AVERTISSEMENT Ce volume contient des notices littéraires destinées à accompagner des textes, et je ne me dissimule pas que, séparées de ces textes, elles perdent presque toute leur raison d'être. Elles consistent pour la plupart en de simples biographies abrégées, avec peu ou point de critique littéraire. Composées pour des éditons de poche, elles ne sont point savantes et ne visent pas à l'érudition. Les choses y sont exposées sans apparat, à l'ancienne mode, et ce défaut est sans doute leur seul mérite. Si l'on m'en avait cru, elles n'auraient point été réimprimees, et je laisse à mon éditeur et ami, Désiré Lemerre, la responsabilité de les avoir remises au jour. Je les ai écrites, presque toutes, il y a fort longtemps, à une époque où j'avais peu d'expérience, et il n'y paraît que trop. En les publiant de nouveau j'y ai fait très peu de corrections, non qu'elles me satisfassent dans l'état où je les ai laissées, mais, au contraire, parce que, pour me contenter, il m'aurait fallu tour changer. La notice sur Racine, le plus ancien et le plus faible de ces petits ouvrages, n'a pas été plus amendée que les autres, à cela près que j'en ai retranché quelques pages d'un insupportable pédantisme. En dépit des romantiques, j'ai toujours aimé Racine; mais j'avais des sévérités. Aujourd'hui je ne me retiens plus d'adorer en chacun de ses vers le plus parfait des poètes. Il n'en faut pas croire le titre de ce recueil; on ne trouvera rien ici qui le justifie. C'est un acte de foi et d'amour pour cette tradition grecque et latine, toute de raison et de beauté, hors de laquelle il n'est qu'erreur et trouble. Philosophie, art, science, jurisprudence, nous devons tout à la Grèce et à ses conquérants qu'elle a conquis. Les anciens, toujours vivants, nous enseignent encore. "Car nulle fleur ne fait pâlir tes violettes, Ville de Périclès! Et ce n'est pas en vain Que par la bouche d'or du plus doux des poètes Le dieu promit à Rome un empire sans fin". (Frédéric Plessis, La Lampe d'argile). Daphnis et Chloé C'est dans les riches et voluptueuses cités de l'Ionie que coururent d'abord les "fables milésiennes", destinées à réjouir les oisifs sur le retour par de piquants exemples de la ruse des femmes. On n'avait point souci de la chose publique. Que faire, sous le portique peint de figures aériennes, à l'ombre d'un bouquet de myrtes, au murmure d'un ruisseau? Lire les vieux poètes? Non; il faut pour les goûter trop d'effort, un goût trop bon, une culture qu'on n'a plus. Voici un livret de style plus facile, de ton plus léger. Habitant de Milet, déroule le mince volume, et, mollement accoudé sur un coussin de pourpre, tu liras comment la petite femme du vigneron cache son amant dans une jarre et comment la veuve d'Éphèse pendit son mari mort, pour l'amour d'un soldat. Ces Milésiennes (il nous en reste plus d'une) étaient lestement contées. Pas de développements, pas de caractères; rien que le trait. Cette littérature bourgeoise resta longtemps la seule littérature intime de l'hellénisme. Le roman d'amour ne fleurit qu'à l'époque romaine. C'est dans cet Orient, terre du mensonge, que paraissent, à compter du IIIe siècle de l'ère chrétienne, des petits livres contant en style raffiné les aventures de deux beaux enfants rapprochés par un mutuel amour et séparés par des nécessités cruelles. Tel est le thème ordinaire et qu'on varie peu. On y mêle des courses de pirates, des enlèvements, parfois des amours tragiques, des incestes renouvelés d'Euripide, afin de donner au lecteur les frissons délicieux d'une pitié tempérée et d'une terreur passagère. Dion Chrysostome et quelque autre se passeront, il est vrai, de ces moyens dramatiques; mais ce que tous mettront, ce qui est nécessaire au genre, c'est une abondance de tableaux rustiques. Ces tableaux sont tout d'artifice et de tradition; ils plaisent mieux de la sorte que s'ils étaient plus francs, plus rudes et plus vrais. Théocrite est depuis longtemps un ancien; le goût âpre et large du Sicilien n'est plus de mode. On ira jusqu'à représenter avec symétrie les divers travaux de l'homme et de la nature dans les quatre saisons. On ne craindra pas de laisser voir l'arrangement, l'apprêt, l'art excessif. On écrit pour les citadins. L'existence des grandes villes inspire le goût des champs. Il est si naturel de préférer ce qu'on n'a pas à tout ce qu'on a! Puis il fallait apaiser cette soif de lait qui venait aux palais brûlés de vins grecs. Les tableaux de nature faits pour ce monde de riches et de voluptueux ressemblaient à ces peintures qu'on voit sur les murs des maisons de Pompéi : petits arbres et édicules, mêlés à des enroulements, à des volutes, et perdus dans le caprice de l'ornementation. L'auteur était quelque rhéteur à la mode, habile à orner le sujet de tous les agréments de la tradition. Qu'il soit Héliodore d'Émèse, Achille Tatius d'Alexandrie, Xénophon d'Antioche ou Xénophon d'Éphèse, c'est le même homme, confit en lettres et en grammaire, le même esprit orné, poli, usé. Ces auteurs de diégèmates ou de dramatiques, comme ils nommaient leurs romans (g-diehgehmata, g-dramatika) connaissent toute la littérature hellénique, désormais complète, les petits et les grands poètes, qu'ils font métier d'expliquer. Ils savent toutes les curiosités littéraires. Ils ont une longue mémoire et sont très ingénieux assembleurs de mots. Quant à voir d'eux-mêmes les choses de la vie, à saisir directement les aspects de la nature, ce n'est pas leur affaire. S'ils décrivent quelque scène de vendange, ils n'ont point souci de peindre au vif de vrais vignerons; c'est quelque fine épigramme descriptive qu'ils auront soin d'affiner encore en la copiant dans leur prose plus recherchée et plus travaillée que les vers les plus savants des poètes alexandrins. Ils renchérissent sur Méléagre. Ils finissent un monde; ils sont très vieux. C'est pourquoi ils s'égaient à conter de jeunes amours. N'ayant plus ni chair ni sang, ils se réchauffent en imaginant les feux de la puberté naissante. L'homme très ingénieux qui composa le diégèmate de Daphnis et Chloé fut certes de ceux-là. Mais le groupe des diégèmatistes n'est pas resserré dans une courte période. Il se forme dès le temps d'Hadrien et s'enfonce très avant dans la sombre époque chrétienne. On ne sait rien du diégèmatiste qui laissa le chef-d'oeuvre du genre. Le plus ancien manuscrit de son livre, celui qui passa du mont Cassin à la bibliothèque de Florence, ne le nomme pas. Un autre manuscrit le nomme g-Loggos (Longos). Le nom a paru peu grec. Schoell veut que ce nom soit pour g-Logoi (discours). Mais on ne s'explique pas bien cette mauvaise transcription. MM. Frédéric Jacobs et Picolos la croient inadmissible. Au reste, il y eut de ces noms barbares quand l'hellénisme fut noyé dans l'Empire. On rencontre, dans l'Anthologie de Planude, des Roupphinos et des Kaios qui parlent la langue des Théocrite et des Simonide. Mais ce Longus enfin (puisqu'il y a un Longus), en quel temps vécut-il? On ne sait. Et Suidas, qui nomme de très petits diégèmatistes, ne semble pas connaître l'auteur de Daphnis et Chloé. Certains hellénistes, par égard pour sa grécité affectée, mais pure, ne veulent pas le faire descendre dans l'Empire plus bas que le IIIe siècle. D'autres le relèguent dans la barbarie du règne de Théodose. Je serais tenté de voir en lui un Byzantin des plus rares. Si l'on songe que quelques odes anacréontiques, non les moins fines, ont été ouvrées fort tard à Constantinople, on n'osera pas jurer que Longus n'ait point été moine. Son livre est bien payen, certes. Mais il est copié sur l'antique. Il serait surprenant, mais non impossible, que cet Érôs d'ivoire, d'un si curieux travail, ait été sculpté dans la cellule d'un moine bibliothécaire. Ce moine-là, s'il exista jamais, devait avoir une petite tête étrangement et merveilleusement meublée. L'imaginez-vous, maigre, jaune, desséché, à face de momie, avec des yeux éteints, qui s'usèrent sur tous les manuscrits des poètes et qui ne virent jamais un arbre? Quoi qu'il en soit, le roman de Daphnis et Chloé est tard venu. C'est un livre d'arrière-saison. Adieu, paniers, les vendanges sont faites sur les coteaux des Muses! Mais celui-ci arrive à temps encore pour cueillir plus d'une grappe avec ses pampres. Il va, pour emplir sa corbeille, de la vigne d'Anacréon au verger de Théocrite. II y eut de tout temps, dans cette belle littérature antique, un goût de libre imitation qui, ressenti vivement par les écrivains de la dernière heure, les retient dans la pureté, les ramène au vrai beau. Comme des jeunes filles reçoivent de leurs aînées et laissent à de plus jeunes les couronnes et les baguettes qui servent au jeu des grâces, les poètes antiques se passaient des cadres et des formes d'idylles, d'odes, d'épigrammes. La prose travaillée des derniers venus s'appropria ces formes et ces cadres, et aussi des canevas tout tracés. Les Amours pastorales de Daphnis et Chloé sont remplis de ces petits trésors tant de fois vus et toujours agréables à voir. Les contestations de bergers, leurs luttes harmonieuses quand ils se querellent par un chant alterné, remplissent la poésie bucolique depuis les premiers alexandrins. Un poème de ce genre, mis en prose, est tout entier inséré dans le premier livre de notre pastorale : "Et un jour Daphnis prit querelle avec Dorcon. Ils contestaient de leur beauté devant Chloé, qui les jugea, et un baiser de Chloé fut le prix destiné au vainqueur." On raffine ici. Au temps du Sicilien, le prix était une coupe, une syrinx, un agneau. Daphnis et Dorcon chantent, et leur chant alterné est, pour ainsi dire, une petite anthologie où les fleurs du genre sont assemblées. Il en est de prises à Virgile, ou, du moins, au grec que Virgile imita. "Alba ligustra cadunt". Ailleurs, dans une scène de vendange, le bonhomme Philetas ne paraît que pour conter avec une grâce divine qu'il a vu un enfant ailé dans son jardin. Et ce qu'il conte est tout à fait dans le goût de l' "Amour mouillé" d'Anacréon. Et, puisque nous parlons des odes anacréontiques, qu'on se rappelle l'ode XX, sur une jeune fille : "... Que je devienne miroir, afin que tu me regardes ! Que je sois ta tunique, ô jeune fille, afin que tu me portes ! Que je sois une eau pure, afin de laver ton corps; une essence, pour te parfumer; une écharpe, pour ton sein; un collier de perles, pour ton cou; une sandale, pour que tu me foules de ton pied". Chloé fait des souhaits semblables. Ah! dit-elle en songeant à Daphnis, que ne suis-je sa flûte, pour toucher ses lèvres! Que ne suis-je son petit chevreau, pour qu'il me prenne dans ses bras! Ces souhaits d'amour, on les retrouve avec une teinte plus mystique, un accent plus religieux, dans une ancienne scolie : g-Eithe g-lura g-kaleh ... Que ne suis-je une belle lyre d'ivoire! de beaux enfants me porteraient dans le choeur de Dionysos. Que ne suis-je un beau et grand joyau d'or vierge! une femme me porterait, belle et menant des pensées pures. S'il fallait rechercher toutes les imitations, on verrait que le texte de Longus est une riche mosaïque dont les pierres ont été choisies avec goût et assemblées artistement. Beaucoup de passages, imités par le diégèmatiste, sont perdus pour nous. Ainsi quand Gnathon se dit : "Remercions les aigles de Jupiter qui souffrent telle beauté demeurer encore sur la terre", Gnathon imite quelque endroit de Callimaque ou de Philetas que nous n'avons pas, mais dont il nous reste une trace dans ces deux vers de Properce : "Cur hæc in terris facies humana moratur? Iupiter, ignoro pristina furta tua". Dans le peu qui subsiste de Ménandre, il y a trois vers sur Érôs, le plus puissant des dieux, trois vers agréables que Longus a fondus dans sa prose. C'est une fleur prise au passage; mais l'auteur de Daphnis et Chloé s'attarde chez le vieil Homère; il lui prend des détails domestiques, des traits de simplicité primitive : "g-Essoh g-min g-chlainan g-te g-chitohna g-te, g-eimata g-kala, ... g-dohsoh g-d' g-hupo g-possi g-pedila. g-Kehrux g-de g-pherohn g-an g-homilon g-hapanteh, g-Daiz' g-endexia g-pasin ... L'heureux assembleur recueille aussi tous les récits de métamorphoses, tous les contes bleus de la mythologie de jadis; ses dieux sont tout petits; ce sont des dieux de village. Ils sont à la taille des deux enfants qu'ils protègent. La religion de ce roman est enfantine et légère. Que les vrais, les grands dieux sont partis loin! Elle ne mentait pas, la voix entendue sur le rivage des mers : « Pan, le grand Pan est mort! » Le Pan que voici est un tout petit dieu, qui a assez à faire de protéger une bergère et un chevrier. Et cette bergère avec ce chevrier forment le plus gracieux, le plus suave, le plus charmant groupe d'adolescents que l'art ait jamais créé. Daphnis et Chloé, c'est l'éveil des sens peint avec une délicieuse vénusté, et cette peinture restera vive tant que les sens s'éveilleront et que le désir renaîtra avec les races. Mais c'est assez. J'ai voulu seulement montrer quel genre d'art très savant est entré dans la composition de ce livre d'amour.