[19,0] XIX. LA FILLE ENNEMIE DU MARIAGE. EUBULE, CATHERINE. [19,1] (Eubule) Je suis bien aise que le repas soit enfin terminé pour jouir de la promenade dans cette allée délicieuse. [19,2] (Catherine) Moi aussi; j'étais lasse d'être assise. [19,3] (Eubule) Quel beau printemps l Comme la nature est riante! On la dirait dans toute sa jeunesse. [19,4] (Catherine) Oui. [19,5] (Eubule) Pourquoi votre printemps ne sourit-il pas aussi ? [19,6] (Catherine) Comment cela? [19,7] (Eubule) Voue étes un peu triste. [19,8] (Catherine) N'ai je-pas mon air habituel? [19,9] (Eubule) Voulez-vous que je vous montrevotre portrait? [19,10] (Catherine) Volontiers. [19,11] (Eubule) Vous voyez cette rose dont les feuilles se resserrent à l'approche de la nuit? [19,12] (Catherine) Je la vois. Ensuite? [19,13] (Eubule) Votre visage lui ressemble. [19,14] (Catherine) Jolie comparaison. [19,15] (Eubule) Si vous ne m'en croyez pas, regardez-vous dans ce bassin. Que signifient donc ces soupirs si fréquents que vous avez poussés pendant le repas? [19,16] (Catherine) Cessez de me questionner sur une chose qui ne vous intéresse point. [19,17] (Eubule) Elle m'intéresse beaucoup, au contraire, car je ne puis étre gai qu'en vous voyant gaie. Ah ! voilà encore un soupir qui part du fond du coeur ! [19,18] (Catherine) J'ai quelque chose qui mis tourmente, mais il ne serait pas prudent de le révéler. [19,19] (Eubule) Vous ne me le direz pas à moi, qui vous aime plus que si vous étiez ma soeur? Chère Catherine, quel que soit votre secret, ne craignez rien, confiez-le sûrement à mes oreilles. [19,20] (Catherine) En admettant que je vous le dise en toute sûreté, je crains de vous le dire inutilement, sans quo vous puissiez me venir en aide. [19,21] (Eubule) Qu'en savez-vous? A défaut de mieux, je vous aiderai peut-être de mes conseils, de mes consolations. [19,22] (Catherine) Je ne puis parler. [19,23] (Eubule) Pourquoi cela? Me haïssez-vous! [19,24] (Catherine) Je vous hais tellement que man frère m'est moins cher que vous, et pourtant je n'ai pas envie de parler. [19,25] (Eubule) L'avouerez-vous, si je devine? Pourquoi hésiter? Promettez-le moi, sans quoi je ne cesserai pas de vous obséder? [19,26] (Catherine) Eh bien, je vous le promets. [19,27] (Eubule) Je ne vois pas de tout ce qui vous manque pour être parfaitement heureuse. [19,28] (Catherine) Plût au ciel que vaut dissiez vrai! . [19,29] (Eubule) Premièrement, vous êtes dans toute la fleur de l'âge; vous avez, si je ne me trompe, dix-sept ans? [19,30] (Catherine) Oui. [19,31] (Eubule) Par conséquent j'imagine que la crainte de la vieillesse ne vous tourmente pas encore. [19,32] (Catherine) Pas le moins du monde. [19,33] (Eubule) Votre personne ne laisse rien à désirer; c'est là un don précieux de la Providence. [19,34] (Catherine) Quelle que soit la tournure de ma personne, je ne m'en loue ni ne m'en plains. [19,35] (Eubule) Votre teint, votre embonpoint, annoncent une santé florissante, à moins que vous n'ayez une maladie secrète. [19,36] (Catherine) Rien de semblable, grâce à Dieu. [19,37] (Eubule) Votre réputation est intacte. [19,38] (Catherine) Je le crois. [19,39] (Eubule) Votre esprit répond à votre personne; il est des mieux doués, et je serais heureux de pouvoir en appliquer un pareil à l'étude des belles-lettres. [19,40] (Catherine) Si cela est, c'est une faveur de le Providence. [19,41] (Eubule) Votre caractère respire une amabilité qui fait souvent défaut aux beautés les plus parfaites. [19,42] (Catherine) Je souhaite que mon caractère soit toujours digne de moi. [19,43] (Eubule) Le vice de la naissance est un écueil pour beaucoup de gens; vous avez des parents bien nés, honnêtes, riches et pleins de tendrese pour vous. [19,44] (Catherine) Sous ce rapport je n'ai point à me plaindre. [19,45] (Eubule) Bref, parmi toutes les jeunes filles de cette contrée, je ne choisirais pas d'autre épouse quevous, si mon étoile m'était propice. [19,46] (Catherine) Et moi je ne prendrais pu d'autre époux, si le mariage pouvait me tenter. [19,47] (Eubule) Enfin et qui vous tourmente ainsi doit être quelque chose de grave? [19,48] (Catherine) D'eextrèmement grave. [19,49] (Eubule) Vous ne vous fâcherez pas si je devine? [19,50] (Catherine) Je vous l'ai promis. [19,51] (Eubule) J'ai appris par expérience combien l'amour est un rude tourment. Voyons, avouez-le, puisque vous l'avez promis. [19,52] (Catherine) L'amour est en cause, mais ce n'est pas celui que vous supposez. [19,53] (Eubule) Quel amour entendez-vous? [19,54] (Catherine) Devinez. [19,55] (Eubule) En vérité, j'y perds toute ma divination. Néanmoins, je ne lâcherai pas cette main que je n'aie arraché la vérité. [19,56] (Catherine) Comme vous êtes violent! [19,57] (Eubule) Epanchez dans mon coeur tout ce qui vous chagrine. [19,58] (Catherine) Puique vous êtes si puissant, je vais vous le dire. Dès l'âge le plus tendre, j'ai été prise d'une passion extraordinaire. [19,59] (Eubule) . Laquelle, je vous prie? [19,60] (Catherine) Je désirais entrer dans un couvent de religieuses. [19,61] (Eubule) Vous faire moinesse? [19,62] (Catherine) Oui. [19,63] (Eubule) Euh ! au lieu d'or, du charbon. [19,64] (Catherine) Que dites-vous, Eubule? [19,65] (Eubule) Rien, charmante enfant; je toussais. Continuez. [19,66] (Catherine) Ce dessein que j'avais formé a toujours rencontré chez mes parents une résistance opiniâtre [19,67] (Eubule) J'entends. [19,68] (Catherine) Prières, caresses, larmes, j'ai tout employé pour vaincre la tendresse de mes parents. [19,69] (Eubule) Vous m'étonnez. [19,70] (Catherine) A la fin, voyant que je ne cessais de prier, de conjurer, de supplier, de pleurer, ils me promirent que dès que j'aurais atteint dix-sept ans, ils accéderaient à mon désir, si toutefois je persévérais dans mes intentions. J'ai dix-sept ans, ma volonté est la même, et mes parents refusent obstinément, malgré leur promesse. Voilà ce qui me désole. Je vous ai découvert mon mal : à vous maintenant de faire le médecin si vous connaissez un remède. [19,71] (Eubule) Je vais d'abord vous donner un conseil, charmante enfant, c'est de modérer vos inclinations. "Quand on ne peut pas ce que l'on veut, il faut vouloir ce que l'on peut. [19,72] (Catherine) Je mourrai si je n'obtiens pas cs que je veux. [19,73] (Eubule) D'où vous est venu ce fatal penchant? [19,74] (Catherine) J'étais encore tout enfant lorsqu'un jour on me mena dans un couvent de religieuses. On nous conduisit partout, on nous fit tout voir. Les visages radieux des religieuses me ravirent ; on les eût prises pour des anges. La chapelle était resplendissante et embaumée; les jardins soignés avec un goût exquis. En un mot, mes yeux ne rencontraient partout que des objets charmants. Ajoutez à cela les conversations si aimables des religieuses: J'en trouvai deux avec lesquelles j'avais joué dons mon enfance. Depuis ce temps mon coeur soupire après une pareille vie. [19,75] (Eubule) Je ne veux point blâmer l'institution des religieuses, bien que tout ne convienne pas à tous. Mais d'après la trempe de votre esprit, autant que j'en puis juger per votre air et par vos manières, je vous conseillerais de prendre un mari qui vous ressemble, et de fonder dans votre maison une nouvelle communauté dont votre mari sera le père et vous la mère. [19,76] (Catherine) Je mourrai plutôt qua de renoncer au voeu de virginité. [19,77] (Eubule) La virginité est une belle chose lorsqu'elle est pure. Mais il n'est pas nécessaire pour cela de vous mettre dans un couvent d'où plus tagd. il vous sera impossible de vous arracher. Vous pouvez garder votre virginité chez vos parents. [19,78] (Catherine) Oui, mais pas aussi sûrement [19,79] (Eubule) Bien plus sûrement, à mon avis, qu'auprès de ces gros moines, toujours gorgés de mangeaille. S'il faut vous le dire, ce ne sont pas des eunuques. On les appelle pères, et ils font souvent en sorte que ce nom leur appartienne de droit. Autrefois les vierges ne connaissaient pas d'asile plus honnêt que le toit de leurs parents; elles n'avaient d'autre père que l'évêque. Mais, dites-moi, je vous prie, quel est la couvent que vous avez choisi de préférence pour y vivre dans l'esclavage? [19,80] (Catherine) Chryserce. [19,81] (Eubule) Je sais; il est voisin de la maison de votre père. [19,82] (Catherine) Précisément. [19,83] (Eubule) Je connais à fond toute cette confrérie. Elle vaut vraiment la peine que vous renonciez pour elle à votre père, à votre mère, à vos proches, à toute votre honorable famille! Le prieur est depuis longtemps abruti par l'âge, par la boisson, par ses penchants; il n'aime plus que le vin. Il a deux confrères dignes de Iui: Jean et Jodoque. Jean n'est peut-être pas méchant, mais il n'a rien d'un homme, excepté la barbe; pas l'ombre de savoir et guère plus de jugement. Jodoque est si bête que, sans le respect dû à son froc, on le promènerait par les rues en costume de fou, avec oreilles d'âne et grelots. [19,84] (Catherine) Ils me paraissent de bonnes gens. [19,85] (Eubule) Je les connais mieux que vous, chère (Catherine) Ils plaident sans doute auprès de vos parents pour faire de vous leur prosélyte? [19,86] (Catherine) Jodoque m'appuie chaudement. [19,87] (Eubule) Le bel avocat! Mais en admettant que vous ayez affaire aujourd'hui à des gens instruits et honnêtes, demain vous en rencontrerez d'autres, ignorants et vicieux, et, quels qu'ils soient, il faudra que vous les supportiez. [19,88] (Catherine) Les fréquents dîners qui se donnent chez mon père me scandalisent; les gens mariés y tiennent des propos qui ne conviennent pas toujours à une vierge. Il arrive même quelquefois que je ne puis refuser un baiser. [19,89] (Eubule) Qui veut éviter le scandale doit renoncer à vivre. Il faut habituer nos oreilles à tout entendre et à ne laisser pénétrer dans notre âme que de bonnes impressions. Vos parents vous ont accordé sans doute une chambre particulière? [19,90] (Catherine) Oui. [19,91] (Eubule) Qui vous empèche d'y aller, chaque fois que le repas devient un peu bruyant? Pendant que les convives boivent et rient, vous, de votre côté, conversez avec le Christ votre époux, priez, psalmodiez, louez Dieu. La maison paternelle ne vous souillera pas et vous la rendrez plus pure. [19,92] (Catherine) Toujours est il qu'une communauté offre plus de garanties. [19,93] (Eubule) Je ne blâme point une chaste communauté, mais je ne voudrais pu que vous fussiez trompée par de fausses apparences. Lorsque vous y aurez vécu quelque tempe, que vous aurez examiné les choses de près, tout ne vous paraîtra peut-être pas aussi beau qu'autrefois. Toutes celles qui portent le voile, croyez-le bien, ne sont pas des vierges. [19,94] (Catherine) Les beaux propos! [19,95] (Eubule) D'autant plus beaux qu'ils sont vrais; à moins cependant que le titre que nous avons cru jusque là appartenir en propre à la Vierge mère ne s'éttende à beaucoup d'autres, en sorte qu'après l'enfantement elles soient réputées vierges. [19,96] (Catherine) Quelle horreur! [19,97] (Eubule) Sachez de plus que souvent, parmi ces vierges, tout n'est pas virginal. [19,98] (Catherine) Vraiment? Comment cela, je vous prie? [19,99] (Eubule) Parce qu'il s'en trouve beaucoup qui imitent les moeurs de Sapho plutôt que son talent. [19,100] (Catherine) Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire. [19,101] (Eubule) Si je vous parle ainsi, chère Catherine, c'est pour que vous ne le compreniez pas un jour. [19,102] (Catherine) Quoi qu'il en soit, mon coeur se porte là. Comme ce penchant dure depuis des années, et que tous les jours il acquiert plus de force, j'en conclus que c'est un souffle de Dieu. [19,103] (Eubule) Et moi, je me méfie d'autant plus de votre penchant que vos excellents parents s'y opposent. Dieu n'aurait-il pas aussi touché leurs coeurs si votre dessein était sage? C'est un goût qui vous a été suggéré par cet éclat dont vous avez été témoin dans votre enfance, par les conversations aimables des religieuses, par l'affection que vous portiez à d'anciennes compagnes, par le culte divin dont les cérémonie sont si imposantes, par les malignes exhortations de moines stupides, qui ne vous pourrchassent que pour mieux boire. Ils savent votre père généreux et bon : ou ils l'inviteront à leur table, mais à la condition qu'il fournira une quantité de vin suffisante pour dix grands buveurs, ou ils boiront chez lui. Je vous conseille donc de ne plus rien faire contre la volonté de vos parents, sous la dépendance desquels Dieu a voulu que nous fussions. [19,104] (Catherine) En pareil cas, la piété veut qu'on ne tienne compte ni de son père ni de sa mère. [19,105] (Eubule) Quand il s'agit du Christ, il est des circonstances où la piété permet de négliger son père et sa mère. Cependant, si un chrétien avait pour père un païensans moyens d'existence, il commettrait une impiété en abandonnant son père et en le laissant mourir de faim. Si vous n'aviez pas encore confessé le Christ dans le baptéme et que vos parents vous empêchent d'être baptisée, ce serait agir pieusement que de préférer le Christ à des parents impies; ou bien encore, si vos parents vous poussaient à une action impie ou immorale, vous auriez raison de braver leur autorité. Mais quel besoin avez-vous d'entrer au couvent? Le Christ n'est-il pas également chez vous? La nature ordonne, Dieu approuve, saint Paul recommande, les lois humaines prescrivent l'obéissance des enfants à leurs parents. Et vous voulez vous soustraire à l'autorité de parents excellents, substituer à votre véritable père un père factice, à votre véritable mère une mère étrangère, disons mieux, remplacer vos parents par des maîtres et des maîtresses? La soumission où vous êtes vis-à-vis de vos parents n'ôte rien à votre liberté. Ainsi les enfants de famille se nomment-ils nés de parents libres parce qu'ils échappent à la condition des esclaves. Et vous voulez échanger votre liberté contre la servitude. La charité chrétienne a détruit presque entièrement l'esclavage antique, sauf quelques vestiges qui subsistent encore dans certains pays. Mais sous le couvert de la religion on a inventé un nouveau genre d'esclavage, celui de la vie monacale. Là, il vous faudra en toutes choses obéir au règlement; tous vos bien passeront à la communauté; si vous aller quelque part, on vous ramènera en fugitive, tout comme si vous aviez empoisonné père et mère. Pour que la servitude soit plus évidente, on change les habits donnés par les parents, et, à l'exemple de ceux qui autrefois vendaient les esclaves, on change le nom reçu au baptême, de sorte que Pierre et Jean s'appellent François, Dominique ou Thomas. Pierre a voué son nom au Christ, et s'il entre dans l'ordre de Saint-Dominique, on l'appelle Thomas. Qu'un militaire se défasse de l'uniforme qu'il a reçu de son maître, on dira qu'il renonce au service de ce maître; et nous applaudissons à celui qui endosse un habit que le Christ, ce souverain maître, ne lui a pas donné, et s'il vient à changer cet habit, on le punit plus sévèrement que s'il s'était dépouillé cent fois de la véritable livrée de son seigneur et maître, je veux dire la pureté de l'âme. [19,106] (Catherine) Ou dit pourtant que c'est un acte très méritoire que de s'engager volontairement dans cet esclavage. [19,107] (Eubule) Doctrine de Pharisiens! Saint Paul veut au contraire que l'homme libre ne se rende point esclave, mais qu'il fasse tout son possible pour garder sa liberté. Et cet esclavage est d'autant plus dur qu'il vous faudra obéir à beaucoup de maîtres, pour la plupart stupides, méchants, capricieux, et qui changeront d'un jour à l'autre. Dites-moi : les lois vous ont-elles soustraite à la tutelle de vos parents? [19,108] (Catherine) Non. . [19,109] (Eubule) Avez-vous le droit de vendre ou d'acheter un fonds de terre sens le consentement de vos parents? [19,110] (Catherine) Nullement. [19,111] (Eubule) D'où vous vient donc le droit d'aliéner votre personne à je ne sais qui, malgré vos parents? N'êtes-vous pas leur plus chère, leur plus intime propriété? [19,112] (Catherine) Quand il s'agit de la piété, la lois de la nature sont nulles. [19,113] (Eubule) C'est surtout dans le baptême que l'on fait profession de piété. Ici, tout se borne à changer d'habit et à adopter un genre de vie qui en soi n'est ni bon ni mauvais. Considérez un peu tous les avantages que vous perdez avec la liberté. Maintenant, libre à vous de lire dans votre chambre, d'y prier, d'y psalmodier aussi longtemps et autant de fois que cela vous est agréable. Votre chambre vous déplaît-elle, vous pouvez entendre les cantiques de l'église, assister aux offices, écouter la parole sainte; si vous connaissez une dame, une jeune fille vertueuse, leurs conversations vous rendront meilleure; un homme d'une honnêteté reconnue, vous gagnerez à le fréquenter; vous pouvez choisir un prédicateur qui vous enseignera dans toute sa pureté la doctrine du Christ. Toutes ces choses, qui sont la base essentielle de la vraie piété; vous la perdrez une fois entrée au couvent. [19,114] (Catherine) Mais avec tout cela je ne serais pas religieuse. [19,115] (Eubule) Vous laisserez-vous donc toujours prendre à des mots? Voyez le fond des choses. Les moines vantent 1'obéissance: n'en aurez-vous pas tout le mérite en obéissant à vos parents, à qui Dieu vous ordonne d`obéir? en restent soumise à votre évêque, à votre pasteur? N'aurez-vous pas le bénéfice de la pauvreté, puisque tous vos biens seront entre les, mains de vos parents, quoique anciennement un des plus beaux titres de gloire des vierges, au dire des: saints, fût leur libéralité envers les pauvres? or il est évident qu'elles n'auraient pu donner si elles n'avaient rien possédé. Enfin votre chasteté ne courra aucun risque sous le toit de vos parents. Où est donc la différence? Dans un voile, dans une chemise de lin qui, au lieu d'etre sous les vêtements, est mise par-dessus; dans quelques cérémonies qui en elles-mêmes ne signifient rien pour la piété, et qui ne recommandent personne aux yeux du Christ, qui envisage la pureté de l'âme. [19,116] (Catherine) Votre raisonnement est étrange. [19,117] (Eubule) Il est rigoureusement vrai. Puisque vous êtes encore sous la tutelle de vos parente, que vous ne pouvez disposer ni d'une terre ni d'un vêtement, comment auriez-vous le droit de vous placer sous la servitude d'autrui? [19,118] (Catherine) L'autorité des parents, dit-on, n'empêche pas d'entrer en religion. [19,119] (Eubule) Au baptême, n'avez-vous pas fait profession de religion? [19,120] (Catherine) Oui. [19,121] (Eubule) La religion ne consiste-t-elle pas à suivre les préceptes du Christ? [19,122] (Catherine) Certainement. [19,123] (Eubule) Quelle est donc cette religion nouvelle qui méconnaît ce que la loi naturelle a établi, ce que la loi ancienne a voulu, ce que la loi évangélique a approuvé, ce que la doctrine apostolique a ratifié? C'est un décret qui n'émane pas de Dieu, mais qui a été forgé dans un conciliabule de moines. Il y en a même qui prétendent que le mariage est valide, lorsqu'à l'insu et contre le gré de leurs parents, un garçon et une jeune fille déclarent par-devant témoins (c'est leur mot) qu'ils se marient. Principe que désavouent le sens commun, la loi ancienne, Moïse lui-même, l'Évangile et les Apôtres. [19,124] (Catherine) Croyez-vous donc qu'il me soit défendu d'épouser le Christ sans le consentement de mes parents? [19,125] (Eubule) Je vous le répète, vous êtes déjà unie au Christ; nous lui sommes tous unis. Prend-on deux fois le même époux? Tout le reste est une question de lieu, d'habit, de cérémonial. Faut-il donc pour cela désobéir à vos parents? D'ailleurs, prenez garde, en croyant épouser le Christ, de ne pas en épouser d'autres. [19,126] (Catherine) Ils affirment pourtant qu'il n'y a rien de plus beau que de désobéir en cetté circonstance à ses parents. [19,127] (Eubule) Demandez donc à ces grands docteurs qu'ils vous montrent un seul passage des livres saints qui dise cela; s'ils ne le peuvent pas, faites-leur boire une bouteille de vin de Beaune, ils ne seront pas embarrassés. Quitter pour la Christ des parents impies, c'est faire acte du piété. Mais renoncer à des parents dévots pour embrasser le monachisme, c'est-à-dire, car l'expérience ne le prouve que trop, fuir l'honnéte pour ce qui ne l'est pas, est-ce, je vous le demande, un acte pieux? Même autrefois, un pâïen converti au Christianisme devait le respect à ses parents idolàtres en tout ce qui ne compromettait pas la piété. [19,128] (Catherine) Vous condamnez donc entièrement cette profession? [19,129] (Eubule) Nullement. Mais, de même que je ne voudrais pas conseiller à quelqu'un qui s'est jeté dans ce genre de vie de s'efforcer d'en sortir, j'engage volontiers toutes les jeunes filles, et principalement celles qui annoncent un bon naturel, à ne pas se lancer étourdiment dans un guêpier dont elles ne pourront plus se dépêtrer. J'insiste d'autant plus qu'au fond des couvents la virginité court souvent de grands risques, et que tous les avantages qu'ils présentent, on peut se les procurer chez soi. [19,130] (Catherine) Vos arguments, j'en conviens, sont forts et nombreux; néanmoins ils ne sauraient détruire mon inclination. [19,131] (Eubule) Puisque, malgré tout mon désir, je ne vous persuade pas, du moins rappelez-vous un jour que mes avis étaient sages. En attendant, je souhaite, par affection pour vous, que votre inclination soit plus heureuse que ne l'ont été mes conseils.