[29,0] XXIX. L'ENTRETIEN DES VIEILLARDS ou LE COCHE. EUSÈBE, PAMPIRE, POLYGAME, GLYCION. [29,1] (Eusèbe) Quels nouveaux oiseaux aperçois-je là? Si je ne me trompe et si j'ai de bons yeux, je vois mes trois vieux camarades assis ensemble : Pampire, Polygame et Glycion. Oui, ce sont eux. [29,2] (Pampire) Que voulez-vous, avec vos yeux de verre, sorcier? Approchez-vous donc, cher Eusèbe. [29,3] (Polygame) Bonjour, cher Eusèbe, impatiemment désiré. [29,4] (Glycion) Salut, excellent homme. [29,5] (Eusèbe) Je vous salue tous à la fois, amis également chers. Quel dieu ou quel hasard plus favorable qu'un dieu nous a réunis? Nous ne sous sommes pas vus, je trois, depuis quarante ans. Mercure, avec son caducée ne nous aurait pas mieux rassemblés. Que faites-vous là? [29,6] (Pampire) Nous sommes assis. [29,7] (Eusèbe) Je le vois, mais pourquoi faire? [29,8] (Polygame) Nous attendons une voiture qui nous mènera à Anvers. [29,9] (Eusèbe) A la foire? [29,10] (Polygame) Oui, mais en spectateurs plutôt qu'en acheteurs. Du reste, chacun a ses affaires. [29,11] (Eusèbe) J'y vais aussi. Mais qui vous empêche de partir? [29,12] (Polygame) Nous ne nous sommes pas encore entendus avec les cochers. [29,13] (Eusèbe) Ce sont des gens peu traitables. Voulez-vous leur jouer un tour? [29,14 (Polygame) Je le voudrais bien si je le pouvais. [29,15] (Eusèbe) Faisons semblant de vouloir nous en aller à pied. [29,16] (Polygame) Ils croiront plutôt que les écrevisses voleront que de penser qu'à notre âge nous puissions faire à pied une pareille route. [29,17] (Glycion) Voulez-vous un sage et bon conseil ? [29,18] (Polygame) Très volontiers. [29,19] (Glycion) Ils boivent; plus ils boiront, plus il sera à craindre qu'ils ne nous versent quelque part dans la boue. [29,20] (Polygame) Il vous faut venir de grand matin si vous voulu un cocher sobre. [29,21] (Glycion) Afin d'arriver de bonne heure à Anvers, louons une voiture pour nous quatre. On ne doit pas regarder, selon moi, à une si petite somme. Cette dépense sera rachetée par bien des avantages : nous serons assis plus à l'aise et nous voyagerons très agréablement en conversant. [29,22] (Polygame) Glycion a raison, car même en voiture un compagnon aimable vaut une voiture. Qui plus est, suivant le proverbe grec, nous parlerons en toute liberté, non du haut du char, mais dans le char. [29,23] (Glycion) J'ai fait marché, montons. Ah ! qu'il m'est doux de vivre, puisque j'ai le bonheur de revoir après une si longue séparation mes amis les plus chers ! [29,24] (Eusèbe) Et moi il me semble que je rajeunis. [29,25] (Polygame) Combien y a-t-il d'années que nous vivions ensemble à Paris? [29,26] (Eusèbe) Je crois qu'il n'y a guère moins de quarante-deux ans. [29,27] (Pampire) Alors nous paraissions tous du même âge. [29,28] (Eusèbe) Nous l'étions presque, et s'il y avait une différence, c'était très peu de chose. [29,29] (Pampire) Quel différence aujourd'hui? Glycion n'a rien de vieux, et Polygame pourrait passer pour son grand-père. [29,30] (Eusèbe) C'est très vrai; quelle en est la cause? [29,31] (Pampire) La cause? C'est que l'un n'a pas avancé et s'est arrêté dans sa course, tandis que l'autre a pris les devants. [29,32] (Eusèbe) Oh! les hommes ont beau s'arrêter, les années ne s'arrêtent pas. [29,33] (Polygame) Dites-nous, franchement, Glycion, combien comptez-vous d'années? [29,34] (Glycion) Plus que de ducats. [29,35] (Pampire) Combien donc? [29,36] (Glycion) Soixante-six. [29,37] (Eusèbe) C'est bien là ce qu'on appelle la vieillesse de Tithon. [29,38] (Polygame) Par quel secret avez-vous donc retardé la vieillesse? Vous n'avez ni un cheveu blanc ni une ride; vos yeux sont vifs; vous avez deux belles rangées de dents; votre teint est coloré, votre corps est plein de santé. [29,39] (Glycion) Je vous dirai mon secret; à la condition que vous me raconterez à votre tour comment vous avez fait pour accélérer la vieillesse. [29,40] (Polygame) Je vous le promets. Dites-moi, où êtes-vous allé en quittant Paris? [29,41] (Glycion) Tout droit dans mon pays. Après y avoir passé près d'un an, je me mis à songer au choix d'un état, ce qui, selon moi, est de la plus haute importance pour le bonheur de la vie. J'envisageais les avantages et les inconvénients de chaque position. [29,42] (Polygame) Je m'étonne que vous soyez devenu si raisonnable, car à Paris il n'y avait rien de plus léger que vous. [29,43] (Glycion) Cela tenait à l'âge. Il est vrai, mon bon ami, que, dans cette circonstance, je n'ai pas tout fait de mon chef. [29,44] (Polygame) Cela m'étonnait. [29,45] (Glycion) Avant de rien entreprendre, je suis allé trouver un de mes compatriotes qui était un homme d'un âge avancé, plein d'expérience, fort estimé dans toute la ville et, à mon sens, parfaitement heureux. [29,46] (Polygame) Vous avez agi sagement. [29,47] (Glycion) D'après ses conseils, je me suis marié. [29,48] (Polygame) Avec une belle dot? [29,49] (Glycion) La dot était médiocre et justifiait pleinement le proverbe : "A chacun suivant sa condition", car mon bien était aussi médiocre. Je n'ai eu qu'à me louer de ma résolution. [29,50] (Polygame) Quel âge aviez-vous? [29,51] (Glycion) Près de vingt-deux ans. [29,52] (Polygame) Heureux mortel! [29,53] (Glycion) Je ne dois pas tout ce bonheur à la fortune, pour être dans le vrai. [29,54] (Polygame) Comment cela? [29,55] (Glycion) Je vais vous le dire. D'autres aiment avant de choisir; moi, j'ai choisi avec réflexion celle que je devais aimer, et je l'ai épousée moins en vue du plaisir que pour avoir une postérité. J'ai vécu avec elle très agréablement une huitaine d'années. [29,56] (Polygame) Vous a-t-elle laissé sans enfants? [29,57] (Glycion) Du tout, il me reste un quadrige d'enfants : deux fils et autant de filles. [29,58] (Polygame) Êtes-vous simple particulier ou magistrat? [29,59] (Glycion) J'ai une charge publique; j'aurais pu en obtenir de plus importantes; j'en ai choisi une qui est assez honorable pour me préserver du mépris et qui ne m'expose pas au tracas des affaires. De cette façon, on ne peut pas me reprocher de ne vivre que pour moi, et je suis à même d'obliger de temps en temps mes amis. Content de cette charge, je n'en ai jamais ambitionné d'autre. Je m'en suis acquitté de manière à l'ennoblir par moi-même; je trouve cela plus beau que d'emprunter son mérite à l'éclat de sa charge. [29,60] (Eusèbe) Rien n'est plus vrai. [29,61] (Glycion) J'ai vieilli ainsi parmi mes concitoyens, aimé de tous. [29,62] (Eusèbe) C'est pourtant très difficile, puisque l'on prétend avec raison que celui qui n'a point d'ennemi n'a point d'ami, et que l'envie est toujours la compagne du bonheur. [29,63] (Glycion) L'envie s'attache généralement au bonheur extraordinaire : la médiocrité en est exempte. Je me suis constamment appliqué à n'acquérir aucun avantage au détriment des autres. J'ai adopté pour principe, autant qu'il m'a été possible, ce que les Grecs appellent "l'éloignement des affaires". Je ne me suis mêlé d'aucune affaire, mais je me suis surtout tenu en dehors de celles qui ne pouvaient se traiter sans faire du tort à bien des gens. Ainsi, lorsqu'il s'agit de rendre service à un ami, je le fais sans me créer pour cela un ennemi. S'il me survient des démêlés avec quelqu'un, je les aplanis par une justification, je les éteins par de bons offices, ou je les laisse s'assoupir en dissimulant. Je m'abstiens de tout procès; s'il s'en présente, j'aime mieux sacrifier l'objet du litige que l'amitié. Je joue en tout le rôle de Micion; je ne fais mauvais visage à personne, je souris à tout le monde, je salue et resalue bénignement; je ne contrarie personne, je ne blâme la manière de vivre et la conduite de personne, je ne me mets au-dessus de personne, je laisse chacun trouver beau ce qu'il a. Ce que je ne veux pas qu'on sache, je ne le confie à personne; je ne scrute point les secrets des autres, et si par hasard j'apprends quelque chose, je ne le répète jamais. Quant aux absents, ou je n'en dis rien, ou j'en parle amicalement et en bons termes. La plupart des mésintelligences qui divisent les hommes proviennent de l'intempérance de la langue. Je n'excite ni n'entretiens les haines des autres, mais, chaque fois que j'en trouve l'occasion, je les étouffe ou je les apaise. Voilà comment jusqu'à présent j'ai évité l'envie et me suis attiré l'affection de mes concitoyens. [29,64] (Pampire) Le célibat ne vous a-t-il point paru pénible? [29,65] (Glycion) Je n'ai pas eu de plus grand chagrin dans ma vie que la mort de ma femme; j'aurais ardemment désiré que nous pussions vieillir ensemble et jouir de nos enfants communs; mais, puisque le Ciel a décidé autrement, j'ai pensé qu'il avait agi dans l'intérêt de tous deux, et je n'ai pas cru devoir me tourmenter par une vaine douleur, d'autant plus que cela n'eût servi à rien à la défunte. [29,66] (Polygame) N'avez-vous jamais eu envie de vous remarier, puisque vous aviez été si heureux la première fois? [29,67] (Glycion) J'y ai songé, mais je m'étais marié pour avoir des enfants, je ne me suis pas remarié, dans leur intérêt. [29,68] (Polygame) Il est pourtant triste de coucher seul toutes les nuits. [29,69] (Glycion) Rien n'est difficile quand on veut. Puis réfléchissez à tous les avantages qu'offre le célibat. Il y a des gens qui ne prennent dans toute chose que ce qu'il y a de désagréable, témoin ce Cratès auquel on attribua une épigramme résumant les maux de la vie. Ils adoptent cette maxime : "Il vaut mieux ne pas naître". Moi, je préfère Métrodore, qui en tout et partout prend ce qu'il y a de bon. Le vie en devient plus douce. Je me suis fait une loi de ne rien détester ni souhaiter passionnément. Il en résulte que, si j'obtiens quelque succès, je n'en suis ni fier ni arrogant, et que si j'éprouve un revers, je n'en souffre pas trop. [29,70] (Pampire) Certes, vous êtes un philosophe plus sage quo Thalès lui-même si vous faites cela. [29,71] (Glycion) S'il me survient une contrariété, ce qui arrive fréquemment dans la vie, je l'efface aussitôt de ma mémoire, que ce soit l'indignation d'une offense ou quelque avanie. [29,72] (Polygame) Mais il y a des injures qui échauffent la bile au plus patient, par exemple les offenses des domestiques. [29,73] (Glycion) Je veux qu'il n'en reste rien dans ma mémoire. Si je puis y remédier, j'y remédie; sinon je me dis : A quoi bon me tourmenter pour une chose qui n'en ira pas mieux? En un mot, j'accorde tout de suite à la raison ce qu'il faudra un peu plus tard lui accorder. Du moins il n'est pas de chagrin, si vif qu'il soit, que je laisse coucher avec moi. [29,74] (Eusèbe) Il n'est pas étonnant que vous ne vieillissiez point, avec un tel caractère. [29,75] (Glycion) Et, pour ne rien cacher devant mes amis, j'ai surtout pris garde de ne commettre aucune action dont moi ou mes enfants eussions rougi, car il n'y a rien de moins en repos qu'une mauvaise conscience. Si j'ai commis quelque faute, je ne vais pas me coucher avant de m'être réconcilié avec Dieu. La base de la véritable paix ou, pour parler grec, de la "tranquillité d'esprit", consiste â être bien d'accord avec Dieu. A qui vit de la sorte les hommes ne peuvent guère nuire. [29,76] (Eusèbe) La crainte de la mort ne vous tourmente-t-elle pas quelquefois? [29,77] (Glycion) Pas plus que le jour de ma naissance ne me tourmente. Je sais qu'il faut mourir : cette inquiétude m'ôterait peut-etre quelques jours de vie; certainement elle ne saurait m'en donner un de plus. Je laisse donc tout ce soin-là au Ciel; pour moi, je n'ai d'autre souci que de vivre bien et agréablement. Or on ne peut vivre agréablement sans vivre bien. [29,78] (Pampire) Pour moi, je serais mort d'ennui si j'avais demeuré tant d'années dans la même ville, lors même que j'aurais eu le bonheur de vivre à Rome. [29,79] (Glycion) J'avoue que le changement de lieu a son charme; mais si les longs voyages développent peut-être l'intelligence, ils offrent beaucoup de dangers. Je trouve plus sûr de faire le tour du monde sur une carte géographique et de voir dans les histoires infiniment plus de choses que si, à l'exemple d'Ulysse, je voltigeais pendant vingt ans par terre et par mer. J'ai une petite maison de campagne située à environ deux mille pas de la ville. Là, je me fais quelquefois de citadin paysan, et quand j'y ai repris des forces, je reviens à la ville comme un nouvel hôte; je salue et l'on me salue tout comme si j'arrivais d'un voyage aux îles récemment découvertes. [29,80] (Eusèbe) Ne fortifiez-vous pas votre santé par des médicaments ? [29,81] (Glycion) Je n'ai rien de commun avec les médecins. Je ne me suis jamais fait saigner; je n'ai jamais avalé de pilules ni bu de potions. Si j'éprouve de la lassitude, je chasse le mal par la sobriété ou par la vie des champs. [29,82] (Eusèbe) Ne vous livrez-vous pas à l'étude ? [29,83] (Glycion) Si fait, car c'est le plus grand charme de la vie; mais j'y cherche un amusement, et non un tourment. J'étudie donc soit pour mon plaisir, soit pour l'utilité de la vie, mais non pour l'ostentation. Après mon repas, je me nourris de lectures instructives ou j'emploie un lecteur; je ne reste jamais plus d'une heure penché sur les livres; ensuite je me lève, je prends ma guitare et je me promène un peu dans ma chambre, soit en chantant, soit en réfléchissant à ce que j'ai lu; si j'ai un ami près de moi, je lui fais part de ma lecture, puis je retourne à mon livre. [29,84] (Eusèbe) Dites-moi franchement, ne vous apercevez-vous pas des incommodités de la vieillesse, que l'on dit si nombreuses? [29,85] (Glycion) Mon sommeil est un peu moins bon, et ma mémoire n'est plus aussi fidèle, à moins d'avoir été vivement frappée. J'ai tenu parole : je vous ai exposé les secrets magiques à l'aide desquels je conserve ma jeunesse; maintenant, que Polygame nous raconte, avec autant de franchise, comment il a amassé tant de vieillesse. [29,86] (Polygame) En vérité, je ne cacherai rien à des amis aussi sincères. [29,87] (Eusèbe) Ce que vous leur direz ne sera pas non plus répété. [29,88] (Polygame) Lorsque je vivais à Paris, vous savez tous combien j'étais peu ennemi d'Épicure. [29,89] (Eusèbe) Nous nous le rappelons parfaitement, mais nous pensions que vous aviez laissé à Paris ces moeurs avec votre jeunesse. [29,90] (Polygame) Parmi les nombreuses maîtresses que j'avais eues là, j'en emmenai à la maison une qui était enceinte. [29,91] (Eusèbe) A la maison paternelle? [29,92] (Polygame) Tout droit; mais je la fis passer pour le femme d'un de mes amis qui devait venir bientôt. [29,93] (Glycion) Votre père le crut-il? [29,94] (Polygame) Non, il se douta de la vérité au bout de quatre jours et me fit de violents reproches. Cela ne m'empécha pas de me livrer à la table, au jeu et autres vices. Bref, comme mon père ne cessait de me gourmander, disant qu'il ne voulait pas nourrir chez lui de telles poules et me menaçant de me déshériter, j'émigrai : le coq et sa poule s'en allèrent ailleurs; elle me fit quelques poussins. [29,95] (Pampire) Quels étaient vos moyens d'existence? [29,96] (Polygame) Me mère me donnait quelque argent en cachette, et, en outre, j'ai contracté une masse de dettes. [29,97] (Eusèbe) Il s'est trouvé des gens assez fous pour vous prêter? [29,98] (Polygame) Il y en a qui ne prêtent jamais plus volontiers. [29,99] (Pampire) Mais à la fin ? [29,100] (Polygame) A la fin, comme mon père se préparait sérieusement à me déshériter, des amis intervinrent et terminèrent la guerre, à la condition que j'épouserais une femme de mon pays et que je divorcerais avec la Française. [29,101] (Eusèbe) Vous l'aviez épousée? [29,102] (Polygame) Je lui avais fait une promesse au futur, mais elle était accompagnée d'un commerce présent. [29,103] (Eusèbe) Comment avez-vous donc pu vous en séparer? [29,104] (Polygame) J'ai su plus tard que ma Française était mariée à un Français qu'elle avait quitté depuis longtemps. [29,105] (Eusèbe) Vous êtes donc marié maintenant? [29,106] (Polygame) J'en suis à ma huitième femme. [29,107] (Eusèbe) La huitième? Ce n'est pas sans un pressentiment qu'on vous a nommé (Polygame) Elles sont probablement toutes mortes stériles? [29,108] (Polygame) Au contraire, il n'y en a pas une qui n'ait laissé des petits à la maison. [29,109] (Eusèbe) J'aimerais mieux avoir autant de poules qui me pondraient des oeufs. N'êtes-vous pas dégoûté de la polygamie? [29,110] (Polygame) J'en suis tellement dégoûté que, si ma huitième femme mourait aujourd'hui, après-demain j'en épouserais une neuvième. Ce qui me désole, c'est qu'il ne me soit pas permis d'en avoir deux ou trois, lorsqu'un coq à lui seul possède tant de poules. [29,111] (Eusèbe) Je ne m'étonne plus, beau coq, si vous n'avez point engraissé et si vous avez tant vieilli. Rien ne hâte la vieillesse comme l'abus de la boisson, la passion des femmes et la salacité sans frein. Mais qui nourrit votre famille ? [29,112] (Polygame) A la mort de mes parents j'ai hérité d'un bien médiocre, et je me livre sans relâche au travail des mains. [29,113] (Eusèbe) Vous avez donc renoncé aux lettres? [29,114] (Polygame) J'ai passé tout à fait, comme on dit, du cheval à l'âne: d'élève dans les sept arts je suis devenu simple artisan. [29,115] (Eusèbe) Malheureux ! Vous avez eu tant de fois à prendre le deuil, tant de fois à supporter le célibat ? [29,116] (Polygame) Je n'ai jamais vécu plus de dix jours dans le célibat, et ma nouvelle femme a toujours banni le deuil de l'ancienne. Voilà, en toute sincérité, le résumé de ma vie. Dieu veuille que Pampire nous raconte à son tour l'histoire de sa vie, lui qui porte assez bien son âge, car, si je ne me trompe, il est mon ainé de deux ou trois ans. [29,117] (Pampire) Je vais vous la dire, si vous avez le temps d'entendre si peu de chose. [29,118] (Eusèbe) Nous l'entendrons, au contraire, avec grand plaisir. [29,119] (Pampire) Lorsque je fus de retour à la maison, mon père, qui était âgé, me pressa aussitôt d'embrasser une carrière qui ajoutât quelques ressources à mon patrimoine. Après avoir longtemps réfléchi, je choisis lecommerce. [29,120] (Polygame) Je m'étonne que vous ayez adopté de préférence cet état. [29,121] (Pampire) J'étais naturellement avide de voir du nouveau, de connaître les différents pays, les langues et les moeurs des peuples. Le commerce me paraissait principalement fait pour cela. Il contribue ainsi à rendre sage. [29,122] (Polygame) C'est une triste sagesse que celle qu'on achète d'ordinaire au prix de tant de maux. [29,123] (Pampire) C'est vrai. Mon père me compta donc une somme assez ronde pour entreprendre le commerce sous les auspices d'Hercule et avec la faveur de Mercure. En même temps, je fus fiancé à une jeune fille pourvue d'une dot considérable et d'une beauté qui aurait pu la recommander même sans dot. [29,124] (Eusèbe) Avez-vous réussi? [29,125] (Pampire) Non pas : avant de revenir à la maison, je perdis et le capital et l'intéràt. [29,126] (Eusèbe) Par un naufrage, peut-être? [29,127] (Pampire) Oui, par un naufrage, car j'ai échoué contre un écueil plus dangereux que le cap Malée. [29,128] (Eusèbe) Dans quelle mer se trouve cet écueil et quel nom a-t-il? [29,129] (Pampire) Je ne puis pas vous dire la mer, mais cet écueil, fameux par mille désastres, s'appelle en latin le jeu; je ne sais pas comment vous autres Grec vous le nommez. [29,130] (Eusèbe) Que vous avez été fou ! [29,131] (Pampire) Mon père a été bien plus fou de confier à un jeune homme tant d'argent. [29,132] (Glycion) Que fîtes-vous ensuite? [29,133] (Pampire) Je ne fis tien; je résolus de me pendre. [29,134] (Glycion) Votre père était donc bien implacable. La chose n'était pas sans remède; on pardonne toujours à qui pèche une première fois : il devait vous pardonner. [29,135] (Pampire) Vous avez peut-être raison; mais, sur ces entrefaites j'eus le malheur de perdre ma fiancée : aussitôt que les parents apprirent ce début, ils renoncèrent à l'alliance. Et je l'aimais éperdument. [29,136] (Glycion) Je vous plains. Mois quel parti avez-vous pris? [29,137] (Pampire) Le parti que l'on prend dans une situation désespérée. Mon père me déshéritait, j'avais perdu mon bien, j'avais perdu ma femme, je m'entendais dire de tous côtés : "Gouffre, dissipateur, monstre". Bref, je songeai sérieusement à me pendre ou à me jeter quelque part dans un monastère. [29,138] (Eusèbe) Le parti était cruel. Je vois que vous avez choisi le genre de mort le plus doux. [29,139] (Pampire) Non, j'ai pris celui que je croyais alors le plus cruel, tant j'étais devenu pour moi un objet d'horreur. [29,140] (Glycion) Cependant beaucoup de gens se jettent là pour vivre plus agréablement. [29,141] (Pampire) Je réunis un petit viatique et je partis secrètement loin de mon pays. [29,142] (Glycion) Où donc? [29,143] (Pampire) En Irlande. Là on me fit chanoine, du genre de ceux qui sont vêtus de lin par-dessus et de laine par-dessous. [29,144] (Glycion) Vous avez donc hiverné en Hibernie? [29,145] (Pampire) Non : après y avoir passé deux mois, j'ai traversé la mer pour aller en Écosse. [29,146] (Glycion) Qu'est-ce qui vous a déplu chez ces gens-là? [29,147] (Pampire) Rien, sinon que leur genre de vie me paraissait trop doux pour le châtiment d'un homme qui avait mérité deux fois la corde. [29,148] (Eusèbe) Que fîtes-vous en Écosse? [29,149] (Pampire) Au lieu de lin, je fus vêtu de peau chez les Chartreux. [29,150] (Eusèbe) Ce sont des hommes tout à fait morts au monde. [29,151] (Pampire) Je me le suis dit en les entendant chanter. [29,152] (Glycion) Quoi ! les morts chantent aussi? Combien de mois avez-vous été Scot chez eux? [29,153] (Pampire) A peu près six mois. [29,154] (Glycion) Quelle constance! [29,155] (Eusèbe) Qu'est-ce qui vous a déplu là-bas? [29,156] (Pampire) La vie m'a paru molle et efféminée. Puis j'en ai vu plusieurs qui n'avaient pas le cerveau très sain, par l'effet de la solitude, à ce que je crois. J'avais peu de cervelle, j'ai craint de la perdre entièrement. [29,157] (Polygame) Où vous étes-vous envolé ensuite? [29,158] (Pampire) En France. J'ai trouvé là des gens tout vétus de noir, de l'ordre de saint Benoît, qui, par la couleur de leur habit, témoignent qu'ils portent le deuil dans ce monde; quelques-uns parmi eux, en guise de chemise, endossent un cilice semblable à un filet. [29,159] (Glycion) Quelle affreuse macération ! [29,160] (Pampire) J'y ai passé onze mois. [29,161] (Eusèbe) Qui vous a empêché d'y rester perpétuellement? [29,162] (Pampire) C'est que j'y ai vu plus de cérémonies que de vraie piété. En outre, j'avais appris qu'il existait d'autres moines beaucoup plus saints que ceux-là : saint Bernard les avait ramenés à une discipline plus sévère en changeant leur habit noir en blanc; j'ai vécu chez eux dix mois. [29,163] (Eusèbe) Qui vous en a dégoûté? [29,164] (Pampire) Absolument rien. Je les ai trouvés assez bons camarades. Mais j'obéissais au proverbe grec : "Il faut manger la tortue ou ne pas la manger". Je voulais ou ne point être moine ou l'être dans toute l'acception du mot. J'avais appris qu'il existait des Brigittins qui étaient des hommes tout à fait divins : je suis allé vers eux. [29,165] (Eusèbe) Combien de mois y avez-vous passés? [29,166] (Pampire) Deux jours non pleins. [29,167] (Glycion) Vous aimiez donc bien leur genre de vie? [29,168] (Pampire) Ils ne reçoivent que ceux qui se lient tout d'abord en faisant profession. Or je n'étais pas encore assez fou pour me laisser mettre une muselière dont je n'aurais jamais pu me débarrasser. D'ailleurs, chaque fois que j'entendais chanter des jeunes filles, la perte de ma femme me tourmentait l'esprit. [29,169] (Glycion) Que fîtes-vous ensuite? [29,170] (Pampire) Mon coeur brûlait de l'amour de la sainteté, et nulle part rien ne le satisfaisait. A la fin, en me promenant, je rencontrai des gens qui portaient sur eux une croix. Ce signe me plut aussitôt; mais la variété embarrassait mon choix : les uns la portaient blanche, les autres rouge; ceux-ci verte, ceux-là bigarrée; d'autres simple, d'autres double; quelques-uns quadruple, d'autres ornée de différentes figures. Pour ne rien laisser à essayer, je pris presque toutes les formes. Mais j'acquis la conviction qu'il y avait une différence immense entre porter la croix sur son manteau ou sa robe et la porter dans son coeur. Enfin, las de chercher, je me dis : Pour arriver d'un seul coup au comble de la sainteté, je ferai un voyage en terre saints, et je reviendrai à la maison chargé de sainteté. [29,171] (Polygame) Est-ce que vous y ètes allé? [29,172] (Pampire) Parfaitement. [29,173] (Polygame) Comment faisiez-vous pour vivre? [29,174] (Pampire) Je m'étonne que vous songiez seulement maintenant à me faire cette question et que vous ne me l'ayez pas adressée beaucoup plus tôt. Vous connaissez le proverbe : "Toute terre nourrit l'art". [29,175] (Glycion) Quel art promeniez-vous? [29,176] (Pampire) La chiromancie. [29,177] (Glycion) Où l'aviez-vous apprise? [29,178] (Pampire) Qu'importe? [29,179] (Glycion) Sous quel maître? [29,180] (Pampire) Sous celui qui enseigne tout, la faim. Je prédisais le passé, l'avenir, le présent. [29,181] (Glycion) Et vous étiez capable? [29,182] (Pampire) Pas le moins du monde; mais je devinais hardiment et en toute sûreté, attendu que je me faisais payer d'avance. [29,183] (Polygame) Un art si ridicule pouvait-il vous nourrir? [29,184] (Pampire) Oui, et même avec deux domestiques, tant il y a partout des fous et des folles ! Cependant, en allant à Jérusalem, je m'étais attaché à la suite d'un grand seigneur très riche qui, âgé de soixante-dix ans, disait qu'il ne mourrait pas tranquille sans avoir vu Jérusalem. [29,185] (Eusèbe) Il avait laissé sa femme à la maison ? [29,186] (Pampire) Et de plus six enfants. [29,187] (Eusèbe) O la vieillard pieusement impie ! Êtes-vous revenu saint de là-bas? [29,188] (Pampire) Voulez-vous que je vous dise la vérité? J'en suis revenu un peu plus mauvais que je n'y étais allé. [29,189] (Eusèbe) Ainsi, d'après cela, votre amour de la religion s'est éteint. [29,190] (Pampire) Au contraire, il s'est rallumé de plus belle. Aussi, de retour en Italie, je me suis fait soldat. [29,191] (Eusèbe) Était-ce pour chercher la religion à la guerre, qui est la chose la plus abominable? [29,192] (Pampire) C'était une guerre sainte. [29,193] (Eusèbe) Peut-être contre les Turcs? [29,194] (Pampire) Non, il s'agissait d'une chose encore plus sainte que celle-là, comme on le prêchait alors. [29,195] (Eusèbe) Quoi donc? [29,196] (Pampire) Jules II était en guerre contre les Français. D'ailleurs, la vie des camps me mettait à même d'expérimenter bien des choses. [29,197] (Eusèbe) Bien des choses mauvaises. [29,198] (Pampire) Je l'ai reconnu depuis. Toutefois, j'ai vécu là plus durement que dans les monastères. [29,199] (Eusèbe) Que fîtes-vous ensuite? [29,200] (Pampire) Je commençais déjà à hésiter et à me demander si je reprendrais le commerce, que j'avais laissé, ou si je poursuivrais la religion, qui me fuyait, lorsque l'idée me vint que les deux choses pouvaient s'allier. [29,201] (Eusèbe) Quoi! vous auriez été tout à la fois commerçant et moine? [29,202] (Pampire) Pourquoi pas? Rien n'est plus religieux que les ordres des mendiants, et cependant rien ne ressemble plus au commerce : ils courent par terre et par mer, voient et entendent beaucoup de choses, pénètrent dans toutes les maisons, chez les plébéiens, les nobles et les rois. [29,203] (Eusèbe) Mais ils ne trafiquent pas. [29,204] (Pampire) Souvent plus heureusement que nous. [29,205] (Eusèbe) Quel genre avez-vous choisi parmi eux? [29,206] (Pampire) J'ai essayé toutes les formes. [29,207] (Eusèbe) Aucune ne vous a plu? [29,208] (Pampire) Si fait, toutes m'auraient plu infiniment si j'avais pu tout de suite faire le commerce. Mais je m'aperçus qu'il me fallait longtemps m'époumonner dans le choeur avant qu'on me confiât du négoce. Je me mis dès lors à la chasse d'une abbaye; mais premièrement, en cela, Diane n'est pas favorable à tous, et souvent la chasse est longue. Aussi, après avoir employé à cela une huitaine d'années, lorsqu'on m'eut annoncé la mort de mon père, je revins à la maison, où, sur les conseils de ma mère, je me mariai et repris mon ancien commerce. [29,209] (Glycion) Dites-moi, en prenant tour à tour un nouvel habit et en vous transformant pour ainsi dire en un autre animal, comment avez-vous pu garder la bienséance? [29,210] (Pampire) J'ai fait comme ceux qui dans la même pièce jouent quelquefois différents rôles. [29,211] (Eusèbe) Dites-nous franchement, vous qui avez essayé de tous les états, lequel estimez-vous le plus? [29,212] (Pampire) Tout ne convient pas à tous; pour moi, aucun état ne me plaît mieux que celui que j'ai embrassé. [29,213] (Eusèbe) Le commerce offre pourtant beaucoup d'inconvénients. [29,214] (Pampire) C'est vrai. Mais, puisque nul état n'est exempt d'inconvénients, je fais valoir le lot qui m'est échu. C'est maintenant le tour d'Eusèbe, qui ne refusera pas de raconter à ses amis une des scènes de sa vie. [29,215] (Eusèbe) Il vous dira même toute la pièce, si vous voulez, car elle ne contient pas beaucoup d'actes. [29,216] (Glycion) Cela nous fera grand plaisir. [29,217] (Eusèbe) Quand je fus de retour dans mon pays, je réfléchis pendant un an à l'état que je voulais embrasser, et en même temps j'étudiai mes goûts et mes aptitudes. Sur ces entrefaites, on m'offrit ce qu'on appelle une prébende, d'un rapport assez considérable : je l'acceptai. [29,218] (Glycion) Cet état est généralement décrié. [29,219] (Eusèbe) Pour moi, du train dont vont les choses humaines, il me paraît fort enviable. Croyez vous que ce soit un bonheur médiocre que d'obtenir tout d'un coup, comme s'ils tombaient du ciel, tant d'avantages : de la considération, une belle demeure bien meublée, des revenus annuels assez amples, une société honorable, enfin un temple où, si l'on veut, on vaque à la religion? [29,220] (Pampire) Ce qui me déplaisait dans cet état, c'était le luxe et le scandale des concubines, puis la haine que la plupart de ces gens-là portent aux lettres. [29,221] (Eusèbe) Je ne regarde pas ce que font les autres, mais ce que je dois faire. Je fréquente les meilleurs sujets, si je ne puis rendre les autres meilleurs. [29,222] (Polygame) Avez-vous toujours vécu dans cet état? [29,223] (Eusèbe) Toujours, si ce n'est que j'ai passé d'abord quatre ans à Padoue. [29,224] (Polygame) Dans quel but? [29,225] (Eusèbe) J'ai partagé mon temps de manière à consacrer un an et demi à l'étude de la médecine et le reste à la théologie. [29,226] (Polygame) Pourquoi cela? [29,227] (Eusèbe) Afin de mieux gouverner mon âme et mon corps et d'être utile quelquefois à mes amis. Je prêche aussi de temps en temps, selon mon savoir. J'ai vécu de la sorte jusqu'à présent assez tranquillement, content d'un seul bénéfice, n'en sollicitant pas d'autres, et prêt à refuser si on m'en offrait. [29,228] (Pampire) Plût à Dieu que nous pussions savoir ce que font nos autres camarades avec qui nous vivions alors amicalement! [29,229 (Eusèbe) Je pourrais vous donner des nouvelles de quelques-uns, mais je vois que nous ne sommes pas loin de la ville. Par conséquent, si vous voulez, nous logerons, dans la même hôtellerie; là, nous causerons des autres tout à notre aise. [29,230] (Le cocher Huiguition) Où as-tu trouvé ce misérable bagage, borgne? [29,231] (Le cocher Henri) Et toi, où mènes-tu ce lupanar, vaurien? [29,232] (Huiguition) Tu aurais dû jeter ces vieux refroidis quelque part dans les orties, pour les réchauffer. [29,233] (Henri) Tâche donc plutôt de verser ce troupeau quelque part au fond d'un bourbier, pour le refroidir, car il a de la chaleur à revendre. [29,234] (Huiguition) Je n'ai pas coutume de verser mon bagage. [29,235] (Henri) Non? Je t'ai pourtant vu l'autre jour jeter dans la boue six chartreux qui de blancs en sont sortis noirs; pendant ce temps-là, tu riais comme si tu avais fait un beau coup. [29,236] (Huiguition) Ce n'était pas mal fait : ils dormaient tous et chargeaient trop ma voiture. [29,237] (Henri) Mes vieux, au contraire, ont bien allégé la mienne en jasant sans discontinuer tout le long du chemin. Je n'en ai jamais vu de meilleurs. [29,238] (Huiguition) Tu n'aimes cependant guère leurs pareils ordinairement. [29,239] (Henri) Mais ceux-là sont de bons petits vieux. [29,240] (Huiguition) Comment le sais-tu? [29,241] (Henri) Parce qu'en route ils m'ont fait boire trois fois de la bière fameusement bonne. [29,242] (Huiguition) Ah ! ah ! ah ! j'y suis : ils sont bons pour toi.