[16,0] XVI. LE REPAS RELIGIEUX. EUSÈBE, TIMOTHÉE, THÉOPHILE, CHRYSOGLOTTE, URANE. [16,1] (Eusèbe) Maintenant que dans la campagne tout est vert et riant, je m'étonne qu'on puisse se plaire dans la fumée des villes. [16,2] (Timothée) Tout le monde n'est pas épris de la vue des fleurs, des prairies verdoyantes, des rivières et des fontaines; et, tout en aimant ce spectacle, on peut éprouver pour autre chose un plus vif attrait. Cest ainsi que le plaisir fait place au plaisir, comme un clou en chasse un autre. [16,3] (Eusèbe) Vous parlez sans cesse des usuriers, et des marchands avares, qui leur ressemblent. [16,4] (Timothée) Oui, de ceux-là; mais ils ne sont pas les seuls, mon bon ami, il y en a encore une foule d'autres, y compris les prêtres et les moines, qui, uniquement par amour de l'argent, préfèrent le séjour des villes et des plus populeuses. Ils suivent en cela la méthode non de Pythagore ni de Platon, mais d'un certain mendiant aveugle qui aimait à être pressé par la foule, disant que là où il y avait du monde il y avait du profit. [16,5] (Eusèbe) Laissons là les aveugles avec leur profit; nous sommes des philosophes. [16,6] (Timothée) Le philosophe Socrate préférait aussi les villes aux champs, parce qu'il était amoureux de l'étude, et que les villes lui procuraient les moyens d'étudier, tandis que dans las champs il y a des arbres, des jardins, des fontaines et des rivières qui, à la vérité, repaissent les yeux, mais qui ne disent rien, et par conséquent n'apprennent rien. [16,7] (Eusèbe) Socrate a raison, si l'on se promène seul dans les champs. Cependant, à mon avis, la nature n'est pas muette; au contraire, elle élève partout la voix et elle enseigne une foule de choses à celui qui la contemple, pourvu qu'elle rencontre un esprit attentif et docile. Cette face si riante de la nature su printemps ne proclame-t-elle pas que la sagesse du Créateur est égale à sa bonté? D'ailleurs, combien de vérités Socrate n'enseigne-t-il pas à son ami Phèdre dans la retraite, et combien, à son tour, n'en apprend-il pas de lui? [16,8] (Timothée) Avec de pareils hommes, rien ne serait plus charmant que de vivre à le campagne. [16,9] (Eusèbe) Voulez-vous en faire l'expérience? J'ai un petit domaine situé aux portes de la ville; sans être spacieux il est tenu proprement: je vous y invite à déjeuner pour demain. [16,10] (Timothée) Nous sommes trop nombreux; nous mangerions tout votre domaine. [16,11] (Eusèbe) Oh ! le repas ne se composera que de légumes. Ce sont des mets, comme dit Horace, qui ne coûtent rien. Le lieu fournit du vin; il y a des concombres, des melons; les arbres présentent d'eux-mêmes des figues, des poires, des pommes, des noix, comme dans les îles Fortunées, au dire de Lucien. On y ajoutera peut-étre une poule de la basse-cour. [16,12] (Timothée) Eh bien, nous ne refusons pas. [16,13] (Eusèbe) Chacun de vous amènera avec soi l'ombre qu'il voudra. Comme vous êtes quatre, nous égalerons le nombre des Muses. [16,14] (Timothée) Oui. [16,15] (Eusèbe) Je vous préviens d'avance d'une chose, c'est que chacun apportera son assaisonnement. Moi je fournirai seulement les mets. [16,16] (Timothée) Quel assaisonnement voulez-vous dire? Du poivre ou du sucre? [16,17] (Eusèbe) Non, autre chose de moins cher et de plus agréable. [16,18] (Timothée) Quoi donc? [16,19] (Eusèbe) De l'appétit. Un souper léger vous en donnera aujourd'hui; demain la promenade vous aiguisera l'estomac. C'est un avantage que vous devrez à ma petite maison de compagne. Mais à quelle heure voulez-vous déjeuner? [16,20] (Timothée) A dix heures, avant que la soleil ne soit trop ardent. [16,21] (Eusèbe) Ce sera prêt. [16,22] (Le petit laquais) Maître, les convives sont à la porte. [16,23] (Eusèbe) Vous avez tenu parole en venant; mais je vous suis doublement reconnaissant d'être arrivés de bonne heure avec vos ombres, qui me sont infiniment agréables. Car il y a des personnes d'une politesse mal entendue qui tourmentent par leur retard le maître de maison. [16,24] (Timothée) Nous sommes venus de bonne heure pour avoir le temps de parcourir et de visiter votre palais: nous avons entendu dire qu'il était plein d'un luxe merveilleux qui témoigne du bon goût de son maître. [16,25] (Eusèbe) Vous verrez un palais digne de son roi. Je préfère bien mon petit nid à tous les palais du monde; et, si pour régner il suffit de vivre librement au gré de ses voeux, je règne ici dans toute l'acception du mot. Mais il vaut mieux, je crois, pendant que la cuisinière apprête les herbes et que l'ardeur du soleil est encore supportable, visiter mea jardins. [16,26] (Timothée) Vous en avez encore un autre, outre celui-là? Celui-là, admirablement cultivé, salue tout d'abord les visiteurs par son riant aspect et les accueille gracieusement. [16,27] (Eusèbe) Cueillez donc chacun quelques fleurs et feuillages, afin de chasser la mauvaise odeur de la maison. Le même parfum ne plaît pas à tout le monde; ainsi, faites votre choix. N'épargnez pas; tout ce qui vient ici, je le laisse en quelque sorte à la disposition du public, car la porte de ce vestibule n'est fermée que la nuit. [16,28] (Timothée) Tiens, vous avez saint Pierre sur la porte. [16,29] (Eusèbe) J'aime mieux ce portier-là que les Mercures, les Centaures et autres monstres que certaines gens font peindre sur leurs portes. [16,30] (Timothée) C'est plus digne d'un chrétien. [16,31] (Eusèbe) Et mon portier n'est pas muet; il parle en trois langues à ceux qui entrent. [16,32] (Timothée) Que leur dit-il? [16,33] (Eusèbe) Lisez plutôt vous-méme ---. [16,34] (Timothée) La distance est un peu trop éloignée pour que ma vue puisse y atteindre. [16,35] (Eusèbe) Tenez, voici une lunette qui vous rendra un vrai Lyncée. [16,36] (Timothée) Je vois du latin: "Si vous voulez entrer dans la vie, observez les commandements". [16,37] (Eusèbe) Maintenant, lisez le grec. [16,38] (Timothée) Je vois bien du grec, mais il ne me voit pas. Je charge donc de ce soin Théophile, qui fredonne sans cesse du grec. [16,39] (Théophile) Repentez-vous et convertissez-vous. [16,40] (Chrysoglotte) Je prendrai pour moi l'hébreu : "Le juste vivra dans sa foi". [16,41] (Eusèbe) Ne trouvez-vous pas obligeant ce portier qui nous avertit d'abord que nous devons fuir le vice et nous appliquer à l'étude de la piété; ensuite, que l'on n'arrive point à la vie par l'accomplissement de la loi mosaïque, mais par la foi évangélique; enfin, que l'observation des préceptes de l'Évangile conduit à la vie éternelle? [16,42] (Timothée) Voici maintenant une allée a droite qui nous découvre une chapelle fort jolie. Sur l'autel, Jésus-Christ, les yeux levés au Ciel, vers le Père et le Saint-Esprit qui le regardent, tend la main droite en haut et de la gauche invite et attire en quelque sorte le passant. [16,43] (Eusèbe) Et il ne nous reçoit pas sans rien dire.Voyez le latin : "Je suis la voie, la vérité et la vie"; le grec : Je suis l'alpha et 1'omega"; l'hébreu : "Venez, enfants, obéissez-moi, je vous enseignerai la crainte du Seigneur". [16,44] (Timothée) Le Seigneur Jésus nous a fait un salut de bon augure. [16,45] (Eusèbe) Pour ne point paraître incivils, il est peut-étre convenable que nous lui rendions son salut, en le priant, puisque par nous-mêmes nous ne pouvons rien, que dans son inestimable bonté il ne souffre pas que nous nous écartions jamais de la voie du salut, mais que, dissipant les ombres judaïques et les illusions de ce monde, il nous conduise par la vérité évangélique à la vie éternelle, c'est-à-dire qu'il nous attire par lui-même à lui. [16,46] (Timothée) C'est très juste. D'ailleurs, la nature du lieu nous invite à la prière. [16,47] (Eusèbe) La beauté de ce jardin attire beaucoup d'étrangers, et il est d'usage que personne ne passe devant Jésus sans le saluer. Je l'ai établi le gardien, à la place de l'affreux Priape, non seulement de mon jardin et de tout ce que je possède, mais de mon corps et de mon âme. Il y a, comme vous voyez, une fontaine, d'où jaillissent agréablement des eaux très salutaires: c'est une faible image de cette source unique dont la liqueur céleste réconforte ceux qui souffrent et qui sont accablés, et après laquelle soupira 1'âme fatiguée des maux de ce monde, comme fait, suivant le Psalmiste, le cerf dévoré de soif pour avoir goûté de la chair des serpents. Tous ceux qui ont soif peuvent en boire gratuitement. Quelques-uns s'en aspergent par religion; il y en a même qui en boivent non par soif, mais par dévotion. Je vois que vous avez peine à vous arracher de ce lieu; mais il est temps de visiter le beau jardin qui est enclavé dans les murs de mon palais. S'il y a quelque chose à voir dans l'intérieur, vous le verrez après déjeuner, quand l'ardeur du soleil nous tiendra pendant quelques heures renfermés comme des limaçons à la maison. [16,48] (Timothée) Ciel! il me semble voir les jardins d'Épicure. [16,49] (Eusèbe) Tout ce lieu a été consacré au plaisir, mais au plaisir honnête ; il repaît les yeux, récrée l'odorat, repose l'esprit. Il ne vient ici que des plantes odorantes, et il n'y en a point de vulgaires, ce sont seulement les plus belles; chaque espèce a sa plate-bande. [16,50] (Timothée) Les plantes chez vous ne sont pas muettes, à ce que je vois. [16,51] (Eusèbe) Vous dites vrai: d'autres ont des maisons opulentes, moi j'en ai une très bavarde, afin de n'étre jamais seul; vous en serez encore plus persuadé quand vous l'aurez toute vue. Comme mes plantes sont rangées en quelque sorte par escadrons, chaque escadron a son étendard avec une inscription. Par exemple, cette marjolaine: "Arrière, porc," dit-elle, "mon parfum n'est pas pour toi". Car, bien qu'elle exhale l'odeur la plus suave, les porcs en sont très incommodés. Chaque espèce de plantes a également son étiquette, avec une inscription qui en indique les propriétés. [16,52] (Timothée) Je n'ai encore rien vu de plus joli que cette fontaine qui, au milieu de toutes ces plantes, semble leur sourire et leur promet un rafraîchissement contre la chaleur. Mais ce petit canal où l'eau coule avec tant de grâce, qui coupe le jardin en deux, et dans lequel les plantes des deux bords aiment à se mirer, est-il de marbre? [16,53] (Eusèbe) Que dites-vous? A quoi bon mettre ici du marbre? C'est un marbre artificiel, fait de blocage et blanchi à la chaux. . [16,54] (Timothée) Où se jette donc ce charmant ruisseau? [16,55] (Eusèbe) Voyez l'injustice humaine ! Quand il a bien réjoui nos yeux, il lave la cuisine et en emporte les immondices avec lui dans un égout. [16,56] (Timothée) C'est de la cruauté, vraiment. [16,57] (Eusèbe) Ce serait de la cruauté si, dans sa bonté, la Providence éternelle ne l'avait destiné à cet usage. Nous sommes cruels quand nous souillons par nos vices et nos mauvaises passions, la fontaine de la sainte Écriture, infiniment plus belle que celle-ci, qui nous a été donnée pour récréer et purifier nos coeurs, et que nous abusons d'un don si ineffable de Dieu. Car nous n'abusons pas de cette eau en l'appliquant aux différents usages que lui a assignés celui qui pourvoit largement aux besoins de l'humanité. [16,58] (Timothée) Ce que vous dites là est très vrai; mais pourquoi les clôtures de votre jardin sont-elles peintes en vert? [16,59] (Eusèbe) Afin qu'ici tout soit vert. D'autres préfèrent le rouge, parce qu'il se marie agréablement avec la verdure; moi, j'aime mieux le vert, par la raison que chacun a son goût, même en fait de jardins. [16,60] (Timothée) Mais ce jardin, qui est très beau par lui-même, est en quelque sorte assombri par trois galeries. [16,61] (Eusèbe) Dans ces galeries j'étudie, je me promène seul, je converse avec un ami, je prends mon repas, si bon me semble. [16,62] (Timothée) Ces colonnes qui, à des intervalles égaux, soutiennent l'édifice et caressent le regard par une admirable variété de couleurs, sont-elles de marbre? [16,63] (Eusèbe) Du même marbre que le canal. [16,64] (Timothée) La supercherie est parfaite; j'aurais juré que c'était du marbre. [16,65] (Eusèbe) Gardez-vous donc de croire et de jurer sans réflexion. Les apparences sont souvent trompeuses. Nous suppléons par l'art aux ressources qui nous manquent. [16,66] (Timothée) Ce jardin si propre, si bien cultivé, ne vous suffisait donc pas, puisque vous avez encore fait peindre d'autres jardins? [16,67] (Eusèbe) Un seul jardin ne pouvait pas contenir toutes les espèces de plantes. D'ailleurs, nous éprouvons un double plaisir en voyant une fleur peinte rivaliser avec une fleur naturelle: nous admirons dans l'une l'habileté de la nature, dans l'autre le talent du peintre, dans toutes deux la bonté de Dieu, qui nous accorde tout cela pour notre usage, et se montre dans les moindres choses aussi admirable qu'aimable. Enfin, les jardins ne sont pas toujours verts, les fleurs ne vivent pas toujours: ce jardin-là, même au coeur de l'hiver, est fleuri et riant. [16,68] (Timothée) Mais il ne sent rien. [16,69] (Eusèbe) Il n'a pas pas non plus besoin de culture. [16,70] (Timothée) Il ne repaît que les yeux. [16,71] (Eusèbe) Oui, mais il le fait perpétuellement. [16,72] (Timothée) La peinture a aussi sa vieillesse. [16,73] (Eusèbe) Oui, mais elle vit plus longtemps que nous, et l'âge lui donne souvent la beauté qu'il nous ôte. [16,74] (Timothée) Plût à Dieu, que votre remarque ne fût pas vraie! . [16,75] (Eusèbe) Dans cette galerie qui est à l'occident, je jouis du soleil levant; dans celle-ci, qui regarde l'orient, je me réchauffe quelquefois; dans celle-là, qui est tournée au midi, mais qui s'étend au nord, je prends le frais. Nous nous y promènerons, si vous voulez, afin de les voir de plus près. Tenez, le pavé lui-même est verdoyant, les carreaux soit ornés de couleurs et des fleurs peintes y récréent la vue. Ce bois, que vous voyez peint sur le mur, me montre un spectacle varié. D'abord, tous les arbres que vous distinguez sont des arbres d'essences différentes, reproduits fidèlement d'après nature. Tous les oiseaux que vous voyez sont d'espèces différentes et ont été choisis parmi les plus rares et les plus remarquables. Car, à quoi bon peindre des oies, des poules et des canards? Au bas sont les quadrupèdes et les oiseaux qui vivent sur terre comme les quadrupèdes. [16,76] (Timothée) C'est une variété admirable; tout agit ou dit quelque chose. Que nous raconte ce hibou, presque caché sous le feuillage? [16,77] (Eusèbe) L'oiseau de l'Attique parle attique: "Sois sage", dit-il, "je ne vole pas pour tous". Il nous recommande d'agir avec prudence, parce que la témérité irréfléchie ne réussit pas à tout le monde. Cet aigle met un lièvre en pièces, malgré les prières d'un escarbot. A côté de l'escarbot est un roitelet, ennemi mortel de l'aigle. [16,78] (Timothée) Cette hirondelle, que tient-elle dans son bec? [16,79] (Eusèbe) De la chélidoine. C'est avec cela qu'elle rend la vue à ses petits aveugles. Reconnaissez-vous la forme de la plante? [16,80] (Timothée) Quelle est cette nouvelle espèce de lézard? [16,81] (Eusèbe) Ce n'est point un lézard, c'est un caméléon. [16,82] (Timothée) C'est là ce caméléon fameux par la longueur de son nom? Je le croyais un animal plus grand que le lion, qu'il surpasse par sa dénomination. [16,83] (Eusèbe) Ce caméléon a toujours la gueule béante et est toujours à jeun. Cet arbre est le figuier sauvage, le seul auquel il fasse la guerre; il ne touche pas aux autres. Comme il a du venin, ne bravez pas sa gueule ouverte. [16,84] (Timothée) Mais il ne change pas de couleur. [16,85] (Eusèbe) Non, parce qu'il ne change pas de lieu; dès qu'il aura changé de lieu, vous lui verrez une autre couleur. [16,86] (Timothée) Que signifie ce joueur de flûte? [16,87] (Eusèbe) Ne voyez-vous pas à côté un chameau dansant? [16,88] (Timothée) Je vois un singulier spectacle : un chameau qui danse et un singe qui joue de la flûte. [16,89] (Eusèbe) Pour contempler chaque chose en détail et à loisir, nous consacrerons plus tard au moins trois jours; nous nous contenterons aujourd'hui de regarder en gros. Dans cette partie on a peint d'après nature chaque plante remarquable, et, ce qui vous surprendra avec raison, ici les poisons les plus violents peuvent étre sans crainte non seulement vus, mais touchés. [16,90] (Timothée) Voilà le scorpion, qui fait peu de mal dans nos contrées, mais qui en fait beaucoup en Italie. Toutefois, la couleur que lui a donnée le peintre ne me paraît pas exacte. [16,91] (Eusèbe) Pourquoi cela? [16,92] (Timothée). Parce qu'en Italie ils sont plus noirs; celui-ci est un peu pâle. [16,93] (Eusèbe) Ne reconnaissez-vous donc pas la plante sur laquelle il est tombé? [16,94] (Timothée). Non. [16,95] (Eusèbe) Ce n'est pas étonnant; elle ne vient pas dans nos jardins. C'est l'aconit. Ce poison est si énergique que le scorpion, en le touchant, s'engourdit, pâlit et se laisse prendre. Mais, attaqué par le poison, c'est au poison qu'il demande un remède. Vous voyez tout près les deux sortes d'ellébore. Si le scorpion parvient à se dégager de la feuille d'aconit et à toucher l'ellébore blanc, il recouvre sa première vigueur, et son engourdissement disparaît au contact d'un poison différent. [16,96] (Timothée) C'en est donc fait de ce scorpion, car il ne se dégagera jamais de la feuille d'aconit. Ici les scorpions parlent-ils aussi? [16,97] (Eusèbe) Oui, et-même en grec. [16,98] (Timothée) Que dit-il? [16,99] (Eusèbe) "Dieu découvre le coupable". Vous voyez ici, outre les plantes, toutes les espèces de serpents. Voici le basilic, aux yeux de feu, qui est redoutable par les poisons les plus dangereux. [16,100] (Timothée) Celui-ci dit aussi quelque chose. [16,101] (Eusèbe) "Qu'on me haïsse", dit-il, "pourvu que l'on me craigne". [16,102] (Timothée) C'est parler tout à fait en roi. [16,103] (Eusèbe) Non pas en roi, mais en tyran. Ici, un lézard se bat avec une vipère. Ici, une dipsade guette se proie, cachée sous une coquille d'oeuf d'autruche. Ici, vous voyez toute la république des fourmis, que nous citent pour modèle le sage des Hébreux, et même notre Horace. Ici vous voyez les fourmis des Indes, qui recueillent l'or et le conservent. [16,104] (Timothée) Dieu tout-puissant ! qui pourrait s'ennuyer au milieu de ce théâtre? [16,105] (Eusèbe) Une autre fois, vous dis-je, vous aurez le temps de tout voir jusqu'à satiété. Bornez-vous maintenant à regarder de loin la troisième paroi. Elle contient les lacs, les fleuves et les mers, avec leurs poissons les plus remarquables. Voici le Nil; vous y voyez la dauphin, ami de l'homme, combattant contre le crocodile, qui est le plus mortel ennemi de la race humaine. Sur les grèves et les rivages vous voyez des animaux amphibies, tels que l'écrevisse, le phoque, le castor. Voici le polype rapace pris par un mollusque. . [16,106] (Timothée) Que dit-il? "En voulant prendre je suis pris". Le peintre a très bien su rendre l'eau transparente. [16,107] (Eusèbe) Il le fallait, sans quoi nous aurions besoin d'autres yeux. A côté est un outre polype, qui navigue sur la surface de l'eau, fier de ressembler à une galère. Vous voyez une torpille couchée dans le sable, qui est de même couleur qu'elle; ici vous pouvez la toucher sans crainte, même avec la main. Mais il nous faut aller ailleurs. Tout cela nourrit les yeux, mais ne remplit pas le ventre. Passons au reste. [16,108] (Timothée) Y a-t-il encore autre chose? [16,109] (Eusèbe) Vous allez voir ce que nous réserve le derrière de la maison. Vous voyez ici un jardin assez spacieux, divisé en deux parties: dans l'une sont toutes les plantes alimentaires soumises au gouvernement de me femme et de ma servante; dans l'autre sont les plantes médicinales les plus remarquables. A gauche est une pelouse qui ne contient que du gazon vert; elle est entièrement bordée d'une haie vive, formée de ronces entrelacées; je m'y promène quelquefois ou j'y joue avec mes amis. A droite est un verger où, quand vous aurez le temps, vous verrez plusieurs arbres étrangers, que je tâche d'habituer peu à peu à notre climat. [16,110] (Timothée) Peste ! en vérité, vous surpassez Alcinoüs lui-méme. [16,111] (Eusèbe) Tout près d'ici est une volière adossée au haut de la galerie; vous la verrez après déjeuner. Vous remarquerez différantes formes et vous entendrez diverses langues. Les caractères ne sont pas moins variés. Entre certains oiseaux règne une parenté et un amour réciproque; entre d'autres, une haine implacable. Mais ils sont tous si apprivoisés et si doux que quand je dîne ici, la fenêtre ouverte, ils volent sur la table et prennent à manger jusque dans les mains. Si je me promène sur ce pont volant que vous voyez, en causant avec un ami, ils accourent, observent et se perchent sur mes épaules ou sur mes bras; ils ont perdu tout sentiment de crainte, parce qu'ils savent qu'on ne leur fera pas de mal. Au bout du verger est le royaume des abeilles. C'est un spectacle qui ne manque pas de channe. Pour le moment, je ne vous laisserai pas regarder davantage, afin que vous ayez plus tard à voir du nouveau. Après déjeuner, je vous montrerai le reste. [16,112] (Le petit Laquais). Votre femme et votre servante crient que le déjeuner se gâte. [16,113] (Eusèbe) Dis leur de se tranquilliser; nous accourons. Lavons-nous, mes amis, afin de nous mettre à table les mains et le cœur purs. Si pour les païens eux-mêmes la table était un objet pieux, combien doit elle être plus sainte aux yeux des chrétiens, à qui elle retrace l'image de ce festin sacré que le Seigneur Jésus fit pour la dernière fois avec ses disciples: On a adopté l'usage de se laver les mains, afin que si quelqu'un a dans le coeur un sentiment de haine, d'envie ou de concupiscence, il l'en bannisse avant de se mettre à table. Je crois, en effet, que les aliments sont plus salutaires au corps lorsqu'on les prend avec un esprit purifié. [16,114] (Timothée) Nous sommes parfaitement de votre avis. [16,115] (Eusèbe) Puisque le Christ lui-même nous a enseigné par son exemple à commencer et à finir nos repas par un hymne? (j'en juge par plusieurs passages de l'Évangile où nous voyons qu'avant de rompre le pain il le bénissait et rendait grâces à son père), si vous le voulez, je vous réciterai un hymne dont saint Chrysostome fait un éloge pompeux dans une des homélies, et qu'il a même daigné traduire. [16,116] (Timothée) C'est nous, au contraire, qui vous en prions. [16,117] (Eusèbe) "Dieu béni, qui me nourrissez dès ma jeunesse et qui donnez leur subsistance à tous les êtres vivants, remplissez nos coeurs de joie et d'allégresse, afin qu'après avoir pleinement satisfait à nos besoins, nous abondions en toutes sortes de bonnes œuvres, dans Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui partage la gloire, l'honneur et la puissance avec vous et avec le Saint-Esprit, dans tous les siècles. [16,118] (Timothée) Ainsi soit-il. . [16,119] (Eusèbe) Maintenant asseyez-vous, et que chacun mette son ombre à côté de soi. La première place est due à vos cheveux blancs, [16,] (Timothée) [16,120] (Timothée) Vous avez caractérisé d'un mot tout mon mérite. C'est à ce titre seul que je suis supérieur aux autres. [16,121] (Eusèbe) Dieu est juge des autres qualités; nous apprécions, nous, ce que nous voyons. Sophron, joignez-vous à votre corps. Théophile et Eulale, occupez le côté droit de la table; Chrysoglotte et Théodidacte se placeront à gauche: Urane et Néphale occuperont le restant. Moi, je me mettrai dans ce coin. [16,122] (Timothée) Nous ne le souffrirons pas; la première place est due à l'hôte. [16,123] (Eusèbe) Toute cette maison est à moi et à vous; si j'ai quelque autorité dans mon royaume, la place qui revient à l'hôte est celle qu'il s'est choisie. Maintenant, que le Christ, qui réjouit tout et sans lequel il n'y a point de vrai plaisir, daigne assister, à notre repas et égayer nos coeurs par sa présence. [16,124] (Timothée) J'espère qu'il le daignera. Mais où s'assiéra-t-il, puisque toutes les places sont occupées? [16,125] (Eusèbe) Puisse-t-il se mêler à tous les plats et les verres, afin que tout soit pénétré de sa personne et qu'il se glisse dans nos coeurs ! Pour qu'il veuille bien le faire et que nous nous rendions dignes d'un tel hôte, si cela ne vous contrarie pas, vous entendrez quelques lignes de la sainte Écriture, ce qui ne vous empêchera pas, si le coeur vous en dit, de faire main basse sur les oeufs et les laitues. [16,126] (Timothée) Nous le ferons volontiers, mais nous écouterons avec plus de plaisir. [16,127] (Eusèbe) Cet usage me paraît devoir être adopté sous plusieurs rapporte, en ce qu'il coupe court aux conversations oiseuses, et fournit la matière d'un entretien fructueux. Car je suis loin de partager l'opinion de ceux qui prétendent qu'un repas ne saurait être gai s'il n'abonde en propos sots et licencieux, et s'il ne retentit d'obscènes chansons. La vraie gaieté émane d'une conscience pure et honnête ; les propos vraiment joyeux sont ceux que l'on aime toujours avoir dits ou entendus, que l'on est toujours heureux de se rappeler, et non ceux dont on se repent bientôt et qui pèsent sur la conscience comme un remords. [16,128] (Timothée) Dieu veuille que nous sentions tous combien cette méthode est raisonnable ! [16,129] (Eusèbe) Outre son utilité réelle et inappréciable, on y trouve même du plaisir quand on 1'a pratiquée pendant un mois. [16,130] (Timothée) Il n'y a donc rien de mieux que de contracter de bonnes habitudes. [16,131] (Eusèbe) Lis, petit laquais, hautement et clairement. [16,132] (Le petit Laquais) "Le coeur du roi est dans la main du Seigneur comme une eau courante; il le fait tourner de tel côté qu'il veut. Toutes les voies de l'homme lui paraissent droites; mais le seigneur pèse les coeurs. Faire miséricorde et justice est plan agréable au Seigneur que de lui offrir des victimes". [16,133] (Eusèbe) En voilà assez. Il vaut mieux apprendre peu avidement que de dévorer beaucoup avec ennui. [16,134] (Timothée) Oui, sans doute, mais votre raisonnement ne se borne pas là. Pline a écrit que le "Traité des devoirs" de Cicéron ne devrait jamais sortir des mains. Cet ouvrage mérite, assurément, selon moi, que tout le monde, et principalement ceux qui se destinent au gouvernement de l'État, l'apprennent par coeur; mais j'ai toujours pensé que ce petit livre des Proverbes était digne que nous 1'eussions constamment sur nous. [16,135] (Eusèbe) Comme je savais que le déjeuner serait sans goût ni saveur, j'ai voulu nous procurer cet assaisonnement. [16,136] (Timothée) Ici tout est somptueux; mais quand il n'y aurait que des bettes sans poivre, sans vin et sans vinaigre, une telle lecture assaisonnerait tout. [16,137] (Eusèbe) J'éprouverais cependant plus de charme si je comprenais parfaitement ce que j'ai entendu. Plût à Dieu que nous eussions ici un vrai théologien, qui non seulement comprît ce passage, mais qui le sentît. Je ne sais si nous, qui sommes des laïques, avons le droit de nous entretenir d'un pareil sujet. [16,138] (Timothée) Pour moi, je crois que ce droit appartient même aux matelots, pourvu que l'on se garde d'établir des définitions. Le Christ, qui a promis de paraître chaque fois que deux individus se réuniraient pour parler de lui, nous inspirera peut-àtre, nous qui sommmes plus nombreux. [16,139] (Eusèbe) Ne ferions-nous pas bien de partager les trois sentences entre nous neuf? [16,140] (Les Convives) Oui, à la condition que le maître de maison commencera. [16,141] (Eusèbe) Je ne refuserais pas cet honneur si je ne craignais de vous traiter sous ce rapport encore plus mal que je ne vous traite à table. Toutefois, pour ne point paraître un maître de maison difficile, je laisse de côté les diverses conjectures que les commentateurs ont entassées sur ce passage, et voici le sens moral que j'y trouve. La plupart des hommes se laissent fléchir par les avertissements, les reproches, les lois et les menaces; mais comme un roi ne craint personne, en le contrariant on ne fait que l'irriter. Par conséquent, chaque fois que les princes désirent ardemment quelque chose, il faut les laisser faire, non qu'ils veuillent toujours le bien, mais parce que Dieu se sert quelquefois de leur folie et de leur méchanceté pour corriger ceux qui ont péché. C'est ainsi qu'il a défendu de résister à Nabuchodonosor, parce qu'il avait résolu de s'en servir pour châtier son peuple. C'est peut-être ce que Job a voulu dire par ces paroles : "C'est lui qui fait régner l'homme hypocrite, à cause des péchés du peuple". C'est peut-être aussi pour cela que David dit, en pleurant son péché : "J'ai péché devant vous seul, et j'ai fait le mal en votre présence". Non que les rois ne pèchent pas sans faire à leur peuple un tort considérable, mais parce qu'il n'y a pas d'homme qui ait le pouvoir de les condamner, tandis que personne, si puissant qu'il soit, ne peut échapper au jugement de Dieu. [16,142] (Timothée) Votre interprétation ne me déplaît pas. Mais que signifie l'eau courante? [16,143] (Eusèbe) C'est une comparaison que l'on emploie pour expliquer la pensée. La passion d'un roi est une chose violente et sans frein; on ne peut la diriger ni d'un côté ni de l'autre; elle soit sa propre impulsion, poussée pour ainsi dire par une fureur divine. De même la mer se répand sur le continent; puis, changeant brusquement son cours, comme si elle dédaignait les champs, les édifices et tout ce qui lui fait obstacle, elle s'enfonce sous la terre; vouloir arrêter son impétuosité ou la détourner serait perdre son temps. Il en est de méme des grands fleuves, témoin ce que la mythologie rapporte qu sujet de l'Achéloûs. Il y a moins de danger à leur céder avec douceur que leur résister violemment. [16,144] (Timothée) N'y a-t-il donc point de remède contre les excès des mauvais rois? [16,145] (Eusèbe) Peut-être faudrait-il d'abord ne point admettre le lion dans l'État; ensuite, modérer sa puissance par l'autorité du sénat, des magistrats et des citoyens, pour qu'il ne se jette pas dans la tyrannie. Mais le meilleur moyen c'est, quand il est encore enfant et qu'il ne sait pas qu'il est prince, de former son coeur par de saintes leçons. Les prières et les avertissements sont bons, mais présentés avec douceur et à propos. L'ancre de salut consiste à supplier Dieu d'incliner l'esprit du roi vert une conduite digne d'un vrai chrétien. [16,146] (Timothée) Que parliez-vous de laïque? Si j'étais bachelier en théologie, je ne rougirais point de cette interprétation. [16,147] (Eusèbe) Je ne sais pas si elle est vraie; il me suffit que le sens n'en soit ni impie ni hérétique. J'ai obéi à votre volonté. Maintenant, comme il convient dans un repas, je désire vous entendre tour-à tour. [16,148] (Timothée) Si vous avez quelque déférence pour mes cheveux blancs, il me semble que ce passage peut être interprété dans un sens plus abstrait. [16,149] (Eusèbe) Je le crois, et je suis curieux de l'apprendre. [16,150] (Timothée) On peut entendre par roi l'homme parfait qui, domptant les appétits de la chair, n'obéit qu'aux inspirations de l'Esprit divin. Or, il ne convient peut-ètre pas de réduire un tel homme à la condition ordinaire par les lois humaines; on doit le laisser à son maître dont l'inspiration le guide et il ne faut pas le juger d'après les moyens qu'emploie la faiblesse des imparfaits pour s'avancer dans la vraie piété. S'il fait autrement que les autres, il faut dire avec saint Paul : "Le Seigneur l'a reçu; s'il demeure ferme, ou s'il tombe, cela regarde son maître"; et encore: "L'homme spirituel juge de tout, et n'est jugé de personne". Par conséquent, à de tels hommes nul ne doit faire la loi, car le Seigneur, qui a prescrit des bornes à la mer et aux fleuves, tient le coeur de son roi dans sa main et le dirige partout où il veut. Quel besoin y a-t-il de commander à celui qui de son chef se conduit mieux que ne l'exigent les lois humaines, ou quelle témérité d'astreindre à des constitutions un homme qui, selon des témoignages certains, est gouverné par le souffle de l'Esprit divin? [16,151] (Eusèbe) Cher Timothée, vous n'avez pas seulement les cheveux blancs, vous avez encore une maturité de savoir qui vous attire le respect. Oui, plût au ciel que parmi les chrétiens, qui devraient être tous de pareils rois, il s'en trouvât beaucoup dignes de ce surnom ! Mais c'est assez préludé avec les oeufs et les légumes; faites ôter cela, et que l'on serve le reste. [16,152] (Timothée) Cette ovation nous satisfait largement, lors même qu'il ne lui succéderait ni supplications, ni triomphe. [16,153] (Eusèbe) Mais puisque, avec l'aide du Christ,comme je le croie, noua avons réussi pour la première sentence, je voudrais que votre ombre nous expliquât la seconde, qui me paraît un peu plus obscure. [16,154] (Sophron) Si vous voulez bien prendre en bonne part mes explications, je dirai fanchement ma pensée. D'ailleurs, comment une ombre pourrait-elle apporter de la lumière sur un point obscur? [16,155] (Eusèbe) Je vous promets, au nom de tous, qu'il sera fait comme vous le désirez. Des ombres telles que vous ont une lumière mieux proportionnée à notre vue. [16,156] (Sophron) L'auteur des Proverbes semble enseigner la même doctrine que saint Paul. On arrive à la piété par différents genres de vie. L'un aime le sacerdoce, l'autre le célibat, celui-ci le mariage, celui-là la retraite, un autre les emplois publics, suivant la variété des caractères et des tempéraments. En outre, l'un mange de tout, l'autre distingue entre ses aliments; celui-ci établit une différence entre les jours, celui-là n'en met aucune. En cela saint Paul veut que chacun suive son goût sans offenser autrui. Il ne faut juger personne sur de pareilles choses, mais déférer le jugement à Dieu, qui sonde les coeurs. Car il arrive souvent que celui qui mange plaît plus à Dieu que celui qui ne mange pas; que celui qui viole un jour de fête est mieux venu de Dieu que celui qui parait l'observer, et que le mariage d'un tel est plus agréable aux yeux de Dieu que le célibat de plusieurs. Ombre, j'ai dit. [16,157] (Eusèbe) Plût au ciel que je pusse m'entretenir souvent avec de pareilles ombres! Si je ne me trompe, vous avez touché la chose non du doigt, comme l'on dit, mais de la langue. Maintenant en voici un qui a vécu dans le célibat; il n'est pas du nombre des bienheureux qui se sont châtrés pour le royaume de Dieu, mais il a été châtré par force pour mieux satisfaire le ventre, "jusqu'à ce que Dieu ait détruit et le ventre et la nourriture". C'est un chapon, qui sort de notre basse-cour. Je préfère le bouilli. Ce bouillon s'est pas mauvais; ce qui nage dedans ce sont des laitues de premier choix. Que chacun prenne ce qui lui plaît. Pour ne point vous tromper, vous aurez après cela un petit rôti, puis du dessert, ensuite le dénoûment de la pièce. [16,158] (Timothée) Mais, en attendant, nous excluons votre femme du repas. [16,159] (Eusèbe) Quand vous viendrez, accompagnés des vôtres, le mienne se mettra à table. Que ferait-elle ici, sinon un personnage muet? Elle a plus de plaisir à bavarder avec d'autres femmes, et nous philosophons plus librement. Autrement il serait à craindre qu'il ne nous arrivât ce qui est arrivé à Socrate. Un jour qu'il avait pour convives des philosophes qui prenaient plus de plaisir à ces sortes de conversations qu'au manger, le discussion se prolongeant, Xantippe, en colère, renversa la table. [16,160] (Timothée) Je sais persuadé que rien de semblable n'est à craindre de la part de votre femme: elle a un caractère trop doux. [16,161] (Eusèbe) Pour moi, elle est assurément telle que je ne voudrais pas la changer, quand même je le pourrais, et, sous ce rapport, je me trouve entièrement heureux.Car je ne suis pas de l'avis de ceux qui considèrent comme un bonheur de n'avoir point été mariés; j'aime mieux ce que dit le sage des Hébreux: "qu'un bon lot est échu à celui qui a une bonne femme". [16,162] (Timothée) C'est souvent par notre faute que les femmes sont mauvaises; soit parce que nous les choisissons ou que nous les rendons telles, soit parce que nous ne les formons ni ne les instruisons comme il faut. [16,163] (Eusèbe) Vous dites vrai; mais j'attends l'explication de la troisième sentence, et Théophile me paraît avoir envie de parler, "sous l'inspiration de Dieu". [16,164] (Théophile) Du tout, mon esprit était dans les plats; je parlerai néanmoins, puisqu'on le peut impunément. [16,165] (Eusèbe) Vous mériterez la reconnaissance, même en vous trompant, car vous fournirez ainsi le moyen de trouver. [16,166] (Théophile) Cette sentence me paraît la même que celle qu'a exprimée le Seigneur dans le prophète Osée : "C'est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice; et j'aime mieux la connaissance de Dieu que les holocaustes". Le Seigneur Jésus est l'interprète vivent et efficace de ce passage dans l'Évangile de saint Matthieu. Un jour qu'il assistait à un repas dans la maison de Lévi, qui était publicain, et qui avait invité à ce repas plusieurs personnes de son ordre et de sa profession, les pharisiens, qui se targuaient d'observer scrupuleusement la loi, mais qui négligeaient les préceptes d'où dépendaient essentiellement la loi et les prophètes, la pharisiens, dis-je, voulant aliéner à Jésus ses disciples, leur demandèrent pourquoi leur maître s'attablait avec des pécheurs, quand les Juifs, jaloux de passer pour saints, évitaient leur contact et avaient soin de se laver le corps en rentrant chez eux si par hasard ils les avaient abordés. Comme les disciples, encore novices, ne savaient que répondre, la Seigneur répondit et pour lui et pour eux : "Ce ne sont pas ceux qui se portent bien"; dit-il, "mais les malades, qui ont besoin de médecin. Allez donc, et apprenez ce que veut dire cette parole: J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice; car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. [16,167] (Eusèbe) Vous expliquez très bien la chose en comparant les passages, ce qui est la meilleure méthode à employer dans les saintes Écritures; mais je voudrais savoir ce que Dieu entend par sacrifice et par miséricorde. Car, comment se fait-il que Dieu repousse les sacrifices, après les avoir prescrits tant de fois? [16,168] (Théophile) Dieu nous apprend lui-même, au premier chapitre d'Isaïe, comment il repousse les sacrifices. Il y a dans la loi judaïque certaines prescriptions qui annoncent la sainteté plus qu'elles ne l'opèrent, tels que les jours de fête, la sabbat, les jeûnes, les sacrifices. Mais il y a d'autres pratiques qu'il faut toujours observer; parce qu'elles sont essentiellement bonnes, et non parce qu'elles sont commandées. Or, Dieu repousse les Juifs non pas parce qu'ils n'observaient point les formalités de la loi, mais parce que, follement orgueilleux de remplir ces formalités, ils négligeaient ce que Dieu réclame principalement de nous, et que, pétris d'avarice, d`orgueil, de rapines, de haine, d'envie et d'autres vices, ils s'imaginaient que Dieu devait leur savoir beaucoup de gré d'assister au temple les jours de fête, d'immoler des victimes, de s'abstenir des mets défendus, de jeûner de temps en temps. Ils s'attachaient à l'ombre et négligeaient la réalité. Quant à ces paroles: "Je veux la miséricorde et non le sacrifice" je crois que c'est un hébraïsme qui signifie : Je veux la miséricorde plutôt que le sacrifice. Salomon l'interprète dans ce sens lorsqu'il dit : "Les oeuvres de miséricorde et de justice plaisent plus au Seigneur que les victimes. D'ailleurs, tous les bons offices qui tendent à soulager le prochain, l'Écriture les désigne sous le nom de miséricorde et d'aumône, qui dérive de miséricorde. Je pense que le mot "victimes" s'applique à tout ce qui concerne les cérémonies corporelles et a un certain rapport avec le judaisme, tels que le choix des aliments, la forme déterminée des vêtements, le jeûne, le sacrifice, les prières récitées comme une tâche, le repos des jours de fête. Car bien que ces pratiques ne soient pas à dédaigner en temps utile, elles ne sont pas agréables à Dieu quand, s'appuyant sur elles, on néglige la miséricorde chaque fois que les besoins d'un frère réclament l'exercices de la charité. C'est un acte pieux que d'éviter la fréquentation des méchants, mais il doit cesser chaque fois que l'exige la charité envers le prochain. L'obéissance veut que l'on se repose les jours de fête, mais il serait impie, à cause de cette obligation, de laisser périr son frère. Par conséquent, observer le dimanche est, pour ainsi dire, la victime; se réconcilier avec son frère est la miséricorde. Quant à la justice, quoique l'on puisse la rapporter aux puissants qui oppriment souvent les faibles, il ne me semble pas déraisonnable de la faire coïncider avec cette parole d'Osée: "Et la science plus que les holocaustes. On m'observe pas la toi quand on ne l'observe pas selon l'esprit de Dieu. Les Juifs retiraient l'âne tombé dans la fosse le jour du sabbat, et ils reprochaient au Christ de sauver un homme pendant le sabbat. C'était un jugement faux et contraire à la science de Dieu; ils ignoraient que ces pratiques étaient faites pour l'homme et que l'homme a n'était pas fait pour elles. Ce que je dis là semblerait impudent si je ne parlais d'après vos ordres; j'aimerais mieux apprendre des autres des choses plus sensées.. [16,169] (Eusèbe) Vos réflexions me paraissent si impudentes que je crois que c'est le Seigneur Jésus qui les a prononcées par votre bouche. Mais tout en repaissant largement nos âmes, ne négligeons pas leurs collègues. [16,170] (Théophile) Quels collègues? [16,171] (Eusèbe) Nos corps; ne sont-ce pas les collègues de nos âmes ? J'aime mieux ce nom-là que celui d'instrument, de domicile ou de sépulcre. [16,172] (Timothée) Assurément, la réfection est complète quand l'homme est restauré tout entier. [16,173] (Eusèbe) Je vois que vous y allez mollement; par conséquent, si vous le voulez, je vais dire qu'on apporte le rôti, pour ne pas vous faire faire un long repas au lieu d'un bon repas. Vous voyez le menu de ce petit déjeuner : une épaule de mouton qui est excellente, un chapon et quatre perdrix; j'ai acheté ces dernières au marché, le reste provient de cette métairie. [16,174] (Timothée) Je vois un repas d'épicurien, pour ne pas dire de Sybarite. [16,175] (Eusèbe) Au contraire, il est à peine digne d'un carme. Mais, tel qu'il est, acceptez-le de bon coeur. Du moins l'intention est pure si la table laisse à désirer. [16,176] (Timothée) Votre maison est si peu muette que non seulement les murs, mais encore les verres, disent quelque chose. [16,177] (Eusèbe) Que vous dit le vôtre? [16,178] (Timothée) "Nul n'est blessé que par soi-même". [16,179] (Eusèbe) Ce verre plaide en faveur du vin. Car on impute généralement au vin la fièvre ou la pesanteur de têle causée par la boisson, quand on s'est attiré soi-même la mal en buvant avec excès. [16,180] (Sophron) Le mien parle grec: "La vérité est dans le vin". [16,181] (Eusèbe) Il avertit qu'il n'est pas prudent aux prêtres et aux serviteurs des rois de s'adonner au vin, parce qu'il transporte ordinairement sur la langue tout ce qui se cache au fond du coeur. [16,182] (Sophron) Chez les Égyptiens, il était défendu jadis aux prêtres de boire du vin, quoique les mortels ne leur confiassent pas encore leurs secrets. [16,183] (Eusèbe) Aujourd'hui tout le monde peut boire du vin; cette liberté est-elle profitable? je n'en sais rien. Eulale, quel livre sortez-vous de votre poche? Il paraît fort joli, car l'extérieur en est tout doré. [16,184] (Eulale) A l'intérieur, il renferme plus que des diamants. Ce sont les Épîtres de saint Paul, dont je fais mes plus chères délices, et que je porte toujours sur moi. Je le sors de ma poche parce que vos paroles m'ont rappelé un passage qui m'a longtemps tourmenté dernièrement, et sur lequel je ne suis pas encore fixé. C'est au sixième chapitre de la première Épître aux Corinthiens: "Tout m'est permis, mais tout n'est pas convenable. Tout m'est permis, mais je ne me rendrai esclave de quoi que ce soit". Premièrement, si nous en croyons les stoïciens, tout ce qui est utile est en même temps honnête. Comment se fait-il donc que saint Paul distingue ce qui est utile de ce qui est convenable? Assurément la débauche et l'ivrognerie ne sont point permises, pourquoi donc dire que tout est permis? Si saint Paul parle de certaines choses déterminées qui, selon lui, seraient permises à tout le monde, je ne puis guère deviner, d'après la teneur de ce passage, quelles sont ces sortes de choses. D'après ce qui suit, on peut, supposer qu'il parle du choix des aliments. Car quelques-uns s'abstenaient des mets offerts aux idoles; et d'autres de ceux défendus par Moïse. Quant aux mets offerts aux idoles, il en parle au chapitre VIII; puis au chapitre X, comme pour expliquer le sens de ce passage, il dit: "Tout m'est permis, mais tout n'est pas convenable. Tout m'est permis, mais tout n'est pas édifiant. "Que personne ne cherche sa propre satisfaction, mais le bien des autres. Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie". Ce que saint Paul ajoute ici concorde avec ce qu'il avait dit plus haut: "La nourriture est pour le ventre, et le ventre est pour la nourriture; mais un jour Dieu détruira l'un et l'autre". Quant à ce qu'il pense du choix judaïque des aliments, la fin du chapitre. dixième le démontre : "Ne donnez occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux gentils, ni à l'Église de Dieu, comme je tâche moi-même de plaire à tous en toutes choses, ne cherchant point ce qui m'est avantageux, mais ce qui est avantageux à plusieurs, afin qu'ils soient sauvés. Par les gentils, il entend les sacrifices aux idoles; par les Juifs, le choix des aliments; par l'Église de Dieu, les faibles réunis des deux nations. Il était donc permis de manger de n'importe quel aliment, "et était pur pour des coeurs purs". Mais il survient un cas où cela n'est pas convenable. Cette permission générale était le fruit de la liberté évangélique ; mais, la charité regarde partout ce qui contribue au salut du prochain, et pour cela elle s'abstient souvent de ce qui est permis, aiment mieux se plier à l'intérêt du prochain qu'user de sa liberté. Mais il me vient ici deux scrupules: le premier, c'est que dans l'ensemble du discours rien de ce qui précède ou de ce qui suit ne se rapporte à cette interprétation-là. Saint Paul avait reproché aux Corinthiens d'ètre séditieux, de se souiller par la ébauche, l'adultère et même l'inceste, de plaider devant des juges impies. Comment concilier cela avec ces paroles: "Tout m'est permis, mais tout n'est pas convenable? Dans ce qui suit il revient au sujet de l'impudicité, qu'il avait repris précédemment, en laissant de côté la question. des procès. "Le corps", dit-il, "n'est pas pour la fornication, mais pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps". Mais je puis lever tant bien que mal ce scrupule, parce que peu auparavant, dans le catalogue des vices, il avait fait mention de l'idolâtrie : "Ne vous y trompez pas: ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères". Or, l'usage des viandes offertes aux idoles tournait a l'idolâtrie. C'est pourquoi il ajoute ensuite : "La nourriture est pour le ventre et le ventre est pour la nourriture"; marquant par là que suivant les besoins du corps et les circonstances on peut manger de tout, a moins que la charité du prochain ne s'y oppose, mais que l'impudicité doit être partout et toujours détestée. Manger est une nécessité dont nous serons affranchis au jour de la résurrection; se livrer à la débauche est un vice, Mais je ne puis dissiper mon second scrupule, . savoir, nomment rattacher à cela ces paroles : "Je ne me rendrai esclave de quoi que ce soit". Car saint. Paul dit qu'il a pouvoir sur tout et qu'il n'est au pouvoir de personne. Si c'est dépendre de quelqu'un que de s'abstenir d'une chose dans la crainte de le scandaliser, saint Paul parle ainsi de lui-même au chapitre neuvième: "Quoique je fusse indépendant de tout, je me suis fait l'esclave de tous, afin de gagner tout le monde. Saint Ambroise, éprouvant sans doute le même scrupule, pense que l'Apôtre s'exprime ainsi pour préparer la voie à ce qu'il dit au chapitre neuvième, qu'il était libre de faire ce que faisaient les autres apôtres, c'est-à-dire de recevoir de la nourriture de ceux a qui il prêchait l'Évangile. Mais quoique cela lui fût permis, il s'en abstenait dans l'intérét des Corinthiens, auxquels il reprochait des vices si nombreux et si énormes. Quiconque reçoit devient en quelque sorte l'obligé de celui de qui il reçoit, et il perd quelque chose de la force de son autorité. Car, celui qui reçoit n'est plus aussi libre dans ses réprimandes, et celui qui donne supporte moins bien la censure de son obligé. Saint Paul dans cette circonstance s'est donc abstenu de ce qui lui était permis, par égard à la liberté apostolique qu'il ne voulait pas compromettre afin de reprendre les vices des Corinthiens plus librement et avec plus d'autorité. J'avoue que cette explication de saint Ambroise ne me déplaît point. Cependant, si i'on préférait rapporter ce passage aux aliments, selon moi, ces paroles de saint Paul : "Je me rendrai esclave de quoi que ce soit", pourraient être entendues de la sorte : Bien que je m'abstienne quelquefois des aliments offerts aux idoles ou défendus par la loi de Moïse, pour aider au salut du prochain et au progrès de l'Évangile, mon esprit ne laisse pas d'être libre, car je sais qu'il m'est permis de manger de tout suivant les besoins du corps. Mais les faux apôtres s'efforçaient de persuader que certains aliments étaient impurs par eux-mèmes, qu'il ne fallait pas s'en abstenir par occasion, mais s'en priver toujours comme de choses essentiellement mauvaises, telles que l'homicide et l'adultère. Ceux qui acceptaient cette doctrine étalent réduits sous le pouvoir d'autrui, et perdaient la liberté évangélique. Théophylacte est le seul, autant que je puis me rappeler, qui fournisse une interprétation différente de celles-ci. "Il est est permis", dit-il, "de manger de tout, mais il ne convient pas de manger avec excès, car l'intempérance engendre l'impudicité". Cette glose, qui n'a rien d'impie, ne me parait pas le vrai sens de saint Paul. Je vous ai faït part de ce qui me tourmente; il est de votre charité de me délivrer de ces scrupules. [16,185] (Eusèbe) Certes vous répondez fort bien à votre nom. Quand on sait proposer de la sorte des questions, on n'a besoin de personne pour les résoudre. Vous avez exposé vos doutes de telle manière que tous les miens se sont dissipés. Pourtant saint Paul dans cette épître, ayant voulu traiter plusieurs choses à :la fois, passe souvent d'un sujet à l'autre et reprend ensuite ce qu'il avait interrompu: [16,186] (Chrysoglotte) Si je ne craignais que mon bavardage ne vous empêchât de manger, et si je croyais qu'il fùt permis de mêler à des entretiens aussi sacrés un passage des auteurs profanes, je vous proposerais à mon tour quelque chose que j'ai lu aujourd'hui, et qui, loin de m'avoir torturé l'esprit, m'a causé un plaisir extrême. [16,187] (Eusèbe) On ne doit point qualifier de profane tout ce qui respire la vertu et contribue aux bonnes moeurs. Il est vrai que les saintes Écritures doivent obtenir partout le plus grand crédit; cependant je rencontre quelquefois des choses dites par les anciens, ou écrites par des païens et même par des poêtes, si chastement, si saintement, si divinement, que je ne puis rn'empêcher de croire, que, lorsqu'ils écrivaient cela, quelque divinité bienfaisante remuait leur coeur. L'esprit du Christ se répand peut-être plus loin que nous ne pensons. Plusieurs figurent au rang des saints, qui ne sont pas dans notre calendrier: J'ouvre mon coeur à mes amis : je ne puis lire les ouvrages de Cicéron sur la Vieillesse, sur l'Amitié, sur les Devoirs, sur les Questions Tusculanes, sans embrasser de temps en temps le livre, et sans vénérer cette âme sainte, animée d'un souffle divin. Au contraire, quand je lis certains auteurs modernes qui traitent du gouvernement, de l'économie domestique ou de la morale, grand Dieu ! comme ils sont froids au prix de cela, et comme ils ne paraissent pas sentir ce qu'ils écrivent ! Aussi laisserais-je périr plutôt tout Scot et ceux qui lui ressemblent que les . ouvrages de Cicéron ou de Plutarque; non que je condamne absolument les premiers, mais parce que je sens que les seconds me rendent meilleurs, tandis qu'au sortir de la lecture des autres, je ne sais pourquoi, je suis moins enflammé pour la vraie vertu et plus enclin à la dispute. Ne craignez donc point de proposer tout ce que vous voudrez. [16,188] (Chrysoglotte) Quoique la plupart des ouvrages que Cicéron a écrits sur la philosophie respirent quelque chose de divin, celui qu'il a composé étant vieux sur la Vieillesse, me paraît tout à fait le chant du cygne, suivant un proverbe grec. Je l'ai relu aujourd'hui, et j'ai retenu ce passage qui m'a le plus frappé: "Si un dieu m'offrait de redevenir enfant à mon âge et de pousser des vagissements dans un berceau, je refuserais net; je ne voudrais pas, après avoir fourni ma course, être ramené du bout de la carrière au point de départ. Quels sont donc les plaisirs de la vie? ou plutôt quels n'en sont pas les maux? Admettons qu'elle ait des plaisirs: ou ils lassent, ou ils finissent. Je ne veux pas me plaindre de la vie, comme l'ont fait souvent beaucoup de gens, même éclairés. Je ne me repens point d'avoir vécu, parce que j'ai lieu de croire que ma vie n'a pas été inutile. Je sors de cette vie comme d'une hôtellerie, non comme d'une maison qui m'appartiendrait. La nature n'a point fait de la terre une habitation fixe, mais un lieu de passage. Heureux le jour où je partirai vers cette assemblée des âmes et où je quitterai la foule impure d'ici-bas!" Ainsi parla Caton. Un chrétien pourrait-il s'exprimer plus saintement ? Plût à Dieu que tous les entretiens des moines principalement avec les religieuses ressemblassent à cette conversation d'un vieux païen avec de jeunes païens! [16,189] (Eusèbe) On vous objectera que ce dialogue a été imaginé par Cicéron. [16,190] (Chrysoglotte) Peu m'importe que la gloire en revienne à Caton, qui a conçu et exprimé de tels sentiments, ou à Cicéron, dont la mémoire a conservé des pensées si divines, et dont la plume a dépeint ces belles choses avec tant d'éloquence. D'ailleurs, je suis persuadé que si Caton n'a pas tenu précisément ce langage, il avait coutume de raisonner de la sorte dans ses conversations. Car Cicéron n'était pas assez impudent pour représenter Caton autrement qu'il n'était; et dans son dialogue il aurait oublié la bienséance, qui est une des règles principales de ce genre d'écrire, alors surtout que le souvenir de ce grand homme était encore récent dans la mémoire des contemporains. [16,191] (Théophile) Ce que vous dites là est trés probable; mais je vais vous dire ce qui m'est venu à l'esprit pendant que vous récitiez ce passage. Je me suis souvent étonné d'une chose : tout le monde désire une longue vie et a horreur de la mort; cependant à peine trouverait-on quelqu'un d'assez heureux, .je ne dis pas parmi les vieillards, mais parmi les personnes de 1'âge le plus avancé, qui, interrogé s'il consentirait à redevenir enfant, à la condition d'éprouver entièrement les mêmes biens et les mêmes maux qu'il avait ressentis dans sa vie, ne fît la même réponse que Caton, surtout s'il songeait à ce qui lui était arrivé de triste ou d'agréable dans le passé. Car souvent le souvenir des choses agréables est accompagné de honte ou de remords, en sorte qu'il ne répugne pas moins à la mémoire que le souvenir des choses tristes. C'est ce que nous ont démontré, selon moi, les poètes pleins de sagesse qui racontent que les âmes commençent à regretter leur corps, quand elles ont bu l'oubli profond dans les eaux du Léthé. [16,192] (Urane) C'est assurément une chose digne d'étonnement, et moi aussi je l'ai remarquée plusieurs fois. Mais que je suis charmé de ce mot : "Je ne me repens point d'avoir vécu!" Combien peu de chrétiens gouvernent leur vie de manière à pouvoir s'appliquer les paroles de te vieillard ! Le commun des hommes s'imaginent n'avoir pas vécu en vain lorsqu'ils laissent en mourant des richesses amassées par tous les moyens possibles. Mais Caton estime n'être pas venu au monde inutilement, parce qu'il s'est montré envers la république citoyen probe et vertueux, magistrat incorruptible, et qu'il a légué à la postérité des monuments de sa vertu et de son génie. Ensuite, quoi de plus divin que cette pensée : "Je sors de cette vie comme d'une hôtellerie, non comme d'une maison qui m'appartiendrait?" On n'est logé à l'hôtellerie que pour un peu de temps, jusqu'à ce que l'hôte vous renvoie; nul n'est chassé aisément de sa maison. Parfois cependant un écroulement, un incendie ou quelqu'autre accident vous contraint d'en sortir, mais, rien de semblable n'arriva-t-il, l'édifice tombant de vétusté vous avertit qu'il faut déloger. [16,193] (Néphale) Ces paroles de Socrate dans Platon ne sont pas moins belles : "L'âme humaine", dit-il, "a été mise dans le corps comme dans un poste qu'il ne lui est pas permis de quitter sans l'ordre du général, et où elle ne doit pas rester plus longtemps que ne le veut celui qui l'a placée". Platon se sert d'un terme plus expressif en disant "poste" au lieu de "maison", car dans une maison on ne fait que demeurer, tandis que dans un poste nous remplissons la fonction que nous a confiée notre général; cette comparaison se rapproche des saintes Écritures, qui appellent la vie humaine tantôt une milice, tantôt un combat. [16,194] (Urane) Pour moi, je; trouve que le langage de Caton s'accorde parfaitement avec celui de saint Paul, qui, écrivant aux Corinthiens, nomme la céleste demeure que nous attendons après cette vie g-oikia et g-oiketehrion, c'est-à-dire maison et domicile. D'ailleurs, il nomme notre corps une tente, en grec g-skehtos. "Car", dit-il, "pendant que nous sommes dans un corps comme dans une tente, nous gémissons sous sa pesanteur". [16,195] (Néphale) Il ne s'éloigne pas du langage de saint Pierre : "Je crois qu'il est juste que pendant que je suis dans cette tente, je vous réveille en vous en renouvelant le souvenir, car je sais que dans peu de temps je dois quitter cette tente". Dans saint Matthieu, dans saint Marc et dans saint Luc, qu'est-ce que le Christ nous crie, sinon de vivre et de veiller comme si nous devions mourir à l'instant même, et de nous attacher à la pratique du bien comme si nous devions vivre éternellement? Ensuite, quand nous lisons ces paroles : "Heureux le jour!" ne croyons-nous pas entendre saint Paul lui-même disant aux Philippiens : "Je désire la mort pour être avec le Christ". [16,196] (Chrysoglotte) Qu'ils sont heureux, ceux qui attendent la mort avec de telles dispositions! Mais dans le discours de Caton on pourrait blâmer une confiance qui tient de l'orgueil, et dont un chrétien doit bien se garder. Aussi n'ai-je rien lu chez les païens qui convint mieux à l'homme véritablement chrétien que ce que Socrate, au moment de boire la ciguë, dit à Criton : "Je ne sais si Dieu approuvera mes actions; du moins j'ai fait tous mes efforts pour lui plaire. Cependant j'ai bon espoir qu'il ne sera pas mécontent de mes efforts". Ce grand homme se défiait de ses actions, mais, plein de soumission à la volonté divine, il avait le ferme espoir que Dieu, dans sa bonté le traiterait favorablement, parce qu'il s'était efforcé de bien vivre. [16,197] (Néphale) Voilà des sentiments admirables pour un homme qui ne connaissait ni le Christ, ni les teintes Écritures. Aussi, en lisant de pareils traits de la part de tels hommes, je ne puis m'empêcher de m'écrier: "Saint Socrate, priez pour nous!" [16,198] (Chrysoglotte) Et moi, bien des fois je ne puis m'empêcher de croire que les saintes âmes de Virgile et de Perse ont une heureuse destinée. [16,199] (Néphale) Que de chrétiens j'ai vus mourir misérablement! Les uns comptent sur certaines pratiques qui ne doivent inspirer aucune confiance; d'autres, grâce aux remords et aux scrupules dont des ignorants troublent leurs derniers moments, rendent l'âme presqu'en désespérés. [16,200] (Chrysoglotte) Cette mort ne m'étonne pas de la part de gens dont toute la philosophie a consisté uniquement dans des cérémonies. [16,201] (Néphale) Qu'est-ce que cela veut dire? [16,202] (Chrysoglotte) Je vais vous l'expliquer. Je déclare d'abord hautement que, loin de blâmer les sacrements et les cérémonies de l'Église, je les approuve fort; mais qu'il y a des gens malintentionnés ou superstitieux, ou, en termes plus doux, simples et ignorants, qui enseignent au peuple à s'appuyer sur ces pratiques en laissant de côté ce qui nous rend véritablement chrétiens. [16,203] (Néphale) Je ne comprends pas bien où vous voulez en venir. [16,204] (Chrysoglotte) Je vais vous le faire comprendre. Si vous envisagez le commun des chrétiens, l'essentiel pour eux ne consiste-t-il pas dans des cérémonies? Au baptême, avec quel soin scrupuleux ne reproduit-on pas les anciens rites de l'Église? L'enfant reste à la porte du temple, on fait l'exorcisme, on fait le catéchisme, on prononce des voeux, on abjure Satan avec ses pompes et ses plaisirs, enfin on oint l'enfant, on lui fait des signes de croix, on lui met du sel sur la langue, on lui verse de l'eau sur la tête. On charge le parrain et la marraine de veiller à l'éducation de l'enfant; ceux-ci, moyennant un écu, rachètent leur liberté. Dès lors l'enfant porte le nom de chrétien, et il l'est en quelque sorte. Ensuite on l'oint une seconde fois, il apprend à se confesser, communie, prend l'habitude de se reposer les jours de fête, d'entendre la messe, de jeûner de temps en temps et de faire maigre. S'il observe ces pratiques, il passe pour un chrétien accompli. Se marie-t-il, survient un autre sacrement; entre-t-il dans les ordres, on l'oint de nouveau, on le consacre, on lui fait changer d'habits, on récite des prières. J'approuve que l'on fasse tout cela; ce que je n'approuve pas, c'est qu'on le fasse plutôt par routine que par conviction; ce que je désapprouve fort, c'est qu'on ne voie rien autre dans le christianisme. En effet, la plupart des hommes, s'appuyant là-dessus, ne s'empressent pas moins d'amasser des richesses par tous les moyens possibles: ils obéissent à la colère, à la débauche, à l'envie, à l'ambition. Ils arrivent ainsi à la mort : là, nouvelles cérémonies. Confession générale, extrème onction, saint Viatique; on apporte les cierges, la croix, l'eau bénite; on applique les indulgences; on déploie et on vend au mourant une.bulle du pape; on prépare de magnifiques funérailles; on réitère un engagement solennel; quelqu'un est là qui crie à l'oreille du mourant, et qui même parfois le tue avant l'heure, si, comme cela arrive souvent, ce crieur a la voix forte ou s'il a bien bu. Je veux que toutes ces pratiques soient bonnes, surtout celles que nous a transmises la coutume de l'Église; mais il y en a d'autres plus secrètes qui nous donnent de quitter ce monde avec une joie spirituelle et une confiance chrétienne. [16,205] (Eusèbe) Vous préchez, j'en conviens, avec autant de vérité que de piété, mais en attendant, personne ne mange. Ne vous y trompez point; je vous ai avertis qu'il n'avait plus que le second service, et encore sera-t-il très simple; ne vous promettez ni faisans, ni gelinottes, ni friandises. Petit, enlève cela et apporte ce qui reste. Vous voyez ma corne non d'abondance, mais d'indigence. C'est le produit du jardins que vous avez vus. Si quelque chose vous plaît, ne vous gênez pas. [16,206] (Timothée) La variété est si grande que l'aspect seul nous récrée. [16,207] (Eusèbe) Cependant pour que vous ne méprisiez pas trop ma frugalité, sachez qu'un plat comme celui-ci eût réjoui saint Hilarion, moine évangélique, lors même qu'il se fût trouvé parmi cent moines de notre temps; saint Paul et saint Antoine en eussent vécu pendant un mois. [16,208] (Timothée) Je crois même que saint Pierre, le prince des apôtres, ne l'eût pas dédaigné lorsqu'il logea chez Simon le corroyeur. [16,209] (Eusèbe) Et saint Paul non plus, lorsque, pressé par le besoin, il fit pendant la nuit le métier de cordonnier. [16,210] (Timothée) Nous devons tout à la bonté divine. Mais j'aimerais mieux souffrir la faim avec saint Pierre et saint Paul, pourvu que le manque de nourriture corporelle fût compensé par une abondance de délices spirituelles. [16,211] (Eusèbe) Apprenons plutôt de saint Paul à jouir de l'abondance et à supporter les privations. Quand nous serons dans le besoin, nous rendrons grâces à Jésus-Christ de nous fournir l'occasion d'être sobres et patients. Lorsque nous serons dans l'abondance, nous le remercierons de nous inviter et de nous exciter à l'aimer par sa munificence; et, usant avec ménagement des biens que la bonté divine nous prodigue, nous n'oublierons pas les pauvres, que Dieu a voulu priver de ce que nous avons en trop pour nous mettre à même les uns et les autres d'exercer réciproquement la vertu. En effet, Dieu nous donne afin qu'en subvenant aux besoins de nos frères nous méritions sa miséricorde: et ceux-ci, soulagés par notre libéralité, rendent grâces à Dieu de nos bonnes dispositions et nous recommandent à lui dans leurs prières. Cette idée-là me vient à propos. Hé! petit, dis à me femme qu'elle envoie le restant du rôti à notre Gudule. C'est une voisine qui est enceinte; elle n'a point de fortune, mais elle est très riche du côté du cœur. Son mari est mort dernièrement; c'était un dissipateur et un paresseux, qui n'a laissé à sa femme qu'un troupeau d'enfants. [16,212] (Timothée) Le Christ veut que l'on donne à quiconque demande; si je le faisais, avant un mois je serais réduit moi-même à la mendicité. [16,213] (Eusèbe) Je crois que le Christ entend par là ceux qui demandent le nécessaire. Car, pour ceux qui demandent, disons mieux, qui exigent, ou plutôt qui extorquent de grosses sommes à l'aide desquelles ils bâtissent des réfectoires dignes de Lucullus, ou, ce qui est pire, ils alimentent leur luxe et leurs débauches, c'est une aumône que de leur refuser; et c'est même un vol que d'accorder à des gens qui en feront mauvais usage ce qui est dû aux besoins pressants du prochain. Aussi me paraissent-ils coupables d'un péché mortel, ceux qui dépensent des sommes folles pour bâtir ou orner des monastères et des temples, lorsque tant de temples vivants du Christ meurent de faim, tremblent de froid et souffrent toutes les privations du nécessaire. Quand je suis allé en Angletetre, j'ai vu le tombeau de saint Thomas chargé d'innombrables diamants d'un très grand prix, sans parler d'autres richesses merveilleuses. Pour moi, j'aimerais mieux distribuer aux pauvres ces superfluités que de les garder pour des satrapes qui les pilleront un jour tout d'un coup, et orner ce tombeau de verdure et de fleurs, ce qui, à mon sens, serait plus agréable à ce très saint homme. Lorsque je suis allé dans le Milanais, j'ai vu un monastère de l'ordre des Chartreux, situé non loin de Pavie; il y a un temple construit en marbre blanc, en dedans et en dehors, depuis le bas jusqu'en haut; autels, colonnes, tombeaux, tout y est de marbre. Êtait-ce la peine de dépenser tout d'argent pour que quelques moines solitaires chantassent dans un temple de marbre? Ce temple leur est plus à charge qu'à profit, car ils sont souvent incommodés par les étrangers qui ne vont là que pour voir ce temple de marbre. J'y ai appris, chose encore plus insensée, qu'on leur avait légué trois mille ducats par an pour la construction du monastère. Il y a des gens qui regarderaient comme un crime de détourner cette somme pour de pieux usages contre l'intention du testateur, et ils aiment mieux démolir pour rebâtir, que de ne pas construire. Comme ces faits sont remarquables, j'ai cru devoir les citer, bien qu'il se présente une foule d'exemples semblables dans nos temples. Tout cela me parait de l'ostentation est non de l'aumône. Les riches ambitionnent un monument dans les temples où jadis la saints n'étaient point admis. Ils ont soin de se faire peindre et sculpter, en ajoutant leurs titres et en mentionnant leur donation. Ils remplissent de ces choses-là une bonne partie du temple et je crois qu'ils demanderont un jour que leurs cadavres soient exposés sur les autels mêmes. On me dira peut-être : «Voudriez-vous donc qu'on rejetât leurs présents?" Non, si ce qu'ils offrent est digne du temple de Dieu. Mais, si j'étais prêtre ou évêque, j'engagerais ces courtisans et ces marchands grossiers, s'ils voulaient racheter leurs péchés devant Dieu, à appliquer secrètement ces libéralités au soulagement des vrais pauvres. Ils considèrent comme de l'argent perdu celui que l'on distribue partiellement et en secret pour secourir les besoins pressants des pauvres, et dont rien ne rappellera le souvenir à la postérité. Pour moi, je ne crois pas qu'il y ait de l'argent mieux placé que celui dont le Christ se reconnaît lui-même le débiteur très solvable. [16,214] (Timothée) Pensez-vous que ce que l'on donne aux monastères-ne soit pas bien placé? [16,215] (Eusèbe) Je leur donnerais moi-même quelque chose, si j'étais riche, mais je donnerais pour le nécessaire, non pour le luxe, et à ceux où je verrais fleurir la vraie religion. [16,216] (Timothée) Beaucoup de personnes jugent que ce que l'on donne à ces mendiants publics n'est pas très bien placé. [16,217] (Eusèbe) Il faut leur donner quelquefois, mais avec discernement.. Cependant il me paraîtrait sage que chaque ville nourrit ses pauvres et qu'on ne laissât pas rôder çà et là des vagabonds, et notamment des gens robustes à qui l'on ferait mieux de donner du travail que de l'argent. [16,218] (Timothée) Selon vous, à qui doit-on donc donner de préférence? combien et comment doit-on donner? [16,219] (Eusèbe) Il me serait très difficile de le préciser exactement. En premier lieu, il faut etre disposé à soulager tous les indigents. Ensuite, selon la modicité de mes ressources, je donne ce que je peux chaque fois que l'occasion se présente, principalement à ceux dont la pauvreté et l'honnéteté me sont connues. Si je n'ai pas le moyen de donner, j'invite les autres à la bienfaisance. [16,220] (Timothée) Nous permettez-vous de parler librement ici dans votre royaume? [16,221] (Eusèbe) Comment! vous pouvez parler avec plus de liberté que si vous étiez chez vous. [16,222] (Timothée) Vous n'approuvez pas dans les temples les dépenses exagérées; vous auriez pu bâtir cette maison avec beaucoup moins de frais. [16,223] (Eusèbe) A dire vrai, je la crois propre, ou, si vous voulez, belle; mais, si je ne me trompe, il n'y a pas de luxe. Ceux qui vivent de mendicité bâtissent avec plus de magnificence. Toutefois mes jardins, tels qu'ils sont, payent un tribut aux indigents, et je prends tous les jours quelque chose sur mes dépenses, en étant plus frugal pour les miens et pour moi, afin de pouvoir être plus généreux pour les pauvres. [16,224] (Timothée) Si tout le monde pensait comme vous, bien des gens que la misère accable en ce moment, sans qu'ils le méritent, se porteraient mieux; et beaucoup d'autres, à qui l'indigence devrait apprendre la sobriété et la modération, seraient moins chargés de graisse. [16,225] (Eusèbe) Vous avez peut-être raison. Mais voulez-vous que nous assaisonnions ce dessert insipide par un mets délicieux? [16,226] (Timothée) Il y a déjà trop de friandises. [16,227] (Eusèbe) Ce que j'ai à vous offrir ne vous dégoûtera pas, même quand vous seriez rassasiés. [16,228] (Timothée) Qu'est-ce donc? [16,229] (Eusèbe) Le livre des Évangiles, que je vous présente à la fin du repas comme étant ce que j'ai de meilleur. Lis, petit, à l'endroit où tu t'es arrêté tout à l'heure. [16,230] (Le petit Laquais) "Nul ne peut servir deux maîtres; car, ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il soutiendra l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent. C'est pourquoi je. vous dis : Ne vous inquiétez point où vous trouverez de quoi manger pour votre vie, ni d'où vous aurez des vêtements pour couvrir votre corps. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement?" [16,231] (Eusèbe) Donne-moi le livre. Dans ce passage, Jésus-Christ me semble avoir dit deux fois la même chose. En effet, au lieu de "haïra" qu'il avait dit d'abord, il dit ensuite "méprisera", et au lieu d'"aimera" qu'il avait mis d'abord, il met ensuite "soutiendra". Les personnes étant changées, la pensée reste la même. [16,232] (Timothée) Je ne saisis pas bien ce que vous voulez dire. [16,233] (Eusèbe) Je vous le montrerai donc, si vous voulez, par une formule mathématique. Dans la première proposition je pose A pour l'un des maîtres et B pour l'autre: puis dans la seconde, en intervertissant l'ordre, je pose B pour l'un et A pour l'autre. Ou l'on haïra A et l'on aimera B, ou l'on soutiendra B et l'on méprisera A. N'est-il pas évident que A sera deux fois haï et B deux fois aimé? [16,234] (Timothée) C'est clair. [16,235] (Eusèbe) Or, la conjonction ou, surtout lorsqu'elle est répétée, dénote un sens contraire; ou, du moins différent. Autrement, ne serait-il pas absurde de dire : "Ou Pierre aura le dessus et moi le dessous, ou moi j'aurai le dessous et Pierre le dessus?" [16,236] (Timothée) En vérité, le sophisme est joli. [16,237] (Eusèbe) Je ne le trouverai joli que quand vous me l'aurez expliqué. [16,238] (Théophile) Mon esprit rêve et enfante je ne sais quoi; si vous voulez, je vous montrerai ce que c'est; vous serez mes devins ou mes sages-femmes. [16,239] (Eusèbe) Bien que le vulgaire regarde comme un mauvais augure de parler de songes à table, et qu'il soit peu décent accoucher devant tant d'hommes, nous accueillerons avec plaisir votre songe, ou, si vous aimez mieux, le fruit de votre esprit. [16,240] (Théophile) Il me semble que dans cette phrase c'est le sujet qui change, et non la personne. Ces mots : "l'un" et "l'un", ne se rapportent point à A. et à B, mais ils se rapportent tous deux à l'une ou à l'autre de ces lettres, en sorte que, quelle que soit celle que vous choisissiez, elle se trouve immédiatement en opposition avec l'autre: Comme si l'on disait : ou vous exclurez A et vous admettrez B, ou vous admettrez A et vous exclurez B. Vous voyez que la personne reste et que le sujet change. Ce que l'on a dit de A peut tout aussi bien s'appliquer à B, de cette façon : ou vous exclurez B et vous admettrez A, ou vous admettrez B et vous exclurez A. [16,241] (Eusèbe) Vous nous avez parfaitement expliqué ce problème, et un mathématicien ne l'aurait pas mieux démontré sur le tableau. [16,242] (Sophron) Ce qui me frappe davantage, c'est que Dieu nous défend de nous inquiéter du lendemain. Cependant saint Paul lui-même a travaillé de ses mains pour gagner sa vie; il réprimande vertement ceux qui ne font rien et aiment à vivre aux dépens d'autrui, il leur recommande de travailler et de s'adonner à un art utile afin qu'ils aient de quoi soulager les nécessiteux. N'est-ce pas un pieux et saint travail que celui par lequel un mari nourrit sa femme bien aimée et ses chers enfants? [16,243] (Théophile) Cette question, à mon avis, peut se résoudre de plusieurs manières. Premièrement, si nous nous reportons à cette époque, leu apôtres voyageant au loin pour prêcher l'Évangile, il fallait les affranchir du soin de pourvoir à leur nourriture, car ils n'avaient pas le temps de gagner leur vie par un travail manuel, d'autant plus qu'ils ne connaissaient d'autre métier que la pêche. Aujourd'hui les choses ont changé, nous aimons tous l'oisiveté et nous fuyons le travail: Il y a une, autre manière de résoudre la question : Dieu n'a pas interdit l'activité mais l'inquiétude. Et par inquiétude il a entendu l'inclination générale dos hommes, qui n'ont pas de plus grand souci que de gagner leur vie, qui laissent tout le reste peur cela et qui s'occupent uniquement de ce soin. C'est à peu près ce que le Seigneur nous déclare lui-meme lorsqu'il prétend qu'on "ne peut pas servir deux maîtres". En effet, "servir", c'est être dévoué à quelqu'un de toute son âme. Il veut donc que l'on s'occupe surtout de propager l'Évangile, mais pas exclusivement. Car il dit : "Cherchez d'abord le royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît". Il ne dit pas seulement : "cherchez", mais "cherchez d'abord". Quant au mot "lendemain", je crois que c'est une hyperbole pour désigner l'avenir; les avares de ce monde ayant coutume d'acquérir et d'amasser anxieusement pour la postérité. [16,244] (Eusèbe) Nous approuvons votre interprétation; mais que signifient ces paroles :"Ne soyez pas inquiets pour votre âme de ce que vous mangerez?" Le corps est couvert par les vêtements, mais l'âme ne mange pas. [16,245] (Timothée) L'âme, à mon sens, veut dire ici la vie. La vie est en danger si l'on est privé de nourriture; il n'en est pas de même si l'on manque de vêtements, lesquels sont plutôt faits pour la décence que pour la nécessité. On peut être nu et ne pas mourir pour cela, tandis que la privation de nourriture est inévitablement mortelle. [16,246] (Eusèbe) Je ne vois pas bien comment cela s'accorde avec la pensée suivante: "La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement "? Car, puisque la vie est d'un si grand prix, nous devons redoubler de vigilance pour ne pas la perdre. [16,247] (Timothée) Cet argument ne nous ôte pas l'inquiétude, il l'augmente. [16,248] (Eusèbe) Le Christ ne veut pas dire ce que vous supposez; au contraire, par cet argument il redouble notre confiance dans son père. Si ce bon père a donné gratuitement et de son avoir ce qui vaut le plus, il y ajoutera ce qui vaut le moins. Celui qui a donné la vie ne refusera pas la nourriture; celui qui a donné le corps y ajoutera bien le vêtement. Appuyons-nous donc sur sa bonté, et ne soyons pas dévorés d'inquiétudes et de soucis pour les choses d'ici-bas. Nous n'avons qu'une chose à faire, c'est d'user du monde comme n'en usant pas, et de diriger vers l'amour des choses célestes notre zèle et notre application, c'est de rejeter l'argent, c'est-à-dire Satan avec toutes ses séductions pour servir uniquement et de toute la puissance de notre âme le Seigneur qui n'abandonnera pas ses enfants. Mais en attendant, personne ne touche au dessert. Vous pouvez certainement manger avec plaisir de ce que je récolte sans beaucoup de peine chez moi. [16,249] (Timothée) Le corps est abondamment satisfait. [16,250] (Eusèbe) Je voudrais que vous en puissiez dire autant de l'esprit. [16,251] (Timothée) L'esprit est aussi largement repu. [16,252] (Eusèbe) Petit, dessers donc et apporte le bassin. Lavons-nous; amis, afin que si nous avons commis quelque faute pendant ce repas, nous soyons purifiés pour chanter un hymne à Dieu. J'achèverai, si vous voulez, ce que j'ai commencé de saint Chrysostôme. [16,253] (Timothée) Nous vous en prions. [16,254] (Eusèbe) "Gloire à vous, Seigneur; gloire à vous, Saint; gloire à vous, Roi, qui nous avez donné la nourriture. Remplissez-nous de joie et d'allégresse dans le Saint-Esprit, afin que nous soyons trouvés digne de paraître en votre présence, et que nous n'ayons pas à rougir grand vous rendrez à chacun selon ses oeuvres". [16,255] (Le petit Laquais) Ainsi soit-il ! [16,256] (Timothée) Cet hymne est pieux et bien fait. [16,257] (Eusèbe) Saint Chrysostôme n'a pas dédaigné d'en donner l'explication: [16,258] (Timothée) Où cela? [16,259] (Eusèbe) Dans sa cinquante-sixième homélie sur saint Matthieu. [16,260] (Timothée) Je ne manquerai pas de la lire aujourd'hui. Mais en attendant je voudrais vous demander pourquoi nous souhaitons trois fois gloire au Christ, et cela tous le triple surnom de Seigneur, de Saint et de Roi. [16,261] (Eusèbe) Parce que toute gloire lui est due. Mais nous devons le glorifier surtout pour trois motifs. Comme par son sang sacré il nous a rachetés de la tyrannie du diable et inféodés à lui, nous l'appelons Seigneur. Ensuite, comme, non content de nous avoir pardonné gratuitement tous nos péchés, il nous a communiqué par son Esprit sa justice afin que nous aspirions à la sainteté, nous le nommons Saint, lui qui sanctifie tout. Enfin, comme nous espérons de lui la récompense du royaume céleste, où il est assis à la droite de Dieu le Père, nous lui donnons le titre de Roi. C'est à a bonté gratuite envers nous que nous devons le bonheur d'avoir, au lieu de la domination ou plutôt de la tyrannie du diable, la domination de Jésus-Christ; au lieu des immondices et des ordures du péché, l'innocence et la sainteté; au lieu de l'enfer, les joies de la vie céleste. [16,262] (Timothée) Voilà de pieuses réflexions. [16,263] (Eusèbe) Maintenant, puisque c'est la première fois que je vous reçois ici à table, je ne voua congédierai pas sans vous offrir quelques présents qui seront conformes au repas. Hé! petit, apporte nos cadeaux. Voulez-vous tirer au sort, ou aimez-vous mieux choisir? Cela importe peu : ils ont presque tous la même valeur, c'est-à-dire qu'ils n'en ont pas. Ce ne sont point les lots d'Héliogabale qui assignaient à l'un cent chevaux et à l'autre autant de mouches. Il y a quatre petits livres, deux montres, une petite lampe et une boîte de plumes de Memphis. Si je vous connais bien, je crois que ces objets vous conviendront mieux que du baume, de la poudre dentifrice, ou un miroir. [16,264] (Timothée) Ils sont tous si jolis que le choix en est difficile. Distribuez-les plutôt comme vous l'entendrez; le cadeau n'en sera que plus agréable. [16,265] (Eusèbe) Ce petit livre en parchemin renferme les Proverbes de Salomon; il enseigne la sagesse, et il est doré parce que l'or est le symbole de la sagesse. Je le donne à notre ami en cheveux blancs, afin que, suivant la doctrine de l'Évangile, la sagesse soit donnée à celui qui la possède, pour qu'il en regorge. [16,266] (Timothée) Je tâcherai du moins de n'en pas manquer. [16,267] (Eusèbe) Cette montre, qui vient du fond de la Dalmatie, soit dit pour faire valoir mon petit présent, convient à Sophron. Je sais qu'il est fort économe de son temps, et qu'il ne laisse pas s'écouler sans fruit la moindre partie d'un bien si précieux. [16,268] (Sophron) Au contraire, vous prêchez la diligence à un paresseux. [16,269] (Eusèbe) Ce petit livre en parchemin contient l'Évangile selon saint Matthieu. Il mériterait d'être couvert de diamants, si la cassatte ou l'étui qu'il préfère n'était pas le coeur de l'homme. Renfermez-le donc dus le vôtre, Théophile, afin de justifier davantage votre nom. [16,270] (Théophile) Je ferai en sorte que vous n'ayez pas trop mal placé votre présent. [16,271] (Eusèbe) Voici, Eulale, les Épîtres de saint Paul que vous aimez à porter avec vous. Vous avez toujours saint Paul à la bouche, et vous ne l'auriez pas à la bouche si vous ne l'aviez dans le coeur; vous l'aurez désormais commodément dans les mains et sous les yeux. [16,272] (Eulale) Ce n'est pas un présent que vous me donnez là, mais un conseil. Or un bon conseil est le plus précieux des présents. [16,273] (Eusèbe) La petite lampe convient à Chrysoglotte, lecteur insatiable et, comme dit Cicéron, grand gourmand de livres. [16,274] (Chrysoglotte) Je vous remercie doublement : d'abord pour le présent, qui est fort joli, puis parce que vous rappelez à la vigilance un nonchalant. [16,275] (Eusèbe) La boîte de plumes revient à Théodidacte, très habile polygraphe; et j'estime ces plumes bien heureuses de célébrer la gloire de Notre-Seigneur Jésus. Christ, surtout sous une telle main. [16,276] (Théodidacte) Plût à Dieu que vous pussiez me fournir l'intelligence comme vous me fournissez les outils! [16,277] (Eusèbe) Ce livre contient quelques traités de morale de Plutarque, choisis et transcrits par un homme très versé dans la littérature grecque. J'y trouve tant de pureté que je regarde comme un prodige que des pensées si évangéliques aient pu venir à l'esprit d'un païen. Je le donne à Urane, qui est jeune et amateur de grec. Il reste une montre; elle sera pour notre ami Néphale, qui est si ménager de son temps. [16,278] (Néphale) Nous vous remercions non seulement pour vos présents, mais pour vos témoignages, car vous distribuez moins des cadeaux que des éloges. [16,279] (Eusèbe) C'est moi au contraire qui vous remercie, pour deux raisons : premièrement, pour avoir bien voulu vous contenter du peu que je vous ai offert, ensuite pour avoir restauré mon âme par des conversations tout à la fois savantes et pieuses. J'ignore dans quelles dispositions vous me quitterez, mais, pour moi, je me séparerai de vous meilleur et plus instruit. Je sais que vous n'aimez ni les joueurs de flûte, ni les bouffons, et encore moins le jeu. Par conséquent, si vous voulez, nous userons une petite heure à regarder les autres merveilles de mon palais. [16,280] (Timothée) Nous allions vous le demander. [16,281] (Eusèbe) Qui promet de bonne foi n'a pas besoin qu'on lui demande. Vous avez, je crois, assez contemplé cette cour d'été. Elle a trois points de vue, et, de quelque côté que l'on tourne les yeux, on découvre la verdure charmante des jardins. Un vitrage mobile permet, si l'on veut, d'intercepter l'air, en cas de brouillard ou de vent, des portes épaisses en dehors et minces en dedans permettent également d'intercepter le soleil, si la chaleur incommode. Quand je mange ici, je crois dîner dans un jardin et non dans une maison, car les murs sont verts et parsemés de fleurs. Il y a aussi des peintures qui ne sont pas laides. Ici, le Christ fait la cène avec ses disciples choisis. Là, Hérode célèbre le jour de sa naissance dans un festin funeste. Plus loin, le riche de l'Évangile donne un repas somptueux, et dans un instant il va descendre dans l'enfer. Lazare est jeté à la porte, et bientôt il sera reçu dans le sein d'Abraham. [16,282] (Timothée) Nous ne reconnaissons pas bien ce sujet. [16,283] (Eusèbe) C'est Cléopâtre qui rivalise de luxe avec Antoine: elle vient d'avaler une perle, et elle approche sa main d'une autre pour l'arracher. Voici le combat des Lapithes. Ici Alexandre le Grand transperce Clitus d'un coup de lance. Ces exemples nous recommandent la sobriété à table, et nous détournent du luxe et de l'ivresse. Allons voir maintenant la bibliothèque, qui ne contient pas beaucoup de livres, mais des livres de choix. [16,284] (Timothée) Cet endroit a quelque chose de religieux, tant tout y reluit de propreté. [16,285] (Eusèbe) Vous voyez ici la meilleure partie de mes richesses, car à table vous n'avez vu que du verre et de l'étain, et dans tonte la maison il n'y a pas un seul vase d'argent, sauf une coupe en vermeil que je garde religieusement par affection pour celui qui m'en a fait cadeau. Cette sphère suspendue représente tout l'univers. Sur les murs que voici, chaque pays a été dépeint avec plus d'étendue. Sur les autres murs vous voyez les portraits des auteurs célèbres, car les peindre tous eùt été infini. Le Christ occupe le premier rang; il est assis sur une montagne et étend la main; son père plane au-dessus de sa tête, disant: "Écoutez-le"; le Saint Esprit, les ailes étendues, l'inonde de clarté. [16,286] (Timothée) En vérité, voilà un tableau digne d'Apelles. [16,287] (Eusèbe) On a joint à la bibliothèque un cabinet petit mais élégant. S'il fait froid, une planche que l'on retire découvre un foyer; en été, le mur parait plein. [16,288] (Timothée) Ici tout est resplendissant, et il s'y exhale une odeur suave. [16,289] (Eusèbe) Je tiens beaucoup à ce que ma maison soit propre et à ce qu'elle sente bon. Ces deux choses coûtent peu. La bibliothèque a un balcon qui donne sur le jardin, et elle est flanquée d'une petite chapelle. [16,290] (Timothée) Le lieu convient à la Divinité. [16,291] (Eusèbe) Maintenant allons voir les trois galeries qui dominent celles que vous avez vues donnant sur le jardin domestique. Dans ces galeries supérieures la vue s'étend des deux côtés par des fenêtres que l'on peut fermer, surtout du coté des murs qui ne regardent pas le jardin intérieur; afin que la maison soit plus en sûreté. Ici, à gauche, comme il y a plus de clarté et que le mur est moins percé de fenêtres, on a peint successivement toute la vie de Jésus, suivant le récit des quatre évangélistes, jusqu à la descente du Saint Esprit et à la première prédication des Apôtres, d'après les Actes. On a indiqué les lieux, afin que le spectateur sache auprès de quel lac et sur quelle montagne l'événement s'est passé. On a ajouté des légendes qui expliquent en peu de mots tout le sujet, par exemple, ces paroles de Jésus : "Je le veux, sois guéri". Vis-à-vis correspondent les figues et les prophéties de l'Ancien Testament, surtout celles des Prophètes et des Psaumes qui ne contiennent autre chose que la vie du Christ et des Apôtres, racontée différemment. Quelquefois je me promène là en conversant avec moi-même et en méditant sur le dessein ineffable de Dieu qui a voulu sauver par son fils le genre humain. Quelquefois je m'y promène en compagnie de ma femme ou d'un ami qui a le goût de la piété. [16,292] (Timothée) Qui pourrait s'ennuyer dans cette demeure? [16,293] (Eusèbe) Pas celui qui sait vivre avec soi. Sur l'extrême bord de la peinture, comme un hors-d'oeuvre, on a placé les bustes des pontifes romains avec leurs titres. Vis-à-vis sont les bustes des Césars, comme monument historique. A chaque bout s'étend une chambre suspendue, où l'on peut se reposer et d'où l'on peut voir le verger et nos petits oiseaux. Ici, au fond de la prairie, vous voyez un autre petit bâtiment où nous dînons quelquefois pendant l'été, et où l'on soigne les personnes de la maison qui pourraient être atteintes d'une maladie contagieuse. [16,294] (Timothée) Il y a des gens qui prétendent que ces maladies ne sont point à éviter. [16,295] (Eusèbe) Pourquoi ces gens-là évitent-ils donc une fosse ou le poison? Craignent-ils moins parce qu'ils ne voient pas? Mais le venin du basilic ne se voit pas, puisqu'il se communique par les yeux. S'il le fallait, je n'hésiterais point à risquer ma vie pour mes amis. Braver la mort sans raison est une témérité; compromettre la vie des autres est une cruauté. Il y a encore d'autres choses intéressantes à voir; je chargerai me femme de vous les montrer. Passez trois jours ici, et regardez cette maison comme la vôtre. Repaissez vos yeux, repaissez vos esprits. Quelques affaires m'appellent ailleurs. Il faut que je me rende à cheval dans des villages voisins. [16,296] (Timothée) Pour une affaire d'argent? [16,297] (Eusèbe) Je ne quitterais pas de tels amis pour de l'argent. [16,298] (Timothée) Vous êtes peut-être attendu quelque part pour une partie de chasse? [16,299] (Eusèbe) Il s'sgit en effet d'une chasse; mais je chasse autre chose que les sangliers et les cerfs. [16,300] (Timothée) Quoi donc? [16,301] (Eusèbe) Je vais vous le dire. Dans un village j'ai un ami gravement malade. Le médecin craint pour son corps, et je crains encore plus pour son âme, car il ne me paraît pas en état de faire le voyage comme il convient à un chrétien. Je l'assisterai de mes conseils afin que, soit qu'il meure, soit qu'il recouvre la santé, ma visite lui profite. Dans un autre village il s'est élevé une grande mésintelligence entre deux personnes qui ne sont pas méchantes, mais entêtées. Si cette querelle s'envenime, je crains qu'elle ne forme deux camps ennemis. Je veux faire tous mes efforts pour les réconcilier, car je suis lié avec tous deux par une vieille amitié. Voilà ce que je chasse. Si cette chasse réussit à mon gré, nous célébrerons ici ensemble le repas du triomphe. [16,302] (Timothée) C'est une sainte chasse. Nous souhaitons que le Christ vous favorise, au lieu de Diane. [16,303] (Eusèbe) J'aimerais mieux cette capture qu'un héritage de deux mille ducats. [16,304] (Timothée) Reviendrez-vous bientôt? [16,305] (Eusèbe) Pas avant d'avoir tout tenté; je ce puis donc vous dire au juste quand je reviendrai. En attendant, jouissez de ce qui est à moi comme si c'était à vous, et portez-vous bien. [16,306] (Timothée) Que le Seigneur Jésus vous conduise heureusement et vous ramène !