Cambridge, juillet 1513. À L'INVINCIBLE ROI D'ANGLETERRE HENRY VIII, ÉRASME DE ROTTERDAM, SALUT Si rien n'est plus agréable dans la vie quotidienne, ni plus néces- saire pour le règlement des affaires qu'un ami sincère et franc de langage, il n'est rien non plus qu'un homme ait plus rarement chance de rencontrer ; aussi bien les choses excellentes sont géné- ralement de toute rareté. Comme l'a si bien exposé le Hiéron de Xénophon, les princes sont de tous les hommes ceux qui manquent 5 le plus de cet élément de bonheur, eux qui possèdent tous les autres, nul plus qu'eux n'ayant besoin d'amis nombreux et loyaux. Car il doit voir toutes choses clairement, celui dont la tâche est de prévoir seul pour tant de milliers d'hommes. C'est pourquoi le prince fait bien d'être pourvu de beaucoup d'yeux, c'est-à-dire d'amis sages Io et fidèles. C'est ce que comprit fort bien Darius roi des Perses qui, comme on lui offrait une grenade d'une grosseur exceptionnelle, souhaita avoir autant de Zopyres qu'elle contenait de grains. Ce Zopyre était un homme d'une grande probité et ami du roi, dont celui-ci, avec raison, faisait tant de cas qu'il aimait mieux, disait-il, 15 avoir un Zopyre sain et sauf que de prendre cent Babylones, prouvant par là que nul trésor n'est plus précieux qu'un ami. Son fils Xercès, au moment d'envahir la Grèce, ayant à sa disposi- tion un nombre incroyable pour nous de milliers d'hommes, ne trouva que le seul Démarate pour l'avertir loyalement et franche- 2o ment ; mais il n'apprécia son bon conseil qu'après l'avoir vu vérifié par l'événement. C'est ce qui se passa également entre Crésus roi de Lydie et Solon. Alexandre le Grand, dans la foule si nombreuse de ses compagnons, ne trouva, dit-on, que Callisthène, un disciple d'Aristote, qui toutefois avait envers lui plus de franchise que 25 d'amitié. Dion et Platon furent seuls auprès de Denys de Syracuse et Sénèque auprès de Néron ; si celui-ci avait suivi ses conseils, il aurait pu être rangé parmi les bons princes. Mais c'étaient peut-être le caractère et l'esprit de ces princes qui recevaient mal des amis sincères. Si accueillante que soit la 30 nature du prince, — telle qu'est la tienne, la plus accueillante qu'on puisse imaginer —, l'éclat cependant de la fortune, qui attire une foule d'amis, le gêne pour distinguer un vrai ami d'un faux-semblant. Car ce n'est pas sans raison qu'on a dit : la prospé- rité fait naître les amis, l'adversité les met à l'épreuve. Et autant 35 un ami sincère est ce qu'on peut posséder de meilleur, autant est nuisible celui qui s'insinue sous ce masque. Alors qu'avec des pierres de touche nous vérifions soigneusement l'or pour voir s'il est pur ou non, et qu'il existe des signes qui nous permettent de distinguer une gemme naturelle d'une gemme fabriquée, ne serait-il 4o pas absurde d'apporter une attention moindre à une question tellement plus importante, à savoir de distinguer le flatteur de l'ami, la chose la plus néfaste de la chose la plus salutaire ? Pour qu'il ne soit pas nécessaire de reconnaître l'ami, comme on reconnaît le poison à son goût, au prix d'une longue et dangereuse expérience, 45 Plutarque, de tous les Grecs sans conteste le plus savant, nous a donné une admirable méthode pour discerner un ami véritable et sincère d'un trompeur masqué. Pour avertir ses amis comme pour guérir un malade, il ne suffit pas toutefois d'avoir une certitude, il faut aussi agir avec prudence, afin de ne pas détruire l'amitié en essayant malhabilement de remédier aux erreurs de nos amis. Aussi Plutarque a-t-il ajouté un épilogue pour montrer avec quelle modération il faut reprendre un ami quand quelque chose en lui 5 mérite d'être repris. Voilà l'ouvrage utile dont en l'honneur de Ta Majesté nous faisons cadeau au monde latin, attestant par là avoir trouvé chez le plus brillant des rois la même application, le même zèle que nous avions autrefois 1 reconnu en toi quand tu étais un enfant donnant les plus belles espérances. Adieu. lo