[23,0] COLLOQUE XXIII. LE MENTEUR ET LE VÉRIDIQUE. [23,1] {Le VÉRIDIQUE} Où récoltez-vous tous ces mensonges? {Le MENTEUR} Où l'araignée prend-elle ses fils? {Le VÉRIDIQUE} Ce n'est donc point à l'art, mais à la nature que vous les devez. {Le MENTEUR} La nature a fourni le germe; l'art et l'habitude l'ont fait fructifier. {Le VÉRIDIQUE} Ne rougissez-vous pas? {Le MENTEUR} Pas plus que le coucou ne rougit de son chant. {Le VÉRIDIQUE} Mais il dépend de vous de changer le vôtre. La langue n'a été donnée à l'homme que pour dire la vérité. {Le MENTEUR} Non, pour dire ce qui est avantageux. Or il n'est pas toujours bon de dire la vérité. {Le VÉRIDIQUE} De cette manière, Il est quelquefois avantageux d'avoir les mains crochues, et le proverbe atteste que ce vice est parent du vôtre. {Le MENTEUR} Cu deux vices s'appuient sur des autorités respectables. L'un a pour lui Ulysse, tant loué par Homère; l'autre le dieu Mercure, si l'on en croit les poètes. {Le VÉRIDIQUE} Pourquoi donc exècre-t-on généralement les menteurs, et pend-on les voleurs au gibet? {Le MENTEUR} Ce n'est point parce qu'ils mentent ou qu'ils volent, mais parce qu'ils ne savent ni mentir ni voler, soit défaut de nature, soit insuffisance de talent. {Le VÉRIDIQUE} Existe-t-il un écrivain qui ait enseigné l'art de mentir? {Le MENTEUR} Vos rhéteurs ont démontré une bonne partie de cet art. {Le VÉRIDIQUE} Ils enseignent pourtant l'art de bien dire. {Le MENTEUR} Oui, mais bien dire consiste en grande partie à bien mentir. {Le VÉRIDIQUE} Qu'est-ce que c'est que bien mentir? {Le MENTEUR} Voulez-vous que je le définisse? {Le VÉRIDIQUE} Oui. {Le MENTEUR} C'est mentir de telle sorte qu'on y gagne et qu'on ne soit pas pris sur le fait. {Le VÉRIDIQUE} Mais tous les jours on en prend mille sur le fait. {Le MENTEUR} Ceux-là ne sont pas des artistes consommés. {Le VÉRIDIQUE} Vous êtes donc, vous, un artiste consommé? {Le MENTEUR} Peu s'en faut. {Le VÉRIDIQUE} Essayez si vous pourrez me tromper en mentant. {Le MENTEUR} Je pourrais vous tromper vous-même, excellent homme, si je voulais. {Le VÉRIDIQUE} Dites-moi donc un mensonge. {Le MENTEUR} Mais je vous l'ai dit. Vous ne vous en êtes pas aperçu ? {Le VÉRIDIQUE} Non. {Le MENTEUR} Eh bien! faites attention. Je vais commencer à mentir. {Le VÉRIDIQUE} Je suis attentif; parlez. {Le MENTEUR} Mais je viens de mentir une seconde fois sans que vous vous en doutiez. {Le VÉRIDIQUE} En vérité, je n'ai point encore entendu de mensonge. {Le MENTEUR} Vous l'auriez entendu si vous étiez versé dans l'art. {Le VÉRIDIQUE} Expliquez-le-moi donc. {Le MENTEUR} D'abord, je vous ai appelé excellent homme. N'est-ce point là un fameux mensonge, puisque vous n'êtes pas même bon, et que, fussiez-vous bon, on ne pourrait pas vous dire excellent, attendu qu'il y a une masse de gens meilleurs que vous. {Le VÉRIDIQUE} Sur ce point, vous m'avez complétement trompé. {Le MENTEUR} Essayez maintenant si vous pourrez deviner par vous-même l'autre mensonge. {Le VÉRIDIQUE} Je ne peux pas. {Le MENTEUR} Je ne retrouve plus ici l'intelligence dont vous faites preuve ailleurs. {Le VÉRIDIQUE} Je le confesse; montrez-le moi. {Le MENTEUR} Quand je vous ai dit : Je vais commencer à mentir, ne mentais-je pas grandement, puisque je suis accoutumé au mensonge depuis tant d'années, et qu'un instant avant de vous dire cela j'avais menti? {Le VÉRIDIQUE} Le tour est merveilleux. {Le MENTEUR} Maintenant que vous êtes averti, dressez l'oreille, afin de deviner mon mensonge. {Le VÉRIDIQUE} Je dresse l'oreille; parlez. {Le MENTEUR} C'est fait, et vous avez imité mon mensonge. {Le VÉRIDIQUE} Vous voudriez me persuader que je n'ai ni yeux ni oreilles. {Le MENTEUR} Puisque les oreilles de l'homme sont immobiles et ne peuvent ni se dresser ni se baisser, j'ai menti en vous disant de dresser l'oreille. {Le VÉRIDIQUE} Le vie humaine est pleine de semblables mensonges. {Le MENTEUR} Pas seulement de semblables, mon bon ami. Ceux-là sont des. badinages; il y en a d'autres qui enrichissent. {Le VÉRIDIQUE} Le gain du mensonge est plus honteux que celui de l'urine. {Le MENTEUR} C'est vrai, je le répète, mais pour ceux qui ne connaissent point l'art de mentir. {Le VÉRIDIQUE} Vous possédez donc cet art à fond? {Le MENTEUR} Il ne serait pas juste que je vous l'enseignasse gratuitement; payez et vous le saurez. {Le VÉRIDIQUE} Je n'achète point les mauvais arts. {Le MENTEUR} Donnez-vous donc votre bien gratuitement? {Le VÉRIDIQUE} Je ne suis pas si fou. {Le MENTEUR} Eh bien, je retire de mon art des avantages plus assurés que vous n'en retirez de votre bien. {Le VÉRIDIQUE} Gardez pour vous votre art; montrez-m'en seulement un échantillon qui me prouve que ce que vous dites n'est pas absolument faux. {Le MENTEUR} En voici un échantillon. Je fais des affaires avec beaucoup de gens; j'achète, je vends, je reçois, j'emprunte, j'accepte des dépôts. {Le VÉRIDIQUE} Après? {Le MENTEUR} Je m'attache surtout à tromper ceux qui ne me prendront pas aisément sur le fait. {Le VÉRIDIQUE} Lesquels? {Le MENTEUR} Les sots, les oublieux, les insouciants, les absents et les morts. {Le VÉRIDIQUE} II est certain que les morts ne vous convaincront pas de faux. {Le MENTEUR} S} je vends quelque chose à crédit, je l'inscris soigneusement sur mon livre de comptes. {Le VÉRIDIQUE} Ensuite? {Le MENTEUR} Quand il s'agit de payer, je réclame à l'acheteur plus qu'il n'a reçu. Si celui-ci est oublieux ou insouciant, c'est pour moi un bénéfice réel. {Le VÉRIDIQUE} Mais s'il le remarque? {Le MENTEUR} Je lui présente mon livre de comptes. {Le VÉRIDIQUE} Mais s'il vous montre ou s'il vous prouve qu'il n'a point reçu ce que vous lui réclamez? {Le MENTEUR} Je proteste tant que je peux, car, dans cet art, la honte est tout à fait inutile. Enfin, en dernière ressource, j'imagine un expédient. {Le VÉRIDIQUE} Mais si vous êtes pris en flagrant délit ? {Le MENTEUR} Rien n'est plus facile : mon serviteur s'est trompé, ou la mémoire m'a fait défaut. Le secret est de mêler plusieurs comptes ensemble; on trompe ainsi plus aisément. Par exemple, il y a certains articles effacés parce qu'on à payé; il y en a d'autres pour lesquels on n'a rien donné; je mêle tout cela dans les derniers mémoires, comme si je n'avais rien effacé. Au moment de régler, nous contestons, mais je l'emporte le plus souvent, dussé-je employer le parjure. Un autre secret de mon art consiste à choisir pour régler le moment où le débiteur part en voyage et se trouve pris au dépourvu, car, pour moi, je suis toujours prêt. Me confie-t-on un dépôt, je le garde secrètement chez moi et ne le rends pas. Il se passe bien du temps avant que le destinataire vienne à le savoir. Enfin, si je ne puis nier, je dis que je l'ai perdu, ou je soutiens avoir envoyé ce que je n'ai point envoyé; j'accuse les rouliers. En dernier lieu, si je ne puis pas éviter de rendre le dépôt, je le rends entamé. {Le VÉRIDIQUE} Voilà un bel art, en vérité! {Le MENTEUR} Quelquefois, si je puis, je reçois deux fois le payement de la même dette, premièrement chez moi, ensuite là où je vais, et je suis partout. En attendant le temps amène l'oubli, les comptes se brouillent, quelqu'un meurt ou entreprend un long voyage; au pis aller, je me suis du moins servi de l'argent d'autrui. J'engage quelques personnes à favoriser mes mensonges en ayant l'air de les obliger, mais toujours aux dépens d'autrui; de ma bourse je ne donnerais pas un liard à ma mère. Bien que chaque objet ne rapporte qu'un petit bénéfice, la quantité (car, comme je vous l'ai dit, je me mêle de beaucoup de choses) produit un monceau qui n'est point à dédaigner. Mais pour ne pas être pris, entre mille ruses voici la meilleure : j'intercepte toutes les lettres que je puis, je les ouvre et je les lis. Si j'y trouve quelque chose qui puisse me nuire, je les garde, ou si je les rends, je les rends en temps utile. De plus, par mes mensonges, je sème la division entre des gens qui sont très éloignés. {Le VÉRIDIQUE} Dans quel but? {Le MENTEUR} Dans un double but. Premièrement, si l'on n'exécute pas la promesse que j'ai faite au nom d'un autre et pour laquelle j'ai même reçu un présent, car je vends cher cette fumée-là, je rejette la faute sur tel ou tel. {Le VÉRIDIQUE} Mais si celui-ci nie? {Le MENTEUR} Il est trop éloigné; il demeure par exemple à Bâle,, et c'est en Angleterre que je fais la promesse. En second lieu; grâce à la mésintelligence que j'ai fait naître, aucun des deux n'ajoute foi à l'autre s'il vient à m'accuser. Voilà un échantillon de mon art. {Le VÉRIDIQUE} Nous autres, gens simples, qui appeIons une figue une figue et une barque une barque, noua avons coutume de nommer cet art-là un vol. {Le MENTEUR} Que voua connaissez peu le droit romain! Est-ce qu'il est permis d'intenter une action pour vol à celui qui a supprimé un dépôt, nié une dette ou commis autres tromperies de ce genre? {Le VÉRIDIQUE} Cela devrait être permis. {Le MENTEUR} Admirez donc notre prudence. Nous gagnons plus ou, du moins, autant que les voleurs, et nous ne courons aucun risque. {Le VÉRIDIQUE} Allez au diable avec vos fourberies et vos mensonges, car je ne veux pas vous dire adieu. {Le MENTEUR} Et vous, enragez avec votre vérité couverte de haillons. Moi, en attendant, je vivrai agréablement avec mes vols et mes mensonges, sous le patronage d'Ulysse et de Mercure.