[38,0] XXXVIII. L'ACCOUCHÉE. EUTRAPÈLE, FABULLA. [38,1] (Eutrapèle) Salut à l'excellente Fabulla. [38,2] (Fabulla) Je vous salue bien, Eutrapèle. Mais qu'y a-t-il donc de nouveau pour que vous veniez par extraordinaire nous rendre visite, vous que personne de la famille n'a vu depuis trois ans? [38,3] (Eutrapèle) Je vais vous le dire. En passant par hasard devant cette maison, j'ai vu une corneille entourée d'un linge blanc; je me suis demandé ce que cela signifiait. [38,4] (Fabulla) Êtes-vous donc si étranger dans ce pays que vous ne sachiez pas que c'est le signe d'un accouchement dans la maison? [38,5] (Eutrapèle) Comment! n'est-ce pas un prodige que de voir une corneille blanche ? Plaisanterie à part, je le savais très bien, mais je ne pouvais pas me douter qu'une jeune dame comme vous, qui a tout au plus seize ans, ait appris si vite l'art très difficile de faire des enfants, que des femmes ont peine à apprendre avant l'âge de trente ans. [38,6] (Fabulla) Vous justifiez bien votre nom d'Eutrapèle. [38,7] (Eutrapèle) Et vous celui de Fabulla. Pendant que je m'étonnais, Polygame arriva à propos. [38,8] (Fabulla) Celui qui a enterré dernièrement sa dixième femme? [38,9] (Eutrapèle) Celui-là même; mais ce que vous ne savez peut-ètre pas, il joue de nouveau le rôle de prétendant avec autant de zèle que s'il eût vécu jusqu'ici dans le célibat. Comme je lui demandais ce qu'il y avait de nouveau : "Dans cette maison, me dit-il, on a coupé une femme en deux par le milieu du corps. - Pour quel crime? ajoutai-je. - Si la rumeur publique est vraie, répondit-il, ici, une mère de famille a osé écorcher vif son mari". Et là-dessus il s'est retiré en riant. [38,10] (Fabulla) La grossière plaisanterie ! [38,11] (Eutrapèle) Je suis entré tout de suite pour vous féliciter de votre heureux accouchement. [38,12] (Fabulla) Souhaitez-moi le bonjour, si vous voulez, Eutrapèle; vous me féliciterez de mon accouchement quand vous verrez mon fruit donner l'exemple d'un homme de bien. [38,13] (Eutrapèle) Vous parlez pieusement et sagement, ma chère Fabulla. [38,14] (Fabulla) Je ne suis la Fabulla de personne, sinon de Pétrone. [38,15] (Eutrapèle) C'est pour Pétrone, il est vrai, que vous enfantez; mais vous ne vivez pas pour lui seul, j'imagine. Du reste, je vous félicite aussi d'etre accouchée d'un garçon. [38,16] (Fabulla) Pourquoi m'estimez-vous plus heureuse d'avoir mis au monde un garçon qu'une fille? [38,17] (Eutrapèle) Dites-moi plutôt, Fabulla de Pétrone [38,] (car je n'ose pas maintenant vous appeler ma chère), pourquoi vous, femmes, vous réjouissez-vous plus de mettre au monde un garçon qu'une fille? [38,18] (Fabulla) Je ne sais pas ce que pensent les autres. Pour moi, je me réjouis d'avoir mis au monde un garçon, parce que Dieu l'a voulu; s'il avait mieux aimé une fille, je l'aurais mieux aimée aussi. [38,19] (Eutrapèle) Pensez-vous que Dieu ait le temps de faire le métier de sage-femme ? [38,20] (Fabulla) Qu'a-t-il à faire de mieux, Eutrapèle, que de conserver, en le propageant, ce qu'il a créé? [38,21] (Eutrapèle) Ce qu'il a à faire, ma bonne? Ah ! s'il n'était pas Dieu, il ne pourrait suffire à tant d'occupations. Christian, roi de Danemark, pieux défenseur de l'Évangile, est en exil; François, roi de France, est l'hôte de l'Espagne : je ne sais pas comment il s'y trouve, mais assurément il méritait un meilleur sort; Charles travaille à étendre les limites de sa monarchie; Ferdinand tremble pour son bien en Allemagne; une boulimie d'argent tourmente toutes les cours; les paysans suscitent des troubles dangereux et ne se tiennent pas pour battus malgré tant de défaites; le peuple prépare l'anarchie; l'Église s'écroule sous des factions redoutables; la robe sans couture de Jésus est mise en lambeaux. La vigne du Seigneur n'est plus ravagée maintenant par un seul sanglier : avec les dîmes est compromise l'autorité des prètres, la dignité des théologiens, la puissance des moines; la confession vacille, les voeux chancellent, les lois pontificales sont ébranlées, l'Eucharistie est mise en péril, on attend l'Ante-christ; le monde entier est en travail de je ne sais quel fléau. Sur ces entrefaites, les Turcs victorieux s'avancent, prêts à tout ravager s'ils ne rencontrent pas d'obstacle; et vous demandez ce que Dieu pourrait faire de mieux? Ah ! il est bien temps, je crois, qu'il veille un peu sur son empire. [38,22] (Fabulla) Ce que les hommes regardent comme essentiel n'a peut-étre pas d'importance aux yeux de Dieu. Mais, si vous voulez, nous écarterons de ce sujet la personne de Dieu. Dites-moi, pourquoi m'estimez-vous plus heureuse d'avoir fait un petit qu'une petite? [38,23] (Eutrapèle) C'est une pieuse pensée que de trouver meilleur ce que Dieu vous a donné, lui qui sans contredit est ce qu'il y a de meilleur. Mais si Dieu vous donnait une tasse de cristal, ne le remercieriez-vous pas grandement? [38,24] (Fabulla) Oui. [38,25] (Eutrapèle) Et s'il vous en donnait une de verre, ne le remercieriez-vous pas tout autant? Mais je crains de vous ennuyer au lieu de vous distraire en philosophant avec vous de la sorte. [38,26] (Fabulla) Fabulla n'a rien à craindre de la conversation. Voici quatre semaines que je suis au lit, et j'ai assez de forces même pour la lutte. [38,27] (Eutrapèle) Que ne vous envolez-vous hors du nid? [38,28] (Fabulla) Le roi l'a défendu. [38,29] (Eutrapèle) Quel roi? [38,30] (Fabulla) C'est plutôt un tyran. [38,31] (Eutrapèle) Quel est-il, je vous prie? [38,32] (Fabulla) Je le désignerai d'un mot : l'usage. [38,33] (Eutrapèle) Ah ! que de choses ce roi-là exige contre l'équité! Continuons donc à philosopher sur le cristal et le verre. [38,34] (Fabulla) Le mâle, à ce que je présume, vous semble plus robuste que la femelle et d'une nature supérieure. [38,35] (Eutrapèle) C'est mon avis. [38,36] (Fabulla) Oui, c'est le dire des hommes. Les hommes vivent-ils donc plus longtemps que les femmes? sont-ils exempts de maladies? [38,37] (Eutrapèle) Non, mais ils l'emportent sur elles par la force. [38,38] (Fabulla) Mais sous ce rapport les chameaux l'emportent aussi sur eux. [38,39] (Eutrapèle) En outre, le mâle a été créé le premier. [38,40] (Fabulla) Adam a été créé avant le Christ. Du reste, les artisans se surpassent généralement eux-mêmes dans leurs dernières oeuvres. [38,41] (Eutrapèle) Mais Dieu a soumis la femme à l'homme. [38,42] (Fabulla) Celui qui commande n'est pas toujours le meilleur. Ensuite, Dieu a soumis l'épouse et non la femme; mais, tout en soumettent l'épouse, il a laissé à tous deux un pouvoir réciproque l'un sur l'autre, et a voulu que la femme obéit à l'homme, non comme au meilleur, mais comme au plus fort. Dites-moi, Eutrapèle, lequel des deux est le plus faible, de celui qui cède ou de celui à qui l'on cède? [38,43] (Eutrapèle) Je vous céderai en cela quand vous m'aurez expliqué ce qu'a voulu dire saint Paul en écrivant aux Corinthiens, lorsqu'il déclare que le Christ est le chef de l'homme et que l'homme est le chef de la femme, et lorsqu'il ajoute que l'homme est l'image et la gloire de Dieu, et que la femme est la gloire de l'homme. [38,44] (Fabulla) Je vous l'expliquerai, quand vous m'aurez dit s'il n'est donné qu'aux hommes seuls d'être les membres du Christ. [38,45] (Eutrapèle) A Dieu ne plaise ! ce privilège a été donné à tous les humains par la foi. [38,46] (Fabulla) Comment se fait-il donc, puisqu'il n'y a qu'une seule tête, qu'elle ne soit pas commune à tous les membres? Ensuite, lorsque Dieu a fait l'homme à son image, a-t-il reproduit cette image dans les traits du corps ou dans les qualités de l'âme? [38,47] (Eutrapèle) Dans les qualités de l'âme. [38,48] (Fabulla) Mais sous ce rapport-là, en quoi donc les hommes nous sont-ils supérieurs? Quel est le sexe qui offre le plus d'ivrognerie, de rixes, de combats, de meurtres, de guerres, de rapines et d'adultères? [38,49] (Eutrapèle) Les hommes seuls font la guerre pour la patrie. [38,50] (Fabulla) Eux seuls aussi fuient souvent lâchement en désertant leur poste. Ce n'est pas toujours pour la patrie, c'est le plus souvent pour un vil salaire que vous abandonnez femme et enfants, et que, pires que des gladiateurs, vous vous réduisez volontairement à la nécessité servile ou de mourir ou de tuer. Vantez-moi tant que vous voudrez la valeur militaire: il n'est pas un de vous, s'il avait jamais éprouvé ce que c'est d'enfanter, qui n'aimât mieux assister à dix batailles que de subir une seule fois ce qu'il nous faut éprouver tant de fois. A la guerre, on n'en vient pas toujours aux mains, et quand cela arrive, le danger n'existe pas dans toutes les parties de l'armée. Ceux qui vous ressemblent sont placés au centre; l'un est au corps de réserve; l'autre s'assied tranquillement derrière les premiers rangs; enfin la reddition et la fuite en sauvent un bon nombre. Pour nous, nous luttons de près avec la mort. [38,51] (Eutrapèle) Ce n'est pas la première fois que j'entends dire cela. Tout ce que l'on dit est-il vrai? [38,52] (Fabulla) Trop vrai. [38,53] (Eutrapèle) Voulez-vous, Fabulla, que j'engage votre mari à ne plus vous toucher dorénavant? De cette manière, vous serez à l'abri d'un pareil danger. [38,54] (Fabulla) En vérité, rien ne me serait plus agréable, si vous le pouviez. [38,55] (Eutrapèle) Quelle récompense obtiendra l'orateur s'il persuade? [38,56] (Fabulla) Je lui donnerai dix langues de boeuf fumées. [38,57] (Eutrapèle) Je les aimerais mieux que dix langues de rossignol. Je ce repousse pas les conditions, mais je ne voudrais pas ratifier ce contrat sans y joindre une clause. [38,58] (Fabulla) On l'ajoutera, si vous voulez, avec toutes les cautions désirables. [38,59] (Eutrapèle) Si vous y consentez, cela ce fera dans un mois d'ici. [38,60] (Fabulla) Pourquoi pas tout de suite, puisque j'y consens? [38,61] (Eutrapèle) En voici la raison : je crains que dans un mois vous ne soyez plus consentante. Par conséquent, voua seriez obligée de payer une double récompense, et moi de prendre une double peine en persuadant et en dissuadant. [38,62] (Fabulla) Eh bien ! faisons comme vous voudrez. Mais, en attendant, continuez à me démontrer en quoi le sexe masculin l'emporte sur le féminin. [38,63] (Eutrapèle) Je vois que vous vous êtes préparée à cette monomachie; c'est pourquoi je trouve qu'il est plus sage pour le moment de baisser pavillon devant vous. Je reviendrai à la charge une autre fois, armé et pourvu de troupes de réserve: car, quand il s'agit de combattre avec la langue, sept hommes ne valent pas une femme. [38,64] (Fabulla) Il est vrai que la nature nous a donné cette arme; cependant vous n'êtes pas muets non plus. [38,65] (Eutrapèle) Peut-être. Mais où est le poupon? [38,66] (Fabulla) Dans la chambre voisine, [38,67] (Eutrapèle) Qu'est-ce qu'il fait là? Fait-il cuire les légumes? [38,68] (Fabulla) Farceur ! il est avec sa nourrice. [38,69] (Eutrapèle) De quelle nourrice parlez-vous? Y a-t-il une autre nourrice que celle qui est la mère? [38,70] (Fabulla) Pourquoi pas? c'est l'usage. [38,71] (Eutrapèle) Vous venez de nommer, Fabulla, le plus grand ennemi du bien, l'usage. Cest l'usage de faire le mal, c'est l'usage de jouer aux jeux de hasard, c'est l'usage de fréquenter les mauvais lieux, c'est l'usage de tromper, de s'enivrer, de perdre la raison. [38,72] (Fabulla) Nos amis l'ont voulu: ils ont pensé qu'il fallait ménager la faiblesse de mon âge. [38,73] (Eutrapèle) Mais si la nature vous a donné la force de concevoir, elle vous a donné sans doute celle d'allaiter? [38,74] (Fabulla) C'est probable. [38,75] (Eutrapèle) Dites-moi, ne sentez-vous pas combien est doux le nom de mère? [38,76] (Fabulla) Si fait. [38,77] (Eutrapèle) Par conséquent, si cela se pouvait, souffririez-vous qu'une autre femme fût la mère de votre enfant? [38,78] (Fabulla) Jamais de la vie. [38,79] (Eutrapèle) Pourquoi transportez-vous donc de plein gré plus de la moitié du nom de mère sur une femme étrangère? [38,80] (Fabulla) Que dites-vous là, Eutrapèle? Je ne partage pas mon fils; moi seule je suis sa mère, et je la suis entièrement. [38,81] (Eutrapèle) Ah ! en cela, Fabulla, la nature elle-même proteste contre vous. Pourquoi dit-on que la terre est la mère commune? Est-ce seulement parce qu'elle engendre? Non, c'est bien plutôt parce qu'elle nourrit ce qu'elle a engendré. Ce que l'eau engendre est élevé dans l'eau. Aucune espèce d'animal ou de plante ne naît sur la terre sans que cette même terre ne le nourrisse de son suc, et il n'y a point d'animal qui ne nourrisse ses petits. Les chouettes, les lionnes et les vipères élèvent leur portée, et les femmes repoussent le fruit de leurs entrailles. Je vous le demande, quoi de plus cruel que ceux qui exposent leurs enfants pour s'épargner la peine de les élever? [38,82] (Fabulla) Vous parlez d'une chose abominable. [38,83] (Eutrapèle) Cependant on ne rougit pas d'en faire autant. N'est-ce pas une sorte d'exposition que de livrer un petit enfant, encore tout rouge su sortir du sein de sa mère, qui ne respire que sa mère, qui implore l'assistance de sa mère d'une voix capable d'attendrir les bêtes féroces, que de le livrer, dis-je, à une femme peut-être malsaine et vicieuse, et qui fait plus de cas d'un peu d'argent que de votre fils tout entier? [38,84] (Fabulla) On a choisi une femme d'un tempérament sain. [38,85] (Eutrapèle) Les médecins peuvent mieux en juger que vous. Mais supposez que cette nourrice vous rassemble, ou, si vous voulez, qu'elle vous soit un peu supérieure, pensez-vous qu'il soit indifférent qu'un enfant délicat tette un suc maternel et familier et sente une chaleur connue, ou qu'il soit forcé de contracter de nouvelles habitudes? Le froment, semé dans un autre champ, dégénère en avoine ou en seigle; la vigne, transplantée sur un autre coteau, change de qualité; le jeune plant, arraché de la terre sa mère, se flétrit et meurt en quelque sorte : c'est pourquoi, autant que possible, on le transporte avec la terre où il est né. [38,86] (Fabulla) On dit, au contraire, que les jeunes arbres transplantés et greffés perdent leur nature sauvage et donnent des fruits de meilleure qualité. [38,87] (Eutrapèle) Mais pas aussitôt qu'ils sont nés, ma bonne. Il viendra un jour, s'il plait à Dieu, que vous éloignerez de la maison votre fils adolescent pour le former dans les lettres et les sciences, ce qui regarde plutôt le père que la mère. Il s'agit maintenant de soigner son âge tendre. Or, si l'alimentation contribue beaucoup à la santé et à la vigueur du corps, il faut bien prendre garde au suc dont on nourrit ce petit corps tendre et délicat. C'est ici le cas de rappeler ces paroles d'Horace: "Un vase conserve longtemps le parfum de la première liqueur qu'il a reçue". [38,88] (Fabulla) Je ne me soucie pas énormément du corps, pourvu que l'esprit soit tel que nous le désirons. [38,89] (Eutrapèle) Vous pensez pieusement, je l'avoue, mais peu philosophiquement. [38,90] (Fabulla) Comment cela? [38,91] (Eutrapèle) Pourquoi donc, quand vous hachez des herbes, vous plaignez-vous que le couteau ne coupe pas et le faites-vous aiguiser? Pourquoi jetez-vous l'aiguille dont la pointe est émoussée, puisqu'elle n'ôte pas l'art de coudre ? [38,92] (Fabulla) L'art n'en subsiste pas moins, mais un outil impropre est un obstacle. [38,93] (Eutrapèle) Pourquoi ceux qui ont besoin d'une bonne vue fuient-ils l'ivraie et les oignons? [38,94] (Fabulla) Parce que cela gâte la vue. [38,95] (Eutrapèle) N'est-ce pas l'esprit qui voit? [38,96] (Fabulla) Oui, car les corps inanimés ne voient rien. Mais que fera le charpentier avec une hache ébréchée? [38,97] (Eutrapèle) Vous reconnaissez donc que le corps est l'instrument de l'âme? [38,98] (Fabulla) C'est évident. [38,99] (Eutrapèle) Et vous êtes d'avis qu'avec un corps vicié, l'âme n'agit point ou agit mal? [38,100] (Fabulla) Ce que vous dites là est vrai, [38,101] (Eutrapèle) Bon, je vois que j'ai affaire à un esprit philosophique. Supposez donc que l'âme d'un homme passe dans le corps d'un coq, parlerait-il comme nous? [38,102] (Fabulla) Non. [38,103] (Eutrapèle) Qu'est-ce qui l'en empêcherait? [38,104] (Fabulla) Parce qu'il n'aurait ni lèvres, ni dents, ni une même langue, ni épiglotte, ni trois cartilages mus par trois muscles où aboutissent les nerfs du cerveau, ni une gorge, ni une bouche semblables. [38,105] (Eutrapèle) Si l'âme humaine passait dans le corps d'un porc? [38,106] (Fabulla) Elle grognerait comme les pourceaux. [38,107] (Eutrapèle) Si dans le corps d'un chameau? [38,108] (Fabulla) Elle chanterait comme le chameau. [38,109] (Eutrapèle) Si dans le corps d'un âne, à l'exemple d'Apulée? [38,110] (Fabulla) Elle brairait sans doute comme un âne. [38,111] (Eutrapèle) Apulée le prouve bien, lui qui, voulant invoquer César, serra les lèvres de toute sa force, fit à peine entendre un O, et ne put jamais venir à bout de prononcer le mot de César. Ce même personnage ayant voulu écrire, pour ne pas l'oublier, un récit qu'il venait d'entendre, condamna cette pensée d'âne en voyant la corne qu'il avait aux pieds. [38,112] (Fabulla) Et avec raison. [38,113] (Eutrapèle) Donc, avec des yeux chassieux, l'âme voit moins; avec des oreilles pleines de crasse, elle entend moins; avec un cerveau atteint de la pituite, elle a moins d'odorat; avec un membre engourdi, elle est moins sensible au toucher, avec une langue chargée d'humeurs, elle a moins le sens du goût. [38,114] (Fabulla) On ne peut le nier. [38,115] (Eutrapèle) La seule raison, c'est que l'organe est altéré. [38,116] (Fabulla) Je le crois. [38,117] (Eutrapèle) Vous ne nierez pas que ce qui contribue le plus souvent à cette altération, c'est le boire et le manger. [38,118] (Fabulla) D'accord; mais quel rapport y a-t-il entre tout cela et un bon esprit? [38,119] (Eutrapèle) Quel rapport y a-t-il entre l'ivraie et des yeux perçants? [38,120] (Fabulla) L'ivraie gâte l'organe de l'âme. [38,121] (Eutrapèle) Bien répondu, mais dites-moi, d'où vient que l'un comprend plus vite et retient mieux que l'autre ? d'où vient que l'un s'emporte tout à coup, et que l'autre hait avec plus de modération ? [38,122] (Fabulla) Parce que l'esprit est ainsi fait. [38,123] (Eutrapèle) Je ne vous tiens pas quitte. D'où vient que tel qui avait eu d'abord l'esprit prompt et la mémoire heureuse devient ensuite oublieux et lent, soit blessure, soit accident, soit maladie, soit vieillesse? [38,124] (Fabulla) Vous avez l'air en ce moment de faire le sophiste. [38,125] (Eutrapèle) Faites donc aussi la sophiste. [38,126] (Fabulla) A ce que je crois, voici ce que vous voulez dire : De même que l'esprit voit et entend par les yeux et par les oreilles, c'est à l'aide de certains organes qu'il comprend, se souvient, aime, déteste, se fâche et s'apaise. [38,127] (Eutrapèle) Vous devinez juste. [38,128] (Fabulla) Quels sont donc ces organes, et où sont-ils? [38,129] (Eutrapèle) Vous voyez où sont les yeux. [38,130] (Fabulla) Je sais aussi où sont les oreilles, le nez, le palais. Je vois que tout le corps est sensible au toucher, à moins d'être atteint de paralysie. [38,131] (Eutrapèle) L'amputation du pied n'empêche pas l'esprit de comprendre. [38,132] (Fabulla) Non, ni l'amputation de la main. [38,133] (Eutrapèle) Mais quand on reçoit un coup violent sur la tempe ou sur l'occiput, on tombe comme mort et on perd tout sentiment. [38,134] (Fabulla) J'ai vu cela quelquefois. [38,135] (Eutrapèle) On en conclut que c'est dans le crâne que sont les organes de l'entendement, de la volonté et de la mémoire, lesquels, il est vrai, sont moins grossiers que les oreilles et les yeux, mais tout aussi matériels : car les esprits les plus subtils que nous ayons dans le corps tiennent de la matière. [38,136] (Fabulla) S'altèrent-ils aussi par le boire et le manger? [38,137] (Eutrapèle) Parfaitement. [38,138] (Fabulla) Le cerveau est loin de l'estomac. [38,139] (Eutrapèle) Le haut de la cheminée est loin du foyer; cependant si vous vous y asseyez, vous sentirez la chaleur. [38,140] (Fabulla) Je n'essayerai point. [38,141] (Eutrapèle) Si vous ne m'en croyez pas, demandez-le aux cigognes. Il est donc important de savoir quels sont les esprits et les vapeurs qui montent de l'estomac au cerveau vers les organes de l'intelligence, car s'ils sont crus et froids ils retombent dans l'estomac. [38,142] (Fabulla) En vérité, vous me décrivez un alambic, à l'aide duquel on recueille l'essence des fleurs et des herbes. [38,143] (Eutrapèle) Vous ne vous trompez pas. Le foie, auquel le fiel est adhérent, sert de feu; l'estomac est la cucurbite; le crâne est le chapiteau, et même, si vous voulez, le nez fera l'office de serpentin. C'est de ce flux et reflux réciproque des humeurs que naissent presque toutes les maladies, selon que l'humeur se porte sur les yeux, sur l'estomac, sur les épaules, sur la tête ou ailleurs. Pour vous faire mieux comprendre, pourquoi ceux qui font excès de vin perdent-ils la mémoire? pourquoi ceux qui mangent des viandes délicates ont-ils l'esprit moins lourd? pourquoi la coriandre rafraîchit-elle la mémoire? pourquoi l'ellébore purge-t-il l'esprit ? pourquoi la trop grande réplétion occasionne-t-elle l'épilepsie, qui engourdit tous les membres comme un sommeil profond ? Enfin, de même que l'abstinence du boire et du manger énerve l'esprit et la mémoire des enfants, le trop de nourriture les rend stupides, parce que, dit Aristote, le petit feu de leur intelligence est comme étouffé par le poids des aliments. [38,144] (Fabulla) L'âme est donc corporelle, puisqu'elle est impressionnée par des choses corporelles. [38,145] (Eutrapèle) La nature de l'âme est inaltérable, mais des organes viciés neutralisent sa force et son action, de même qu'un artisan possède en vain son art s'il est privé des outils convenables. [38,146] (Fabulla) Quelle est la grandeur et la forme de l'âme? [38,147] (Eutrapèle) C'est pour rire que vous me demandez quelle est sa grandeur et sa forme, puisque vous dites qu'elle est incorporelle. [38,148] (Fabulla) J'appelle corps ce qui se sent. [38,149] (Eutrapèle) Aussi les choses que l'on ne sent pas sont les plus parfaites, comme Dieu et les anges. [38,150] (Fabulla) J'entends qu'on appelle Dieu et les anges des esprits; or nous sentons un esprit. [38,151] (Eutrapèle) L'Écriture sainte balbutie ce mot à cause de l'ignorance des hommes pour indiquer une intelligence pure de tout commerce des choses sensibles. [38,152] (Fabulla) Quelle différence y a-t-il donc entre un ange et une âme? [38,153] (Eutrapèle) La même qu'entre une limace et un escargot, ou, si vous aimez mieux, une tortue. [38,154] (Fabulla) Le corps est donc plutôt le domicile de l'âme que son instrument. [38,155] (Eutrapèle) Rien n'empêche de donner à cet instrument le nom de domicile adjoint. Les opinions des philosophes varient à cet égard. Les uns nomment le corps le vêtement de l'âme, d'autres son domicile, d'autres son instrument, d'autres son harmonie. Quel que soit le terme qu'on emploie, toujours est-il que les actions de l'âme sont entravées par les dispositions du corps. Premièrement, si le corps est à l'âme ce que le vêtement est au corps, Hercule a montré combien le vêtement influe sur la santé du corps, sans parler des couleurs et des différentes espèces de fourrures. Quant à la question de savoir si une mêm âme peut user plusieurs corps, de mêm que le corps use plusieurs vêtements, c'est l'affaire de Pythagore. [38,156] (Fabulla) Ce ne serait pas un mal s'il était permis, selon Pythagore, de changer de corps ainsi que de vêtements. L'hiver, on prendrait un corps obèse et plein d'embonpoint; l'été, un corps maigre et mince. [38,157] (Eutrapèle) Mais, à mon sens, ce ne serait pas un bien si, de même qu'à force d'user des vêtements le corps s'use, l'âme, à force d'user des corps, finissait par vieillir et s'éteindre. [38,158] (Fabulla) Non, assurément. [38,159] (Eutrapèle) De même que le vêtement qui le recouvre contribue à la santé et à l'agilité du corps, le corps dont l'âme est enveloppée influe sur elle. [38,160] (Fabulla) Certes, si le corps est le vêtement de l'âme, je vois quantité de gens dont la parure ne se ressemble guère. [38,161] (Eutrapèle) C'est vrai, et cependant il dépend beaucoup de nous que l'âme soit vêtue commodément. [38,162] (Fabulla) En voilà assez sur le vêtement; parlez-moi du domicile. [38,163] (Eutrapèle) Afin que vous ne preniez pas ce que je vous dis pour un conte, le Seigneur Jésus lui-même appelle son corps un temple, et l'apôtre saint Pierre nomme le sien une tente. Il y en a qui ont appelé le corps le sépulcre de l'âme, prenant g-sohma pour g-sehma; d'autres l'ont appelé la prison de l'âme; d'autres sa citadelle. L'âme qui est tout à fait pure habite un temple; l'âme qui est détachée des choses corporelles habite une tente, d'où elle est prête à s'élancer à la voix de son général; l'âme qui est tellement aveuglée par les souillures du vice qu'elle n'aspire point à l'air pur de la liberté évangélique est plongée dans un sépulcre ; l'âme qui lutte péniblement contre le vice, et qui ne peut pas ce qu'elle veut, habite une prison, criant de temps en temps au libérateur de tous : "Seigneur, délivrez mon âme de sa prison, afin qu'elle confesse votre nom"; l'âme qui combat vivement contre Satan, qui veille et monte la garde pour se soustraire à ses embûches, qui rôde comme le lion cherchant une proie à dévorer; cette âme, dis je, habite une forteresse d'où il ne lui est pas permis de sortir sans l'ordre du général. [38,164] (Fabulla) Si le corps est le domicile de l'âme, j'en vois beaucoup dont l'âme est mal logée. [38,165] (Eutrapèle) Oui, dans des maisons accessibles à la pluie, ouvertes à tous les vents, enfumées, obscures, humides, lézardées et en ruines, enfin pleines de pourriture et d'infection. Caton dit pourtant que le point principal du bonheur est d'être bien logé. [38,166] (Fabulla) Passe encore si l'on pouvait emménager dans un autre domicile! [38,167] (Eutrapèle) On ne peut déménager que quand le propriétaire vous expulse. Mais, s'il n'est pas permis de déménager, nous pouvons avec de l'adresse et des soins rendre plus agréable le domicile de l'âme, de même que dans les maisons on change les fenêtres, on exhausse le sol, on enduit ou l'on boise les murs, on chasse la moisissure par le feu et les fumigations. Cela est très difficile dans un corps vieux et qui menace ruine. Mais on a tout avantage à soigner comme il faut le corps de l'enfant dès sa naissance. [38,168] (Fabulla) Vous voulez que la mère et la nourrice soient médecins. [38,169] (Eutrapèle) Oui, je le veux, pour ce qui concerne le choix et la mesure du boire et du manger, de l'exercice, du sommeil, des bain, des onctions, des frictions et de l'habillement. Combien de gens qui sont atteints des maladies et des infirmités les plus graves, telles que l'épilepsie, la maigreur, la faiblesse, la surdité, qui ont les reins brisés, les membres contrefaits, le cerveau ramolli, l'intelligence obtuse, uniquement parce qu'en nourrice ils ont été mal soignés ! [38,170] (Fabulla) Je m'étonne qu'au lieu de peintre vous ne vous soyez pas fait franciscain puisque vous préchez si bien. [38,171] (Eutrapèle) Quand je vous verrai clarisse, je vous prècherai en habit de franciscain. [38,172] (Fabulla) Je voudrais bien savoir ce que c'est que l'âme, dont il est tant parlé, quoique personne ne l'ait vue. [38,173] (Eutrapèle) C'est ce qui vous trompe, il suffit d'avoir des yeux pour la voir. [38,174] (Fabulla) Je vois qu'on représente les âmes sous la forme d'un enfant. Pourquoi ne leur donne-t-on pas des ailes comme aux anges? [38,175] (Eutrapèle) Parce qu'en tombant du ciel leurs ailes se sont brisées, si l'on en croit les récits de Socrate. [38,176] (Fabulla) Pourquoi dit-on, donc qu'elles s'envolent au ciel? [38,177] (Eutrapèle) Parce que la foi et la charité leur font repousser des ailes. Ce sont ces ailes que demandait David, dégoûté du domicile de son corps, lorsqu'il s'écriait : "Qui me donnera des ailes comme à la colombe, afin que je puisse m'envoler et me reposer"? L'âme n'a point d'autres ailes puisqu'elle est immatérielle, elle n'a aucune forme qui soit visible aux yeux du corps, mais ce que l'on voit avec les yeux de l'esprit est plus évident. Ne croyez-vous pas que Dieu existe ? [38,178] (Fabulla) Si fait. [38,179] (Eutrapèle) Cependant rien n'est moins visible que Dieu. [38,180] (Fabulla) On le voit dans ses créations. [38,181] (Eutrapèle) L'âme se voit de même dans ses actes. Si vous voulez savoir ce qu'elle fait dans un corps vivant, contemplez un corps mort. Quand vous voyez un homme sentir, voir, entendre, se mouvoir, comprendre, se souvenir, raisonner, vous voyez la présence d'une âme plus sûrement que vous ne voyez maintenant ce verre, car un seul sens peut se tromper, mais les preuves de tant de sens sont infaillibles. [38,182] (Fabulla) Puisque vous ne pouvez pas me montrer l'âme, dépeignez-la-moi en quelques traits comme si vous vouliez me faire le portrait de l'empereur que je n'ai jamais vu. [38,183] (Eutrapèle) La définition d'Aristote me revient à l'esprit. [38,184] (Fabulla) Quelle est-elle? On dit que ce philosophe a parfaitement dépeint toutes choses. [38,185] (Eutrapèle) "L'âme est l'acte d'un corps organique, physique, ayant en puissance la vie". [38,186] (Fabulla) Pourquoi l'appelle-t-il chemin de passage plutôt que route ou voie. [38,187] (Eutrapèle) On ne s'occupe pas ici des charretiers ai des cavaliers; il s'agit de la définition de l'âme. Aristote appelle acte une forme dont ta nature est d'agir, tandis que le rôle de la matière est de supporter. Tout mouvement naturel du corps vient de l'âme. Or, le corps a plusieurs sortes de mouvements. [38,188] (Fabulla) Je comprends. Mais pourquoi ajoute-t-il organique? [38,189] (Eutrapèle) Parce que l'âme n'agit que par les organes, c'est-à-dire les instruments du corps. [38,190] (Fabulla) Pourquoi ajoute-t-il physique? [38,191] (Eutrapèle) Parce que Dédale essayerait en vain de former un tel corps. Et c'est pour cela qu'il ajoute ayant en puissance la vie, car la forme n'agit que sur une matière capable. [38,192] (Fabulla) Mais si un ange s'introduisait dans un corps humain ? [38,193] (Eutrapèle) Il agirait, mais non par les organes naturels, et il ne donnerait pas la vie au corps si l'âme était absente. [38,194] (Fabulla) Est-ce là toute la définition de l'âme? [38,195] (Eutrapèle) C'est celle d'Aristote. [38,196] (Fabulla) Je sais bien que c'est un célèbre philosophe, et je crains que les centuries des sages ne m'intentent un procès d'hérésie si je vais à l'encontre. Mais tout ce qu'il a dit jusque-là de l'âme de l'homme s'applique à l'âne et au boeuf. [38,197] (Eutrapèle) Dites même à l'escarbot et au limaçon. [38,198] (Fabulla) Quelle différence y a-t-il donc entre l'âme du boeuf et celle de l'homme? [38,199] (Eutrapèle) Ceux qui prétendent que l'âme n'est entre chose que l'harmonie des qualités du corps avoueront qu'il y a peu de différence, puisque quand cette hamonie est rompue les âmes de tous les deux périssent. La raison ne distingue pas l'âme du boeuf de celle de l'homme; on peut dire que les boeufs sont moins raisonnables que les hommes, de même que l'on voit des hommes moins raisonnables que le boeuf. [38,200] (Fabulla) Assurément ces gens-là ont l'intelligence d'un boeuf. [38,201] (Eutrapèle) Cependant vous n'ignorez point que, suivant la qualité du luth, l'harmonie est plus mélodieuse. [38,202] (Fabulla) Oui. [38,203] (Eutrapèle) Le bois dont il est fait et la forme qu'on lui donne influent beaucoup sur cet instrument. [38,204] (Fabulla) Vous avez raison. [38,205] (Eutrapèle) Les cordes harmoniques ne se font pas avec les boyaux de toute sorte d'animaux. [38,206] (Fabulla) On le dit. [38,207] (Eutrapèle) Ces cordes, suivant l'humidité ou la sécheresse de l'air, se détendent, se resserrent, et quelquefois se rompent. [38,208] (Fabulla) J'ai vu cela plus d'une fois. [38,209] (Eutrapèle) Par là même vous pouvez donc rendre un grand service à votre enfant est faisant que son âme ait un luth bien monté et sans défaut, dont les cordes ne seront ni détendues par la paresse, ni aigres par la colère, ni rauques par l'ivresse. Car ces passions nous sont inculquées souvent par l'éducation et le genre de nourriture. [38,210] (Fabulla) J'accepte votre avis, mais j'attends comment vous défendrez Aristote. [38,211] (Eutrapèle) Il a décrit en général l'âme qui respire, qui vit et qui sent. L'âme donne la vie, mais tout ce qui vit n'est pas pour cela un animal. Les arbres vivent, vieillissent et meurent; mais ils ne sentent pas, bien que quelques philosophes leur attribuent un sentiment stupide. Dans les madrépores le sentiment se trouve rarement ; l'éponge en est douée, au dire de ceux qui l'arrachent; il existe dans les arbres, si l'on en croit les bûcherons. Ils prétendent que si l'on frappe avec la main le tronc de l'arbre que l'on veut abattre, comme font ordinairement les bûcherons, il se coupe plus difficilement, resserré qu'il est par la crainte. Tout ce qui vit et sent est animal. Mais rien n'empêche de végéter sans sentir, comme les champignons, les bettes et les choux. [38,212] (Fabulla) Puisque ces choses vivent et sentent tant bien que mal, et qu'elles se meuvent en grandissant, pourquoi ne pas les juger dignes du nom d'animal? [38,213] (Eutrapèle) Nos ancêtres ne l'ont pas voulu, et nous ne devons pas nous écarter de leur manière de voir; d'ailleurs ceci est étranger à la question qui nous occupe. [38,214] (Fabulla) Mais je ne souffrirai pas que l'âme de l'escarbot soit la même que celle de l'homme. [38,215] (Eutrapèle) Elle n'est point la même, ma bonne; mais elles ont ensemble une certaine analogie. Votre âme respire, vit et rend votre corps sensible; l'âme de l'escarbot en fait autant dans son corps. Si l'âme de l'homme agit autrement que celle de l'escarbot, la matière en est en partie la cause. L'escarbot ne chante ni ne parle parce qu'il manque des organes nécéesaires pour cela. [38,216] (Fabulla) Vous dites donc que si l'âme de l'escarbot passait dans le corps de l'homme, elle ferait la même chose que l'âme humaine. [38,217] (Eutrapèle) Non, puisque l'âme d'un ange ne le pourrait même pas, comme je l'ai dit. La seule différence qui existe entre l'ange et l'âme de l'homme, c'est que celle-ci a été créée pour faire mouvoir un corps humain muni d'organes naturels, de même que l'âme d'un escarbot ne peut faire mouvoir que le corps d'un escarbot, tandis que l'ange n'a point été créé pour animer un corps, mais pour comprendre sans organes corporels. [38,218] (Fabulla) L'âme n'a-telle point ce privilège? [38,219] (Eutrapèle) Oui, lorsqu'elle est séparée du corps. [38,220] (Fabulla) Elle ne jouit donc pas de sa liberté tant qu'elle est dans le corps? [38,221] (Eutrapèle) Non, assurément, à moins d'un cas contraire à l'ordre de la nature. [38,222] (Fabulla) Mais, au lieu d'une âme, vous m'en donnez mille, des âmes qui respirent, qui vivent, qui sentent, qui se souviennent, qui veulent, qui se fâchent, qui convoitent. J'en avais assez d'une. [38,223] (Eutrapèle) Ce sont les actes divers de la même âme qui emprunte d'eux différents noms. [38,224] (Fabulla) Je ne comprends pas bien ce que vous dites. [38,225] (Eutrapèle) Je vais vous le faire comprendre. Dans la chambre à coucher vous êtes épouse, dans l'atelier tapissière, dans la boutique marchande de tapisseries, dans la cuisine cuisinière, avec vos valets et vos servantes maîtresse, avec vos enfants mère; vous êtes pourtant tout cela dans la même maison. [38,226] (Fabulla) Votre raisonnement, je l'avoue, est d'une simplicité remarquable. L'âme est donc dans le corps ce que je suis dans la maison? [38,227] (Eutrapèle) Oui. [38,228] (Fabulla) Cependant, quand je travaille dans l'atelier, je ne suis pas dans la cuisine. [38,229] (Eutrapèle) Aussi n'êtes-vous pas seulement une âme, mais une âme enveloppée d'un corps, et un corps ne peut pas être à la fois dans plusieurs. endroits. L'âme, étant une forme simple, existe dans tout le corps, de telle sorte qu'elle est tout entière dans chaque partie du corps, quoique son rôle ne soit pas le même dans toutes les parties et qu'elle y exerce une impression différente. Elle pense et se souvient avec le cerveau, elle se fâche avec le coeur, elle convoite avec le foie, elle entend avec les oreilles, elle voit avec les yeux, elle flaire avec le nez, elle goûte avec le palais et la langue, elle sent avec toutes les parties du corps qui sont pourvues de nerfs: car elle ne sont pas avec les cheveux ni avec les extrémités des ongles; le poumon, le foie, et peut-être la rate, par eux mêmes ne sentent pas. [38,230] (Fabulla) Par conséquent dans certaines parties elle ne fait qu'animer et vivifier. [38,231] (Eutrapèle) C'est probable. [38,232] (Fabulla) Si l'âme opère tout cela dans l'homme, il s'ensuit que dès que le foetus commence à croître dans la ventre de sa mère, ce qui est signe de vie, il sent et comprend tout à la fois, à moins que l'homme n'ait d'abord plusieurs âmes, qui disparaissent ensuite pour laisser tout faire à une seule. De cette façon l'homme serait d'abord plante, ensuite animal, enfin homme. [38,233] (Eutrapèle) Ce que vous dites ne paraîtrait peut-être pas absurde à Aristote. Pour nous, il est plus probable que l'âme raisonnable a été donnée à l'homme en même temps que la vie, mais que, comme un petit feu plongé dans une matière trop humide, elle ne peut pas encore développer son énergie. [38,234] (Fabulla) L'âme est donc attachée au corps qu'elle fait mouvoir? [38,235] (Eutrapèle) Comme la tortue est attachée à la maison qu'elle porte avec elle. [38,236] (Fabulla) Il est vrai que la tortue fait mouvoir sa maison, mais en se faisant mouvoir avec elle; comme le pilote dirige son vaisseau où il veut, mais en étant lui-même mis en mouvement avec le vaisseau. [38,237] (Eutrapèle) Ou plutôt comme l'écureuil fait tourner la roue de sa cage, en tournant lui-même. [38,238] (Fabulla) Ainsi l'âme impressionne le corps et en en à son tour impressionnée? [38,239] (Eutrapèle) Oui, en ce qui touche les opérations. [38,240] (Fabulla) Donc, sous le rapport de la nature, l'âme d'un fou est semblable à l'âme de Salomon? [38,241] (Eutrapèle) Ce n'est pas mal raisonner. [38,242] (Fabulla) Conséquemment les anges sont égaux, puisqu'ils sont dépourvus de la matière qui, comme vous le dites, produit l'inégalité. [38,243] (Eutrapèle) Voilà assez de philosophie. Laissons les théologiens se morfondre sur ces questions; pour nous, reprenons notre sujet. Si vous voulez être tout à fait mère, soignez le petit corps de votre enfant, afin qu'il ait des organes bons et souples, une fois que le petit feu de son intelligence se sera dégagé des vapeurs qui l'offusquent. Chaque fois que vous entendez votre enfant crier, soyez sûre qu'il vous demande quelque chose. En voyant sur votre poitrine ces deux fontaines gonflées de lait qui coulent d'elles-mêmes, sachez que la nature vous rappelle votre devoir. Autrement, quand votre enfant essayera de parler et qu'avec un doux bégayement il vous appellera maman, de quel front entendrez-vous cela de lui, à qui vous aurez refusé votre mamelle et que vous aurez renvoyé à une mamelle de louage, comme si vous l'exposiez à une chèvre ou à une brebis? Quand il pourra parler, si au lieu de mère il vous appelait demi-mère, que diriez-vous? Vous prendriez la verge sana doute. Cependant celle qui refuse de nourrir son fruit est à peine une demi-mère. Le premier devoir de la maternité est la nutrition de l'enfant. Il ne se nourrit pas seulement de lait, mais de l'arome du corps maternel; il cherche cette liqueur familière et connue qu'il a humée dans le sein de sa mère et qui l'a fait croître. Pour moi, je suis convaincu que la nature du lait gâte le caractère des enfants, de même que dont les fruits et les plantes le suc de la terre change la qualité de ce qu'il nourrit. Croyez-vous que ce soit pour rien que l'on dit communément : "Il a sucé la méchanceté avec le lait de sa nourrice"? Ce n'est pas non plus sans raison que les Grecs disent, en parlant d'une personne mal nourrie : "A la façon des nourrices", car elles mettent un peu de manger dans la bouche de l'enfant et en avalent la plus grande partie. Ce n'est point être mère que de se séparer de son enfant aussitôt né; c'est avorter et non enfanter. C'est à de telles femmes que s'applique l'étymologie du mot g-mehtehr qui, suivant les Grecs, vient de g-meh g-tehrein, qui veut dire ne point garder. Car donner une nourrice de louage à un enfant encore chaud du ventre de sa mère, c'est comme si on l'exposait. [38,244] (Fabulla) Je serais de votre avis si nous n'avions choisi une femme qui ne laisse rien à désirer. [38,245] (Eutrapèle) Admettons qu'il importe peu quel lait boive l'enfant, quelle salive mêlée aux aliments il absorbe; admettons que vous ayez rencontré une nourrice comme on n'en voit pas; croyez-vous qu'il y en ait une qui puisse, comme la mère, dévorer tous les ennuis attachés au soin d'élever : les ordures, l'assiduité, les vagissements, les maladies, une vigilance de tous les instants? S'il en est une qui aime autant qu'une mère, elle soignera l'enfant comme une mère. Il arrivers même que votre fils vous aimera moins, son amour naturel étant partagé entre deux mères, et que de votre côté vous n'aurez plus la même tendresse pour votre fils, qui en grandissant sera moins empressé à vous obéir, et que vous lui témoignerez un intérêt moins vif en reconnaissant peut-être sa nourrice dans ses manières. La première condition pour apprendre, c'est une affection réciproque entre le maître et le disciple. Si donc votre fils n'a rien perdu de la tendresse qu'il vous doit, vous lui inculquerez plus aisément les préceptes de morale. Pour cela une mère a beaucoup d'influence, car elle manie une matière extrêmement molle et souple. [38,246] (Fabulla) A ce que je vois, être mère n'est pas chose aussi facile qu'on se l'imagine communément. [38,247] (Eutrapèle) Si vous ne m'en croyez pas, écoutez saint Paul qui, en parlant de la femme, dit hautement : "Elle sera sauvée par la génération des enfants". [38,248] (Fabulla) Il suffit donc d'accoucher pour être sauvée. [38,249] (Eutrapèle) Du tout. Il ajoute: "Si les enfants ont persisté dans la foi". Vous n'avez pas accompli vos devoirs de mère tant que vous n'aurez point façonné par une bonne éducation le corps tendre de votre fils et son esprit non moins délicat. [38,250] (Fabulla) Mais il ne dépend pas des mères que leurs enfants persévèrent dans la piété. [38,251] (Eutrapèle) Peut-être; mais des leçons vigilantes ont tant de force que saint Paul croit qu'il faut s'en prendre aux mères si leurs fils s'écartent des bonnes moeurs. Enfin, si vous faites tout ce qui dépend de vous, Dieu joindra son secours à votre diligence. [38,252] (Fabulla) Votre discours m'a persuadée, mon cher Eutropèle; tâchez de persuader également les parents et mon mari. [38,253] (Eutrapèle) Je réponds du succès pourvu que vous m'aidiez de votre suffrage. [38,254] (Fabulla) Je vous le promets. [38,255] (Eutrapèle) Mais peut-on voir le poupon ? [38,256] (Fabulla) Très volontiers. Hé ! Syrisca, appelle la nourrice avec l'enfant. [38,257] (Eutrapèle) Cet enfant est fort joli. On dit communément qu'il faut faire grâce au coup d'essai; mais du premier coup vous avez atteint la perfection de l'art: [38,258] (Fabulla) Ce n'est pas une sculpture qui a besoin d'art. [38,259] (Eutrapèle) Non, c'est une statuette fondue. Quoi qu'il en soit, elle est admirablement réussie; je souhaite que vous réussissiez aussi bien dans vos figures de tapisserie. [38,260] (Fabulla) Vous, au contraire, vous peignez mieux que vous n'engendrez. [38,261] (Eutrapèle) C'est ainsi que la nature a voulu perpétuer les ressemblances. Comme elle est attentive à ce que rien ne périsse ! Elle a reproduit deux personnes en une : le nez et les yeux rappellent le père; le front et le menton représentent la mère. Pourriez-vous confier à la foi d'autrui un objet si cher ? Celles qui osent le faire me paraissent doublement cruelles. Elles n'agissent pas seulement au préjudice de l'enfant qu'elles éloignent, mais à leur propre détriment; parce que leur lait, détourné de son cours, se gâte et produit souvent des maladies dangereuses. Il en résulte que, pour ménager la beauté d'une seule personne, elles risquent la vie de deux, et que, pour éviter une vieillesse précoce, elles courent à une mort prématurée. Quel nom a-t-on donné à l'enfant ? [38,262] (Fabulla) Corneille. [38,263] (Eutrapèle) C'était le nom de son aïeul paternel. Dieu veuille qu'il ressemble aussi par se conduite à cet homme si vertueux ! [38,264] (Fabulla) Nous ferons pour cela tout ce qui dépendra de nous. Mais, voyons, mon cher Eutrapèle, je vous prie instamment d'une chose. [38,265] (Eutrapèle) Regardez-moi plutôt comme votre esclave; commandez, et vous serez obéie. [38,266] (Fabulla) Eh bien, je ne vous affranchirai pas que vous n'ayez mis le comble au service que vous me rendez. [38,267] (Eutrapèle) Comment cela? [38,268] (Fabulla) En m'indiquant d'abord par quels moyens je puis procurer à mon enfant une bonne santé; puis, quand il sera plus fort, par quelle méthode il faudra former sa jeune âme à la piété. [38,269] (Eutrapèle) Je le ferai volontiers, autant que j'en suis capable, mais à la prochaine entrevue; maintenant je vais plaider auprès de votre mari et de vos parents. [38,270] (Fabulla) Je souhaite que vous soyez persuasif.