[1,0] HISTOIRE DE L’ÉGLISE DE RHEIMS, PAR FRODOARD. LIVRE PREMIER. [1,1] CHAPITRE I. Fondation de la ville de Reims. N'AYANT d'autre dessein que d'écrire l'histoire de rétablissement de notre foi et de raconter la vie des pères de notre église, il ne me semble pas nécessaire de rechercher les auteurs ou fondateurs de notre ville, puisqu'ils n'ont rien fait pour notre salut éternel, et qu'au contraire ils nous ont laissé gravées sur la pierre les traces de leurs erreurs. Je ne crois pas non plus devoir approuver en tous points l'opinion commune sur l'origine et fondation de Reims on croit généralement que Rémus, frère de Romulus, en a été le fondateur, et lui a donné son nom. Nous lisons au contraire, dans des écrivains d'une autorité incontestable, qu'après la fondation de Rome par ces deux frères, Rémus périt assassiné par les soldats de Romulus, et nous ne voyons pas que Rémus se soit jamais séparé de son frère auparavant. Nés de la même couche, élevés ensemble parmi des bergers, pratiquant ensemble le brigandage, ils fondent ensemble une ville, une querelle survient, Rémus y périt, et Romulus donne son nom à la ville, c'est le récit de Tite-Live. Il est donc plus probable que les soldats de Rémus, obligés de fuir leur patrie après sa mort, ont fondé notre ville, et donné ainsi commencement à la nation des Rémois, car nos murs portent les emblèmes de la religion romaine, et la plus élevée de nos portes a conservé jusqu'à nos jours le nom de porte de Mars, qui, selon l'opinion des anciens, était le père des Romains. Sur la voûte à droite en sortant est représentée la louve allaitant Romulus et Rémus, au milieu les douze mois, selon l'ordre établi par les Romains; enfin à gauche, des cygnes et des oies. Or nous savons que le cygne est pour les matelots un oiseau de bon augure comme dit le poète Aemilius : "Cygnus in auspiciis semper laetissimus ales. Hunc optant nautae, quia se non mergit in undas". Les oies veillent la nuit, comme le prouvent leurs cris continuels, et l'histoire dit qu'elles ont sauvé le Capitole de la surprise des Gaulois. Au reste il ne faut pas s'étonner de l'obscurité qui couvre l'origine de notre ville, puisque, si nous en croyons Isidore, celle de Rome elle-même, la maîtresse du monde, n'est pas à l'abri des contestations : on ne sait rien au juste sur ses commencements. Salluste croit qu’elle a été fondée et d'abord habitée par les Troyens, qui erraient de pays en pays sous la conduite d'Enée ; d'autres lui donnent Evandre pour fondateur, et Virgile a suivi cette tradition: "Tunc rex Evandrus Romanae conditor arcis". Enfin Eutrope dans son histoire s'exprime ainsi : "Romulus, qui vivait de brigandage au milieu des bergers, à peine âgé de dix-huit ans, fonda sur le mont Palatin une petite ville qu'il appela Rome, de son propre nom. Après lui Tullus Hostilius l'a grandit en y ajoutant le mont Cœlius et dans la suite d'autres princes à différentes époques l’ont étendue et embellie". Quant à Reims, César lui donna le nom de Durocortorum et il raconte, au sixième livre de son Histoire, qu'après avoir ravagé le pays il ramena son armée à Durocortorum Rhemorum, où il convoqua une assemblée des cités de la Gaule, pour poursuivre et punir la conjuration des Sénonois et des gens de Chartres. On lit aussi dans la Cosmographie d'Ethicus : "De Milan à Vienne, par les Alpes Cottiennes 409.000 pas; de Vienne à Reims (Durocortorum) 333.000 pas; ce qui fait 221 lieues; de même de Reims à Metz 62.000 pas; de même de Reims à Metz par un autre chemin, 88.000 pas; de Reims à Trèves 99 lieues; de Bavay à Reims 53.000 pas". [1,2] CHAPITRE II. De l'amitié des Romains et des Rémois. IL est certain que dans les temps anciens le peuple des Romains et celui des Rémois étaient liés de la plus étroite amitié; l'Histoire de Jules César, déjà citée, nous apprend comment ils s'unirent par des traités. Il est certain aussi que les Rémois avaient jadis le premier rang parmi leurs voisins; ils le conservèrent sous les Romains, et même virent croître alors leurs honneurs et leur puissance car dans toutes les guerres ils étaient demeurés fidèles à Rome. Lorsque presque tous les peuples de la Gaule conspirèrent contre les Romains et tinrent leur assemblée à Autun, les Rémois ne voulurent y prendre aucune part. On voit aussi dans César qu'en des temps de détresse ils nourrirent les troupes des Romains. Orose nous apprend en outre qu'ils combattirent, et jusqu'à la mort, pour le salut des Romains; car dans la bataille que livrèrent à ceux-ci les gens du pays de Beauvais, après la défaite des autres Gaulois révoltés, périt une nombreuse troupe de Rémois auxiliaires des Romains. Enfin on sait que les Rémois étaient vaillants, habiles à lancer le javelot; et Lucain atteste que, sur l'invitation de César, ils marchèrent à sa suite pour prendre part aux guerres civiles où Pompée fut vaincu et qui procurèrent à César l'empire. [1,3] CHAPITRE III. Des premiers évêques de Reims. CE n'est pas seulement auprès des païens que le peuple de Reims a été en grande estime en ces temps anciens les premiers prédicateurs de l'Eglise de Dieu, et nos pères en Jésus-Christ, par la grâce du saint Évangile, ont toujours honoré les évêques de notre siège, le premier de cette province. Le bienheureux apôtre saint Pierre, prince de l'Eglise de Jésus-Christ, ayant ordonné saint Sixte archevêque de notre ville, et sentant le besoin de le faire assister par des suffragants, lui donna pour compagnons et assesseurs dans la province saint Sinice, d'abord évêque de Soissons, et ensuite de Reims, ainsi que saint Memme, pasteur de Châlons. Aussi saint Sixte, premier évêque de Reims, est-il regardé comme le fondateur de l'église de Soissons, où il établit saint Sinice pour son coadjuteur et celui-ci, après la mort de saint Sixte, laissa le siège de Soissons à son neveu Divitien, et vint occuper la chaire archiépiscopale de Reims, parce que cette église, nouvellement instituée, ne nourrissait encore que des enfants trop tendres et trop faibles pour porter le poids du ministère pontifical. Là il travailla avec tant de zèle au salut des âmes, et rendit de si utiles et vertueux combats, qu'il mérita de partager sur la terre comme au ciel la couronne de son prédécesseur, et de reposer avec lui dans le même temple et le même tombeau. Par le mérite de ces deux grands saints, leur basilique a été longtemps illustrée par d'insignes miracles, dotée d'offrandes magnifiques, enrichies de terres, maisons et vignes, et desservie par un chapitre nombreux. On y a compté tantôt douze, tantôt dix chanoines, comme sous le pontificat de l'évêque Sonnat; mais depuis, par la succession des temps, l'iniquité ayant prévalu et la charité s'étant refroidie cette église n'est plus qu'un simple presbytère. Aussi les corps des deux saints ont-ils été dernièrement transportés et déposés dans l'église de Saint-Rémi, derrière l'autel de Saint-Pierre leur maître. Au reste, outre ces prélats et saints fondateurs qu'elle a reçus de Rome, l'église de Reims a été parée de la gloire des martyres, et consacrée par leur sang et leurs triomphes, sous la persécution de l'empereur Néron. [1,4] CHAPITRE IV. Premiers martyrs de la ville de Reims. SAINT Timothée venu des contrées de l'Orient dans la ville de Reims, ne craignit point de prêcher publiquement la vérité de notre Seigneur Jésus-Christ. Lampade, qui était alors gouverneur du pays, le fit arrêter et mettre aux fers, comme coupable de propager parmi le peuple la nouvelle loi. On employa contre lui tantôt les menaces de la colère des empereurs, tantôt la sévérité des lois, tantôt la tentation des richesses; mais il eut le courage de faire la même réponse que le prince de l'Église, le grand apôtre, fit un jour au méchant qui marchandait la grâce de Dieu: Que tes richesses aillent avec toi en perdition, dit-il; a tu iras avec elles au feu éternel car mon seigneur Jésus-Christ, le fils de Dieu, sera ton juge. Alors le gouverneur, transporté de colère, le fit appliquer à la torture. Au milieu des supplices il ne cessait de confesser Jésus-Christ, et, entre autres paroles, il répétait au gouverneur que ceux qu'il croyait faire périr pour le nom de Jésus-Christ le jugeraient et le puniraient un jour. Eh bien! reprit le gouverneur, tu seras donc mon juge, car je te ferai mourir a et qui t'arrachera de mes mains?-Le Seigneur mon Dieu, auquel je crois, peut me délivrer, répondit Timothée; et c'est lui qui te punira comme tu le mérites. Soumis à de nouvelles tortures, il disait à son juge : Plus tu me feras souffrir de tourments, plus douce sera la récompense que me prépare mon Dieu, auquel je crois. Au moment où les bourreaux le battaient de verges, il s'écria à haute voix : Regarde, ô mon Seigneur, vois les tourments que le diable inflige à ton serviteur ne m'abandonne pas, afin que les hommes ne puissent dire : Où est donc son Dieu? Enfin le gouverneur fit oindre ses plaies avec de la chaux vive et du vinaigre Je te remercie, ô mon Dieu, s'écria-t-il de ce que tu m'as donné le courage de souffrir c'est comme si on me frottait le-corps avec de l'huile. Un de ceux qui le battaient de verges, nommé Apollinaire, vit deux anges debout à ses côtés, et qui lui disaient : Courage, Timothée nous sommes envoyés vers toi pour te montrer le Seigneur Jésus Christ, au nom duquel tu souffres le martyre, et pour te faire voir ce qui se passe dans les cieux. Lève la tête et regarde. Saint Timothée regarde, et il voit les cieux ouverts, et à la droite du Père, Jésus tenant une couronne de pierres précieuses, qui lui disait: Vois, Timothée, voila ta couronne; dans trois jours tu la recevras de mes mains. Courage, Timothée, lui dirent encore les anges, et ils remontèrent dans les cieux. A cette vue, Apollinaire tombe à ses pieds, et s'écrie Seigneur Timothée, priez pour moi je suis prêt à souffrir pour le nom de Jésus Christ. J'ai vu deux hommes brillants de lumière qui parlaient avec vous, et disaient les merveilles du Dieu qui règne dans les cieux. Qu'on arrête Apollinaire, s'écrie le gouverneur, furieux de se voir confondu; vite du plomb bouillant, et versez-le-lui dans la bouche, afin que je ne l'entende plus proférer de telles paroles. On apporte le plomb, on le verse bouillant dans la bouche d'Apollinaire il y devient froid comme la glace. A la vue de ce miracle, beaucoup crurent à Jésus-Christ. Conduisez-les en prison, dit le gouverneur plein de rage et de confusion; je verrai de quel supplice je dois les faire mourir. Pendant qu'on les conduisait, une foule nombreuse les suivait en pleurant, et disait Quel injuste jugement frappe aujourd'hui notre ville! On les enferma dans la prison, et beaucoup témoignaient le désir d'être consolés par saint Timothée. Au milieu de la nuit survint un prêtre, nommé Maure, qui en baptisa un grand nombre au nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Au moment où Apollinaire recevait le baptême, il vit les cieux s'ouvrir, et entendit un ange qui lui disait Heureux Apollinaire, d'avoir cru au Seigneur! Heureux tous ceux qui ont été lavés de la même eau ou tu as été purifié. Quiconque sera baptisé cette nuit, entrera demain en paradis. Tous ceux qui étaient présents entendirent ces paroles; et, fléchissant le genou, ils s'écrièrent Pardonnez-nous, Seigneur notre Dieu, faites miséricorde à ceux qui aiment et chérissent votre nom. Le lendemain le gouverneur les fit traîner à son tribunal et leur dit : Hommes insensés, comment donc avez-vous pu vous laisser séduire et croire à un homme qui a été crucifié, qui a souffert mille maux sous Ponce-Pilate, et a fini par mourir sur une croix? Ils répondirent : Nous avons vu cette nuit un ange de Dieu s'entretenir avec les saints que tu tiens en prison, et les anges eux mêmes nous ont dit que nous entrerions aujourd'hui en paradis, et que nous recevrions les couronnes que tes yeux ne mériteront pas de voir. Transporté de colère, le gouverneur ordonna de leur trancher la tête à tous. Pendant qu'on les conduisait hors des murs, tous se signèrent du signe de Christ et souffrirent le martyre, en confessant le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ils étaient cinquante, qui furent décapités le vingt-deuxième jour d'août. Le lendemain le gouverneur prit place sur son tribunal et fit amener saint Timothée et Apollinaire. Malheureux, leur dit-il, obéissez aux ordres des empereurs; et adorez ce qu'ils adorent. Nous n'adorons point les démons, répondirent les saints, mais le Seigneur Jésus-Christ, qui seul est le Dieu vivant et véritable voilà celui que nous devons confesser. Ne te flatte pas de pouvoir par tes artifices nous détourner de l'amour et du royaume de Dieu. Apprends que l'heure même où tu crois nous faire mourir, est celle qui nous donne la vie comme à ceux que tu as fait massacrer hier, et qui vivent dans les cieux. Bientôt Jésus-Christ te frappera d'une blessure incurable. Si je ne fais mettre à mort ces insensés, s'écria le gouverneur furieux, d'autres encore se convertiront à la secte nouvelle; et à ces mots il rendit sentence contre eux, et les condamna comme les autres à avoir la tête tranchée. On les conduisit donc joyeux et pleins de confiance hors de la cité, par le chemin de César, en un lieu appelé Buxite, où ils furent martyrisés le 23 août. Les anges vinrent les couronner, et l'on entendit une voix qui disait : Venez, Timothée et Apollinaire, mes élus bien-aimés venez contempler les merveilles que vous avez méritées à vos âmes, en les offrant en mon nom, et voyez le châtiment que j'envoie à Lampade. Aussitôt un trait de feu descend du ciel, à la vue de plusieurs, frappe le gouverneur à l'épaule droite, et il meurt emporté par le démon. Les corps des bienheureux martyrs furent ensevelis par les Chrétiens, le 24e jour d'août, un des personnages les plus considérables, nommé Eusèbe, que leur prédication convertit au Seigneur, leur fit élever une chapelle, où ils firent grand nombre de miracles et guérisons, rendant la vue aux aveugles, redressant les boiteux, et délivrant les possédés au nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Dans la suite l'archevêque Tilpin fit lever leurs reliques de leur premier sépulcre, et les enferma dans une châsse toute brillante d'or et d'argent. Enfin il y a un autel devant leur tombeau qu'on dit élevé en l'honneur et au nom de saint Maure, qui périt comme eux pour la cause de Dieu, et mérita de partager leur gloire. Ses restes sont conservés dans l'église de Saint-Celsin; mais la tête a été déposée à Reims dans l'église de la bienheureuse Marie mère de Dieu, et y est exposée dans une châsse près de l'autel à la vénération des fidèles. L'église des martyrs dont nous venons de raconter le triomphe a été depuis enrichie des reliques de beaucoup d'autres saints : à droite reposent, dit-on, les corps de saint Sylvain et saint Sylvien; à gauche ceux de saint Tonance et de saint Jovin. Saint Rémi lui-même avait choisi cette église pour y faire placer sa sépulture, comme on le voit par la clause suivante ajoutée à son testament : Après mon testament terminé, et même scellé, il m'est venu à l'idée de faire don à l'église des bienheureux martyrs Timothée et Apollinaire d'un vase d'argent de six livres, afin qu'on y prépare mon tombeau. Dans le testament même il léguait douze sous d'or pour rétablir la voûte de cette église. Beaucoup de fidèles l'ont enrichie de leurs dons entre autres le seigneur Gondebert, homme très illustre, et son épouse Berthe lui ont donné une terre, nommée Perthe, située dans le canton de Vontinse. Il y a eu des temps où l'on a compté jusqu'à douze prêtres réunis en chapitre, sous le règne du roi Théodoric par exemple, époque où de nombreux legs de terres furent faits à cette église. Jusqu'à ces derniers temps, où l'affaiblissement de la religion l'a réduite à n'être plus qu'une simple cure, un clergé nombreux y servait le Seigneur. D'autres églises ont été élevées dans différents lieux en l'honneur de ces saints martyrs, et l'éclat de leurs miracles a porté beaucoup de fidèles serviteurs de Jésus-Christ à mettre leurs possessions sous la protection de leur mémoire. Grégoire de Tours dans son livre des miracles, raconte qu'un dévot personnage, après leur avoir érigé une église, demanda et obtint quelques parties de leurs reliques. L'évêque du lieu en ayant confié la conduite à un prêtre, celui-ci rencontra, chemin faisant, une femme qui le salua, et le supplia avec instance de lui donner une parcelle des précieuses reliques. Le prêtre résiste d'abord; enfin, vaincu par l'importunité de cette femme il cède et lui donne un peu des cendres sacrées. Il remonte sur son cheval pour continuer sa route mais c'est en vain; il a beau le presser, le frapper, le cheval se refuse; lui-même se sent accablé d'une langueur pesante qui lui permet à peine de soulever la tête. Reconnaissant enfin que c'est par la vertu des martyrs qu'il est ainsi retenu, ému de repentir, il reprend à propos ce qu'il avait si légèrement pris sur lui de donner, et après avoir remis les reliques en leur premier état, il continue librement son chemin et exécute sa commission. Il existe dans le bourg de Douzy une église consacrée à ces saints martyrs, illustrée, dit-on par de grands miracles, et où de nombreuses guérisons ont été opérées par leur intercession. Enfin, avec la permission de l'archevêque Artaud, le roi Othon fit transporter les reliques de saint Timothée en Saxe, et érigea un monastère en son honneur. On raconte beaucoup de miracles arrivés durant la translation, et je tiens d'Annon alors abbé, et maintenant évêque, qui présida à la conduite qu'outre plusieurs autres guérisons, douze boiteux et aveugles recouvrèrent la santé. Les restes de saint Apollinaire ayant aussi été transférés au monastère d'Orbay, des grâces éclatantes s'y obtiennent tous les jours en son nom. [1,5] CHAPITRE V. Suite des évêques de Reims. Comme au milieu des tempêtes de la persécution, le vaisseau de notre église, souvent ballotté et battu des flots put à peine faire tête à l'orage, il n'est pas facile de découvrir combien de temps le siège demeura vacant faute d'un digne gouverneur. Depuis les pères de notre foi, les bienheureux Sixte et Sinice, jusqu'au règne de Constantin nous ne trouvons qu'un seul évêque, nommé Amanse. Sous ce prince se rencontre Bétause, qui, avec Primogénite son diacre, siégea le premier de la province belgique au premier concile d'Arles rapporté par l'évêque Marin au pontificat du bienheureux pape Sylvestre, sous le consulat de Volusien et d'Anian. Après Bétause vint Aper; après Aper, Maternien, dont les reliques furent envoyées à Louis d'Outre-mer par l'archevêque Hincmar, comme on le voit dans la lettre de ce prélat au roi au sujet de ces reliques et de celles d'autres saints. Le siège fut ensuite occupé par Donatien, dont les reliques, transférées dans la partie maritime du diocèse de Noyon ou de Tournai y ont opéré de nombreux et éclatants miracles. A Donatien succéda Vivien, aussi distingué par les mérites de sa vie que par la dignité pontificale. Ses restes sacrés ont été transportés sur la Meuse par notre archevêque Ebbon, et déposés dans l'église de Braux, érigée exprès, et desservie par un clergé nombreux, où ils reçoivent les hommages qui leur sont dus. De nombreux miracles, des boiteux redressés, la vue rendue aux aveugles, attestent la vertu des pieuses reliques. A saint Vivien succéda Sévère. [1,6] CHAPITRE VI. De saint Nicaise. Après les évêques dont nous venons de parler, le siège épiscopal fut occupé par saint Nicaise, homme d'une grande charité et constance, qui sut gouverner avec vigueur, au milieu de la persécution des Vandales, le troupeau confié à ses soins pendant la paix, source d'éclat et de gloire pour son église; au milieu des dangers, guide courageux et protecteur fidèle; formant le peuple par ses pieuses doctrines et ses vertueux exemples, et relevant la splendeur de l'Eglise, chaste épouse de Jésus-Christ, par de riches fondations. Jusqu'à lui la chaire épiscopale avait été attachée à l'église dite des Apôtres inspiré par une révélation divine, il érigea une nouvelle basilique en l'honneur de la bienheureuse Mère de Dieu, toujours vierge, où il transféra le siège épiscopal, et qu'il consacra bientôt de son sang. Ce saint évêque, averti par un ange, prévit longtemps d'avance les massacres qui devaient désoler la Gaule, et, pour réprimer la fatale confiance d'une aveugle prospérité, il annonçait les vengeances de la colère divine. Son inquiète charité portait avec douleur le poids des péchés de son troupeau prêt à mourir pour le salut de tous, il s'offrait, afin de détourner de son peuple la colère de Dieu; ou, puisque sa ruine était inévitable, cherchant à gagner la clémence de Dieu par l'humilité d'un cœur contrit et résigné, il s'efforçait, sinon d'arrêter le glaive temporel, au moins d'empêcher que le glaive éternel ne pénétrât jusque dans les âmes. Mais comme la semence de la parole de Dieu ne peut germer au milieu des épines des richesses, ceux qui prospèrent et se glorifient dans la vanité du siècle n'ouvrent point leur cœur aux conseils salutaires, et ne les y reçoivent point pour les faire fructifier, distraits par les embarras de mille occupations passagères, au lieu de poursuivre la véritable vie, ils s'engagent sous les étendards funestes du péché et de la mort et parce qu'ils ne haïssent pas assez profondément le mal, ils sont incapables de faire dignement le bien. Aussi les peuples ne craignaient pas de mépriser la sainte religion, de violer les commandements de Dieu, de se rendre esclaves des vanités, de se souiller des vices de la concupiscence, d'exciter des scandales et des schismes, et enfin, ô douleur d'offenser Dieu par toutes les iniquités. Mais tout à coup, au milieu même des jours de prospérité, Dieu suscite la colère des nations les plus barbares des hordes de Vandales se précipitent furieuses dans les diverses provinces pour venger ses offenses les murs des villes tombent devant eux; les familles périssent par le glaive avec leur postérité. Les barbares semblent n'aspirer à aucune gloire, ne chercher aucun profit. Ils ne veulent que verser, épuiser le sang humain ils ne sont altérés que du carnage des Chrétiens. Au milieu de cette affreuse tempête, de glorieux évêques brillaient dans les Gaules; à Reims, le grand saint Nicaise à Orléans, le bienheureux saint Anian à Troyes, saint Loup à Tongres, saint Servais, et quelques autres prélats fameux par leurs vertus, qui retardèrent longtemps par leurs prières et leurs mérites l'éclat de la colère de Dieu, s'efforçant d'éteindre l'hérésie et les vices parmi le peuple, de le ramener par la pénitence à la religion catholique et au vrai culte du Seigneur, et de détourner de la tête de l'Eglise chrétienne le glaive d'une si terrible persécution et des vengeances divines. Cependant les Vandales viennent camper devant Reims, ravagent tout le pays, et poursuivent avec acharnement la perte des Chrétiens enfermés dans la ville ils veulent détruire et effacer de la surface de la terre ces ennemis de leurs dieux et des mœurs païennes. A l'exemple de Jésus-Christ, saint Nicaise prêt à donner sa vie pour ses frères prend la ferme résolution de ne point abandonner son troupeau : il veut, ou se sauver avec eux, ou souffrir tout ce que voudra leur faire souffrir le Père de famille, dans la crainte qu'en fuyant il ne semblât délaisser le ministère de Jésus-Christ, sans lequel les hommes ne peuvent vivre ni devenir chrétiens. Aussi, selon la pensée de saint Augustin, a-t-il acquis les mérites d'une plus grande charité que celui qui, surpris dans sa fuite, confessa cependant Jésus-Christ, et mourut martyr, mais non pas pour ses frères, et n'ayant songé qu'à lui-même. Le saint évêque craignait bien plus que sa fuite ne détruisît les pierres vivantes de l'édifice divin, que de voir tomber et brûler sous ses yeux les pierres et les bois des édifices terrestres; redoutant mille fois moins de livrer les membres de son propre corps aux tortures et à la rage des ennemis, que de laisser mourir les membres du corps de Jésus-Christ privés de la nourriture spirituelle il était résigné, si ce calice ne pouvait passer loin de lui à faire la volonté de celui qui ne peut vouloir rien de mal, et ne cherchait point son bien, mais imitait celui qui a dit : « Je ne cherche point ce qui m'est avantageux en particulier mais ce qui est avantageux a plusieurs pour être sauvés. » Persuadé donc que sa fuite serait plus funeste peut-être par le mauvais exemple que ses services ne seraient un jour profitables s'il conservait sa vie, aucune raison ne put le déterminer à fuir. Il ne craignait pas la mort temporelle, qui vient toujours tôt ou tard, lors même qu'on cherche à l'éviter, mais la mort éternelle, qui peut venir si on ne l'évite pas, et ne pas venir si on l'évite. Loin de se complaire en lui-même, et de croire sa personne plus précieuse et plus digne d'être tirée du danger que toute autre, comme plus éminente en grâce, il s'obstina à rester, afin de ne pas priver l'Eglise de son ministère, nécessaire surtout en de si grands périls; on ne le vit point, comme le gardien mercenaire, abandonner ses brebis, et fuir à l'aspect du loup mais, semblable au bon pasteur, il offrit généreusement sa vie pour son troupeau enfin il lui sembla que, dans cette extrémité, ce qu'il avait de mieux à faire c'était d'adresser de ferventes prières au Seigneur, pour lui et pour les siens, et il choisit ce parti. Cependant les assiégés succombent aux fatigues de la défense, aux veilles, au besoin; l'ennemi au contraire redouble de fureur, bat de toutes parts les murs avec succès, tout le peuple est frappé de terreur et de découragement tous accourent auprès de saint Nicaise, prosterné en prière au pied des autels désespérés, tremblants de la victoire prochaine des barbares, ils lui demandent des consolations, comme des enfants à leur père ils le supplient de décider ce qu'il y a de plus utile à faire, ou de se soumettre à la servitude des barbares, ou de combattre jusqu'à la mort pour le salut de la ville. Le saint pasteur, à qui Dieu a fait connaître par révélation que Reims doit périr, console son peuple, et ne cesse cependant d'implorer la clémence du Seigneur, afin que cette tribulation de la mort temporelle, loin d'être leur perte éternelle, profite au contraire à leur salut et qu'ils persistent dans la confession de la vraie foi; il les exhorte à combattre pour le salut de leur âme non avec des armes visibles, mais par de bonnes mœurs non avec l'appui des forces corporelles, mais par l'exercice de toutes les vertus spirituelles; il leur rappelle que la punition qui les frappe est un juste jugement de Dieu contre leurs péchés; il leur répète sans cesse qu'il n'y a d'autre moyen de salut que de s'humilier avec componction sous les coups de la vengeance divine, de les recevoir, non point avec murmure et désespoir, comme des enfants d'iniquité, mais avec patience et douceur, comme des enfants de piété qui attendent les récompenses du royaume céleste. Souffrez, leur dit-il, souffrez avec dévotion ces tribulations d'un jour dans l'espoir d'une éternité de bonheur; offrez-vous de bon cœur à cette mort d'un moment, pour éviter les peines d'une damnation éternelle méritée par vos fautes, trouvez votre salut dans votre perte, et au lieu de supplice, l'éternelle guérison de vos âmes. Priez pour vos ennemis, afin qu'ils reconnaissent leurs iniquités, et que ceux qui sont aujourd'hui les ministres de l'impiété deviennent un jour les disciples de la piété, et les sectateurs de la vérité. Enfin, il déclare que pour lui, il est prêt, comme le bon pasteur, à donner sa vie pour son troupeau, et à braver la mort temporelle, pourvu qu'ils obtiennent avec lui le pardon de leurs fautes et le salut éternel. Le pieux évêque était secondé par sainte Eutrope sa sœur, chaste épouse de Jésus-Christ, qui, mettant sa vertu sous la protection de son frère, imitait en tout ses exemples et ne le quittait jamais, afin de préserver la pureté de son âme des souillures spirituelles, et la chasteté de son corps de la corruption des plaisirs charnels. Tous deux animaient le peuple de tous leurs efforts à briguer la palme du martyre, et demandaient en même temps pour lui au Seigneur le prix de la victoire. Enfin le jour marqué de Dieu pour le triomphe des barbares étant arrivé, aussitôt que saint Nicaise voit leurs hordes furieuses se précipiter dans la ville fortifié par la vertu de l'Esprit saint, et accompagné de sa bienheureuse sœur, il se présente au-devant d'eux à la porte de l'église de la sainte vierge Marie, mère de Dieu chantant des hymnes et des cantiques spirituels. Pendant que, tout entier à la sainte psalmodie, il chante ce verset de David : Mon âme a été comme attachée à la terre, sa tête tombe tranchée par le glaive. Cependant la parole de piété ne manque point, en sa bouche; car sa tête, roulant à terre, poursuit la sentence d'immortalité, et il continue Seigneur, vivifiez-moi, selon votre parole. Mais sainte Eutrope voyant l'impiété s'adoucir à sa vue, et craignant que sa beauté ne fût réservée aux débats et à la brutalité des païens, se précipite sur le sacrilège meurtrier de l'évêque l'insultant à grands cris, provoquant son martyre elle le frappe d'un soufflet, lui arrache les yeux, animée par une force divine, et les jette à terre. Bientôt égorgée par les barbares transportés de fureur, et donnant son sang à son Dieu elle partagea avec son frère et d'autres saints victorieux la palme du martyre; car parmi le peuple, beaucoup, soit clercs, soit laïques, imitèrent cette constance; et, participant à la souffrance, méritèrent de participer aussi à l'éternelle béatitude de leur père selon Jésus-Christ. On cite entre autres, comme les plus illustres, le diacre Florent et saint Joconde, dont les têtes sont conservées à Reims derrière l'autel de la sainte vierge Marie, mère de Dieu. Cependant les barbares demeurent étonnés de la constance de la vierge et de la subite punition du meurtrier. Les massacres étaient finis, le sang des saints ruisselait à grands flots; tout-à-coup une horreur d'épouvante les saisit; ils voient des armées célestes qui viennent venger le sacrilège, la basilique retentit d'un bruit épouvantable. Redoutant la vengeance divine, ils abandonnent le butin; leurs bataillons fuient dispersés et quittent en tremblant la ville, laquelle demeura longtemps solitaire; car les Chrétiens, réfugiés dans les montagnes, n'osaient en descendre dans la crainte des barbares, et les barbares redoutaient d'y retrouver les célestes visions qui les avaient frappés. Dieu seul et ses anges veillaient à la garde des saints martyrs; tellement que la nuit on voyait de loin des lumières célestes; quelques-uns même entendirent les saints et doux concerts des Vertus et des Dominations du paradis. Rassurés enfin par cette miraculeuse révélation de la victoire divine, les habitants que la Providence avait conservés pour ensevelir les saints rentrent dans Reims en faisant des prières. Arrivés au lieu ou gisent les corps, ils sentent s'exhaler une odeur de parfums délicieux. Mêlant la joie aux gémissements ils célèbrent en pleurant les louanges du Seigneur, préparent pour la sépulture les saintes reliques, et les déposent avec respect en des lieux convenables autour de la ville. Quant aux corps de saint Nicaise et de sainte Eutrope sa sœur, ils les ensevelirent solennellement dans le cimetière de l'église de Saint-Agricole, fondée longtemps auparavant, et magnifiquement décorée par Jovin, homme très chrétien et maître de la cavalerie romaine; en sorte qu'il semblerait que la Providence eut préparé de loin cette demeure sainte, plutôt pour la dignité et, célébrité de ces saints martyrs, que pour le dessein et la condition de sa fondation première. Depuis que les corps de ces saints martyrs ont été déposés dans cette église, d'innombrables miracles l'ont illustrée. Par leurs mérites et leurs prières, les malades y ont recouvré la santé et la force, et leur exemple enseigne aux fidèles à marcher dans le chemin du ciel. Saint Jérôme écrivant à une jeune veuve de noble origine, nommé Aggerunchia, et l'exhortant à persévérer dans le saint état du veuvage, fait mention de cette persécution des barbares, il dit entre autres choses : D'innombrables nations de barbares s'emparèrent de toute la Gaule. Les Quades, les Vandales, les Sarmates, les Alains, les Gépides, les Hérules les Saxons, les Bourguignons, les Allemands, les Pannoniens, horrible république, ravagèrent tout le pays renfermé entre les Alpes et les Pyrénées, entre l'Océan et le Rhin. Assur était avec eux. Mayence, ville autrefois fameuse, fut prise et saccagée, et des milliers de Chrétiens furent égorgés. La capitale des Vangions fut ruinée par cc un long siège. Les peuples de la puissante ville de Reims, d'Amiens, d'Arras; les Morins, situés aux extrémités de la Belgique, ceux de Tournai, de Spire, de Strasbourg, furent transportés dans la Germanie; les Aquitaines, la Novempulanie lyonnaise la Narbonnaise furent dévastées excepté quelques villes, que le fer ruinait au-dehors et a la famine au-dedans. Enfin on dit que saint Rémi avait fixé sa demeure dans cette basilique, afin que comme en esprit il approchait sans cesse des mérites des saints martyrs, il en approchât aussi en corps et en personne. On montre encore aujourd'hui, près de l'autel, le petit oratoire où il aimait à prier en secret, et à offrir, loin du bruit populaire, au Dieu qui voit tout les saintes hosties de contemplation. C'est là qu'un jour il vaquait à ces pieux exercices, lorsque, apprenant tout-à-coup l'incendie de la ville, il accourut pour l'arrêter en invoquant le Seigneur, et, secondé de l'appui des saints, laissa les traces de ses pas empreintes pour toujours sur les pierres des degrés de l'église. [1,7] CHAPITRE VII. Des miracles de l'église de saint Nicaise. Différents miracles ont, à différentes époques, illustré cette église. Mais nous n'en rapporterons qu'un seul, qui a eu lieu presque de nos jours, et que nous tenons de nos pères, qui en ont été les témoins. On était à la fête de saint Nicaise et de ses compagnons, qui se célèbre pendant les quatre-temps d'hiver, le 14 décembre. La veille de la fête des fidèles levés de trop bonne heure, viennent à l'église pour les vigiles, ils trouvent les gardiens endormis et les portes soigneusement fermées. Après avoir frappé longtemps, et ne recevant aucune réponse ils vont au presbytère là encore ils ont beau frapper à grands coups, jeter des pierres, personne ne se lève pour leur ouvrir. Impatientés, ils reviennent à l'église, et, à leur grand étonnement trouvent les portes ouvertes, tous les cierges allumés et cependant ils ne voient personne dans l'église. Après avoir fait une prière d'actions de grâces à notre Seigneur Jésus-Christ, ils commencent à chanter nocturnes. Déjà l'office était presque fini lorsque, réveillé par leurs chants, le curé accourt, et arrive tout étonné pour entonner les hymnes. Il admire avec le peuple et cherche à s'expliquer cette surprise; mais c'est en vain; on ne put découvrir personne qui eût allumé les cierges et ouvert les portes, si ce n'est le souverain dispensateur des grâces, qui ne cesse de propager la gloire de ses saints, en la faisant éclater chaque jour par de nouvelles merveilles. Un évêque de Noyon obtint quelques parties des reliques de ce bienheureux évêque et martyr et les transféra dans son diocèse; et là, tant à Noyon qu'à Tournai où on les conserve dit-on encore aujourd'hui, elles ont fait de grands et nombreux miracles. Depuis, l'archevêque Foulques a fait enlever et transporter dans Reims les restes du corps du martyr, avec celui de sainte Eutrope sa sœur, et les a déposés avec tous les honneurs dus à leurs mérites dans l'église de Notre-Dame, Marie mère de Dieu derrière l'autel auprès des reliques du bienheureux pape Calixte où nous les révérons et honorons aujourd'hui. [1,8] CHAPITRE VIII. De saint Oricle et de ses sœurs. Au temps de la même persécution des Vandales ou des Huns, un fidèle serviteur de Dieu, nommé Oricule, exerçait le saint ministère avec ses sœurs, Oricule et Basilique, dans le diocèse de Reims, au territoire du Dormois, dans le village de Senuc, où il avait lui-même fait bâtir une église. On dit de lui qu'après avoir été décollé, il lava lui-même sa tête dans une fontaine, et que de son sang il traça avec son doigt le signe de la croix sur une pierre où on le voit encore aujourd'hui. On dit aussi que, portant sa tête dans ses mains, il alla jusqu'au tombeau qu'il s'était fait construire, et que depuis plusieurs miracles ont signalé. Une nuit, un paysan du village eut en songe une révélation qui lui ordonnait de couvrir d'un toit la fontaine où le saint avait lavé sa tête. Deux fois il reçut le même avertissement, et deux fois il différa de le suivre, alors il tomba malade, et resta sur son lit toute une année. Enfin, ayant fait vœu d'accomplir sa mission, il recouvra la santé et couvrit la fontaine d'un toit de bois. Depuis, l'eau de cette fontaine est en grand renom et guérit ceux qui en boivent de diverses maladies. Une autre fois, le curé du lieu, nommé Beton, se fit tirer un bain de l'eau d'un puits que le saint martyr a dit-on, fait creuser au-dessous de l'église. Après s'y être baigné, il tomba en langueur, et ne put quitter le lit d'un an, au point que jamais dans la suite il n'a pu se rétablir entièrement. Les corps de ces saints ont reposé longtemps dans le même tombeau mais un jour la terre s'étant ouverte d'elle même, et le cercueil où ils gisaient s'étant miraculeusement soulevé aussi de lui-même, l'archevêque Séulphe fit enlever les reliques. [1,9] CHAPITRE IX. Des successeurs de saint Nicaise. Après la miraculeuse retraite des Vandales que nous avons racontée, Baruc succéda à saint Nicaise sur le siège épiscopal; à Baruc Baruce, et après Baruce, Barnabé et Bennade ou Bennage, comme on lit son nom écrit de sa propre main dans son testament. Par ce testament, Bennage institue pour ses héritiers l'église de Reims et le fils de son frère, qu'il déclare avoir tenu sur les fonts de baptême et avoir élevé comme son fils, selon la grâce. Entre autres legs il donne à l'église, son héritière, un vase d'argent qu'il dit lui avoir été donné aussi par testament par son prédécesseur, de bienheureuse mémoire, l'évêque Barnabé. J'aurais pu, ajoute-t-il le distraire à mon usage, mais je l'ai réservé pour le service et l'ornement de l'église. Il lègue aussi pour l'entretien de l'église vingt sous d'or, avec des champs et des bois; il assigne aux prêtres desservants huit sous d'or, aux diacres quatre sous, aux prisonniers vingt sous, aux sous-diacres deux sous, aux lecteurs un sou, aux huissiers et exorcistes un sou, enfin aux religieuses et veuves de l'Hôtel-Dieu trois sous. S'adressant ensuite à l'église, son héritière, il lui recommande de regarder comme son propre bien tout ce qu'il assigne aux prêtres, diacres, et aux divers degrés de la cléricature, comme aussi aux prisonniers et aux pauvres, afin de faire prier Dieu en mémoire de lui et pour le repos de son âme. [1,10] CHAPITRE X. De saint Rémi. Après l'évêque Bennage, le bienheureux saint Rémi apparut comme un astre éclatant pour conduire les peuples à la foi. Selon l'expression de notre poète Fortunat la prédilection divine le choisit, non pas seulement avant qu'il fût né, mais même avant qu'il fût conçu car un saint moine, nommé Montan, reposant d'un léger sommeil fut par trois fois averti de prédire en vérité à sa bienheureuse mère Cilinie qu'elle engendrerait un fils et de lui en déclarer en même temps le nom et les mérites. Ce Montan était un pieux solitaire, vivant dans la retraite, vaquant assidûment aux jeûnes, veilles et prières, se rendant recommandable devant Dieu par le mérite de toutes les vertus, et sans cesse implorant la clémence de Jésus-Christ pour la paix de sa sainte Eglise, en proie à mille afflictions dans le pays des Gaules. Une nuit donc que, selon sa coutume, il se fatiguait à prier, cédant à la faiblesse de notre nature, il se laissa aller au sommeil pour réparer ses forces. Tout à coup il lui semble que, par une grâce divine, il est transporte au milieu du chœur des anges et de l'assemblée des saintes âmes, tenant ensemble conseil et conférant de la subversion ou de la restauration de l'Eglise des Gaules tous déclarent que le temps est venu d'avoir pitié d'elle et en même temps une voix qui retentit avec douceur se fait entendre d'un lieu plus élevé et plus secret : Le Seigneur a regardé du saint des saints, et du ciel en la terre, pour entendre les gémissements de ceux qui sont enchaînés, et pour briser les fers de ceux qui ont péri, afin que son nom soit annoncé parmi les nations, et que les peuples et les rois se réunissent ensemble pour le servir. La voix disait que Cilinie concevrait et engendrerait un fils, nommé Rémi, auquel le peuple serait confié pour être sauvé. Après avoir reçu une si grande et douce consolation, le saint personnage, trois fois averti d'accomplir sa mission, vint annoncera Cilinie l'oracle de sa céleste vision. Or, cette mère bienheureuse avait eu longtemps auparavant dans la fleur de sa jeunesse, de son seul et unique mari, Emile, un fils nommé Principe, depuis évêque de Soissons, et père de saint Loup, son successeur à l'épiscopat de la même ville, la bienheureuse Cilinie s'étonne; elle ne peut comprendre comment, déjà vieille elle enfantera un fils et le nourrira de son lait, doutant que son mari et elle-même, grandement avancés en âge, épuisés et stériles, n'avaient plus ni espoir ni désir d'engendrer désormais. Mais le bienheureux Montan, qui, afin que les mérites de la patience abondassent en lui, avait perdu la vue pour un temps, pour donner autorité à sa parole, déclare a Cilinie que ses yeux doivent être arrosés de son lait, et qu'aussitôt il recouvrera la vue. Cependant les bienheureux parents se livrent à la joie d'une si grande consolation, et le pontife futur de Jésus-Christ est conçu. Avec le secours de la grâce, il vient au monde heureusement, et reçoit sur les saints fonts de baptême le nom de Rémi. L'heureuse promesse faite au saint prophète est aussi fidèlement accomplie car, pendant l'allaitement ses yeux sont arrosés du lait de la bienheureuse mère Cilinie, et il recouvre la vue par les mérites de l'enfant. Or, ce merveilleux enfant, solennellement annoncé avant sa nativité, naquit au pays de Laon, de nobles et illustres parents, vieux toutefois et depuis longtemps stériles, et par les éclatants miracles de sa naissance, furent magnifiquement préparés les œuvres et miracles de sa vie. Selon l'ordre de Dieu il fut aussi a bon droit nommé Rémi comme celui qui avec la rame de doctrine devait guider l'Église de Jésus-Christ, et spécialement celle de Reims, sur la mer orageuse de cette vie, et par ses mérites et ses prières la conduire au port du salut éternel. Cependant quelques anciens écrits le nomment Remedius au lieu de Remigius; ce que nous croirions volontiers, si nous ne considérions que ses mérites et ses actes saints et véritables remèdes, et si nous ne savions par des témoignages et titres plus corrects, qu'il doit être nommé Rémi, selon l'oracle divin. Nous lisons d'ailleurs dans des vers composés par lui et gravés par son ordre sur un vase consacré aussi par lui-même au service de Dieu : "Hauriat hinc populus uitam de sanguine sacro, Iniecto aeternus quem fudit uulnere Christus: Remigius reddit Domino sua uota sacerdos." Ce vase a duré jusqu'à ces derniers temps, où il a été fondu et donné aux Normands pour la rançon de prisonniers chrétiens. Saint Rémi eut, dit-on, pour nourrice la bienheureuse Balsamie que la tradition regarde aussi comme la mère de saint Celsin, disciple bien-aimé de saint Rémi, célèbre par de nombreux miracles, et aujourd'hui encore en grande vénération auprès des justes. Les reliques de Balsamie reposent dans l'église de son fils. Envoyé aux écoles par ses parents pour y apprendre les lettres, saint Rémi surpassa bientôt en savoir, non seulement ceux de son âge, mais aussi ceux qui étaient plus âgés. Il les surpassa bien plus encore par la gravité de ses mœurs et l'ardeur de sa charité, n'ayant d'autre désir que de fuir le tumulte et le bruit de la foule, et de se retirer dans la solitude pour y servir le Seigneur ce qu'il obtint selon ses vœux, car il passa sa pieuse jeunesse, à Laon dans la retraite et les exercices d'une sainte et chrétienne conversation. [1,11] CHAPITRE XI. Saint Rémi est ordonné évêque de Reims. Remi entrait à peine dans sa vingt-deuxième année lorsque le vénérable archevêque Bennade vint à mourir, aussitôt il est choisi pour son successeur, et ravi plutôt qu'élevé à cette sainte dignité. Un immense concours de peuple, de tout sexe, de toute condition et de tout âge, le proclame d'une seule voix vraiment digne de Dieu, et d'être commis à la garde des fidèles. Réduit à cette extrémité de ne pouvoir aucunement échapper par la fuite, ni détourner le peuple de sa résolution, le saint jeune homme se répand en excuses sur la faiblesse de son âge, et rappelle sans cesse et à haute voix que la règle ecclésiastique défend d'élever une si tendre inexpérience à une pareille dignité. Mais tandis que d'un côté le peuple obstiné renouvelle ses acclamations, et que de l'autre l'homme de Dieu résiste avec fermeté, il plut au Seigneur de manifester, par un éclatant témoignage, quel jugement lui-même en portait. Tout à coup un rayon de lumière part du haut des cieux et vient couronner la tête du saint. En même temps une liqueur divine se répand sur sa chevelure, et l'embaume toute entière de son parfum céleste. A cette vue, l'assemblée des évêques de la province le proclame sans hésiter, et le consacre évêque de Reims. Il ne tarda pas à faire paraître sa dévotion et sa merveilleuse aptitude à ce grand ministère. Libéral en aumônes, assidu en vigilance, attentif en oraisons, prodigue de bontés, parfait en charité, merveilleux en doctrine, toujours saint dans sa conversation, l'aimable gaîté de son visage annonçait la pureté et la sincérité de son âme, comme le calme de ses discours peignait la bonté de son cœur. Aussi fidèle à remplir en œuvres les devoirs du salut, qu'à les enseigner par la prédication, son air vénérable et sa démarche imposante commandaient le respect inspirant la crainte par sa sévérité, l'amour par sa bonté, il savait tempérer la rigueur de la censure par la douceur de la bienveillance. Si l'austérité de son front semblait menacer, on se sentait attiré par la sérénité de son cœur. Pour les Chrétiens fidèles, c'était saint Pierre et son extérieur imposant pour les pécheurs c'était saint Paul, et son âme tendre ainsi par un double bienfait de la grâce qui reproduisait en lui la piété de J'un et l'autorité de l'autre, on le vit pendant toute sa vie dédaigner le repos, fuir les douceurs, chercher le travail, souffrir patiemment l'humiliation, s'éloigner des honneurs, pauvre de richesses et riche de bonnes œuvres, humble et modeste devant la vertu, sévère et intraitable contre le vice. En sorte que, comme on l'a dit avant nous, il réunit en lui toutes les vertus chrétiennes, et les pratiqua toutes a la fois, avec une perfection que bien peu pourraient porter dans l'exercice d'une seule. Toujours occupé de bonnes œuvres, toujours plein de componction et de zèle, il n'avait autre chose à cœur que de s'entretenir de Dieu, par lecture ou sermon ou avec Dieu par la prière, et sans cesse atténuant et affaiblissant son corps par le jeûne il s'efforçait de vaincre le démon persécuteur par un martyre continuel. Cependant ce saint prélat, ainsi que nous le lisons dans les écrits qui ont parlé de sa vie s'efforçait avant tout de fuir l'ostentation des vertus mais une grâce si éclatante et si haute ne pouvait rester secrète. Il attirait les regards et l'admiration de tous, comme la cité bâtie sur le sommet de la montagne et le Seigneur ne voulait pas laisser cachée sous le boisseau la lumière qu'il avait placée sur le chandelier, et à laquelle il avait donné de brûler du feu de la charité divine, et d'éclairer son Eglise du brillant flambeau des vertus chrétiennes. [1,12] CHAPITRE XII. De divers miracles opérés par saint Rémi et de sa doctrine L'INNOCENCE de sa sainteté touchait non seulement les créatures raisonnables, mais apprivoisait jusqu'aux animaux dépourvus de raison. Un jour qu'il donnait un repas de famille à ses plus intimes amis, et prenait plaisir à les voir se réjouir, des passereaux descendirent vers lui et vinrent sans crainte manger dans sa main les miettes de la table, les uns s'en allant rassasiés et les autres venant pour l'être. Ce n'est pas qu'il cherchât à faire parade de ses mérites mais le Seigneur en avait ainsi disposé pour l'utilité des convives, afin que, témoins de ce miracle et de beaucoup d'autres opérés par ce bienheureux serviteur de Jésus-Christ, ils s'engageassent avec plus de ferveur au service du Seigneur. Un autre jour que, selon sa coutume, il visitait avec sa sollicitude paternelle toutes les paroisses de son diocèse, afin de reconnaître par lui-même si l'on ne mettait aucune négligence dans le service divin, il arriva dans sa sainte visite au bourg de Chermizy. Là un pauvre aveugle, depuis longtemps possédé du démon, vint lui demander l'aumône. Au moment même où le saint évêque accomplissait envers lui l'œuvre de miséricorde, le diable commença à le tourmenter. Alors saint Rémi, avec cette sainte intention qu'il mettait toujours à sa prière, se prosterna en oraison, et soudain, en rendant la vue au vieillard, il le délivra en même temps de l'esprit immonde, accomplissant ainsi à la fois trois bonnes œuvres dans le même homme, donnant l'aumône à un pauvre, rendant la vue à un aveugle et délivrant un possédé. Dans une autre visite de son diocèse, faite encore dans le même esprit de sollicitude, une de ses cousines nommée Celse vierge consacrée le pria de s'arrêter à sa terre de Cernay le saint évêque se rendit à son invitation. Tandis que, dans un entretien spirituel, il verse à son hôtesse le vin de vie, l'intendant de Celse vient annoncer à sa maîtresse que le vin manque. Saint Rémi la console gaiement, et, après quelques propos aimables, il la prie de lui faire voir en détail son habitation. Il parcourt d'abord à dessein quelques autres appartements; enfin il arrive au cellier, se le fait ouvrir, et demande s'il ne serait pas resté un peu de vin dans quelque tonneau; le sommelier lui en montre un dans lequel on avait gardé seulement assez de vin pour conserver le tonneau. Saint Rémi ordonne alors au sommelier de fermer la porte et de ne bouger de sa place; puis, passant lui-même à l'autre bout du tonneau qui n'était pas de petite contenance, il fait dessus le signe de la croix, et, se prosternant contre la muraille, il adresse au Seigneur une fervente prière. Cependant, ô miracle! le vin monte par le bondon et coule à grands flots dans le cellier. A cette vue le sommelier, frappé d'étonnement, s'écrie, le saint lui impose silence et lui défend de rien dire. Mais un miracle si éclatant ne put rester caché, et sa cousine, dès qu'elle en fut instruite, donna à perpétuité à saint Rémi et à l'église de Reims sa terre de Cernay, dont elle passa donation devant le magistrat. On raconte encore de lui un autre miracle à peu près semblable à celui que nous venons de réciter. Un malade d'une famille illustre, qui n'avait point encore été baptisé, fit prier saint Rémi de venir le visiter et de lui administrer le saint sacrement du baptême, parce qu'il sentait sa fin approcher. Le bienheureux évêque demanda au curé du lieu l'huile et le saint chrême, mais il se trouva qu'il n'y avait plus rien dans les vases sacrés, Rémi prend les vases vides, les place sur l'autel et se prosterne en oraison; sa prière faite, il trouve les vases pleins. Oignant donc le malade avec cette huile donnée par un miracle, et ce saint chrême venu du ciel, il lui conféra le baptême, selon la coutume de l'Eglise, et lui rendit la santé de l'âme en même temps que celle du corps. Enfin l'ennemi du genre humain, qui ne cesse jamais de faire éclater sa haine et sa malice, mit un jour le feu à la ville de Reims et y excita un horrible incendie. Déjà un tiers de la ville avait été réduit en cendres, et la flamme victorieuse allait dévorer le reste. Aussitôt que saint Rémi en est instruit, il a recours à la prière, son ordinaire appui, et, se prosternant dans l'église du bienheureux martyr saint Nicaise, il implore le secours de notre Seigneur Jésus Christ puis tout-à-coup se relevant, et jetant les yeux vers le ciel, Mon Dieu mon Dieu, s'écrie-t-il avec gémissement, prêtez l'oreille à ma prière. Alors d'un pas précipité il descend les degrés de l'église et en courant ses pieds s'empreignent sur la pierre comme sur une terre molle, et leurs traces saintes attestent encore aujourd'hui la vérité du miracle. Il court, s'oppose aux flammes, étend la main contre le feu, fait le signe de la croix en invoquant le nom de Jésus-Christ aussitôt l'incendie s'arrête, sa fureur retombe sur elle-même et la flamme semble fuir devant l'homme de Dieu. Saint Rémi la poursuit, et, se plaçant entre le feu et ce qui est resté intact, opposant toujours le signe mystérieux, il pousse devant lui cet immense tourbillon de flammes, et, soutenu de la protection de Dieu, le jette hors de la ville par une porte qui se trouve ouverte, ferme la porte avec injonction de ne jamais l'ouvrir, et appelant malédiction et vengeance sur quiconque violerait cette défense. Quelques années après, un habitant nommé Fercinct, qui demeurait près de cette porte, fit une ouverture à la maçonnerie dont elle avait été bouchée, pour jeter par la les immondices de sa maison; mais son audace fut bientôt cruellement punie, et la main de Dieu le frappa d'une manière si terrible que tout périt dans sa maison, lui, sa famille et jusqu'aux bêtes. Une jeune fille d'illustre origine, née à Toulouse, était depuis son enfance possédée du malin esprit. Ses parents, qui l'aimaient tendrement, la conduisirent avec grande dévotion au sépulcre de l'apôtre saint Pierre. Or, dans le même pays d'Italie florissait alors le vénérable Benoît, en grande réputation et éclat de vertu. Les parents de la jeune fille, entendant parler de ce saint personnage, avisèrent de la lui mener: mais après bien des jeûnes et des prières, travaillant en vain à la purification de cette pauvre enfant, Benoît ne put parvenir à la guérir du venin du cruel serpent, et tout ce qu'il put arracher de l'antique ennemi de l'homme, en l'adjurant au nom de Dieu, fut cette réponse, que personne autre que le bienheureux évêque Rémi ne pourrait le chasser du corps où il faisait son séjour. Alors les parents, appuyés de la protection du bienheureux saint Benoît lui-même, et d'Alaric roi des Goths, et munis de lettres de leur part pour saint Rémi, viennent trouver le saint évêque avec la jeune possédée, le suppliant de faire voir, dans la délivrance de leur enfant, cette vertu que l'aveu du larron lui-même leur avait annoncée. Rémi résiste longtemps disant qu'il n'en est pas digne et se défend avec son ordinaire humilité. A la fin, il cède aux prières du peuple qui lui demande en grâce de prier pour cette jeune fille, et de compatir aux larmes de ses parents. Alors donc, armé des mérites de sa sainteté, il commande à l'esprit inique de sortir par où il est entré, et de laisser en paix la servante de Jésus-Christ, et aussitôt le démon sort par la bouche, comme il était entré, avec grand vomissement et exhalaison fétide. Mais peu de temps après, lorsque le saint évêque se fut retiré, la jeune fille, épuisée à la peine, tomba privée de la chaleur de la vie et rendit l'esprit. La foule se porte de nouveau vers le médecin, et renouvelle ses prières. Saint Rémi au contraire dit qu'il a empiré le mal au lieu d'y apporter remède, et s'accuse d'avoir tué au lieu d'avoir guéri. Cependant, vaincu encore une fois par les instances du peuple, il revient à l'église de saint Jean, où le corps gisait sans vie. Là il se prosterne avec larmes sur le parvis des saints, et exhorte l'assemblée à en faire autant. Ensuite, se relevant après avoir versé un torrent de larmes il ressuscite la jeune morte, comme auparavant il l'avait délivrée du démon. Aussitôt prenant la main de l'évêque celle-ci se leva en pleine et entière santé et s'en retourna heureusement dans son pays. Quant à sa doctrine, sa sainteté et sa sagesse, ses œuvres prouvent assez quel en a été l'éclat car la véritable sagesse se reconnaît aux œuvres, comme l'arbre à ses fruits la conversion de la nation des Francs au christianisme et sa sanctification par les eaux du baptême rendant aussi témoignage; et encore mille actions on prédications pleines de prudence enfin, divers personnages de son temps, entre lesquels surtout nous citerons Sidoine, évêque d'Auvergne, homme très docte, aussi illustre par sa naissance que par sa piété et ses prédications, et dont nous croyons à propos d'insérer la lettre suivante adressée à notre saint évêque. Sidoine, au seigneur PAPE Rémi, salut. Quelqu'un de notre pays ayant eu occasion d'aller d'Auvergne en Belgique (quoique je connaisse la personne, j'ignore pour quel motif, et d'ailleurs cela n'importe), et s étant arrête à Reims, a trouvé moyen je ne sais si c'est par argent ou par service, avec ou sans ta permission, de se procurer, auprès de ton secrétaire ou de ton bibliothécaire, un manuscrit fort volumineux de tes sermons. De retour ici tout glorieux d'avoir rapporte tant de volumes, quoique d'abord il se les fût procurés dans l'intention de les vendre, en sa qualité de citoyen, dont il est bien digne il est venu nous en faire un présent. Tous ceux qui étudient et moi, après les avoir lus avec fruit, nous avons pris à tache d'en apprendre la plus grande partie par cœur, et de les copier tous. Tout le monde a été d'accord qu'aujourd'hui il n'y a que bien peu de personnes capables d'écrire ainsi. En effet, on trouverait difficilement quelqu'un qui réunît tant d'habileté dans la disposition des motifs, le choix de l'expression et l'arrangement des mots. Ajoutez à cela l'heureux a propos des exemples, l'autorité des témoignages, la propriété des épithètes, l'urbanité des figures, la force des arguments, le poids des pensées, la rapide facilité du style, la rigueur foudroyante des conclusions. La phrase est forte et ferme; tous ses membres bien liés par des conjonctions élégantes: toujours coulante, polie, et bien arrondie; jamais de ces alliances malheureuses qui offensent la langue du lecteur, ni de ces mots rocailleux qu'elle est obligée de balbutier en les roulant avec peine sous la voûte du palais elle glisse et court jusqu'à la fin avec une douce aisance c'est comme lorsque le doigt effleure avec l'ongle un cristal ou une cornaline, sans rencontrer ni aspérité, ni fente qui l'arrête. Que te dirai-je enfin? je ne connais point d'orateur vivant que ton habileté ne puisse surpasser sans peine, et laisser bien loin derrière toi? Aussi je soupçonne presque seigneur évêque, je t'en demande pardon, que tu es un peu fier de ta riche et ineffable éloquence. Mais, quel que soit l'éclat de tes talents d'écrivain comme de tes vertus, nous te prions de ne pas nous dédaigner, car si nous ne savons pas bien écrire, nous savons louer ce qui est bien écrit. Cesse donc aussi désormais de décliner des jugements dont tu n'as à craindre ni critiques mordantes, ni reproches sévères. Autrement, si tu refuses de féconder notre stérilité par tes éloquents entretiens, nous serons aux aguets de tous les marchés de voleurs, et nous subornerons et aposterons d'adroits fripons dont la main subtile ravagera ton portefeuille. Et alors, te voyant dépouillé peut-être seras-tu sensible au larcin, si tu ne l'es pas aujourd'hui à nos prières et au plaisir d'être utile. [1,13] CHAPITRE XIII. De la conversion des Francs. LA sagesse et le saint zèle de notre bienheureux père et pasteur, sa fidélité et sa prudence dans l'administration des trésors de son Seigneur, sont assez prouvées, comme nous l'avons déjà dit, par la conversion des Francs, retirés du culte des idoles, et ramenés à la connaissance du vrai Dieu. Depuis assez longtemps déjà ces peuples, ayant passé le Rhin, ravageaient les Gaules et s'étaient rendus maîtres de Cologne et de quelques autres villes. Mais quand leur roi Clovis eut défait et mis à mort Syagrius, gouverneur romain qui commandait alors la province, leur domination s'étendit presque sur toute la Gaule. La renommée de saint Rémi sa réputation de sagesse et de sainteté, le bruit de ses éclatants miracles étaient parvenus jusqu'à Clovis aussi ce roi l'avait-il en grande vénération, et quoique païen il l'aimait. Un jour qu'il passait près de Reims avec son armée, des soldats enlevèrent quelques vases sacrés à l'Église de Reims; parmi ces vases il y en avait un d'argent d'une grandeur remarquable, et d'un précieux travail. Saint Rémi envoya des députés demander que celui-là au moins lui fût remis; Clovis alors se rend à l'endroit où devait avoir lieu le partage du butin, et demande à ses soldats de lui céder le vase; la plupart y consentirent, mais l'un d'eux, frappant la coupe de sa francisque, s'écria que le roi n'avait droit sur aucune partie du butin qu'après qu'elle lui serait échue en partage par le sort. Tant de témérité frappe l'armée d'étonnement. Quant à Clovis souffrant pour le moment l'injure, il prend tranquillement le vase, avec l'assentiment du plus grand nombre, et le remet à l'envoyé de l'évêque mais il couve son ressentiment dans son cœur et en effet un an après il ordonne, selon la coutume, à son armée de se ranger en bataille dans une vaste plaine, pour passer la revue des armes; revue solennelle qui, du nom de Mars, s'appelait assemblée du champ de Mars. En passant dans les rangs, le roi s'arrête devant le soldat qui avait frappé le vase de Reims. Il trouve ses armes mal en ordre, et jette sa francisque à terre; le soldat se baisse pour la relever, à l'instant Clovis lui frappe la tête de sa framée, comme lui-même avait frappé le vase, et le tue, rappelant avec aigreur et colère sa téméraire présomption. Par cette vengeance, Clovis inspira au reste des Francs une grande crainte, et se concilia ainsi leur obéissance. Après avoir subjugué la province de Thuringe et étendu sa domination, Clovis épousa Clotilde, fille de Chilpéric, frère de Gondebaud, roi des Bourguignons. Cette princesse était chrétienne, et faisait baptiser les enfants qu'elle avait du roi, quoique celui-ci ne le voulût pas, et sans cesse elle s'efforçait de le convertir à la foi de Jésus-Christ; mais une femme ne pouvait fléchir le cœur altier du barbare. Cependant une guerre survient aux Francs contre les Allemands, et ceux-ci en font un épouvantable massacre. Alors Aurélien, conseiller de Clovis, l'exhorte à croire en Jésus-Christ, à le confesser roi des rois, Dieu du ciel et de la terre, qui peut, quand il veut, donner ou retirer la victoire. Clovis suit son conseil, implore avec dévotion l'assistance de Jésus-Christ, et fait vœu de se faire chrétien, s'il éprouve sa puissance en remportant la victoire. A peine le vœu est-il prononcé, que les Allemands prennent la fuite, et, voyant leur roi tué, se soumettent à Clovis. Celui-ci leur impose un tribut et rentre vainqueur dans son royaume, comblant de joie sa femme de ce qu'il avait mérité de remporter la victoire en invoquant le nom de Jésus-Christ. La reine alors fait venir saint Rémi, et le supplie d'enseigner au roi la route du salut. Le saint prélat l'instruit dans la doctrine de vie, et lui ordonne de venir recevoir le sacrement du baptême. Le roi répond qu'il veut aussi exhorter son peuple, et en effet il engage son armée à abandonner des dieux qui ne peuvent les secourir, et à embrasser le culte de celui qui leur a donné une si éclatante victoire. Prévenue par la grâce de Dieu, l'armée confesse avec acclamation qu'elle renonce à ses dieux mortels, et croit au Christ qui l'a sauvée. On annonce ces nouvelles à saint Rémi; transporté de joie, il se livre avec ardeur à l'instruction du peuple et du roi; il leur enseigne comment, en renonçant à Satan à ses œuvres et à ses pompes, ils doivent croire au vrai Dieu et comme la solennité de Pâques approchait, il leur ordonne le jeu ne selon la coutume des fidèles. Le jour de la passion de notre Seigneur, c'est-à-dire la veille du jour où ils devaient être baptisés, après avoir chanté nocturnes, l'évêque alla trouver le roi dès le matin dans sa chambre à coucher, afin que, le prenant dégagé de tous les soins du siècle, il pût lui communiquer plus librement les mystères de la parole sainte. Les gens de la chambre du roi le reçoivent avec grand respect et le roi lui-même accourt et vient au-devant de lui. Ensuite ils passent ensemble dans un oratoire consacré au bienheureux saint Pierre, prince des apôtres, et attenant à l'appartement du roi. Quand l'évêque, le roi et la reine eurent pris place sur les sièges qu'on leur avait préparés, et qu'on eut admis quelques clercs, et aussi quelques amis et domestiques du roi, le vénérable évêque commença ses salutaires instructions. Pendant qu'il prêchait la parole de vie, le Seigneur, pour fortifier et confirmer les saints enseignements de son fidèle serviteur, daigna manifester d'une manière visible que, selon sa promesse, quand ses fidèles sont rassemblés en son nom, il est toujours avec eux; la chapelle fut tout-à-coup remplie d'une lumière si brillante qu'elle effaçait l'éclat du soleil, et du milieu de cette lumière sortit une voix qui disait : La paix soit avec vous c'est moi ne craignez point, et demeurez en mon amour. Après ces paroles la lumière disparut, mais il resta dans la chapelle une odeur d'une suavité ineffable; afin qu'il pût être évident à tous que l'auteur de toute lumière, de toute paix et de toute piété, était descendu en ce lieu, le visage du saint prélat avait aussi été illuminé de cette merveilleuse lumière. Prosternés à ses pieds, le roi et la reine demandaient avec grande crainte d'entendre de lui des paroles de consolation, prêts à accomplir tout ce que leur saint protecteur leur commanderait, et en même temps ils étaient charmés de ce qu'ils avaient entendu, et éclairés à l'intérieur, quoique effrayés de l'éclat extérieur de la lumière qui leur était apparue. Le saint évêque inspiré de la sagesse divine, les instruisit des ordinaires effets des visions célestes; comment à leur apparition elles effraient le cœur des mortels mais bientôt le remplissent d'une douce consolation comment aussi les pères qui en avaient été visités avaient toujours à l'abord été frappés de terreur, mais ensuite pénétrés des douceurs d'une sainte joie par les merveilles de la grâce. Resplendissant à l'extérieur, comme l'ancien législateur Moïse, par l'éclat de son visage, mais plus encore à l'intérieur, par l'éclat de la lumière divine, le bienheureux prélat, transporté d'un esprit prophétique, leur prédit ce qui devait arriver à eux et à leur postérité il annonce que leurs descendants reculeront les limites du royaume, élèveront l'Église de Jésus-Christ, succéderont à l'empire romain et à sa domination et triompheront des nations étrangères, pourvu que, ne dégénérant pas de la vertu, ils ne s'écartent jamais des voies de salut ne s'engagent pas dans la route du péché et ne se laissent pas tomber dans les pièges de ces vices mortels qui renversent les empires et transportent la domination d'une nation à l'autre. Cependant on prépare le chemin depuis le palais du roi jusqu'au baptistère; on suspend des voiles, des tapis précieux ; on tend les maisons de chaque côté des rues on pare l'Église on couvre le baptistère de baume et de toutes sortes de parfums. Comblé des grâces du Seigneur, le peuple croit déjà respirer les délices du paradis. Le cortège part du palais le clergé ouvre la marche avec les saints Évangiles, les croix et les bannières, chantant des hymnes et des cantiques spirituels; vient ensuite l'évêque, conduisant le roi par la main, enfin la reine suit avec le peuple. Chemin faisant, on dit que le roi demanda à l’évêque si c'était là le royaume de Dieu qu'il lui avait promis Non, répondit le prélat, mais c'est l'entrée de la route qui y conduit. Quand ils furent parvenus au baptistère, le prêtre qui portait le saint chrême arrêté par la foule, ne put arriver jusqu'aux saints fonts; en sorte qu'à la bénédiction des fonts, le chrême manqua par un exprès dessein du Seigneur. Alors le saint pontife lève les yeux vers le ciel et prie en silence et avec larmes. Aussitôt une colombe, blanche comme la neige, descend, portant dans son bec une ampoule pleine de chrême envoyé du ciel. Une odeur délicieuse s'en exhale, qui enivre les assistants d'un plaisir bien au-dessus de tout ce qu'ils avaient senti jusque là. Le saint évêque prend l'ampoule, asperge de chrême l'eau baptismale, et incontinent la colombe disparaît. Transporte de joie à la vue d'un si grand miracle de la grâce le roi renonce à Satan à ses pompes et à ses œuvres et demande avec instance le baptême. Au moment où il s'incline sur la fontaine de vie : Baisse la tête avec humilité, Sicambre, s'écrie l'éloquent pontife, adore ce que tu as brûlé et brûle ce que tu as adoré. Après avoir confessé le symbole de la foi orthodoxe, le roi est plongé trois fois dans les eaux du baptême, et ensuite, au nom de la sainte et indivisible Trinité, le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, le bienheureux prélat le reçoit, et le consacre par l'onction divine. Alboflède aussi et Lantéchilde sœurs du roi, reçoivent le baptême et en même temps trois mille hommes de l'armée des Francs, outre grand nombre de femmes et d'enfants. Aussi pouvons-nous croire que cette journée fut un jour de réjouissance dans les cieux pour les saints anges, comme les hommes dévots et fidèles en reçurent une grande joie sur la terre. Cependant une grande partie de l'armée des Francs refusa de se convertir à la foi chrétienne, et demeura quelque temps encore dans l'infidélité, occupant les pays au-delà de la rivière de Somme, sous la conduite d'un prince nommé Ragnachaire, jusqu'à ce qu'enfin, par un nouveau coup de la grâce, Clovis ayant remporté de glorieuses victoires, Ragnachaire, impie et adonné a tous les vices infâmes, fut livré tout enchaîné par les Francs et mis à mort. Alors tout le peuple franc se convertit au Seigneur par les mérites de saint Rémi, et reçut le baptême.