[1013,0] ÉRASME DE ROTTERDAM AU TRÈS DISTINGUÉ JACQUES VOECHT, PENSIONNAIRE DE LA CÉLÈBRE VILLE D'ANVERS, SALUT. [1013,1] Comme ceux qui sont piqués par les scorpions demandent d'habitude leur remède aux mêmes bêtes, ainsi me semble-t-il bon, Jacques, le plus savant des jurisconsultes, que nous qui sommes voués aux lettres, nous portions remède à notre lassitude d'esprit et à nos dispositions physiques résultant d'études trop difficiles, par ces mêmes études mais rendues plus agréables. En effet, ceux qui sont vraiment studieux ne font rien d'autre durant toute leur existence et aussi longtemps qu'il leur est permis, que régler le cours de leur vie selon leur volonté; ils interrompent moins leurs travaux qu'ils ne les diffèrent et parfois relâchent leur tâche intellectuelle mais ne la négligent jamais. Ils s'abandonnent parfois au loisir, mais ils sont cependant actifs; ils chôment un jour, mais pour être en état de bien rendre compte de leur repos. Et s'il leur plaît, ils cessent même par moments de travailler, mais pour que cet arrêt leur apporte une meilleure moisson que les occupations les plus intenses d'aucuns. Ainsi sans doute le soldat courageux et habile (pour prendre un exemple fort semblable), quand il vit dans ses quartiers d'hiver ou d'été, ou quand la trêve garantit qu'il ne doit ni se battre ni dormir sous la tente, se délasse néanmoins par l'exercice et refait ainsi ses forces de telle sorte que ces jeux mêmes ont une saveur guerrière. Il combat au poteau, vise une cible, lance la fronde, brandit le javelot, s'exerce à la lutte, rivalise au maniement de la lance, traverse un torrent à la nage ou saute tout armé sur son cheval. Enfin, il se distrait ainsi des charges de la guerre, si bien qu'il revient à elles plus dispos. Le débauché joue d'une manière, le chef distingué d'une autre; le freluquet plaisante autrement que l'homme probe et de bonne qualité. [1013,2] Selon cet exemple donc, comme récemment ma santé réclamait que je restaure et répare mes forces physiques et morales épuisées par les longs et excessifs efforts de l'étude, j'ai quitté Louvain et voyagé par quelques villes de Brabant et de Flandre, grâce à quoi je m'écartais pendant un certain temps de mes livres; et du même coup je me récréais par la vue et les propos d'amis érudits. Je n'ai pourtant pas pu me séparer de ma bibliothèque bien-aimée sans emporter l'un ou l'autre ouvrage comme compagnon de route, afin que si par hasard un voisin de voiture suffisamment aimable ne m'échoyait pas, je ne manque pas de conversation de cette espèce pour tromper le temps et la fatigue. Parmi eux il y avait les "Officia", le Lélius et le Caton de Cicéron, et aussi ses Paradoxes des stoïciens. J'avais été poussé à prendre cela à cause de la minceur du volume qui n'ajoutait guère de poids à mon bagage. À sa lecture, mon cher Tutor, j'ai trouvé double fruit. D'abord elle a renouvelé pour moi le souvenir de notre ancienne amitié, la plus douce de toutes, au point d'éprouver un incroyable plaisir de l'esprit. Ensuite je me suis enthousiasmé tout entier pour l'étude du bien et de la vertu au point de n'avoir auparavant ressenti rien de tel en lisant certains penseurs récents de nos pays, chrétiens qui professent les mystères de la philosophie chrétienne, et qui, sur les mêmes sujets, débattent des questions avec grande subtilité, à mon avis, mais aussi avec autant de faiblesse. [1013,3] Je ne sais ce qui se passe pour les autres; ce qui s'est passé pour moi, je l'avoue ingénuernent, que ce soit matière à reproche pour eux ou pour moi. Car durant ma lecture, je méditais de la sorte : Est-ce là un païen qui écrit pour des païens? un homme sans religion pour ses pareils? Cependant, quelle grande équité dans ses préceptes de vie, quelle honnêteté, quelle sincérité, quelle vérité; comme tout y est conforme à la nature, sans rien de faux ni de chimérique. Quelle conscience il exige de ceux qui gèrent l'État! quelle admirable et aimable image de la vertu il met sous nos yeux! que de choses il nous livre fidèlement — ou plutôt divinement — à propos des services à rendre gratuitement à tous, de l'amitié à préserver, de l'immortalité de l'âme, du mépris de pratiques qu'aujourd'hui accomplit et tolère la foule, non seulement, dis-je, la foule des chrétiens et des théologiens mais aussi des moines. J'avais honte cependant de nos moeurs, à nous qui sommes instruits dans les livres saints et qui, exhortés par de si grands exemples et récompenses, professons la doctrine évangélique sans la pratiquer. Décris à nos gouverneurs tel prince ou tel magistrat que nous peint Cicéron, et je veux bien périr si on ne s'en moque pas comme d'un extravagant à cause de son idéal. Qui cherche maintenant à accéder au gouvernement sinon dans l'espoir du lucre et des honneurs? Qui ne se comporte pas de manière à réaliser un gain? à se montrer l'ennemi de ceux pour lesquels il aurait dû se dépenser même au prix de sa vie? Où trouverais-tu, entre chrétiens, une paire d'amis semblable à l'image qu'en propose Marcus Tullius? des vieillards qui supportent les incommodités de l'âge d'une âme aussi vaillante? Où entendrais-tu des conversations aussi sages entre vieillards et jeunes hommes? [1013,4] Jamais auparavant je n'avais éprouvé davantage la justesse de ce qu'écrit Augustin : l'excitation à la vertu que l'on retire des bonnes actions des païens est plus vive que celle qui résulte des nôtres quand on pense combien il est honteux qu'un coeur éclairé par la lumière de l'Évangile ne voie pas ce que voient ceux qu'éclaire la seule lumière naturelle. Nous n'accomplissons pas, nous qui sommes enrôlés dans la religion sous les bannières du Christ et qui attendons de lui la récompense de l'immortalité, ce qu'accomplissent ceux qui ont présumé ou cru avec certitude qu'il ne reste rien de l'homme au-delà du tombeau. Et ensuite, il ne manque pas d'esprits épais qui détournent les lettrés de ce genre de livres, comme de livres poétiques, ainsi qu'ils disent, entravant l'honnêteté des moeurs. Mais moi je juge qu'ils sont dignes que les maîtres des adolescents les expliquent dans toutes leurs écoles, les lisent eux-mêmes et les relisent dans leur vieillesse; et après les avoir corrigés et te les avoir dédiés jadis, je te les dédie maintenant pour la seconde fois, non seulement épurés, mais en outre accrus d'une bonne mesure. Car j'y ajoute le "De Amicitia", le "De Senectute", plus un troisième, les "Paradoxa" ; et sur tous ces livres, certaines remarques brèves, certes, mais, si je ne me trompe, opportunes; par elles je tente surtout de repousser le scrupule vétilleux qui s'exprime chez certains s'écriant à propos de presque tous les mots : «Ce n'est pas latin», «On ne le trouve pas chez les bons auteurs». Je dénonce en outre quelques fautes de copie qui auparavant n'avaient été remarquées par personne, que je sache. [1013,5] Il me reste à dire ceci : tandis que je m'appliquais à ce travail, Tutor était toujours devant mes yeux; de même, quand tu me liras, qu'Erasme te soit présent à l'esprit, lui qui avant tout t'aime et t'est attaché. Porte-toi bien. Louvain, le 4 des ides de septembre 1519.