[2,0] LIVRE II. [2,1] Cependant Jason, ignorant ces forfaits et ces scènes de deuil, poursuivait sa route. Junon voulait que les malheurs de sa famille lui restassent inconnus, de peur qu'impatient d'en châtier Pélias, il ne revînt sur ses pas, ne renversât témérairement l'ordre des destinées, et n'abandonnât une entreprise agréable aux dieux. Déjà la cime des forêts du mont Pélion, et le temple de Diane Tiséenne à gauche, s'abaissent au niveau de la mer ; déjà Sciathos a presque disparu et Sépias fuit à l'horizon : la Magnésie se découvre, ses pâturages, ses coursiers, [2,10] le tombeau de Dolops, et l'embouchure de l'Amyros au cours sinueux. Là, repoussés par un vent de terre, les Argonautes plient. leurs voiles et font force de rames. Ils saluent, en passant, Eurymène ; puis, emportés par le vent du midi, regagnent la pleine mer. Ossa se perd une seconde fois dans les nues. Mais voici l'effroi des dieux, Pallène, séjour maudit depuis la guerre des Géants ; voici ces monstrueux fils de la Terre qui jadis ont combattu le ciel, dont une mère affligée recouvrit les cadavres de poutres, de quartiers de rocs, [2,20] et dont elle forma ces montagnes qui se dressent toujours vers leur ancien ennemi. Chaque rocher respire encore la menace, la terreur et les combats ; ils sont tous incessamment déchirés par les orages et sillonnés par la foudre. Pourtant sous ces rochers ne gît pas le plus grand, le plus horrible des Géants, Typhée ; la terre de Sicile pèse sur ses débris. Il fuyait, dit-on, vomissant la foudre qui l'avait frappé, quand Neptune l'entraîna par les cheveux et le précipita dans les flots. C'est en vain qu'il relève sa main ensanglantée, qu'il bat l'onde de ses pieds de reptile ; le dieu le pousse vers le détroit sicilien, et entasse sur lui l'Etna avec des villes entières. [2,30] Depuis lors, le monstre fait jaillir dans les airs les fondements enflammés de la montagne ; et, comme lui, toute la Sicile est haletante, s'il vient à soulever le poids énorme qui oppresse sa poitrine, et s'il le laisse retomber après d'inutiles efforts. Déjà le Soleil touche aux bornes de l'Ibérie ; à mesure qu'il s'abaisse ; les rênes de son char se détendent ; l'antique Thétys lui ouvre ses bras, et le céleste Titan disparaît enfin dans les ondes frémissantes. C'est l'heure où les inquiétudes redoublent. L'aspect du jour qui s'évanouit, les montagnes, [2,40] les côtes qu'environnent de sombres ténèbres et qui se dérobent à leurs yeux, le calme même, le silence de la nature, les astres étincelants dont la voûte des cieux est parsemée, tout épouvante les Argonautes. Tel le voyageur égaré pendant la nuit, dans un pays inconnu, essaye de tous les chemins, et ne laisse de repos ni à ses yeux ni à ses oreilles ; il a peur de la nuit, il a peur de l'espace que remplissent les ténèbres, et de l'ombre d'un arbre qui s'allonge devant lui : tels sont les Argonautes. Mais Tiphys les rassure "Ce vaisseau, dit-il, je ne le conduis pas sans l'assistance des dieux. Minerve ne m'en a pas seulement appris la route : [2,50] plus d'une fois elle-même a daigné mettre la main à l'œuvre. Ne le sentîtes-vous pas alors que, chassé par la tempête, le jour fit place aux horreurs de la nuit ? Quelles luttes, ô Jupiter, nous soutînmes contre les vents ! Que de fois, grâce à Pallas, les plus fortes lames retombèrent en vain sur elles-mêmes ! Courage donc, ô compagnons ! l'éclat des cieux nous promet une sérénité inaltérable ; Cynthie s'est levée pure, et la face dégagée de rougeâtres vapeurs et, pour confirmer ces heureux présages, le Soleil s'est plongé dans les flots, sans qu'un seul nuage ou le moindre zéphyr en troublent la pureté. D'ailleurs, pendant la nuit, les vents agissent mieux sur la voile et la mer ; [2,60] dans ces heures silencieuses, la nef glisse plus rapide. Mes regards ne suivent pas non plus ces astres qui abandonnent le ciel pour se baigner dans l'Océan ; tel est Orion, qui déjà précipite sa chute ; tel Persée, qui déjà fait siffler l'onde irritée contre lui. Mon guide est ce dragon qui, enlaçant de ses replis sept étoiles, plane toujours au-dessus de l'horizon, et ne se couche jamais dans les flots." Il dit, et leur fait observer l'état rassurant du ciel, les Pléiades, les Hyades ; sous quel astre vibre l'Épée, sous quel autre brille le Bouvier. Alors, mêlant avec réserve les dons de Bacchus à ceux de Cérès, [2,70] ils réparent leurs forces et cèdent bientôt au sommeil. Le navire suit l'indication des astres. Déjà pâlit l'étoile du matin ; les campagnes blanchissent ; les ours féroces ne rôdent plus autour des bergeries, et regagnent leurs tanières ; quelques oiseaux voltigent au haut du rivage. Déjà hors d'haleine, les coursiers du Soleil ont franchi les sommets de l'Athos et versé la lumière sur toute la surface de la mer. Les rames se meuvent à l'envi ; la proue tremble ; le vaisseau marche. On découvre Lemnos. C'est là, Vulcain, que tu pleures tes infortunes ; [2,80] les crimes, les fureurs des femmes de Lemnos n'ont pu t'en expulser, ni te faire oublier la reconnaissance que tu dois à cette île. Quand Jupiter vit pour la première fois les frémissements étouffés des dieux, et leur orgueil, blessé d'un règne nouveau, troubler la paix du ciel, il commença par se saisir de Junon ; et, la tenant suspendue du haut de l'Olympe, il lui montra de là l'horrible Chaos et les supplices du Tartare. Mais Vulcain veut délivrer sa mère épouvantée ; quand, soudain précipité du ciel, il roule, pareil à un tourbillon, tout un jour et toute une nuit, à travers les airs, [2,90] et tombe bruyamment sur la terre de Lemnos. L'écho de sa chute se fait entendre jusque dans la ville. On le trouve appuyé contre un rocher ; on s'émeut ; on le soutient dans sa marche, retardée par la rupture de son genou. Quand ensuite il obtint de son père la permission de rentrer dans l'Olympe, Vulcain ne cessa d'aimer Lemnos ; il ne la rendit pas moins célèbre qu'Etna et que Lipari, il y eut ses temples, ses sacrifices ; il y accourt tout joyeux, après avoir forgé quelque égide ou les carreaux d'un foudre. Vénus, au contraire, n'a dans Lemnos qu'un autel toujours éteint, depuis le jour où, [2,100] enveloppée avec Mars dans des liens invisibles, elle subit avec horreur la légitime colère de son époux. Cependant elle prépare sa vengeance ; Lemnos a mérité un châtiment ; il sera terrible. Déjà Vénus a perdu l'orgueil de sa beauté : sa chevelure n'est plus emprisonnée dans un réseau d'or, et flotte négligemment sur son sein éblouissant ; son regard est fixe et farouche, ses joues semées de taches livides. Semblable aux Furies, elle porte une robe noire, et une torche résineuse et pétillante. Arrive enfin le jour qui vit la déroute des Thraces. Le chef des Lemniens, qui avait osé façonner en barques le flexible roseau et garnir de peaux leur mince charpente, [2,110] revenait avec ses enseignes victorieuses, et ses esquifs remplis de captives, de troupeaux, de vêtements des barbares, et de colliers, parure favorite de ces peuples. Sur toute la mer on n'entendait que ces cris : "O ma patrie, ô mon épouse trop longtemps agitée de cruels soucis, ces esclaves, ces trophées de la guerre, c'est à vous que nous les apportons !" Soudain, assise sur un nuage épais, Vénus se précipite à travers les airs, et va chercher dans son ténébreux empire la vagabonde Renommée. Jupiter écarta des paisibles régions du ciel cette messagère du bien et du mal cet épouvantail des humains. Elle a sa demeure dans la région située au-dessous des nuages ; [2,120] et, n'appartenant ni à l'enfer ni au ciel, elle fatigue la terre de sa voix importune. On méprise d'abord ses bruits audacieux, puis on les répète ; bientôt on s'en émeut, et toutes les cités en sont ébranlées. Tel est l'instrument que Vénus cherche et veut pour l'exécution de ses criminelles vengeances. La Renommée la voit la première : impatiente, elle accourt avant même d'être appelée ; elle apprête ses cent bouches, elle dresse ses oreilles. Vénus l'enflamme encore et la stimule par ces paroles : "Va, cours, jeune fille ; descends dans l'île de Lemnos ; mets-y le trouble dans toutes les familles ; sois telle qu'on te voit quand tu annonces la guerre, [2,130] exagérant le nombre des bataillons, des chevaux hennissants, des trompettes retentissantes. Dis qu'enchaînés par le luxe et par de honteuses amours, les Lemniens arrivent, prêts à livrer leurs couches à des femmes de Thrace. Dis cela d'abord, et que cette fatale nouvelle soulève la jalousie de leurs épouses ; je serai là bientôt, et j'achèverai ton oeuvre." La Renommée part. Joyeuse, elle descend au milieu de la ville, et va surprendre avant tout Eurynomé, dans le palais de Codrus. C'est là que, dévorée d'ennuis, cette chaste et fidèle épouse attend son mari, fatigue ses servantes à filer la laine, rêve, au pied du lit nuptial, à cette guerre sans fin, [2,140] et trompe ses insomnies par un travail sans relâche. L'autre, pleurant, mais déguisée sous les habits de Néère, se frappe le visage, et s'écrie : "Plût aux dieux, ma soeur, que je ne fusse point chargée d'un pareil message, ou que l'onde engloutît plutôt l'objet de nos douleurs ! Cet époux, celui que, si noblement résignée, tu appelles de tes voeux et de tes larmes, est maintenant l'esclave de sa captive, et brûle pour elle d'un amour insensé. Tous deux vont arriver. Elle approche de ta couche, cette Thrace qui n'est ton égale ni en beauté, ni en adresse à manier le fuseau ; qui n'a pas ta modeste pudeur, qui n'est pas de l'illustre sang de Doryclus : [2,150] des mains peintes, un visage fardé, voilà tous ses charmes. Peut-être qu'un autre hymen te consolerait de ces outrages, et que tu trouverais, sous un autre toit, une destinée meilleure ; mais je me sens glacée d'épouvante pour tes enfants ; privés de leur mère et maudits par leur marâtre. Je la vois lever contre ces malheureux des regards sinistres ; je vois les mets, les breuvages empoisonnés. Tu connais la nature ardente de notre sexe : eh bien ! ajoute à cela cette férocité, cette soif de sang innée chez les Scythes. Elle viendra donc celle-ci que le lait des cavales a nourrie, que le froid a rendue plus farouche ; puis une autre, dit-on, à la face tatouée, descendra de son chariot barbare, et prendra aussi ma place dans ce lit [2,160] d'où mon époux m'aura chassée." Elle interrompt tout à coup ses plaintes, et part, abandonnant la tremblante Eurynomé à ses larmes, à sa jalousie. Elle va chez Iphinoé ; elle remplit des mêmes terreurs les maisons d'Olénius et d'Amythaon ; elle répand par toute la ville que les hommes de Lemnos délibèrent d'en chasser toutes leurs femmes, et d'y régner seuls avec leurs captives. La douleur et la rage sont au comble ; les Lemniennes s'abordent ; elles entendent et se répètent la nouvelle, elles n'en doutent plus. Alors, importunant les dieux de leurs cris, de leurs plaintes, elles ne cessent d'embrasser leurs lits, d'embrasser leurs portes mêmes ; elles s'arrêtent pour les revoir, pour y pleurer encore ; [2,170] elles se sauvent enfin, ne pouvant contempler plus longtemps le toit conjugal. Rassemblées en foule, n'ayant plus d'autre abri que la voûte du ciel, elles s'excitent mutuellement à pleurer, maudissent leurs hyménées, et appellent sur des liens infâmes la vengeance des Furies. Au milieu d'elles, Vénus, sous la figure de la triste Dryopé, verse des larmes, et les anime par ses perfides sanglots. La première, elle s'écrie : "O Fortune, que ne nous donnas-tu pour demeures des maisons sarmates, pour pays le plus sombre climat, pour guides des chariots errants ! ou bien que ne vîmes-nous la ruine et l'incendie de notre patrie, le saccagement de nos temples ! Car tous les autres maux de la guerre, ne les souffrons-nous pas ? [2,180] Moi, moi, destinée par cet infidèle à subir un second esclavage ! moi, fuir Lemnos, délaisser mes enfants ! Armons-nous plutôt, armons-nous de la flamme et du glaive. Pendant qu'ils reposent, qu'ils dorment aux bras de leurs nouvelles épouses, l'amour ne nous soufflera-t-il pas quelque hardi dessein ?" Et, roulant des yeux enflammés, elle arrache avec violence ses enfants de son sein. Tout à coup elles reprennent courage ; le cri sacré de la déesse a retenti dans leurs coeurs maternels ; elles portent toutes leurs regards vers la mer, forment des choeurs, ornent les temples de feuillages, et vont, avec une joie simulée, au-devant de leurs époux. [2,190] On s'avance ensuite vers la ville ; on se met à table sous les vastes portiques. Chaque femme, couvant sa haine, s'assied avec empressement à côté de son époux. Telle, au fond du noir Tartare, Tisiphone, couchée près de Thésée et de Phlégyas qui s'en étonne, goûte (supplice sans égal !) les mets et le vin servis devant eux, et les enveloppe de ses affreux serpents. Vénus alors, secouant une torche dont les tourbillons fumeux épaississent encore les ténèbres, se prépare au combat, et s'élance, la robe retroussée, dans Lemnos. Le sol tremble sous ses pas ; derrière elle, les nuées étincellent d'éclairs ; Jupiter même tonne en son honneur. [2,200] Elle assourdit les oreilles craintives de clameurs sauvages et inconnues qui épouvantent l'Athos, les flots, les vastes marais de la Thrace, qui vont glacer d'effroi, jusque dans leur lit, la mère et son nourrisson pendu à sa mamelle contractée. La Peur, la Discorde insensée quittant les sales habitations des Gètes, la Colère aux joues pâles, aux cheveux en désordre, la Fourberie, la Rage, et, plus grande que toutes les autres, la Mort étendant ses bras ensanglantés, accourent au premier cri, au premier signal de l'amante de Mars. Bientôt, par un artifice plus affreux encore, [2,210] elle fait entendre les gémissements et les plaintes des mourants, pénètre dans les maisons, secoue, en guise de trophées, des têtes palpitantes, et, la robe sanglante, la chevelure hérissée : "Me voici ! s'écrie-t-elle ; j'ai vengé la première les droits de l'hymen : mais le temps presse". Elle triomphe enfin ; elle les précipite contre leurs époux ; elle trouve des épées, pour celles qui balancent. Comment, à la vue de tant de forfaits, de tant de victimes diversement immolées, poursuivre mon récit ? Dans quelles horreurs ma muse est-elle engagée ! quelle suite de crimes se déroule devant moi ! Oh ! qui glacera ma langue trop fidèle ? qui délivrera mon esprit de ces lugubres images ? [2,220] Les portes sont envahies : une partie des femmes surprend ceux de ces infortunés autrefois si chers qui se sont endormis après le repas ; l'autre, la torche en main, s'apprête à attaquer ceux qui veillent, et qui observent ce qui se passe, sans oser ni fuir ni se défendre ; tant la crainte les comprime, tant l'implacable Vénus a grandi la taille et grossi la voix de leurs épouses ! L'effroi leur ferme les yeux, comme s'ils voyaient la troupe des Euménides, ou l'épée de Bellone briller sur leurs têtes. Et ce sont là les crimes d'une soeur, d'une épouse, que dis-je, d'une fille et d'une mère ! [2,230] Des femmes arrachent de leurs lits, traînent et immolent ces hommes que ni les Besses farouches, ni les hordes gétiques, ni les fureurs de la mer n'ont pu détruire. Les lits sont teints de sang ; les blessures fument sur les poitrines haletantes ; les corps mutilés se débattent et tombent. Les unes lancent sur les toits des brandons enflammés ; toutes les issues en sont obstruées : ceux que poursuit l'incendie se hâtent de fuir ; mais une épouse frénétique les attend sur le seuil, et, à l'aspect du fer, ils se rejettent dans les flammes. D'autres déchirent les femmes thraces, cause principale de leur jalousie insensée, [2,240] qui mêlent aux gémissements de leurs vainqueurs la sauvage expression de leurs prières, et qui remplissent l'air d'accents inconnus. Mais où trouver maintenant des paroles dignes de ta sublime audace, ô Hypsipyle, honneur et gloire de ta patrie expirante ? Ton nom, chanté dans mes vers, vivra aussi longtemps du moins que dureront les fastes du Latium, les Lares d'Ilion, et les palais de ce majestueux empire. Cédant à une impulsion commune, les femmes et les filles couraient çà et là dans l'île, bouleversée tout entière par ces monstres en délire. Hypsipyle, pieusement armée du fer, criait : "Fuyez, ô mon père, cette ville et moi-même ! [2,250] hâtez-vous ; ce n'est ni l'ennemi, ni le Thrace vengeant sa honte, qui occupent nos murs ; ce crime est le nôtre ; n'en cherchez pas l'auteur. Fuyez donc ; saisissez le moment où ma force chancelle, arrêtez le glaive aux mains de votre malheureuse fille. Et, le tenant embrassé, elle lui voile la tête, l'entraîne en silence vers le temple de Bacchus, et, les mains tendues, elle implore ainsi le dieu sur le seuil : "Épargne-moi, Bacchus, un parricide ; aie encore une fois pitié de tes pieux enfants". Elle dit, et dépose en silence son père tremblant aux pieds de la statue, sous la main tutélaire du dieu, dont la robe sacrée cache le vieillard. On entend alors la voix des choeurs, [2,260] le son retentissant de l'airain triennal, et, à l'entrée du temple, le frémissement des tigres sur leurs bases. Au lever de l'Aurore, quand la reine vit que tout se taisait dans la ville fatiguée du carnage de la nuit, rassurée elle-même par son action généreuse, elle s'enhardit à la compléter. Elle fait prendre à son père la couronne, la chevelure et les habits du jeune dieu, et le place sur le char, escorté des cymbales, des tambours, et des corbeilles remplies des mystérieuses offrandes. Pour elle, ceignant sa robe et ses bras du lierre pontifical, elle brandit le thyrse de pampre, [2,270] et tourne la tête pour voir comment son père porte le voile et tient les rênes de verdure, comment les cornes du dieu saillent au dehors de la mitre éclatante, et si enfin, à l'aspect de la coupe sacrée, on reconnaît Bacchus. Elle pousse alors et fait gémir les portes sur leurs énormes gonds, s'élance dans la ville, et s'écrie : "Quitte, ô Bacchus, ces demeures inondées de sang, dont les flots ont rejailli jusque sur toi ; permets que la mer expie cet outrage, et que je ramène dans ton temple tes dragons purifiés !" Elle échappe ainsi aux alarmes, grâce au dieu qui commande le respect autour d'elle, et dont elle sent le souffle inspirateur. [2,280] Déjà elle a mis le vieillard en sûreté dans un bois épais, bien loin de cette cité barbare : mais la Peur, témoin de son audace, l'Érynnie qu'elle a frustrée d'une victime, la troublent jour et nuit. Elle n'ose plus recommencer cette même pompe orgiaque qui n'eût pas trompé deux fois, ni approcher en secret de la retraite de son père : l'infortuné doit donc chercher d'autres moyens de fuir. Elle aperçoit une barque qui, dès longtemps consacrée à Thétis et à Glaucus, vieillit aux rudes travaux de la mer, exposée jour et nuit aux ardeurs du soleil et aux injures des frimas. Pendant une nuit profonde et silencieuse, elle y mène son père, qu'elle fait sortir du bois à la hâte, et lui dit en pleurant : [2,290] "Quelle patrie, ô mon père, quelle ville tristement dépeuplée vous abandonnez ! O crime ! ô nuit désastreuse ! nuit homicide ! Puis-je, ô mon père, vous confier à cet esquif, ou vous retenir encore au milieu de tous ces dangers ? Mon crime ne serait-il que différé, et payerais-je aussi mon tribut aux Furies ? Entends mes voeux, déesse, dont le char, ami du repos, sort en ce moment du sein des mers : je ne te demande pas pour mon père un royaume, des sujets, de fertiles campagnes : qu'il puisse seulement quitter sa patrie. Quand pourrai-je à Lemnos goûter la joie de l'avoir sauvé ? Quand verrai-je en ces murs des larmes et des remords ?" [2,300] Elle dit : le vieillard éperdu fuit sur la barque à demi brisée, gagne le large, et arrive en Tauride, à ce temple de Diane qu'arrose le sang humain. Là, déesse, tu lui confies avec ton glaive les terribles fonctions de sacrificateur. Mais toi-même tu ne resteras pas longtemps sur cette plage inhospitalière. Déjà t'appellent la nymphe Égérie, Jupiter Albain du haut de sa colline, et Aricie, désormais sans pitié pour ton seul pontife. Cependant Hypsipyle monte à la citadelle où s'était assemblé l'horrible conseil des Lemniennes. Assises en tumulte à la place de leurs pères et de leurs époux, elles changent les lois de leur ville déserte, et donnent à Hypsipyle, [2,310] comme à la plus digne, le sceptre paternel : mais l'honneur en était dû à sa piété filiale. Tout à coup on signale dans le lointain des guerriers qui s'avancent vers Lemnos à force de rames ; la reine donne l'alarme et rouvre le conseil. Obstinées dans leur fureur, elles veulent aussi s'armer contre eux du fer et de la flamme ; mais Vulcain a calmé l'horrible ressentiment de Vénus. Alors aussi Polyxo, prêtresse chérie d'Apollon, dont la patrie, dont l'origine est inconnue, raconta que la vieille Téthys et le changeant Protée avaient quitté leurs antres du Phare, pour venir, traînés par des monstres marins, aux rivages de Lemnos. [2,320] Plongeant plusieurs fois dans les flots, elle en ressortit enfin pour expliquer les oracles, qu'elle avait entendus au fond de l'abîme. "Ouvrons, dit-elle, notre rade ; ce vaisseau, croyez-moi, porte des amis. Un dieu, plus propice à Lemnos, guide vers vous les Argonautes. Vénus elle-même vous convie à de nouvelles unions, tandis que votre âge et vos forces vous promettent encore d'être fécondes". L'avis est agréé ; Iphinoé porte des paroles de paix aux Grecs, que n'arrêtent déjà plus le crime de ces femmes et ses traces encore récentes. Vénus a chassé de ces lieux la terreur. Aussitôt on immole en l'honneur des guerriers un superbe taureau ; [2,330] les temples négligés se remplissent de pieuses offrandes, et sur l'autel de Vénus brûle sa première génisse. Les Argonautes arrivaient au mont, dont les saillies escarpées sont toutes noircies par le feu, et d'où s'exhale une vapeur qui enflamme l'atmosphère. Jason s'arrête : Hypsipyle l'exhorte à des pensées pieuses, et lui explique la cause de ce spectacle : "Tu vois ici les antres de Vulcain ; ici est son empire. Offrez-lui tous des libations et des voeux. Maintenant peut-être la foudre restera-t-elle assoupie dans ses fourneaux brûlants ; mais la nuit, ô mon hôte, quand les mugissements de la flamme captive, quand le bruit des marteaux étonneront tes oreilles, tu verras que j'ai dit vrai". [2,340] Elle lui vante alors la force, les remparts de Lemnos, et les antiques richesses de ses maîtres. Des esclaves ont préparé des festins sous les portiques du palais ; les lits y sont recouverts de la pourpre de Tyr, aux reflets de feu ; à l'entour, pleurant des rois leurs aïeux, des rois leurs époux, se tiennent quelques captives thraces qui passaient pour avoir repoussé un hymen adultère, et saintement respecté la couche de leurs maîtresses. Jason est au milieu, la reine près de lui, et après eux les Argonautes. La chair des victimes apaise d'abord le premier appétit ; le vin circule dans les coupes, et le silence est général ; bientôt succèdent les causeries, [2,350] qui se prolongent fort avant dans la nuit. Hypsipyle surtout, enthousiasmée de l'aventureux Jason, lui demande quels desseins l'entraînent, quelle tyrannie le pousse, lui et cet énorme vaisseau thessalien ? Tout entière à ses paroles, elle attise insensiblement les feux qui la pénètrent ; elle est moins rebelle à l'hymen, plus docile aux encouragements de Vénus. Le ciel sourit à son amour, et lui laisse le temps d'en goûter les prémices. L'éternel moteur du monde, le régulateur des cieux, Jupiter avait fait lever l'astre pluvieux des Pléiades ; des torrents d'eau inondent la terre ; un seul coup de foudre fait trembler le mont Pangée, le Gargara, [2,360] et les forêts désolées. Plus puissante que jamais, la Terreur agite les mortels. Astrée anime sans doute et stimule la fureur de Jupiter contre les peuples ; elle a quitté la terre ; elle importune tous les astres de ses plaintes continuelles. Le sombre Eurus et ses terribles frères la secondent ; ils grondent sur la mer Égée, dont les flots envahissent ses rivages. Tiphys impatient, mais arrêté par la crainte, voit pour la quatrième fois la lune se lever, grosse de vapeurs ; et cependant les Argonautes, joyeux et tranquilles dans Lemnos, attendent que l'astre ait reparu plus pur, [2,370] s'oublient dans les bras des veuves lemniennes, et atteignent la saison des tempêtes au sein des voluptés. Déjà même, ils ne veulent plus partir, ni entendre la voix des Zéphyrs qui les appellent. Enfin le héros de Tirynthe, resté hors de la ville pour veiller sur le vaisseau, s'indigne que les dieux soient jaloux de leur hardi dessein ; que ses compagnons n'aient abandonné leur patrie que pour tromper dans un lâche repos l'espoir de leurs familles, et que lui-même soit encore spectateur de tant d'hésitation. "Malheureux ! s'écrie-t-il, nous tous qui nous sommes associés à ton expédition ! Rends-nous, fils d'Éson, le Phase, Aeétès, et tous les dangers de la mer de Scythie. [2,380] L'amour seul de la gloire m'a fait suivre tes pas ; j'espérais fixer les écueils Cyanéens, et, malgré sa vigilance, ravir à un nouveau dragon son trésor. Si tu as résolu d'habiter les rochers de la mer Égée, ce que tu négliges, Télamon et moi nous l'exécuterons". À ces amers reproches Jason s'éveille. Tel un coursier belliqueux, énervé dans sa patrie par les douceurs d'une paix trop longue, parcourt avec indolence les circuits resserrés d'un manège, puis demande un maître et un frein, sitôt que le cri de guerre et le son déjà oublié des trompettes viennent frapper son oreille ; [2,390] tel Jason appelle Argus, Tiphys, et les presse de se préparer au départ. Le gouvernail, les rames éparses sur le rivage, les guerriers, tout est en mouvement à la voix du pilote. Lemnos est une seconde fois plongée dans le deuil ; ce sont partout de nouveaux gémissements, de nouvelles plaintes. Voici ses remparts encore déserts ! Quand donc viendra, pour ses fils, le temps de régénérer la nation et de porter le sceptre ? Maintenant le triste souvenir des assassinats d'une nuit impie, le silence et la solitude de leurs maisons, effrayent d'autant plus les Lemniennes, qu'elles ont formé de nouveaux liens et repris un joug qu'elles avaient brisé. [2,400] Hypsipyle elle-même, voyant les Argonautes quitter précipitamment la ville et courir au rivage, gémit, et d'une voix plaintive interpelle ainsi Jason : "O toi qui m'es plus cher que mon propre père, le ciel est pur, les flots sont calmés à peine, et tu veux partir ! Est-ce ainsi que tu fuirais le port, si les Pléiades t'enchaînaient aux bords ennemis de la Thrace ? Ton arrivée, ton séjour parmi nous, c'est donc au temps, à la mer, que nous les devons ?" Elle pleure à ces mots, et donne au héros qu'elle aime une chlamyde tissée de ses propres mains, [2,410] où l'aiguille retraça, d'une part, la fête qui assura le salut de son père, le char de Bacchus, la foule barbare qui s'écarte et lui livre passage avec terreur, les thyrses aux pampres verts qui s'agitent à l'entour, et au milieu d'eux le vieillard qui s'échappe en tremblant ; de l'autre, le rapt fameux de Ganymède sur les sommets ombragés de l'Ida, sa joie d'être au ciel et d'y assister aux festins des dieux, et l'aigle de Jupiter qui reçoit le nectar de la main du jeune échanson phrygien. Elle lui présente ensuite l'épée de Thoas, illustrée par maints hauts faits. "Reçois-la, dit-elle ; qu'elle te suive à la guerre, au milieu des combats. [2,420] Ce fer trempé par Vulcain au feu de l'Etna, mon père l'a porté ; maintenant il est digne de faire partie de tes armes. Va donc ; souviens-toi d'un pays qui, le premier, vous reçut avec amour sur son sol hospitalier ; va triompher de la Colchide ; mais, par cet autre Jason que tu laisses en mon sein, reviens à Lemnos". Elle dit, et tombe aux bras de son jeune époux thessalien. Ainsi restaient suspendues au cou de leurs maris la triste compagne d'Orphée, la tienne, ô petit-fils d'Éaque, et celles de Castor et de Pollux. Cependant, au milieu de ces larmes, l'ancre oisive est arrachée du sable ; déjà les rames, déjà la voile emportent le vaisseau qui fuit, [2,430] creusant derrière soi un écumeux sillon. Lemnos n'est plus qu'un point à l'horizon, et déjà paraît l'île d'Électre, célèbre par ces mystères de Thrace, dont un dieu que la terreur environne punit les indiscrets révélateurs. Jamais Jupiter n'osa déchaîner la tempête sur les flots qui la baignent ; seul, son dieu les soulève pour écarter de ses rivages les infidèles nochers. Cependant le pontife Thyotès quitte le sanctuaire, et vient au-devant des Argonautes ; il les reçoit dans le temple, et leur en dévoile les rites mystérieux. Mais c'est assez entretenir de toi le vulgaire, ô Samothrace ! [2,440] adieu ; laissons à ton culte ses redoutables secrets. Après leur initiation, les Argonautes joyeux se rembarquent au lever du soleil ; ils perdent de vue les côtes qu'ils avaient visitées, côtoient l'île d'Imbros, et abordent, vers le milieu du jour, aux rivages de la Dardanie et du promontoire de Sigée. On prend terre. Les uns disposent en légers pavillons de blanches voiles ; les autres écrasent le froment doré sous la meule ; ceux-ci font jaillir d'un caillou l'étincelle qui tombe sur la feuille, [2,450] et qu'attise le soufre, son actif aliment. Tandis qu'Hercule et Télamon suivent les contours escarpés et onduleux de ce pittoresque rivage, une voix plaintive, semblable au murmure expirant des flots, vient frapper leurs oreilles. Étonnés, ils pressent le pas ; ils s'avancent dans la direction de la voix ; bientôt ils en distinguent parfaitement les sons : c'était celle d'une jeune fille abandonnée, dévouée à la mort, et qui invoquait les dieux et les hommes. Sûrs de la secourir, ils redoublent d'ardeur. Tels, quand, terrassé par un lion qui le déchire, le taureau remplit l'air de ses mugissements sauvages, [2,460] on voit les bergers accourir en foule de leurs cabanes, et les laboureurs se rassembler, poussant des cris confus. Hercule s'arrête, lève les yeux, et aperçoit, en haut d'un rocher, une femme les mains étroitement enchaînées, le visage pâle, et les regards tournés avec anxiété vers les premiers flots du rivage. On eût dit une statue d'ivoire que l'artiste força de s'attendrir, un marbre de Paros révélant les traits, le nom de ceux qu'il représente, une peinture vivante. "Jeune fille, dit Hercule, quel est ton nom, ta naissance ? pourquoi cette mort ? pourquoi ces fers ? apprends-le-moi". [2,470] Celle-ci tremblante, et les yeux pudiquement baissés : "Je n'ai point mérité mon malheur ; cet or, ces vêtements de pourpre que tu vois étalés sur ces rochers, sont les présents funèbres de mes parents. Nous sommes les descendants de l'antique Ilus ; mais la fortune jalouse a abandonné le palais de Laomédon. Ce furent d'abord les maladies, la peste produite par l'infection de l'air, les incendies de nos campagnes, vastes bûchers sans cesse renaissants. Tout à coup un bruit part de la mer ; les flots, le mont Ida, ses forêts, ses antres, en sont ébranlés ; du fond de l'eau monte et sort, en rampant, une bête, un monstre hideux. [2,480] Nulles montagnes, notre mer même, ne sauraient t'en donner une idée. Une troupe de jeunes filles ravies aux pleurs, aux embrassements de leurs parents, est livrée à sa fureur : ainsi l'ordonne Jupiter Ammon, dont l'oracle nous a dévouées à ce sacrifice ; et le sort qui désigne les victimes m'a fixée à mon tour à cet affreux rocher. Mais si les dieux redeviennent favorables aux Phrygiens, et que tu sois ce héros annoncé par les destins et par nos augures, pour qui mon père nourrit des chevaux blancs dont il fit voeu de payer ma délivrance, viens à mon aide ; sauve-moi, je t'en conjure, sauve Pergame de ce monstre. [2,490] Tu le peux ; car je ne vis pas cette large poitrine à Neptune quand il éleva jusqu'aux nues nos murailles, ni à Apollon ces épaules et ce carquois". Ces lieux, le sombre aspect de ce rivage resserré, ces tombeaux, cette atmosphère qui pèse sur la ville, confirment la vérité de ce récit, et rappellent à Hercule les campagnes désolées d'Érymanthe et de Némée, et les marais empestés de Lerne. Mais Neptune a donné de loin le signal ; les flots mugissent, à l'approche du monstre ; le fléau de Sigée soulève leurs masses amoncelées. [2,500] Ses yeux étincelants percent à travers la nappe azurée ; ses mâchoires, garnies d'une triple rangée de dents, s'entrechoquent avec le fracas de la foudre ; sa queue se déroule, puis revient sur elle-même ; et sa tête redressée entraîne après soi les replis. La mer, qu'il écrase de son poids, obéit au choc de ses élans sinueux et jaillit autour de ses flancs ; sa marche est une tempête qui, plus terrible que celles de l'orageux Auster, plus furieuse que l'Africus ou qu'Orion menant à pleines guides les coursiers paternels sur l'onde gonflée par leur souffle, le précipite enfin et l'échoue sur le rivage. [2,510] La perspective d'un combat qui lui plaît enflamme Hercule. Télamon, frappé de stupeur, voit déjà le héros soulever ses bras et grandir sa taille ; il entend ses flèches retentir sourdement au fond de son carquois. Hercule, invoquant son père, les dieux de la mer et ses armes, s'élance sur le rocher ; il frémit à l'aspect de l'onde agitée jusqu'en ses abîmes, et de l'espace immense que le monstre couvre de ses replis. Tel Borée, emportant les nuages des froides vallées de la Thrace, les précipite par delà les monts Riphée, et en obscurcit le ciel presque tout entier ; tel, déployant son corps gigantesque et sa croupe squameuse, le monstre projette une ombre immense. L'Ida tremble, [2,520] ses forêts s'entrechoquent, et les tours d'Ilion chancellent sur leurs bases. Hercule saisit son arc, et décoche une nuée de traits contre le monstre, aussi inébranlable que le mont Éryx quand les torrents semblent vouloir l'entraîner dans les vallées. Déjà l'espace qui l'en sépare se raccourcit ; ses traits ailés n'ont plus d'essor. Alors en proie à la colère, au dépit, à une muette honte, et voyant pâlir d'effroi la jeune fille, il jette son arc, porte les regards sur les rochers qui l'environnent ; et celui que le temps, secondé par les orages ou les lames de la mer, n'eût pu détacher, [2,530] il l'ébranle jusqu'en ses fondements et l'enlève. Déjà, rassemblant ses replis sur la rive, le monstre, la gueule entrouverte, est près de sa victime. Debout sur un écueil, Alcide le prévient, et d'abord lui écrase la tête de son quartier de roc ; ensuite il le frappe à coups redoublés de sa noueuse massue. L'animal, refoulé dans les flots, roule et disparaît au fond de leurs abîmes. Cybèle pousse un cri d'allégresse ; les Nymphes, les Naïades y répondent du haut de leurs collines ; les bergers quittent leurs montagnes, leurs sombres vallées, et, transportés de joie, courent en toute hâte vers la ville. [2,540] Télamon appelle ses compagnons qui frémissent, et voient avec horreur leur vaisseau nager dans le sang. Hercule, sans perdre de temps, vole au haut de l'âpre rocher, détache les mains de la jeune fille, reprend ses armes, remonte, d'un pas triomphant, le rivage affranchi par sa victoire, et marche au palais de Laomédon. Tel, à travers les prairies, s'avance, la tête haute et grandi par la victoire, un taureau qui a reconquis les étables, les bois de sa patrie, et vengé ses amours. [2,550] Cependant accourent au-devant de lui la foule des Phrygiens si longtemps prisonnière dans ses murs, et Laomédon, suivi de sa femme et de son fils ; mais triste, et déjà regrettant les chevaux qu'il doit au vainqueur. Le reste des Troyens borde le haut des remparts, d'où ils admirent Alcide et cette armure qui leur est inconnue. Le roi le regardant d'un air farouche, et masquant ses desseins d'une joie hypocrite et d'une fausse tendresse paternelle, l'aborde en ces mots : "O le plus grand des Grecs, vous que le hasard seul, et non la pitié pour les maux de Troie, a conduit vers ces rivages, si ce qu'on dit est vrai, [2,560] si vous êtes le fils de Jupiter, soyez des nôtres, soyez le bienvenu ; car moi aussi, malgré l'espace qui sépare nos deux patries, je suis un rejeton du même sang. Mais, après tant de larmes, après une si cruelle expiation, que vous arrivez tard ! et que la gloire de cet exploit en est amoindrie ! Mais allons, amenez vos compagnons dans ces murs fraternels, et demain vous verrez les chevaux dont je dois récompenser le libérateur de ma fille". II dit, et machine en silence le complot perfide [2,570] d'immoler Hercule pendant son sommeil, et d'éluder les prédictions de l'oracle, en lui enlevant ses flèches, qu'il savait devoir être deux fois fatales à la ville de Troie. Mais qui pouvait changer la destinée du royaume de Priam ? Elle est irrévocable cette nuit promise aux Grecs, aux descendants d'Énée, à une autre Troie plus puissante. "Nous allons, dit Hercule, aux extrémités du Pont-Euxin ; bientôt nous serons de retour, et alors je recevrai vos présents". Laomédon prit les dieux à témoin qu'il en augmenterait encore le nombre ; mais les Phrygiens pleuraient déjà le parjure de leur roi et les malheurs de leur patrie. [2,580] Les Argonautes mettent à la voile pendant la nuit ; ils rasent les bords où s'élèvent les tombeaux d'Ilus et de Dardanus, voient les Troyens qui partout veillent dans les fêtes et dans les plaisirs, l'onde réfléchir les feux sacrés de l'Ida, et le Gargara que remplissent de leurs accords sauvages les flûtes phrygiennes. Poussés par un vent frais, ils gagnent le large et entrent dans le détroit jadis sans nom, mais qui porte aujourd'hui celui de la soeur de Phrixus. Tout à coup, au petit jour et du sein de la mer qui s'entrouvre, apparaît, à leur grand étonnement, Hellé, la nouvelle soeur de Panopée et de Thétis. [2,590] Son front est paré de bandelettes ; elle tient dans sa main gauche un sceptre d'or, dont elle calme les flots ; elle regarde les Argonautes et leur chef, et dit à Jason avec douceur : "Et toi aussi, un sort pareil au mien, un roi ennemi de sa famille t'ont poussé des campagnes de la Thessalie à travers des mers inconnues. La fortune disperse encore une fois les pénates d'Éole ! Toi donc, débris de sa race malheureuse, c'est un fleuve de Scythie que tu vas chercher ! Mais quelles vastes contrées ! quelle mer immense ! Et plus loin le Phase ! Rassure-toi cependant, celui-ci t'ouvrira son embouchure. Là, dans une forêt mystérieuse, sont deux autels qui s'élèvent près d'un tombeau de verdure. [2,600] Vous y apaiserez d'abord les mânes de Phrixus, et je vous conjure de lui dire en mon nom ces paroles : "Je ne suis pas, comme tu le penses, ô mon frère, errante sur les bords silencieux du Styx, et tu me cherches en vain parmi les ombres des enfers. Quand je suis tombée dans les flots, mon corps ne s'est point brisé contre les écueils ; Glaucus et Cymothoé m'ont aussitôt tendu la main dans ma chute ; et le père de l'Océan, plein de bonté pour moi, m'a donné l'empire de cette mer d'où je vois, sans jalousie, Ino régner sur celle qui porte son nom." Elle dit, et, songeant à ses anciens malheurs domestiques, [2,610] elle rentre, en gémissant, au fond de son paisible empire. Jason alors, faisant à la mer des libations de vin, s'écrie : "Descendante de Créthée, honneur des ondes et de notre famille, livre-nous passage, et sois, ô déesse, le guide bienveillant des tiens". Et il poursuit sa marche. Il passe entre les deux cités baignées par les eaux du détroit, où, plus resserrées, elles sont aussi plus furieuses, et où l'Europe, bordée d'affreux escarpements, échappe aux envahissements de l'Asie. Le temps destructeur, et sans doute aussi le trident de Neptune, séparèrent ces continents réunis autrefois, [2,620] comme le furent la Sicile et la Libye ; et le bruit de ce déchirement retentit du Taurus aux montagnes occidentales que domine l'Atlas. Déjà les Argonautes ont dépassé les hauteurs de Percoté, la côte dangereuse de Parium, et Pitya ; ils laissent derrière eux Lampsaque qui ne connaît ni les fêtes triennales de Bacchus Ogygien, ni le culte sombre de Cybèle et les fanatiques transports de ses prêtres, mais que son dieu mit tout entière à la discrétion de Vénus. Ils voient de loin, en haut de la ville, les autels de ce dieu, et les insignes qui en décorent le temple. Ici les côtes s'éloignent, le ciel se déroule et agrandit ses limites ; la vue commence à planer sur un autre continent. [2,630] Entre le Pont-Euxin et l'Hellespont, s'élève du sein de la mer, et comme portée du fond de son lit à la surface, une presqu'île entourée de bas-fonds dangereux, et dont la croupe empiète au loin sur le domaine : des flots. Elle tient à l'antique Phrygie, et se termine par une montagne couverte de pins. Près de la mer, au pied de la montagne, est une ville bâtie à mi-côte ; Cyzique est le roi de cet heureux pays. À peine a-t-il vu la voile du vaisseau thessalien, qu'il s'avance vers le rivage, contemple avec admiration les Argonautes, leur prend les mains, et, les yeux fixés sur eux, leur adresse ces paroles : [2,640] "Héros d'Émathie, ô vous jusqu'alors inconnus dans ces parages, et dont l'aspect me confirme et au-delà tous les éloges de la Renommée, ce pays n'est donc pas si éloigné, cette contrée si difficile ! L'Orient cessera donc bientôt d'être inaccessible aux nations, puisque de tels chefs, de si valeureux guerriers ont su leur en frayer la route ! Près d'ici sans doute il est une terre où vivent des peuples barbares, et la Propontide gronde sans cesse et frémit autour de nos rivages ; mais nous avons votre bonne foi, votre culte ; comme vous, la civilisation a adouci nos moeurs. Tant s'en faut que nous ayons le courage farouche des Bébryces et la religion sanguinaire des Scythes !" [2,650] II dit, et emmène les Argonautes, charmés de cette réception ; il leur fait donner l'hospitalité, et prodigue en leur honneur l'encens sur les autels. On prépare des lits enrichis d'or et de pierreries. Cent esclaves pareils et à la fleur de l'âge dressent des tables d'une magnificence toute royale ; les uns en ordonnent les mets, les autres y font circuler des coupes d'or où sont gravés les exploits récents de Cyzique. "Vous voyez ici", dit-il à Jason, en lui présentant une de ces coupes, "le port si fatal aux Pélasges, leur troupe rassemblée pendant la nuit, leur fuite, et la flamme ; lancée de ma main, qui dévore leurs vaisseaux". [2,660] "Plût aux dieux", répondit Jason, "que le désir de la vengeance ramenât ici les Pélasges, qu'ils tentassent de nouveau leurs brigandages nocturnes, et qu'ils accourussent avec toute leur flotte ! vous verriez ce que peut la valeur de vos hôtes, et le combat de cette nuit serait votre dernier combat". C'est ainsi, c'est dans ces épanchements mutuels que s'écoulèrent et la nuit et le jour qui lui succéda.