93 À Adolphe de Veere. Paris, < mars ? > 1499. ÉRASME CHANOINE DE SAINT-AUGUSTIN À ADOLPHE PRINCE DE VEERE, SALUT Un examen attentif m'a fait constater, très charmant Adolphe, que s'il fut admis dans l'antiquité de louer solennellement les rois et les empereurs dans des panégyriques prononcés en leur io présence, ce ne fut pas toujours dans une coupable intention de servilité et de flatterie. Je crois bien plutôt que des hommes sensés, qui avaient une grande expérience de la nature des choses et de l'âme humaines, n'espérant pas que la grandeur léonine du coeur d'un roi et la délicatesse de ses oreilles consentent à supporter rg soit l'autorité d'un conseiller, soit la sévérité d'un censeur, ont, dans l'intérêt de la chose publique, amené leurs voiles, et ils ont tenté d'arriver au même but par un chemin mieux dissimulé. C'est ainsi que, sous le couvert d'un éloge une sorte d'image du prince parfait, comme peinte sur un tableau, a été dressée par 20 eux devant les souverains, afin que ceux-ci, en réfléchissant dans le silence, reconnaissent en quoi ils s'éloignent de ce portrait du prince idéal, et qu'ils apprennent, sans que leur susceptibilité ait été blessée, quel défaut ils ont à corriger, de quelle qualité ils ont à faire preuve, afin que par une même méthode deux résul- tats différents soient obtenus : que les bons princes reconnaissent ce qu'ils font, les mauvais ce qu'ils devraient faire 1. 5 À toi vraiment, mon cher Adolphe, tous les secours que le ciel peut accorder pour parvenir à la vertu parfaite ont été fournis avec une telle abondance que, si tu n'en donnes pas les preuves les plus éclatantes, tu sembleras mal répondre à la fortune que Dieu t'a confiée et aux espérances des tiens. Ai-je besoin, pour commencer, Io de rappeler l'admirable, la rare générosité de la fortune à ton égard ? Tu naissais à peine qu'elle t'a prise, dirait-on, dans ses bras pour te placer dans la situation la plus élevée ; elle ne t'a pas porté aux actions les plus hautes, elle t'a fait naître pour elles ; bien plus, elle a fait de toi le plus heureux des princes avant même de t'appeler i5 à la lumière ; en effet, elle t'a fait don d'une famille célèbre par les plus hautes illustrations, puisque tu descends par ton père de Philippe duc de Bourgogne 2, un héros que l'on peut comparer à tous ceux de l'antiquité, et par ta mère de la souche des Bour- bons 3, c'est-à-dire des rois de France ; je ne parlerai pas d'une 20 grande richesse, d'une souveraineté étendue ; je ne parlerai pas des alliances conclues avec les plus grands seigneurs par les mariages des soeurs de ton père et de ta mère, de qui l'admirable sollicitude te met au monde, pourrait-on dire, une seconde fois, et croit n'avoir rien réalisé dans la vie si elle ne t'achemine à la vertu parfaite ; 25 et je ne rappellerai pas que, tout enfant que tu es, les premiers personnages de la cour et l'illustre prince Philippe lui-même 4 t'accompagnent à l'envi d'une faveur et d'un zèle qui leur sont, pourrait-on dire, imposés par la destinée, car il n'est rien qu'ils n'osent se promettre des dons que tu as. 30 Et te voilà donc, tout enfant encore, comme un emblème de l'honneur de ta double maison, à savoir du courage paternel qui se révèle à la fois dans les arts de la guerre et dans ceux de la paix, et du caractère de ta mère, sur les moeurs de laquelle la fortune elle-même s'étonne de n'avoir aucun droit. Ton père, la gloire 35 militaire et « l'ardente vertu l'ont élevé jusqu'à l'empyrée » 5, ta mère, modèle bien rare vraiment, a su réunir au sexe féminin l'énergie d'un courage viril, associer avec une incroyable modération le luxe immense que la fortune, non ses goûts personnels, impose à sa vie, associer une modestie et une affabilité presque populaires avec la plus haute noblesse et les lignages les plus orgueilleux, enfin, pour tout rassembler en un seul mot, concilier le Christ avec la cour. On espère déjà voir revivre en toi, Adolphe, les deux auteurs de tes jours, lui, l'invincible, elle la très pieuse et très modeste, de telle sorte que tu sois à la fois captivé par les travaux de Mars 5 sans toutefois mépriser un loisir consacré aux Muses et aux lettres. Ce qui confirme surtout les espoirs que nous mettons en toi, indépendamment de ton caractère, c'est que tu as le bonheur de posséder chez toi deux admirables maîtres de vertu ; pour la vertu guerrière, ton grand-père 6, un homme auquel rien ne manque de ce Io qu'on peut demander au chef le plus vaillant ; pour la philosophie, et, si je puis dire, oui, vive Dieu, pour cette fameuse musique platonicienne, Jacques Batt. Combien rare est sa science, combien éminente la pureté de toute sa vie, combien exceptionnelle est l'éloquence de cet homme ! 15 De même que le Phénix d'Homère fut donné à l'enfant Achille pour lui apprendre toutes choses, à bien savoir parler, à bien savoir agir', de même ton enfance, à peine écartée du sein, fut confiée à Batt ; la charge de t'élever fut également partagée entre lui et tes nourrices; 20 elles avaient soin de ton corps, il façonnait ton caractère, de quoi, à vrai dire, ta mère s'occupait aussi, en faisant pénétrer, presque avec le lait, l'admirable enseignement des sages dans tes tendres oreilles, en baignant la tendre écaille de ton esprit du baume de la philosophie, pour faire rendre à celle-ci son parfum au cours de 25 toute ta vie, sans tolérer que ta petite langue soit souillée par de vulgaires solécismes, mais en la trempant dans le plus pur suc des muses, en formant par des préceptes 8 ton jeune coeur encore malléable et prêt à suivre n'importe quelle règle... Les oeuvres littéraires 3, si elles sont offertes à un homme du 30 commun, encore qu'elles soient excellentes, se trouvent obscurcies en quelque sorte, comme par une fumée, par la petitesse de leurs garants ; mais, associées à des hommes de ton espèce, même si elles sont médiocres elles prennent un éclat extraordinaire parce que la science et le rang se font briller réciproquement. C'est pourquoi 35 je crois voir la j oie se répandre parmi les lettres elles-mêmes ; je crois voir sur l'Hélicon les Muses se féliciter, prendre à l'envi sur leur sein le très doux nourrisson que tu es, le baiser, l'embrasser, tandis que, de tes heureux petits doigts, tu conduis la plume sur la surface du papier ; que, de ta langue encore balbutiante, hésitante, tu essaies à la fois les mots de la langue grecque et de la langue latine ; que, de ta bouche noble et charmante, de ta voix aimable, tu prononces une parole déjà aisée et la modules 5 en la rythmant. Et pour que tu persévères après de si bons débuts, Adolphe, je ne cesserai pas de te corner aux oreilles ce mot d'Homère. Pourquoi en effet ne pas recourir plutôt au grec, puisqu'à présent c'est au grec que tu te prépares ? 10 Et toi, ami, car je te vois et beau et grand, sois vaillant, pour qu'un jour tes descendants te louent 10. Et, ainsi que je l'ai souvent dit, puisque tu as tout ce qui peut t'aider à conquérir tous les suffrages, porté par le vent et le flot, fais que ce mot du même poète se vérifie également : 15 Le pilote et le vent dirigeaient le navire 11. Si tu le fais, je suis convaincu que tu apporteras, grâce aux lettres, un grand éclat et un grand appui à ta famille, à ta patrie et à tous les tiens, et tout autant aux lettres grâce à ton rang. Je men- tionnerai pour terminer le sentiment que je voudrais voir occuper 20 le plus profond de ton coeur, la conviction inébranlable que rien plus que la piété n'est digne des personnes nobles et bien nées. C'est ui conseil que je ne donne pas à la légère. J'ai constaté en effet qu'il y a dans les cours des gens qui ne craignent pas de penser et qui n'ont pas honte de dire que la doctrine du Christ ne concerne 25 pas les grands, et qu'il faut la laisser aux prêtres et aux moines. Va dans la direction que t'indique ta mère, dans celle qu'indique Batt, en fermant les oreilles aux funestes incantations de ces hommes. Et puisque avec le rudiment des lettres tu commences à te pénétrer du Christ, je t'adresse quelques prières que j'ai écrites 3. à la requête de ta mère, sur le conseil de Batt, mais à ton intention. C'est pourquoi j'ai quelque peu adapté à ton âge le style du sermon. Si tu fais attentivement usage de ces prières tu amélioreras ton langage et en même temps tu mépriseras ces petites prières de chevaliers dont les gens de la cour font leurs délices et qui ne 35 sont pas seulement pleines d'ignorance, mais aussi de superstition. Adieu. De Paris, l'année 1498 après la naissance du Christ.