons à éviter en les combattant ? On dit encore : il est beau de mourir pour la liberté j'en tombe d'accord, mais à condition de mourir en luttant, par les armes de ceux qui veulent nous la ravir : or, à cette heure, ils ne viennent ni pour nous combattre ni pour nous ôter la vie. Il y a pareille lâcheté à ne pas vouloir mourir quand il le faut et à vouloir mourir quand il ne le faut pas. Quelle crainte peut nous empêcher de nous rendre aux Romains ? Celle de la mort ? eh ! quelle folie de nous infliger une mort certaine pour nous préserver d'une qui ne l'est pas ! Celle de l'esclavage ? mais l'état où nous sommes, est-ce donc la liberté ? On insiste : il y a de la bravoure à se donner la mort. Je réponds : non point, mais de la lâcheté ; c'est un peureux que le pilote qui, par crainte de la tempête, coule lui-même son navire avant que l'orage n'éclate. Le suicide répugne à la commune nature de tous les êtres vivants, il est une impiété envers Dieu, qui nous a créés. Voit-on parmi les animaux un seul qui recherche volontairement la mort ou se la donne ? Une loi inviolable gravée dans tous les cœurs leur commande de vivre : aussi considérons-nous comme ennemis ceux qui ouvertement veulent nous ravir ce bien et nous châtions comme assassins ceux qui cherchent à le faire par ruse. Et ne croyez-vous pas que Dieu s'indigne quand un homme méprise le présent qu'il en a reçu ? car c'est lui qui nous a donné l'être, et c'est à lui que nous devons laisser le pouvoir de nous en priver. Il est vrai que le corps chez tous les êtres est mortel et formé d'une matière périssable, mais toujours l'âme est immortelle : c'est une parcelle de la divinité qui séjourne dans les corps ; et, de même que celui qui supprime ou détériore un dépôt qu'un homme lui a confié passe pour scélérat ou parjure, ainsi, quand je chasse de mon propre corps le dépôt qu'y a fait la divinité, puis-je espérer échapper à la colère de celui que j'outrage ? On croit juste de punir un esclave fugitif, même quand il s'évade de chez un méchant maître, et nous fuirions le maître souverainement bon, Dieu lui-même, sans passer pour impies ! Ne le savez-vous pas ? ceux qui quittent la vie suivant la loi naturelle et remboursent à Dieu le prêt qu'ils en ont reçu, à l'heure où le créancier le réclame, obtiennent une gloire immortelle, des maisons et des familles bénies ; leurs âmes, restées pures et obéissantes, reçoivent pour séjour le lieu le plus saint du ciel, d'où, après les siècles révolus, ils reviennent habiter des corps exempts de souillures. Ceux au contraire dont les mains insensées se sont tournées contre eux-mêmes, le plus sombre enfer reçoit leurs âmes, et Dieu, le père commun, venge sur leurs enfants l'offense des parents. Voilà pourquoi ce forfait, détesté de Dieu, est aussi réprimé par le plus sage législateur : nos lois ordonnent que le corps du suicidé reste sans sépulture jusqu'après le coucher du soleil, alors qu'elles permettent d'ensevelir même les ennemis tués à la guerre. Chez d'autres nations, la loi prescrit de trancher aux suicidés la main droite qu'ils ont dirigée contre eux-mêmes, estimant que la main doit être séparée du corps puisque le corps s'est séparé de l'âme. Nous ferons donc bien, mes compagnons, d'écouter la raison et de ne pas ajouter à nos calamités humaines le crime d'impiété envers notre Créateur. Si c'est le salut qui nous est offert, acceptons-le : il n'a rien de déshonorant de la part de ceux qui ont éprouvé tant de témoignages de notre vaillance ; si c'est la mort, il est beau de la subir de la main de nos vainqueurs. Pour moi, je ne passerai pas dans les rangs de mes ennemis, je ne veux pas devenir traître à moi-même : or je serais mille fois plus sot que les déserteurs qui changent de camp pour obtenir la vie alors que moi je le ferais pour me la ravir. Et pourtant je souhaite que les Romains me manquent de foi : si, après m'avoir engagé leur parole, ils me font périr je mourrai avec joie, car j'emporterai avec moi cette consolation plus précieuse qu'une victoire : la certitude que l'ennemi a souillé son triomphe par le parjure ». 6. <383> Par ces raisonnements et beaucoup d'autres Josèphe cherchait à détourner ses compagnons de l'idée du suicide. Mais le désespoir fermait leurs oreilles, comme celles d'hommes qui depuis longtemps s'étaient voués à la mort : ils s'exaspéraient donc contre lui, couraient çà et là l'épée à la main en lui reprochant sa lâcheté, et chacun semblait sur le point de le frapper. Cependant Josèphe appelle l'un par son nom, regarde l'autre d'un air de commandement, prend la main de celui-ci, trouble celui-là par ses prières ; bref, livré dans cette nécessité aux émotions les plus diverses, il réussit cependant à détourner de sa gorge tous ces fers qui le menacent, comme une bête traquée de toutes parts qui fait face successivement à chacun de ses persécuteurs. Ces hommes qui, même dans l’extrémité du malheur, révèrent encore en lui leur chef, laissent mollir leurs bras et glisser leurs épées ; plusieurs, qui déjà levaient contre lui leurs sabres de combat, les jetèrent spontanément. 7. <387> Josèphe, qui dans cet embarras ne perdit pas sa présence d'esprit, met alors sa confiance dans la protection de Dieu : « Puisque, dit-il, nous sommes résolus à mourir, remettons-nous en au sort pour décider l'ordre ou nous devons nous entretuer : le premier que le hasard désignera tombera sous le coup du suivant et ainsi le sort marquera successivement les victimes et les meurtriers, nous dispensant d'attenter à notre vie de nos propres mains. Car il serait injuste qu'après que les autres se seraient tués il y en eût quelqu'un qui pût changer de sentiment et vouloir survivre ». Ces paroles inspirent confiance, et après avoir décidé ses compagnons, il tire au sort avec eux. Chaque homme désigné présente sans hésitation la gorge à son voisin dans la pensée que le tour du chef viendra bientôt aussi, car ils préféraient à la vie l'idée de partager avec lui la mort. A la fin, soit que le hasard, soit que la Providence divine l'ait ainsi voulu, Josèphe resta seul avec un autre : alors, également peu soucieux de soumettre sa vie au verdict du sort et, s'il restait le dernier, de souiller sa main du sang d'un compatriote, il sut persuader à cet homme d'accepter lui aussi la vie sauve sous la foi du serment. 8. <392> Ayant ainsi échappé aux coups des Romains et à ceux de ses propres concitoyens, Josèphe fut conduit par Nicanor auprès de Vespasien. De toutes parts les Romains accouraient pour le contempler et, autour du prétoire, il y eut une presse énorme et un tumulte en sens divers : les uns se félicitaient de la capture du chef, d'autres proféraient des menaces, quelques-uns se poussaient simplement pour le voir de plus près. Les spectateurs les plus éloignés criaient qu'il fallait châtier cet ennemi de Rome, mais ceux qui étaient à côté se rappelaient ses belles actions et ne laissaient pas d'être émus par un si grand changement. Parmi les généraux il n'y en eut pas un qui, si fort qu'il eût d'abord été irrité contre lui, ne se sentit quelque pitié à sa vue : Titus fut touché par la constance que Josèphe montrait dans l'adversité et saisi de compassion en voyant sa jeunesse. En se rappelant avec quelle ardeur il les avait combattus naguère et en le considérant tombé maintenant entre les mains de ses ennemis, il évoquait toute la puissance de la fortune, les rapides vicissitudes de la guerre, l'instabilité générale des choses humaines. Aussi amena-t-il dès lors beaucoup de Romains à partager sa pitié pour Josèphe et fut-il auprès de son père le principal avocat du salut de son captif. Cependant Vespasien commanda de garder celui-ci avec la plus grande exactitude, se proposant de l'envoyer le plus tôt possible à Néron. 9. <399> Quand Josèphe entendit cette décision, il exprima le désir de s'entretenir avec Vespasien seul à seul pendant quelques instants. Le général en chef fit sortir tout le monde excepté son fils Titus et deux de ses amis. Alors Josèphe : « Tu te figures, Vespasien, en prenant Josèphe, n'avoir en ton pouvoir qu'un simple captif, mais je viens vers toi en messager des plus grands événements : si je ne me savais pas envoyé par Dieu, je me serais souvenu de la loi juive et comment un chef doit mourir. Tu veux m'expédier à Néron : t'imagines-tu donc que (Néron lui-même et) ses successeurs vont attendre jusqu'à toi ? Tu seras César, ô Vespasien tu seras empereur, toi et ton fils que voici : charge-moi donc plutôt de chaînes plus sûres encore et garde-moi pour toi-même. Tu n'es pas seulement mon maître, ô César, tu es celui de la terre, de la mer et de toute l'humanité. Quant à moi, je demande pour châtiment une prison plus rigoureuse si j'ai prononcé à la légère le nom de Dieu ». En entendant ces paroles, le premier mouvement de Vespasien fut l'incrédulité : il pensa que Josèphe avait inventé ce stratagème pour sauver sa vie. Peu à peu cependant la confiance le gagna, car déjà Dieu le poussait vers l'Empire et par d'autres signes encore lui présageait le diadème. D'ailleurs, il constata sur d'autres points la véracité de Josèphe. Un des deux amis présents à l'entretien secret avait dit : « Si ces paroles ne sont pas autre chose que le vain babil d'un homme qui cherche à détourner l'orage de sa tête, je m'étonne que Josèphe n'ait point prédit aux habitants de Jotapata la prise de leur ville ni à lui-même sa propre captivité ». Là-dessus Josèphe affirma qu'il avait en effet annoncé aux défenseurs de Jotapata que leur ville serait prise après quarante-sept jours de siège et que lui-même deviendrait captif des Romains. Vespasien se renseigna en particulier auprès des captifs pour vérifier ce dire et, comme ils confirmèrent le récit de Josèphe , il commença à croire à la prédiction qui concernait sa propre destinée. S’il ne délivra pas son prisonnier de sa garde et de ses chaînes, il lui donna un vêtement de prix et d'autres présents et continua à lui témoigner sa bienveillance et sa sollicitude, à quoi Titus ne manqua pas de l'encourager. [3,9a] IX. 1. <409> Le quatrième jour du mois Panémos, Vespasien ramena ses troupes à Ptolémaïs et de là à Césarée-sur-mer, la plus grande ville de la Judée et peuplée en majorité de Grecs. Les habitants accueillirent l'armée et son chef avec toutes les expressions de bénédiction et d'enthousiasme, écoutant sans doute leur attachement pour les Romains, mais surtout leur haine envers ceux que les Romains avaient vaincus. Aussi la foule réclamait-elle à grands cris le supplice de Josèphe. Mais Vespasien écarta tranquillement cette supplique émanant d'une multitude incompétente. De ses trois légions, il en laissa deux à Césarée en quartiers d’hiver, trouvant la ville fort appropriée à cet objet. Quant à la quinzième légion, il la cantonna à Scythopolis, afin de ne pas accabler Césarée du poids de toute l'armée. Cette ville jouit, elle aussi, en hiver d'un climat aussi agréable que l'été y est d'une chaleur suffocante, en raison de sa situation dans une plaine et au bord du fleuve. 2. <414> Sur ces entrefaites, des Juifs, que la sédition avait chassés des villes ou qui avaient dû fuir leurs patries détruites, s'assemblèrent en une bande assez considérable et vinrent relever les murs de Joppé, naguère dévastée par Cestius et qu'ils choisirent comme place d’armes. N'y ayant rien à tirer de la campagne désolée par la guerre, ils résolurent de prendre la mer : à cet effet, ils bâtirent toute une flottille de brigantins et commencèrent à rançonner tous les parages de la Syrie, de Phénicie et de l'Égypte, de manière à rendre la navigation sur ces mers tout à fait impossible. Quand Vespasien eut connaissance de ce repaire de brigands, il envoya contre Joppé un corps de fantassins et de cavaliers ; ils entrèrent la nuit dans la ville qu'ils ne trouvèrent point gardée : les habitants avaient bien prévu l'attaque, mais, n'osant pas s'engager avec les Romains, ils s'étaient enfuis sur leurs navires, où ils passèrent la nuit hors de la portée des traits. 3. <419> La nature n'a pas donné de port à Joppé. Elle s'élève sur un rivage à pic qui court droit sur presque toute son étendue, mais dont les deux extrémités se recourbent un peu en forme de croissant : ces cornes sont une suite d'abruptes falaises et d'écueils qui s'avancent loin au milieu des flots : on y montre encore l'empreinte des chaînes d'Andromède pour faire ajouter foi à l'ancienneté de cette légende. La bise, qui fouette de face le rivage, soulève contre les rochers qui la reçoivent des vagues énormes et rend ce mouillage plus dangereux pour des navires qu'une côte déserte. C'est là que les gens de Joppé avaient jeté l'ancre, lorsque, vers le point du jour, une violente tempête vint fondre sur eux : c'était le vent que les marins qui naviguent dans ces parages appellent le « borée noir ». Une partie des bâtiments furent brisés sur place en s'entrechoquant ; d'autres vinrent se perdre contre les rochers. La plupart, craignant cette côte escarpée et l'ennemi qui l'occupait, essayèrent de gagner le large en cinglant droit contre le vent ; mais le flot, se dressant en montagne, ne tarda pas à les engloutir. Il n'y avait donc ni moyen de fuir, ni espoir de salut si l'on restait en place : la fureur de la tempête les repoussait de la mer et celle des Romains, de la ville. Un gémissement immense s'élève des embarcations quand elles s'entre-heurtent, un énorme fracas quand elles se brisent. Parmi cette multitude, les uns périssent submergés par les flots, les autres écrasés par les épaves ; plusieurs, trouvant le fer plus doux que l'abîme, se tuent de leurs propres mains. Le plus grand nombre, poussé par les vagues, fut jeté sur les rochers et mis en pièces. La mer rougissait de sang sur une grande étendue ; le rivage foisonnait de cadavres, car les Romains, postés sur la côte, massacraient ceux qui y étaient rejetés. Le nombre des cadavres charriés par les vagues s'éleva à quatre mille deux cents. Les Romains, après s'être emparés de la ville sans combat, la détruisirent de fond en comble. 4. <428> Ainsi, à peu de mois d'intervalle, Joppé fut deux fois prise par les Romains. Vespasien, pour empêcher les pirates de s'y nicher à nouveau, établit un camp fortifié sur l'acropole et y laissa la cavalerie avec un petit détachement de fantassins. Ces derniers devaient rester sur place et garder le camp, les cavaliers fourrager dans la région et détruire les villages et les bourgades des environs. Les cavaliers, fidèles à cette consigne, parcouraient tous les jours la campagne, la ravageaient et en firent un véritable désert. [3,9b] 5. <432> Quand la nouvelle de la catastrophe de Jotapata parvint à Jérusalem, la plupart d'abord ne voulurent pas y ajouter foi, tant le désastre était grand et parce qu’aucun témoin oculaire ne venait confirmer ce bruit. Nul, en effet, ne s'était sauvé pour en être le messager ; seule la renommée, qui, de sa nature, propage volontiers les tristes nouvelles, avait spontanément transmis celle-ci. Peu à peu cependant la vérité chemina de proche en proche et bientôt ne laissa plus de doute chez personne ; l'imagination ajoutait même à la réalité : c'est ainsi qu'on annonçait que Josèphe avait été tué, lui aussi, lors de la prise de la ville. Cette annonce remplit Jérusalem d'une affliction profonde ; tandis que les autres morts étaient regrettés par les maisons, par les familles où chacun d'eux était apparenté, la mort du général fut un deuil public. Alors que les uns pleuraient un hôte, les autres un proche, ceux-ci un ami, ceux-là un frère, tous s'unissaient pour pleurer Josèphe ; de sorte que pendant trente jours les lamentations ne cessèrent pas dans la ville et qu'on se disputait les joueurs de flûte pour accompagner les cantiques funèbres. 6. <438> Mais quand le temps dévoila la vérité entière, quand on sut comment les choses s'étaient passées à Jotapata, que la mort de Josèphe n'était qu'une fiction, qu'il était vivant entre les mains des Romains et recevait de leurs généraux plus d'égards qu'il ne convenait à un prisonnier, la colère contre Josèphe en vie s'éleva avec autant de force que naguère la sympathie pour Josèphe cru parmi les morts. Les uns le traitaient de lâche, les autres de traître, et ce n'était à travers la ville qu'indignation et injures à son adresse. En outre, les revers ne faisaient qu'irriter les Juifs et le malheur les enflammer davantage. L'adversité, qui apprend aux sages à mieux veiller à leur sécurité et à se garder de disgrâces pareilles, ne leur servait que d'aiguillon pour s'exciter à de nouveaux désastres, et toujours la fin d'un mal devenait le commencement d'un autre. Ils s'animaient avec d'autant plus de fureur contre les Romains qu'en se vengeant d'eux, ils espéraient se venger également de Josèphe. Voilà dans quel état d'agitation se trouvait la population de Jérusalem. 7. <443> Cependant Vespasien était allé visiter le royaume d'Agrippa, où le roi l'invitait dans le double dessein de recevoir le général et son armée avec un éclat digne de sa propre opulence et d'apaiser, grâce à leur aide, les désordres dont souffraient ses Etats. Parti de Césarée-sur-mer, Vespasien se dirigea vers Césarée-de-Philippe. Là, il donna vingt jours de repos à l’armée pendant que lui-même célébrait des festins et rendait grâce à Dieu pour les succès qu'il avait obtenus. Mais quand il apprit que la sédition agitait Tibériade et que Tarichées s’était révoltée - les deux villes faisaient partie du royaume d'Agrippa -, il jugea à propos de marcher contre ces rebelles, d'abord pour se conformer à sa règle d'écraser les Juifs partout où ils bougeaient, ensuite pour obliger Agrippa et reconnaître son hospitalité en ramenant ces villes dans le devoir. Il envoya donc son fils Titus a Césarée (sur mer) pour chercher les troupes qui s'y trouvaient et les ramener à Scythopolis, la cité la plus importante de la Décapole et voisine de Tibériade ; il s'y rendit lui-même pour recevoir son fils, puis, s'avançant avec trois légions, il vint camper à trente stades de Tibériade, dans un lieu d'étapes, bien en vue des rebelles, qu'on nommait Sennabris. De là, il envoya le décurion Valerianus avec cinquante cavaliers pour faire des offres de paix à ceux de la ville et les engager à traiter ; car il avait appris que le gros du peuple désirait la paix et n'était terrorisé que par quelques séditieux qui lui imposaient la guerre. Valerianus s'avança à cheval jusqu'au pied de la muraille : là il mit pied à terre et en fit faire autant à ses cavaliers pour qu'on ne s'imaginât pas qu'il venait escarmoucher. Mais avant qu'il eût entamé les pourparlers, voici que les principaux séditieux s'élancent en armes à sa rencontre, ayant à leur tête un certain Jésus, fils de Sapphias, qui était comme le chef de cette troupe de bandits. Valerianus ne voulait pas s'exposer à combattre au mépris des ordres de son général, la victoire fût-elle certaine ; d'autre part il croyait dangereux pour une petite troupe de s'engager avec une grande, de lutter sans préparation contre des adversaires préparés. Bref, étonné par la hardiesse imprévue des Juifs, il s'enfuit à pied, suivi de ses cinquante compagnons, qui abandonnèrent également leurs moutures. Les gens de Jésus ramenèrent en triomphe ces chevaux dans la ville, aussi fiers que s'ils les avaient pris dans le combat et non dans un guet-apens. 8. <453> Inquiets des suites de cet incident, les anciens du peuple et les plus considérés s'enfuirent au camp des Romains et, après s'être assuré l'assistance du roi, vinrent tomber en suppliants aux genoux de Vespasien, le conjurant de ne les point regarder avec mépris et de ne pas imputer à la cité entière la démence de quelques-uns ; qu'il épargne un peuple qui s'est toujours montré dévoué aux Romains et se contente de châtier les auteurs de la révolte, qui les tiennent eux-mêmes prisonniers jusqu'à ce jour, alors que depuis si longtemps ils ont envie de traiter. Le général se laissa fléchir par ces supplications, quoique l'enlèvement des chevaux l'eût irrité contre la ville entière mais l'inquiétude où il vit Agrippa au sujet de Tibériade le toucha. Les délégués capitulèrent donc au nom de la bourgeoisie : sur quoi Jésus et ses gens estimant qu'ils n'étaient plus en sûreté à Tibériade, s'enfuirent à Tarichées. Le lendemain, Vespasien envoya Trajan avec des cavaliers sur la hauteur voisine de la ville pour s’assurer si, dans le peuple, tout le monde avait des sentiments pacifiques. Ayant constaté que la multitude faisait cause commune avec les délégués, Vespasien rassemble son armée et marche vers la ville. La population lui en ouvrit les portes et s'avança à sa rencontre avec des acclamations. l'appelant sauveur et bienfaiteur. Comme l'armée était gênée par l'étroitesse des avenues, Vespasien fit abattre une partie de la muraille située au midi et ouvrit ainsi à ses soldats un large passage. Toutefois, par égard pour le roi, il défendit tout pillage et toute violence et, pour la même raison, laissa subsister les murailles de la ville, après qu'Agrippa se fût, pour l'avenir, porté garant de la fidélité des habitants. C'est ainsi qu'il recouvra cette ville, non sans qu'elle eût fort souffert par l'effet de la sédition. [3,10a] X. 1. <462> Vespasien continuant sa marche, s'arrêta entre Tibériade et Tarichées et y dressa son camp, qu'il fortifia plus qu'à l'ordinaire, en prévision d'hostilités prolongées. En effet, tout ce qu'il y avait de factieux s'était jeté dans Tarichées, confiant dans la force de la place et dans le voisinage du lac que les indigènes appellent Gennésar. La ville, bâtie comme Tibériade au pied de la montagne, avait été pourvue par Josèphe, sur tout le pourtour que ne baignait pas le lac, de remparts solides, moins forts cependant que ceux de Tibériade ; car il avait fortifié cette dernière ville au début de la révolte, dans la plénitude de ses ressources et de son autorité, tandis que Tarichées n'obtint que les reliefs de ses largesses. Les habitants tenaient prêtes sur le lac un grand nombre de barques, pour s'y réfugier s'ils étaient battus sur terre ; ils les avaient équipées de manière à livrer au besoin un combat naval. Pendant que les Romains fortifiaient l'enceinte de leur camp, Jésus et ses compagnons, sans se laisser intimider par la multitude et le bel ordre des ennemis, firent une sortie ; ils dispersèrent au premier choc les travailleurs et arrachèrent une partie du retranchement. Cependant, dès qu'ils virent les légionnaires former leurs rangs, ils se dépêchèrent de se retirer auprès des leurs, avant de s'exposer à quelque dommage ; les Romains, s'élançant à leurs trousses, les pourchassèrent jusqu'à leurs barques ; les Juifs y montent et s'éloignent jusqu'à l'extrême portée des traits. Ils jettent alors l'ancre et, serrant leurs vaisseaux les uns contre les autres à la manière d'une phalange, engagent contre l'ennemi resté à terre une sorte de combat naval. Cependant Vespasien, apprenant que la grande masse des Juifs était rassemblée dans la plaine située aux portes de la ville, envoie contre eux son fils avec six cents cavaliers de choix. 2. <471> Titus, trouvant l'ennemi en force prodigieuse, dépêcha à son père pour demander des troupes plus importantes ; lui-même cependant, voyant que la plupart de ses cavaliers brûlaient de combattre sans attendre l'arrivée des renforts, mais que pourtant quelques-uns trahissaient une émotion secrète à la vue du grand nombre des Juifs, monta sur un lieu d'où tous pouvaient l'entendre et leur dit : « Romains, il est bon de vous rappeler en commençant le nom de votre race, pour que vous sachiez qui nous sommes et contre qui nous avons à combattre. Jusqu'à, cette heure, aucune nation de l'univers n'a pu se soustraire à la force de nos bras ; quant aux Juifs, soit dit à leur éloge, ils ne se lassent jamais d'être vaincus. Eh bien, puisque dans l'adversité ils restent debout, eux, ne serait-il pas honteux de nous décourager, nous, en plein succès ? Je me réjouis de lire sur vos visages une louable ardeur ; je crains pourtant que la multitude des ennemis n'inspire à quelques-uns un secret effroi : qu'ils réfléchissent donc de nouveau qui vous êtes et contre quels adversaires vous allez livrer bataille. Ce sont des Juifs, c'est-à-dire des hommes qui ne sont certes dépourvus ni d'audace ni de mépris pour la mort, mais à qui manquent la discipline et la pratique de la guerre et qui méritent plutôt le nom de cohue que celui d’armée. Au contraire, ai-je besoin de rappeler quelle est notre expérience et notre discipline ? Si, seul de tous les peuples, nous nous exerçons aux armes durant la paix c'est pour ne pas avoir pendant la guerre à nous compter devant l'ennemi. A quoi servirait cette préparation continuelle si nous n’osions aborder qu'à nombre égal les adversaires qui en sont dénués ? Considérez encore que vous allez lutter, armés de toutes pièces contre des gens presque sans armes, cavaliers contre fantassins, que vous avez des chefs et qu'ils n'en ont pas : ces avantages multiplient infiniment votre effectif, comme ces infériorités réduisent infiniment le leur. Ce qui décide le succès dans la guerre, ce n'est pas le nombre, fût-il illimité, c'est le courage, même d'une petite troupe : peu nombreux, de bons soldats sont lestes à la manœuvre et prompts à l'entr'aide ; les armées trop considérables se font plus de dommage à elles-mêmes qu'elles n’en éprouvent de la part de l'ennemi. Ce qui conduit les Juifs, c'est l'audace, la témérité et le désespoir : sentiments qui s'enflamment dans le succès et qui s'éteignent au moindre échec. Nous, c'est la valeur, la discipline et la fermeté, qui sans doute brillent du plus bel éclat dans la bonne fortune, mais qui, dans l'adversité, tiennent bon jusqu'au dernier moment. J'ajoute que vous lutterez pour de plus grands intérêts que les Juifs : car s'ils affrontent la guerre pour la patrie et la liberté, qu'y a- t-il de plus important pour nous que la gloire et le souci, après avoir dompté tout l'univers, de ne pas laisser mettre en balance avec notre pouvoir celui du peuple juif ? Aussi bien nous n’avons rien d’irrémédiable à redouter. Des renforts considérables sont là, à portée de main : mais il dépend de nous de brusquer la victoire et de devancer le secours que doit nous envoyer mon père. Le succès sera plus glorieux s’il n'est pas partagé. J'estime qu'en ce moment, c'est mon père, c'est moi, c'est vous-mêmes qu'on va juger ; on saura s'il est vraiment digne de ses succès passés. Si je suis digne d'être son fils et vous d'être mes soldats. La victoire est pour lui une habitude : de quel front oserais-je donc me présenter à lui, abandonné par vous ? Et vous-mêmes, pourriez-vous souffrir la honte de reculer quand votre chef est le premier au péril ? car je le serai, soyez-en sûr, et à votre tête je m’élancerai contre les ennemis. Ne m'abandonnez donc pas, ayez la ferme confiance qu'un Dieu m'assiste et de son bras soutient mon élan, et tenez aussi pour certain que notre triomphe ne se bornera pas à disperser les ennemis qui sont devant ces murs ». 3. <485> A ces paroles de Titus une sorte de fureur divine s'empare de ses hommes et lorsque, avant même que le combat s’engage, Trajan vient les rejoindre avec quatre cents cavaliers, ils s'en irritent comme si ce secours venait diminuer le mérite de leur victoire. En même temps Vespasien envoie Antonius Silo avec deux mille archers pour occuper la montagne qui fait face à la ville et battre les remparts : ces archers exécutent leur consigne et leur tir tient en échec ceux qui, du haut des murs, voudraient intervenir dans la lutte. Quant à Titus. il dirige le premier son cheval contre l'ennemi : derrière lui, ses escadrons branlent en poussant des cris et se déploient à travers la plaine dans toute l'étendue qu'occupaient les Juifs, de manière à faire illusion sur leur petit nombre. Les Juifs, quoique frappés par l'impétuosité et le bon ordre de cette attaque, soutiennent leurs charges pendant quelque temps. Mais de toutes parts les pointes des lances les transpercent, la trombe des cavaliers les renverse et les foule aux pieds. Quand la plaine fut partout couverte de cadavres, ils se dispersèrent et chacun, à toute vitesse, s'enfuit comme il put vers la ville. Titus les poursuit : il sabre par derrière les traînards ou massacre ceux qui s'agglomèrent ; parfois il devance les fuyards, se retourne et les charge de face ; là où il voit des grappes humaines s’entasser les unes sur les autres, il fonce sur elles et les taille en pièces. A tous, enfin, il cherche à couper la retraite vers les murailles et à les rejeter vers la plaine, jusqu'à ce qu'enfin leur masse réussisse à se frayer un passage et à s’engouffrer dans la ville . 4. <492> Mais là une nouvelle et terrible discorde les attendait. La population indigène, préoccupée de ses biens et de la conservation de la ville, avait dès l'origine désapprouvé la guerre ; maintenant la défaite l'en dégoûtait encore davantage. Mais la tourbe venue du dehors, qui était fort nombreuse, n'en était que plus enragée à l'y contraindre. Les deux partis s'exaspèrent l'un contre l'autre ; des cris, un tumulte éclatent : peu s'en faut qu'on en vienne aux mains. De sa position peu éloignée des murailles, Titus entend ce vacarme : « Voici le moment, s'écrie-t-il : pourquoi tarder, camarades, quand Dieu lui-même livre les Juifs entre nos mains ? Accueillez la victoire qui s'offre. N'entendez-vous pas ces clameurs ? Echappés à notre vengeance, voici les Juifs aux prises entre eux : la ville est à nous si nous faisons diligence, mais à la promptitude il faut joindre l'effort et la volonté ; sans risques il n'y a pas de grand succès. N'attendons pas que l'accord se rétablisse entre nos ennemis : la nécessité ne les réconciliera que trop vite. N'attendons pas même le secours des nôtres : après avoir défait avec si peu de monde une si grande multitude, nous aurons encore l'honneur d'être seuls à enlever la place ». [3,10b] 5. <497> Tout en parlant ainsi, il saute à cheval, conduit ses troupes vers le lac, s'y engage lui-ême et pénètre le premier dans la ville, suivi du reste de ses soldats. A la vue de son audace, l'effroi s'empare des défenseurs de la muraille : personne n'ose combattre ni résister ; tous quittent leur poste et s'enfuient, les gens de Jésus à travers la campagne, les autres courant vers le lac. Mais ceux-ci donnent dans l'ennemi qui marchait à leur rencontre ; plusieurs sont tués au moment de monter sur les barques, d'autres le sont, tandis qu'ils cherchent à rejoindre à la nage leurs compagnons, qui avaient précédemment pris le large. Dans la ville même, on fit un grand carnage, non sans quelque résistance de la part de ceux des étrangers qui n'avaient pu fuir ; quant aux naturels, ils se laissèrent égorger sans combat, l'espoir du pardon et la conscience de n'avoir pas voulu la guerre leur ayant fait jeter les armes. Enfin Titus, après que les plus coupables eurent péri, prit en pitié la population indigène et arrêta le massacre. Quant à ceux qui s'étaient sauvés sur le lac, voyant la ville prise, ils gagnèrent le large et s'éloignèrent des ennemis le plus loin qu'ils purent. 6. <503> Titus envoya un cavalier annoncer à son père l'heureuse issue du combat. Vespasien, charmé, comme on le pense, de la valeur de son fils et d'un succès qui semblait terminer une grande partie de la guerre, se rendit lui-même sur les lieux et donna l'ordre de faire bonne garde alentour de la ville, de n'en laisser échapper personne et de tuer (quiconque tenterait de s'évader) <99>. Le lendemain il descendit au bord du lac et ordonna de construire des radeaux pour relancer les fugitifs. Comme il y avait abondance de bois et d'ouvriers, les embarcations furent bientôt prêtes. 7. <506> Le lac de Gennésar doit son nom <100> au territoire qui l'avoisine. Il mesure quarante stades de large sur cent de long. Ses eaux sont néanmoins d'une saveur douce et très bonnes à boire : plus légères que l'eau des marais, elles sont, en outre, d'une parfaite pureté, le lac étant partout bordé de rivages fermes ou de sable. Cette eau, au moment où on la puise, offre une température agréable, plus tiède que l'eau de rivière ou de source, et cependant plus fraîche que la grande étendue du lac ne le ferait supposer. Elle devient aussi froide que la neige quand on la tient exposée à l'air, comme les habitants ont coutume de le faire en été pendant la nuit. On rencontre dans ce lac plusieurs sortes de poissons qui diffèrent, par le goût et par la forme, de ceux qu'on trouve ailleurs. Le Jourdain le traverse par son milieu. Ce fleuve prend en apparence sa source au Panion en réalité il sort de la fontaine de Phialé, d'où il rejoint le Panion en coulant sous terre. Phialé - la coupe - se trouve en montant vers la Trachonitide, à cent vingt stades de Césarée (de Philippe), à droite et à peu de distance de la route : c'est un étang ainsi nommé à cause de sa forme circulaire ; l'eau le remplit toujours jusqu'au bord sans jamais ni baisser ni déborder. Longtemps on ignora que le Jourdain y prenait sa source, mais la preuve en fut faite par le tétrarque Philippe : il fit jeter dans la Phialé des pailles qu'on trouva transportées dans le Panion, où les anciens plaçaient l'origine du fleuve. Panion est une grotte dont la beauté naturelle à encore été rehaussée par la magnificence royale, Agrippa l'ayant ornée à grands frais. Au sortir de cette grotte, le Jourdain, dont le cours est devenu visible, traverse les marais et les vases du lac Séméchonitis, puis parcourt encore cent vingt stades et, au-dessous de la ville de Julias, coule à travers le lac de Gennésar, d'où, après avoir bordé encore un long territoire désert, il vient tomber dans le lac Aspilaltite. 8. <516> Le long du lac (de Tibériade) s'étend une contrée aussi nommée Gennésar, d'une nature et d'une beauté admirables. Il n'y a point de plante que son sol fertile refuse de porter et, en effet, les cultivateurs y élèvent toutes les espèces. L'air y est si bien tempéré qu'il convient aux végétaux les plus divers : le noyer, arbre qui se plaît dans les climats les plus froids, y croit en abondance, à côté des palmiers, que nourrit la chaleur, des figuiers et des oliviers, qui aiment un climat modéré. On dirait que la nature met son amour-propre à rassembler au même endroit les choses les plus contraires et que, par une salutaire émulation, chacune des saisons veut réclamer ce pays pour elle. Non seulement, en effet, contre toute apparence, il produit les fruits les plus divers, mais il les conserve : pendant dix mois, sans interruption, on y mange les rois des fruits, le raisin et la figue ; les autres mûrissent sur les arbres pendant toute l'année. A l'excellence de l'air s’ajoute une source très abondante qui arrose la contrée : les habitants lui donnent le nom de Capharnaüm ; quelques-uns prétendent que c’est une branche du Nil, car on y trouve un poisson analogue au coracin du lac d'Alexandrie. Ce canton s'étend au bord du lac sur une longueur de trente stades et sur une profondeur de vingt. Telle est l'image qu'offre cette contrée bénie. 9. <522> Vespasien, dès que ses radeaux furent prêts, les chargea d'autant de troupes qu'il croyait nécessaires pour venir à bout des Juifs réfugiés sur le lac, et gagna le large avec cette flottille. Les ennemis ainsi pourchassés ne pouvaient ni s'enfuir à terre, où la guerre avait tout ravagé, ni soutenir un combat naval à armes égales. Leurs esquifs, petits et propres à pirater, étaient trop faibles pour se mesurer avec les radeaux ; chacun d'eux, d'ailleurs, n'était monté que par une poignée d'hommes qui redoutaient d'affronter les équipages romains bien fournis. Pourtant ils voltigeaient autour des radeaux, parfois même s'en rapprochaient, tantôt lançant de loin des pierres contre les Romains, tantôt frôlant le bord de leurs embarcations et les frappant à bout portant. Mais l'une et l'autre manœuvres tournaient à leur confusion : leurs pierres ne produisaient qu'un fracas inutile en venant se choquer contre des soldats bien protégés par leurs armures, tandis qu'eux mêmes offraient aux traits des Romains une cible sans défense ; d'autre part, quand ils osaient approcher, avant d'avoir pu rien faire ils se voyaient abattus et submergés avec leurs propres esquifs. Essayaient-ils de se frayer un passage, les Romains les transperçaient à coups de lances ou, sautant dans leurs barques, les passaient au fil de l'épée. Quelquefois les radeaux, en se rejoignant, les enfermaient entre eux et écrasaient hommes et bateaux. Quand les naufragés cherchaient à se sauver à la nage, un trait avait vite fait de les atteindre ou un radeau de les saisir. Si, dans leur désespoir, ils montaient à l'abordage, les Romains leur coupaient la tête ou les mains. Ainsi ces misérables périssaient par milliers en mille manières ; tant que les survivants, fuyant vers le rivage, y virent refouler et entourer leurs barques. Alors, cernés de tous côtés, beaucoup se jettent dans le lac, et y périssent sous les javelots ; d'autres sautent à terre, où les Romains les égorgent. On put voir tout le lac rouge de sang et regorgeant de cadavres, car pas un homme n'échappa. Pendant les jours suivants, tout le pays offrit une odeur et un spectacle également affreux. Sur les rives s'entassaient les débris et les cadavres enflés : ces corps, putréfiés par la chaleur ou par l’humidité, empestaient l'atmosphère, et l'horrible catastrophe qui plongeait dans le deuil les Juifs inspirait du dégoût même aux Romains. Telle fut l'issue de ce combat naval. On compta six mille cinq cents morts, y compris ceux qui étaient tombés dans la défense de la ville. [10c] 10. <532> Après le combat, Vespasien vint siéger sur son tribunal à Tarichées, pour y faire le triage des indigènes et de la tourbe venue du dehors, car c'étaient ceux-là qui visiblement avaient donné le signal de la guerre. Puis il se demanda, de concert avec ses lieutenants, s'il fallait aussi faire grâce à ces derniers. Tous furent unanimes à dire que la mise en liberté de ces hommes sans patrie serait funeste une fois graciés, ils ne se tiendraient pas tranquilles ; ils étaient même capables de forcer à la révolte ceux chez qui ils chercheraient un refuge. Vespasien ne pouvait que reconnaître qu'ils ne méritaient pas le pardon et qu'ils ne feraient qu'abuser de leur liberté contre leurs libérateurs <111> ; mais il se demandait par quel moyen il pourrait s'en défaire : s'il les tuait sur place, il risquait d'exaspérer la colère des indigènes, qui ne supporteraient pas de voir massacrer un si grand nombre de suppliants auxquels ils avaient donné asile ; d'autre part, il lui répugnait de les laisser partir sous la foi de sa parole et de tomber ensuite sur eux. Toutefois ses amis finirent par faire prévaloir leur avis, que, vis-à-vis des Juifs, il n'y avait point d'impiété, et qu'il fallait préférer l'utile à l'honnête quand on ne pouvait les faire marcher ensemble. Vespasien accorda donc la liberté à ces émigrés en termes équivoques et leur permit de sortir de la ville par une seule route, celle de Tibériade. Prompts à croire ce qu'ils souhaitaient, les malheureux s'éloignent en toute confiance dans la direction prescrite, emportant ostensiblement leurs biens. Cependant les Romains avaient occupé toute la route jusqu'à Tibériade, afin que nul ne s'en écartât. Arrivés dans cette ville, ils les y enfermèrent. Vespasien, survenant à son tour, les fit tous transporter dans le stade et donna l'ordre de tuer les vieillards et les infirmes au nombre de douze cents : parmi les jeunes gens, il en choisit six mille des plus vigoureux et les expédia à Néron, qui séjournait alors dans l'isthme de Corinthe. Le reste de la multitude, au nombre de trente mille quatre cents têtes, fut vendu à l'encan, hors ceux dont Vespasien fit présent à Agrippa, à savoir les Juifs originaires de son royaume : le général lui permit d'agir avec eux à discrétion et le roi les vendit à son tour. Le gros de cette foule se composait de gens de la Trachonitide, de la Gaulanitide, d'Hippos et de Gadara pour la plupart : tourbe de séditieux et de bannis, qui, méprisés pendant la paix, avaient trouvé dans leur infamie de quoi les exciter à la guerre. Leur capture eut lieu le huit du mois Gorpiéos.