[11,0] XI. LA PIÉTÉ DE L'ENFANCE ÉRASME, GASPARD. [11,1] (Érasme) D'où venez-vous? de la taverne? [11,2] (Gaspard) Ah ! que dites-vous là? [11,3] (Érasme) Du jeu de paume? [11,4] (Gaspard) Non plus. [11,5] (Érasme) Du cabaret? [11,6] (Gaspard) Nullement. [11,7] (Érasme) Puisque je ne parviens pas à deviner, dites-le vous-mème? [11,8] (Gaspard) Je viens de l'église de Notrs-Dame. [11,9] (Érasme) Qu'aviez-vous à faire là? [11,10] (Gaspard) J'ai présenté mes hommages a quelques personnes. [11,11] (Érasme) A qui? [11,12] (Gaspard) Au Christ et à des saints. [11,13] (Érasme) Vous êtes trop dévot pour votre âge. [11,14] (Gaspard) Du tout; la dévotion convient à tous les âges. [11,15] (Érasme) Si j'avais envie d'être dévot j'endosserais le froc. [11,16] (Gaspard) Et moi j'en ferais de même si le froc procurait autant de piété que de chaleur. [11,17] (Érasme) On, dit vulgairement que les enfants qui sont des anges deviennent des démons en vieillissant. [11,18] (Gaspard) Ce dicton, selon moi, a été forgé par un démon. Je crois, au contraire, qu'il n'y a de vieillard véritablement pieux que celui qui a pris cette habitude dès son jeune âge. Rien ne se retient mieux que ce qu'on apprend dès l'enfance. [11,19] (Érasme) Qu'est-ce donc que la religion? [11,20] (Gaspard) C'est le culte pur que l'on rend à la divinité et l'observation de ses commandements. [11,21] (Érasme) Quels sont ces commandements? [11,22] (Gaspard) L'énumération en serait longue; mais, pour abréger, la religion consiste en quatre choses. [11,23] (Érasme) Savoir? [11,24] (Gaspard) Premièrement, à concevoir une idée juste et pieuse de Dieu et des Saintes Écritures; à ne pas seulement craindre Dieu comme un maître, mais encore à l'aimer de toute notre âme, comme le père le plus bienfaisant; secondement, à conserver précieusement notre innocence, c'est-à-dire à ne faire de tort à personne; troisièmement, à pratiquer la charité, c'est-à-dire à faire du bien à tout le monde autant que possible; quatrièmement, à s'armer de patience. Elle nous aide à supporter avec résignation le mal que l'on nous fait, lorsque nous ne pouvons y remédier; à ne point nous venger et à ne point rendre le mal pour le mal. [11,25] (Érasme) Certes, vous êtes un bon prédicateur. Mais pratiquez-vous ce que vous enseignez? [11,26] (Gaspard) Je tâche de le faire aussi virilement que je puis. [11,27] (Érasme) Comment pouvez-vous le faire virilement, puisque vous n'êtes qu'un enfant? [11,28] (Gaspard) J'y travaille de toutes mes forces, et je fais chaque jour mon examen. Je relève toutes les fautes que j'ai commises: ceci était inconvenant, cette parole était offensante, cet acte était irréfléchi; il fallait taire ceci, il ne fallait pas oublier cela. [11,29] (Érasme) Quand établissez vous ce compte? [11,30] (Gaspard) Ordinairement le soir, ou quand j'ai le temps. [11,31] (Érasme) Mais, voyons, dites-moi, quelles sont vos occupations pendant toute la journée? [11,32] (Gaspard) Je ne cacherai rien à un ami aussi sincère. Le matin, dès que je me réveille (ce qui arrive ordinairement sur les cinq ou six heures), je fais le signe de la croix avec mon pouce sur mon front et sur ma poitrine. [11,33] (Érasme) Ensuite? [11,34] (Gaspard) Je commence ma journée au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. [11,35] (Érasme) C'est pieusement fait. [11,36] (Gaspard) Ensuite je fais une courte prière au Christ. [11,37] (Érasme) Que lui dites-vous? [11,38] (Gaspard) Je lui rends grâce de m'avoir accordé une bonne nuit, et je le prie de me continuer ses faveurs pendant toute cette journée, pour sa gloire et pour la salut de mon âme. Comme il est la vraie lumière qui ne connaît point de couchant, le soleil éternel qui vivifie, entretient et réjouit tout, je le prie d'éclairer mon intelligence afin que je ne me heurte contre aucun péché, et que, sous sa conduite, j'arrive à la vie éternelle. [11,39] (Érasme) Voilà une journée qui ne commence pas sous de mauvais auspices. [11,40] (Gaspard) Puis, lorsque j'ai salué mon père et ma mère, que je dois le plus aimer après Dieu, je vais au collége quand il est temps, en faisant en sorte de passer par une église. [11,41] (Érasme) Qu'y faites-vous? [11,42] (Gaspard) J'adresse encore une courte salutation à Jésus, aux saints et aux saintes, mais particulièrement à la Vierge Mère et à mes patrons. [11,43] (Érasme) Certes, je vois que vous avez lu avec soin le mot de Caton : "Saluez volontiers". N'était-ce pas assez d'avoir fait une salutation le matin sans recommencer un moment après. Ne craignez vous pas d'être importun par excès de zèle? [11,44] (Gaspard) Dieu aime qu'on l'invoque souvent. [11,45] (Érasme) Mais il est sot de parler à quelqu'un que l'on ne voit pas. [11,46] (Gaspard) Je ne vois pas non plus cette partie de mon étre avec laquelle je lui parle. [11,47] (Érasme) Qu'elle est-elle? [11,48] (Gaspard) L'âme. [11,49] (Érasme) Mais ce s'est pas la peine de saluer quelqu'un qui ne répond point à votre salut. [11,50] (Gaspard) Il y répond fréquemment par un souffle mystérieux. D'ailleurs celui qui accorde ce qu'on lui demande rand d'abondantes salutations. [11,51] (Érasme) Que lui demandez-vous donc? Car je vois que vos salutations sont aussi intéressées que celles des mendiants. [11,52] (Gaspard) Oui, vous ne vous trompez pas. Je le prie, lui, qui, a l'âge de douze ans, assis dans le Temple, enseigna les docteurs eux-mêmes; lui à qui son père, par une voix partie du ciel, donna le pouvoir d'enseigner le genre humain, en disant: "Voilà mon fils bien-aimé, en qui j'ai mis toutes mes complaisance, écoutez-le"; lui qui est la sagesse éternelle du Père tout puissant, je le prie de daigner éclairer mon intelligence pour apprendre les belles-lettres, afin de m'en servir pour sa gloire. [11,53] (Érasme) Quels sont vos patrons? [11,54] (Gaspard) Parmi les apôtres, saint Paul; parmi les martyrs, saint Cyprien; parmi les docteurs, saint Jérôme; et parmi les vierges, sainte Agnès. [11,55] (Érasme) Qui vous les a procurés? Est-ce le choix ou le hasard? [11,56] (Gaspard) Je les tiens du hasard. [11,57] (Érasme) Ne faites-vous que les saluer? Ne leur mendiez-vous pas aussi quelque chose? [11,58] (Gaspard) Je les prie de me recommander au Christ par leurs suffrages, et de faire qu'il m'accorde la grâce d'entrer un jour dans leur compagnie. [11,59] (Érasme) Certes, vous ne leur demandez pas peu de chose. Et après cela? [11,60] (Gaspard) Je me hâte d'aller en classe, et je travaille à mes devoirs de toute mon âme. J'implore le secours du Christ, persuadé que sans son assistance notre travail est nul; j'étudie, sachant qu'il ne vient en aide qu'à celui qui travaille avec ardeur. Je fais tout mon possible pour ne mériter aucune punition, et pour ne point offenser en parole ou en action mon maître ni mes camarades. [11,61] (Érasme) C'est fort bien pensé. [11,62] (Gaspard) En sortant de class, je retourne vite à la maison, et, si je puis, je passe encore par une église pour y faire de nouveau au Christ une courte salutation. Si j'ai quelque devoir à remplir pour mes parents, je le fais. Si j'ai du temps de reste, je répète, tout seul ou avec un camarade, ce qu'on a expliqué en classe. [11,63] (Érasme) Vous êtes bien avare de votre temps. [11,64] (Gaspard) Il n'est pas étonnant que je sois avare d'une chose aussi précieuse qu'irréparable. [11,65] (Érasme) Cependant Hésiode enseigne qu'il faut ménager quand on est au milieu, qu'au commencement il est trop tôt pour le faire, et qu'à la fin il est trop tard. [11,66] (Gaspard) Hésiode a raison de parler ainsi du vin; mais il n'est point mal à propos de ménager le temps. Si l'on ne touche pas au tonneau, il ne s'épuise point, tandis que te temps s'écoule toujours, soit que l'on dorme, soit que l'on veille. [11,67] (Érasme) C'est vrai. Que faites-vous ensuite? [11,68] (Gaspard) Quand j'ai mis le couvert pour mes parents; je récite le bénédicité, puis je les sers pendant le repas, en attendant qu'on m'invite à déjeuner à mon tour. Les grâces dites, si j'ai le temps, je me récrée en jouant avec mea camarades à un jeu honnête jusqu'à ce que l'heure me rappelle du jeu à la classe. [11,69] (Érasme) Saluez-vous encore Jésus? [11,70] (Gaspard) Je le salue si je puis. Si le temps me manque, ou si les circonstances ne le permettent pas, en passant devant l'église je le salue par la pensée. Rentré au collège je travaille à mes devoirs de toutes mes forces. De retour à la maison, je fais la même chose qu'avant le déjeuner. Aprés le souper, je me distrais par des lectures agréables, ensuite, après avoir souhaité une bonne nuit à mes parents et à toute la maison, je regagne de bonne heure mon nid. Là, je me mets à genoux devant mon lit et j'examine, comme je vous l'ai dit, l'emploi que j'ai fait de ma journée. Si j'ai commis une faute grave, j'implore la clémence du Christ pour me pardonner et je promets de me corriger; si je n'ai rien à me reprocher, je rends grâces à sa bonté de m'avoir préservé de tout péché. Ensuite je me recommande à lui de toute mon âme en le priant de me garantir des embûches de l'esprit malin et des rêves impurs. Ceci fait, je me mets au lit en faisant le signe de la croix sur mon front et sur ma poitrine, et je m'arrange pour dormir. [11,71] (Érasme) Comment vous arrangez-vous? [11,72] (Gaspard) Je ne me couche ni sur le ventre ni sur le dos; je m'appuye tout d'abord sur le côté droit, les bras croisés en sautoir de manière à munir ma poitrine du signe de la croix, la main droite placée sur l'épaule gauche, et la main gauche sur l'épaule droite. Je dors ainsi agréablement jusqu'à ce que je m'éveille de moi-même ou que l'on me réveille. [11,73] (Érasme) Vous êtes un petit saint en agissant ainsi. [11,74] (Gaspard) C'est vous qui êtes un petit sot en parlant de la sorte. [11,75] (Érasme) Je loue votre manière de vivre, que je voudrais pouvoir imiter. [11,76] (Gaspard) Il suffit de le vouloir. Quand vous en aurez contracté l'habitude pendant quelques mois, vous y prendrez goût tant cela vous deviendra naturel. [11,77] (Érasme) Mais vous ne me dites rien des offices. [11,78] (Gaspard) Je n'y manque jamais, surtout les jours de fête. [11,79] (Érasme) Comment vous y comportez-vous? [11,80] (Gaspard) Avant tout j'examine d'abord si mon âme a été souillée par la tache du péché. [11,81] (Érasme) Et si cela est, que faites-vous? Vous éloignez-vous de l'autel? [11,82] (Gaspard) Je ne m'en éloigne pas de corps, mais d'esprit; m'en tenant en quelque sorte à une grande distance, et n'osant lever les yeux vers Dieu le père que j'ai offensé, je me frappe la poitrine en disant avec le Publicain de l'Évangile : "Seigneur, soyez-moi propice, car j'ai péché". Ensuite, si je m'aperçois que j'ai offensé quelqu'un, je m'empresse de l'apaiser sur-le-champ s'il se peut, sinon je prends la résolution de me réconcilier avec mon prochain le plus tôt qu'il me sera possible. Si quelqu'un m'a offensé, je renonce à la vengeance et je fais en sorte que l'offenseur reconnaisse sa faute et s'en repente; si je n'y parviens pas, je laisse à Dieu toute vengeance. [11,83] (Érasme) Cela est dur. [11,84] (Gaspard) Est-il dur de pardonner une faute légère à votre frère qui a il souvent à vous pardonner, quand le Christ nous a pardonné une fois toutes nos fautes et nous les pardonne journellement! Ce n'est point là de la générosité pour le prochain, c'est de l'usure envers Dieu, de même que si un esclave abandonnait trois drachmes à l'un de tes camarades à condition que son maître lui accordât dix talents. [11,85] (Érasme) Vous raisonnez à merveille, reste à savoir si ce que vous dites est certain, [11,86] (Gaspard) Exigez-vous quelque chose de plus certain que la parole de l'Évangile? [11,87] (Érasme) Ce ne serait pas juste. Mais il y a des gens qui ne se croiraient pas chrétiens s'ils n'entendaient tous les jours ce qu'on appelle la messe. [11,88] (Gaspard) Je suis loin de condamner cette habitude, surtout chez ceux qui ont beaucoup de loisir et qui emploient tout leur temps à des occupations profanes. Seulement je n'approuve pas ceux qui s'imaginent superstitieusement que leur journée se passera mal s'ils ne commencent par entendre la messe; à peine sortis de l'église, ils s'en vont trafiquer, piller, intriguer; et tous les succès qu'ils obtiennent par les moyens les plus détestables, ils les imputent à la messe. [11,89] (Érasme) Y a-t-il des gens aussi fous que cela? [11,90] (Gaspard) La majeure partie du genre humain. [11,91] (Érasme) Revenez maintenant à l'office. [11,92] (Gaspard) Si je puis, je me tiens près de l'autel où l'on officie afin de pouvoir entendre ce que récite le prêtre, principalement l'Épîre et l'Évangile. Je tâche de recueillir un passage que je grave dans me mémoire et que je rumine en moi-même quelque temps. [11,93] (Érasme) Vous ne pries donc pas? [11,94] (Gaspard) Je prie, mais par la pensée plutôt que par le bruit des lèvres. D'après ce que récite le prêtre je saisis l'occasion de prier. [11,95] (Érasme) Expliquez-vous mieux, je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire. [11,96] (Gaspard) Voici. Supposez qu'on récite l'Epître : "Purifiez-vous du vieux levain, afin que vous soyez une pâte toute nouvelle comme vous êtes vraiment des pains azymes". A ces mots, je parle ainsi en moi-même au Christ: "Plût à Dieu que je fusse véritablement un pain azyme pur de tout levain de méchanceté! Vous, Seigneur Jésus, qui seul êtes pur et exempt de toute méchanceté, accordez-moi de me dépouiller tous les jours de plus en plus du vieux levain". Puis; si par hasard on lit l'Évangile du semeur, je me dis intérieurement : "Heureux l'homme qui a le mérite d'être une bonne terre !" Et je prie celui sans la grâce duquel il n y a rien de bon de faire par sa bonté que ma terre peu fertile devienne une bonne terre. Je me borne à ces exemples, car il serait trop long de tout énumérer. Mais si je rencontre un prêtre muet, comme il y en a tant en Allemagne, ou que je ne puisse pas m'approcher de l'autel, je porte ordinairement sur moi un petit livre qui contient l'Évangile et l'Épître du jour, je les récite à voix basse ou je les lis des yeux. [11,97] (Érasme) Je comprends; mais quelles sont vos principales pensées pendant ce temps-là? [11,98] (Gaspard) Je remercie Jésus-Christ de la charité ineffable qui lui a fait racheter par sa mort le genre humain. Je le prie de ne point permettre que son sang sacré ait été répandu en vain pour moi, mais de toujours repaître mon âme de son corps et de vivifier mon esprit de son sang, afin que, grandissant petit à petit dans la pratique de la vertu, je, devienne un digne membre de ce corps mystique qui est 1'Église, et que je ne trahisse jamais cette sainte alliance qu'à la dernière cène, en distribuant le pain et en présentant la coupe, il a conclue avec ses disciples choisis, et dans leur personne avec tous ceux qui par le baptême sont entrés en communion avec lui. Si j'éprouve des distractions, je lis quelques psaumes ou d'autres sujets pieux qui empêchent mon esprit de se distraire. [11,99] (Êrasme) N'avez-vous pas fait pour cela un choix de psaumes? [11,100] (Gaspard) Oui, mais je ne me les suis pas imposés au point de ne pas m'en passer s'il me survient une pensée qui me réconforte mieux que la lecture de ces psaumes. [11,101] (Érasme) Que pensez-vous de l'obligation du jeûne? [11,102] (Gaspard) Je n'ai rien à démèler avec le jeûne. Saint Jérôme m'a appris qu'il ne fallait pas ruiner sa santé par les jeûnes tant que le corps n'avait point acquis par l'âge une force suffisante. Or je n'ai pas encore dix-sept ans. Toutefois, si j'en sens la nécessité, je déjeune et je dîne sobrement, afin d'être plus apte aux exercices de piété pendant les jours de fête. [11,103] (Érasme) Puisque j'ai commencé, je continuerai mes questions jusqu'au bout. Quelle idée vous faites-vous des sermons? [11,104] (Gaspard) Une idée excellente. J'y vais non moins religieusement qu'à la sainte table. Mais cependant je choisis mes prédicateurs, car il y en a qu'il vaut mieux ne pas entendre. Si j'en rencontre un de ceux-là ou si je n'en rencontre point, j'emploie mon temps à de saintes lectures. Je lis l'Évangile et l'Épîre avec l'explication de saint Chrysostôme, de saint Jérôme ou de tout autre pieux et savant commentateur. [11,105] (Érasme) Mais la parole vivante produit plus d'effet? [11,106] (Gaspard) J'en conviens, et je préfère l'entendre si l'on me donne un prédicateur supportable; mais je ne crois pas ètre complètement privé de prédication en entendant saint Chrysostôme ou saint Jérôme me parler par écrit. [11,107] (Érasme) C'est mon avis. Est-ce que vont aimez la confession? [11,108] (Gaspard) Beaucoup. Je me confesse tous les jours. [11,109] (Érasme) Tous les jours? [11,110] (Gaspard) Oui. [11,111] (Érasme) Il faut donc entretenir un prêtre exprès pour vous. [11,112] (Gaspard) Je me confesse à celui qui seul remet véritablement les péchés et dont le pouvoir est universel. [11,113] (Érasme) A qui donc? [11,114] (Gaspard) Au Christ. [11,115] (Érasme) Croyez-vous que cela suffise? [11,116] (Gaspard) A mon gens, ce agirait suffisant si les princes de l'Église et si l'usage reçu s'en contentaient. [11,117] (Érasme) Quels sont ceux que vous appelez les princes de l'Église? [11,118] (Gaspard) Les pontifes, les évêques, les apôtres. [11,119] (Érasme) Parmi eux comptez-vous le Christ? [11,120] (Gaspard) il occupe incontestablement le premier rang. [11,121] (Érasme) Est-il l'auteur de cet usage de la confession? [11,122] (Gaspard) Il est assurément l'auteur de tout bien. Je laisse aux théologiens à examiner si c'est lui qui a institué la confession telle qu'on la pratique maintenant dans l'Église; pour moi, qui ne suis qu'un enfant et un ignorant, je m'en rapporte au témoignage de mes pères. Cette confession est certainement la meilleure, car il n'est pas facile de se confesser au Christ. On ne se confesse à lui que lorsqu'on déteste du fond du coeur son péché. Si j'ai commis une faute grave, je la lui expose en gémissant, je crie, je pleure, je me lamente, je m'exècre moi-même, j'implore sa miséricorde, et je ne cesse pas que je n'aie senti l'amour du péché disparaître entièrement du fond de mon âme et faire place à un calme et à un contentement qui me garantissent le pardon de mon crime. Quand vient le moment de me présenter à la sainte table du corps et du sang de Notre-Seigneur, je me confesse à un prêtre, mais en peu de mots et en n'énonçant que ce qui me paraît certainement un péché ou ce que j'ai tout lieu de regarder comme tel. Car je ne considère pas comme une impiété, c'est-à-dire un gros péché, ce qui porte atteinte à quelques constitutions humaines, à moins qu'il ne s'y mêle un mépris coupable. Je ne crois pas non plus qu'il y ait péché mortel quand on n'y joint pas de la méchanceté, c'est-à-dire une volonté perverse. [11,123] (Érasme) Je vous loue d'ètre religieux sans pour cela vous montrer superstitieux. C'est le cas de citer le proverbe : "Ni tout, ni partout, ni de tous". [11,124] (Gaspard) Je choisis le prêtre à qui je confie les secrets de mon âme. [11,125] (Érasme) C'est agir sagement. Car il est reconnu qu'il y en a beaucoup qui répètent ce qu'on leur a dit en confession. Quelques-uns, licencieux et impudents, questionnent le pénitent sur des détails qu'il vaudrait mieux taire. D'autres, ignorants et stupides, mus par un gain sordide, prêtent l'oreille plutôt que l'intelligence; incapables de distinguer entre le bien et le mal, ils ne savent ni instruire, ni consoler, ni conseiller. J'ai souvent entendu dire par plusieurs qu'il en était ainsi, et j'en ai fait moi-même l'expérience. [11,126] (Gaspard) Moi aussi je ne l'ai que trop éprouvé. Par conséquent je choisis un homme instruit, grave, d'une vertu reconnue, et discret. [11,127] (Érasme) Vous êtes bien heureux d'avoir pris de bonne heure ce sage parti. [11,128] (Gaspard) D'ailleurs, mon premier soin est de ne rien commettre qu'il soit dangereux de confier à un prêtre. [11,129] (Érasme) Rien de mieux si vous pouvez prendre vos sûretés. [11,130] (Gaspard) Par nous-même c'est extrèmement difficile, mais avec l'aide du Christ c'est facile. Avant tout il faut de la bonne volonté. Je renouvelle la mienne de temps en temps, surtout le dimanche. Ensuite j'évite autant que possible les mauvaises compagnies, et je recherche mes camarades les plus vertueux afin que leur contact me rende meilleur. [11,131] (Érasme) Vous avez raison. Car les mauvais discours corrompent les bonnes moeurs. [11,132] (Gaspard) Je fuis l'oisiveté comme la peste. [11,133] (Érasme) Ce n'est pas étonnant; car l'oisiveté est la mère de tous les vices. Mais par le temps qui court, il faut vivre seul si 1'on veut s'éloigner de la société des méchants. [11,134] (Gaspard) Ce que vous dites là n'est pas tout à fait dénué de fondement. En effet, comme l'a dit un sage de la Grèce, les méchants fourmillent. Mais je choisis les meilleurs dans le petit nombre, car quelque-fois un camarade vertueux rend son camarade meilleur. J'évite les jeux qui poussent au mal, je n'use que des jeux innocents. Je suis affable à tout le monde, mais je ne témoigne de l'amitié qu'aux bons. Si par hasard je rencontre des méchants, ou je les reprends doucement, ou je dissimule et je patiente. Si je vois que cela ne sert à rien, je m'esquive aussitôt que je le puis. [11,135] (Érasme) N'avez-vous jamais été tenté de prendre le froc? [11,136] (Gaspard) Jamais; mais j'ai été maintes fois sollicité par certaines gens qui voulaient m'arracher au siècle comme à un naufrage, pour me faire entrer dans le port d'un couvent. [11,137] (Érasme) Qu'entends-je? Convoitaient ils une proie? [11,138] (Gaspard) Ils ont assailli mes parents et moi par des ruses incroyables. Mais je suis résolu de n'embrasser ni le mariage, ni la prêtrise, ni l'état religieux, ni tout autre genre de vie dont je ne pourrais plus me dépétrer, avant de bien me connaftre. [11,139] (Érasme) Quand sera-ce? [11,140] (Gaspard) Peut-être jamais. Mais je ne déciderai rien avant vingt-huit ans. [11,141] (Érasme) Pourquoi cela? [11,142] (Gaspard) Parce que j'entends dire de tous côtés que beaucoup de prêtres, de moines et de maris regrettent de s'être précipités aveuglément dans l'esclavage. [11,143] (Érasme) En homme prudent, vous ne voulez pas être pincé. [11,144] (Gaspard) En attendant, j'ai trois choses à cœur. [11,145] (Érasme) Quelles sont-elles? [11,146] (Gaspard) Je m'applique à faire des progrès dans la vertu. Puis, si je n'y parviens pas, je m'efforce du moins de conserver intacts mon innocence et ma réputation. Enfin j'étudie les belles-lettres et la sciences, qui me serviront dans n'importe quelle carrière. [11,147] (Érasme) Vous abstenez-vous de lire les poètes? [11,148] (Gaspard) Pas complétement; je lis de préférence les plus chastes. Si je rencontre un passage peu décent, je passe outre, comme Ulysse passa devant les Sirènes en se bouchant les oreilles. [11,149] (Érasme) Mais à quelle étude vous adonnez-vous particulièrement? A la médecine? au droit civil ou canonique? à la théologie? Car les langues, les belles- lettres, la philosophie, mènent à toutes la professions. [11,150] (Gaspard) Je ne me suis pas encore adonné spécialement à une étude. Je prends une teinture de chacune, afin de ne pas être sans les connaître et qu'après avoir goûté de toutes, je puisse choisir sûrement celle à laquelle je serai propre. La médecine est un viatique assuré sur toute la terre; la jurisprudence ouvre la route des honneurs; la théologie me plairait par-dessus tout si les moeurs de certains théologiens et leurs querelles fastidieuses ne me choquaient. [11,151] (Érasme) On ne risque pas de tomber quand on marche avec autant de précaution. Beaucoup de personnes renoncent actuellement à la théologie, parce qu'elles craignent de chanceler dans la foi catholique en voyant que tout est mis en question. [11,152] (Gaspard) Pour moi, ce que je lis dans les saintes Écritures et dans le Symbole des Apôtres, je le crois avec une confiance absolue, et je ne vais pas au delà. Je laisse aux théologiens le soin de disputer sur le reste, et de le définir si bon leur semble. Pourtant, si l'usage autorisa parmi les chrétiens certaines pratiques qui ne soient pas trop en désaccord avec les saintes Écritures, je m'y conforme, uniquement pour ne scandaliser personne. [11,153] (Érasme) Quel Thalès vous a enseigné cette philosophie? [11,154] (Gaspard) J'ai été très lié dans mon. enfance avec un homme d'une rare vertu, Jean Colet. Le connaissez-vous? [11,155] (Érasme) Si je le connais ! comme je vous connais. [11,156] (Gaspard) C'est lui qui a nourri mon enfance de pareilles leçons. [11,157] (Érasme) Vous ne serez point jaloux si je cherche à vous rivaliser dans votre conduite? [11,158] (Gaspard) Au contraire, je vous en aimerai davantage, car vous savez que la conformité des moeurs est le ciment de la bienveillance et de l'amitié. [11,159] (Érasme) Oui, mais pas entre les compétiteurs de la mème charge, qui éprouvent la même passion, [11,160] (Gaspard) Ni entre les prétendante de la même fille qui souffrent du même amour. [11,161] (Érasme) Plaisanterie à part, j'essayerai de vous imiter. [11,162] (Gaspard) Je souhaite que vous réussissiez. [11,163] (Érasme) Peut-être vous atteindrai-je. [11,164] (Gaspard) Dieu veuille que vous me devanciez! Cependant je ne vous attendrai pas : je m'efforce tous les jours de me surpasser moi-mème; mais tâchez de prendre les devants sur moi, si vous le pouvez.